Une histoire sans nom/Chapitre VIII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 141-158).

VIII

Cette histoