Une histoire sans nom/Chapitre VI

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 101-122).

VI

Quand Lasthénie revint à elle, sa mère accablée gisait dans la chambre, couchée par terre, la face collée au crucifix, mais le mouvement que fit la jeune fille, en reprenant connaissance, et la plainte qu’elle jeta tirèrent de son accablement madame de Ferjol, qui se leva, et se dressant de toute sa hauteur devant sa fille, avec son front ensanglanté :

— Tu vas tout me dire, malheureuse, — fit-elle impérieusement, — je veux tout savoir. Je veux savoir à qui tu t’es donnée dans cette solitude où nous vivons comme deux recluses et où il n’y a pas un homme fait pour toi ! —

Lasthénie poussa un cri encore, mais, sans force pour répondre, elle regarda sa mère avec la stupidité hagarde de l’étonnement…

— Oh ! dit madame de Ferjol, plus de silence ! plus de mensonge ! plus de comédie ! Ne fais pas l’étonnée ! ne fais pas la stupide ! ajouta la dure mère qui n’était plus une mère, mais un juge, et un juge prêt à devenir un bourreau.

— Mais, ma mère, — s’écria la pauvre enfant, insultée dans son innocence et dans toutes ses pudeurs, et qui, révoltée de tant de cruauté et d’injustice aveugle, éclata en sanglots d’angoisse et de colère, — que voulez-vous que je vous dise ? qu’avez-vous contre moi ?… Je ne sais rien. Je ne comprends rien à ce que vous dites, sinon que c’est affreux, incompréhensible et affreux ! Vous me faites mourir. Vous me rendez folle, et vous semblez l’être autant que moi, ma pauvre mère, avec vos horribles paroles et votre front qui saigne…

— Laisse-le saigner ! — interrompit madame de Ferjol, qui l’essuya d’un revers violent de sa main. — S’il saigne, c’est pour toi, misérable fille ! Mais ne dis point que tu ne comprends pas. Tu mens ! Tu sais bien ce que tu as, peut-être ! Les femmes savent toutes cela, quand cela est. Rien qu’en se regardant, elles le savent. Ab ! je ne m’étonne plus que tu n’aies pas voulu aller à confesse, l’autre soir…

— Oh ! ma mère ! dit Lasthénie exaspérée, et qui, pour le coup, comprit l’infâme accusation de sa mère. Vous savez bien que ce que vous dites est impossible. Je suis malade. Je souffre, mais mon mal ne peut pas être la chose horrible que vous pensez. Je ne connais que vous et Agathe. Je ne vous quitte jamais…

— Tu vas seule promener à la montagne, dit madame de Ferjol avec une atroce profondeur.

— Oh ! fit la jeune fille, dégradée par un tel soupçon. Vous me tuez, ma mère. Anges du ciel, prenez pitié de moi ! vous savez, vous, ce que je suis !

— N’invoque pas les anges, fille souillée ! tu les as fait fuir ! ils ne t’entendent plus ! — dit madame de Ferjol, incrédule, obstinément, aveuglément incrédule à cette innocence qui s’attestait avec une candeur si désespérée. Et reprenant avec plus de fureur que jamais :

— N’ajoute pas le sacrilège au mensonge, — fit-elle, — et brutalement elle ajouta le mot affreux dans sa trivialité : Tu es grosse, tu es perdue, tu es déshonorée ; nie-le, ne le nie pas, qu’importe ! L’enfant viendra, malgré tous tes mensonges ! et te donnera un démenti ! Tu es déshonorée ! tu es perdue ! mais je veux savoir avec qui tu t’es perdue, avec qui tu t’es déshonorée ! Réponds-moi tout de suite, avec qui ?

— Avec qui ? avec qui ? — répétait-elle en prenant l’épaule de sa fille et en la secouant avec tant de rage qu’elle la rejeta sur l’oreiller, et que la faible enfant y retomba plus blanche que l’oreiller lui-même…

C’était (en si peu d’instants !) le second évanouissement de Lasthénie, mais la cruelle madame de Ferjol n’en eut pas plus de pitié que du premier. Maintenant qu’elle avait demandé pardon à Dieu pour le crime de sa fille et pour le sien, à elle, qui ne l’avait pas surveillée avec assez de vigilance, elle aurait foulé aux pieds Lasthénie dans sa colère maternelle… Assise sur les pieds du lit de cette enfant dont elle venait par deux fois de faire un cadavre, elle la laissa reprendre ses sens comme elle put… Et ce fut long ! Lasthénie mit du temps à revenir à elle… L’orgueil que la religion n’avait pas dompté en madame de Ferjol se soulevait dans le cœur de cette femme de race, naturellement si fière, à la pensée, — à l’insupportable pensée, qu’un homme, — un inconnu — de bas étage peut-être — eût pu — sans qu’elle s’en doutât — lui déshonorer clandestinement sa fille, — et le nom de cet homme, elle le voulait ! Quand Lasthénie rouvrit les yeux, elle vit sa mère penchée sur sa bouche, comme si elle eût voulu y chercher ou en arracher ce nom fatal.

— Son nom ! son nom ! lui dit-elle avec une expression dévorante. Ah ! fille hypocrite, je t’arracherai ce nom maudit, quand il faudrait aller le chercher jusqu’au fond de tes entrailles, avec ton enfant !

… Mais Lasthénie, écrasée par toutes les abominations de cette nuit, au lieu de répondre à sa mère, la regardait avec deux yeux grands et vides qui semblaient morts…

Et ils sont restés morts, ces yeux si beaux, couleur des saules, et depuis on ne les revit jamais plus briller, même dans les larmes, dont ils ont versé des torrents ! Madame de Ferjol ne tira rien de sa fille, ni cette nuit, ni plus tard, et ce fut de cette nuit funeste qu’elles entrèrent toutes deux, la mère et la fille, dans cette vie infernale dont elles ont vécu, les infortunées ! et à laquelle il n’y a rien de comparable dans les situations tragiques et pathétiques des plus sombres histoires. Ce fut vraiment là une histoire sans nom ! un drame étouffant et étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s’aimaient pourtant, — qui ne s’étaient jamais quittées, qui avaient toujours vécu dans le même espace, — mais dont l’une n’avait jamais été mère, ni l’autre fille, par la confiance et par l’abandon… Ah ! elles payaient cher maintenant la réserve et la concentration réciproques dans lesquelles elles avaient vécu ! Et durent-elles s’en repentir ! Ce fut un drame profond, d’âme à âme, prolongé, mystérieux et dont il fallut épaissir le mystère, même aux yeux d’Agathe, qui ne pouvait pas connaître cette ignominie d’une grossesse que madame de Ferjol, bien plus que Lasthénie, aurait voulu engloutir sous terre, car Lasthénie, à ce moment-là, ne croyait pas à sa grossesse… Dans la nouveauté de ses sensations, elle croyait à une maladie inconnue, aux symptômes trompeurs, et à une erreur monstrueuse de sa mère… Elle se révoltait contre cette erreur… Elle se débattait douloureusement sous l’insulte de l’idée de sa mère. Elle ne courbait pas la tête sous le déshonorant soufflet de ses reproches. Elle avait l’entêtement sublime de l’innocence… Et parce qu’elle ne ressemblait pas à cette mère passionnée, despotique et fougueuse, qui aurait rugi, comme une lionne, si elle eût été à la place de Lasthénie :

— Comme vous vous repentirez un jour de m’avoir fait tant souffrir, ma mère ! — lui disait-elle avec la douceur d’un agneau qui se laisse égorger.

Mais le jour dont elle parlait ne vint jamais, — et cependant beaucoup de jours passèrent entre cette mère sans miséricorde, qui ne pardonnait pas, — qui ne parlait jamais de pardon, et cette fille qui mettait son bonheur à ne pas être pardonnée… Les jours passèrent longs, farouches, ulcérés et noirs. Seulement, il en fut un plus désespéré que les autres — et auquel Lasthénie ne s’attendait pas, — et ce fut celui où le tressaillement intérieur que les mères heureuses appellent joyeusement : « le premier coup de talon » de l’enfant qui annonce sa vie et peut-être aussi le mal qu’un jour il fera à sa mère, lui apprit, à la malheureuse, que c’était elle, et non sa mère, qui s’était trompée…

Elles étaient, alors comme toujours, front contre front, dans l’embrasure de leur fenêtre, — occupant leurs mains fiévreuses en travaillant, — dévorées par la même peine muette… Un jour triste, quoique clair et aigu, filtrant comme du vent par un trou, de ce trou de là-haut formé par ces montagnes aux cimes rapprochées, tombait dans cette salle sombre sur leurs nuques, comme une guillotine de lumière.

Tout à coup, Lasthénie mit une de ses mains sur son flanc, en poussant un cri involontaire…, et au cri, et encore plus à l’inexprimable désolation qui envahit son visage déjà si profondément bouleversé, sa mère, qui semblait lire à travers elle, devina tout.

— Tu l’as senti, n’est-ce pas ? dit-elle. Il a remué. Tu en es sûre maintenant. Tu ne nieras plus, obstinée ! tu ne diras plus : non, toujours ton stupide : non ! Il est là… Et elle porta la main où Lasthénie avait mis la sienne. Mais qui l’a mis là ? qui l’a mis là ? fit-elle ardemment.

Elle revenait à la question éternelle ! à la question acharnée avec laquelle elle poignardait, une fois de plus, la pauvre fille, atteinte, comme d’un éclat de foudre, par cette soudaine révélation de ses entrailles, qui donnait raison à sa mère. Les bras rompus, les jarrets coupés par la certitude de son malheur, Lasthénie répondit avec égarement à la question de sa mère « qu’elle ne savait pas ». Ce mot insensé qui remuait toutes les colères maternelles ! Madame de Ferjol avait toujours cru que c’était la honte qui murait la bouche de sa fille, mais la honte était bue maintenant. La grossesse s’attestait par la vie même de l’enfant qui, dans ce ventre, venait de bondir sous sa main !

— Il y a donc, — fit-elle, réfléchie, — plus honteux que la honte de ta grossesse. C’est la honte de l’homme à qui tu t’es donnée, puisque tu te tais.

Et l’idée qui lui était passée par la tête, un jour, du capucin — de l’étrange capucin, lui revint tout à coup, non pas comme à Agathe, la superstitieuse Agathe qui croyait aux sorts, mais comme à une femme qui ne croyait, elle, qu’aux sortilèges de l’amour, et qui en avait aussi été la victime… Pour elle, ce n’était pas une chose impossible qu’un amour caché sous une haine ou une antipathie menteuse, et dont la révélation éclatait dans le foudroiement d’une grossesse. Mais elle repoussait cette idée d’un crime qui, pour elle, devait être le plus grand de tous, puisqu’un prêtre l’aurait commis. Elle la repoussait encore plus par respect pour le caractère de l’homme de Dieu que par foi en l’innocence de sa fille. Elle savait, par son expérience personnelle, la fragilité de toute innocence ! Seulement, curieuse, opiniâtrement et involontairement curieuse, quoique épouvantée, n’osant dire tout haut sa pensée qui l’épouvantait tout bas, et qui la traversait parfois avec le froid d’un glaive, elle recommençait de hacher et de massacrer de la question éternellement acharnée, cette fille au désespoir, à moitié morte de cette grossesse incompréhensible, et qui, abêtie, finit bientôt par ne plus répondre à rien que par du silence et des pleurs…

Mais ni les intarissables pleurs, ni le mutisme de bête assommée dans lequel tomba et resta Lasthénie, sous les coups infatigables des questions de sa mère, ne lassèrent et ne désarmèrent cette âme brûlante de madame de Ferjol. Toujours dès qu’elles étaient seules, le supplice de ces questions recommençait… Et à présent, elles étaient seules presque toujours… Le tête-à-tête de toute la vie de ces deux femmes, dans cette immense maison vide, au bas de ces montagnes qui, de leur rapprochement, semblaient les pousser l’une sur l’autre et les étreindre dans une plus stricte intimité, devint plus absolu qu’il ne l’avait été jamais. Agathe, cette ancienne domestique éprouvée qui s’était arrachée de son pays pour suivre madame de Ferjol dans la coupable fuite de son enlèvement sans se soucier des mépris qui s’attacheraient peut-être à elle, là-bas, dans le pays, comme à sa maîtresse, Agathe avait souvent interrompu cet effroyable tête-à-tête… Quand elle avait fait le ménage de cette grande maison, elle avait coutume de venir coudre ou tricoter dans cette salle où ces dames travaillaient en cette monotone routine de tous les jours qui était pour elles l’existence, l’immobile existence. — Mais depuis que madame de Ferjol savait le secret du mal de Lasthénie, elle éloignait, sous un prétexte ou sous un autre, Agathe de sa fille. Elle craignait les yeux affilés de cette vieille dévouée, qui adorait Lasthénie, et les pleurs que la pauvre fille ne pouvait retenir et qui coulaient silencieusement, de longues heures, sur ses mains, tout en travaillant… — Pour honte et pour tout, — lui disait-elle quand la vieille Agathe n’était plus là, — retenez vos pleurs devant Agathe !

(À présent, elle ne tutoyait plus Lasthénie.)

— Vous avez bien la force de vous taire. Vous aurez bien celle de ne pas pleurer. Avec tous vos airs délicats, vous êtes une fille forte. Si vous êtes née faible, le vice vous a donné sa force. Je ne suis que votre mère, à moitié coupable de votre crime, puisque je n’ai pas su vous empêcher de le commettre, mais Agathe est une honnête servante, et si elle pouvait seulement se douter de ce que je sais, elle vous mépriserait.

Et elle insistait beaucoup sur le mépris d’Agathe, sur ce mépris d’une servante dont elle se servait pour humilier davantage Lasthénie et pour lui faire dire, sous la pression de ce mépris, le nom qu’elle ne disait pas. Madame de Ferjol s’entendait aux mots poignants ! Elle aurait voulu trouver plus bas que le mépris d’une servante pour le jeter au visage et à l’âme de sa fille ! Mais Agathe aurait-elle su la honteuse vérité qu’on lui cachait, qu’elle n’aurait jamais eu le cœur de mépriser Lasthénie ! Elle n’aurait eu pour elle que de la pitié. Ce qui est du mépris pour les âmes altières, devient de la pitié dans les âmes tendres, et Agathe était une âme tendre que les années n’avaient pas durcie. Lasthénie le savait bien. « Agathe n’est pas comme ma mère, — pensait-elle. — Elle ne me mépriserait pas, elle ne m’accablerait pas. Elle aurait pour moi de la pitié. » Et que de fois cette fille infortunée avait, dans le malheur qui était tombé sur sa vie, été tentée de se jeter dans les bras de celle qu’elle avait appelée si longtemps sa « bonne », quand elle était enfant et qu’elle avait des chagrins d’enfant. Mais sa mère — l’idée de sa mère — la retenait. L’ascendant de madame de Ferjol sur sa fille avait toujours été irrésistible, et cet ascendant était devenu terrifiant. Elle la médusait avec ses regards toujours fixés sur elle, quand Agathe était là… Et Agathe non plus n’osait dire une seule de ses pensées, quand elle regardait, en tricotant, par-dessus ses lunettes, ces deux femmes travaillant l’une devant l’autre dans une désolation silencieuse. Ses pensées n’avaient pas changé, mais elle les gardait en elle depuis qu’elles avaient été accueillies par des haussements d’épaules de madame de Ferjol. Celle-ci, pour expliquer la pâleur, les défaillances et les larmes qu’elle disait « nerveuses » de sa fille, avait inventé une maladie à laquelle « le médecin de cette ignorante bourgade ne comprenait rien », et pour laquelle elle faisait soi-disant venir, par correspondance, des consultations de Paris. Il était plus facile, en effet, de soustraire Lasthénie à l’observation d’un médecin qui aurait tout vu au premier coup d’œil, que de l’éloigner de la superstitieuse Agathe…

D’ailleurs, était-il possible de lui cacher éternellement l’état de Lasthénie ?… Est-ce que cet état, effrayant déjà, ne déconcerterait pas les ruses de madame de Ferjol et ne devrait pas devenir d’une telle évidence, se marquer de symptômes tellement accusateurs, que même cette vieille innocente d’Agathe, dont la pureté frisait la myopie, ne finirait pas par voir un jour la vérité ?… Nécessité inévitable ! Madame de Ferjol y pensait bien. Elle sentait bien qu’il faudrait un jour ou dire tout à Agathe, ou supprimer Agathe… Supprimer Agathe, qui ne l’avait jamais quittée ! dont elle connaissait l’affection et le dévouement ! La renvoyer dans son pays ! Et ne pas reprendre de domestique par la raison précisément qui faisait congédier Agathe. Et vivre, seule avec sa fille, au conspect de toute cette bourgade, respectueuse, mais curieuse et malveillante, dans cette maison sans servante, au fond de ce gouffre de montagnes, comme deux âmes dans un abîme de l’enfer ! Elle voyait cela dans l’effroi de la perspective. Incessamment, elle roulait en elle l’effrayant problème : dans quelques mois, comment ferons-nous ?… Mais son orgueil maternel, qui s’ajoutait à son autre orgueil, l’arrêtait, suspendait sa résolution et l’empêchait de prendre un parti, qu’il fallait prendre cependant. Cette nécessité devant laquelle se révoltait l’âme violente de madame de Ferjol, était comme un point de feu, inextinguible et fixe, qui s’élargissait dans sa pensée et dans les ténèbres de l’inévitable avenir qui chaque jour s’approchait, — qui chaque jour faisait un pas de plus. Quand elle ne disait rien à sa fille, à laquelle elle ne parlait plus que pour lui mettre sur la gorge la question qui restait sans réponse, que pour se cogner contre le beau front, devenu obtus, de Lasthénie, elle résistait aussi en son âme à cet aveu, impossible pour une Ferjol, d’une faute qui déshonorait ce nom dont elle était si fière et elle se répétait intérieurement : « Comment ferons-nous ? »

Elle y pensait le jour, madame de Ferjol, la nuit, à toute heure, même quand elle faisait ses prières. Elle y pensait à l’église, devant le tabernacle, devant la table de communion abandonnée, car la janséniste qu’elle était ne communiait plus, ne se croyait plus digne de communier, depuis le crime de sa fille. Lorsque, dans l’église, on pouvait la croire absorbée dans quelque prière et qu’elle s’y tenait agenouillée, les coudes sur le prie-Dieu de son banc, prenant de ses mains dégantées, à poignées, sur ses tempes, ses forts cheveux noirs dans lesquels les blancs apparaissaient par vagues, comme ils apparaissent lorsque nous souffrons, elle était la proie du problème et de l’incertitude qui pour l’heure rongeait et consumait sa vie. L’inquiétude en elle allait jusqu’au vertige… et cette anxiété, mêlée à l’inconsolable chagrin que lui causait la chute de sa fille, lui donnait contre elle une humeur et un ressentiment farouches qui touchaient à la férocité.

Mais, hélas ! la plus victime des deux était encore Lasthénie. Certes, madame de Ferjol était bien malheureuse. Elle souffrait dans sa maternité, dans sa fierté de mère et de femme, dans sa conscience religieuse et même dans cette force qu’on paye quelquefois atrocement cher ; car les êtres physiologiquement forts n’ont ni le soulagement, ni l’apaisement des larmes, et ils étouffent de sanglots qui ne peuvent pas sortir. Mais enfin, elle était la mère. Elle était le reproche. Elle était l’insulte ; et Lasthénie n’était que la fille, l’objet de l’éternel reproche, l’insultée qui devait boire à pleines gorgées l’insulte de sa mère, — de sa mère, qui, maintenant, avait cruellement raison contre elle, qui l’écrasait de l’évidence indéniable de sa faute, qu’elle appelait un crime ! Épouvantable vie domestique ! épouvantable pour toutes deux ! Mais c’était certainement Lasthénie qui devait souffrir le plus de cette abominable intimité. Il est dans le malheur un moment où, comme on le dit du bonheur, il n’y a plus d’histoire possible, et où, ce qui est inénarrable, l’imagination est obligée de le deviner. Ce moment dans le malheur était arrivé pour Lasthénie. Elle était changée au point qu’on n’aurait pu la reconnaître ; — que ceux qui l’avaient trouvée charmante n’auraient pas pu dire que c’était là, il y avait si peu de temps, la jolie mademoiselle de Ferjol !

Elle faisait peur, cette suave Lasthénie, ce pur muguet, né dans l’ombre portée de ces montagnes et qui y tranchait par la blancheur de son éclat. Ce n’était plus la « pâle Rosalinde » de Shakespeare, avec cette pâleur qu’elle avait eue et qui est la beauté des âmes tendres. Elle n’était plus qu’une blême momie, — une momie étrange, qui pleurait toujours, et dont la chair, au lieu de se sécher comme celle des momies, s’amollissait, se macérait et se pourrissait dans les larmes. Elle traînait péniblement à présent sa taille appesantie, et souffrait horriblement de ce ventre qui grossissait toujours. Elle aurait voulu le cacher perpétuellement dans les plis flottants du peignoir. Mais sa mère ne le permettait pas. Il fallait aller à l’église. Sa mère l’exigeait et d’autorité l’y conduisait. Avec ses idées religieuses, madame de Ferjol devait croire que l’influence de l’église pouvait faire du bien à Lasthénie, à cette âme coupable et fermée. Elle pouvait bien ouvrir son cœur et lui faire verser ce qu’il renfermait dans le cœur de sa mère. « Vous n’êtes pas assez près de vos couches, — lui disait-elle avec une sévérité méprisante, — pour ne pas aller demander pardon à Dieu dans sa maison sainte, » — et, pour l’y conduire, c’était elle qui l’habillait. Ce n’était plus Agathe. C’était elle qui, au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais, — dût Lasthénie étouffer là-dessous ! — pour cacher ce masque qu’elle avait vu et qu’elle n’eût pas mieux caché, quand il aurait été une lèpre… Et ce n’était pas seulement le visage qu’il fallait dissimuler ! C’était ce ventre, qui aurait tout révélé aux regards les moins observateurs, et, pour cela, elle laçait elle-même le corset de Lasthénie, et elle ne craignait pas de le serrer trop fort et de lui faire mal… Dans l’espèce d’exaspération où elle vivait, par le fait du silence obstiné de sa fille, madame de Ferjol avait quelquefois, en la laçant, une main irritée ; et si sa main crispée appuyait, et si la pauvre enceinte poussait sous cette pression un gémissement involontaire : « Ah ! lui disait-elle avec une dureté ironique, il faut bien souffrir un peu pour se cacher quand on est coupable… » Et pour peu que la malheureuse torturée se plaignît encore : « Avez-vous donc si peur que je vous le tue ? reprenait madame de Ferjol avec une sauvage amertume. Soyez donc tranquille ! Ces enfants-là, venus par le crime, vivent toujours. »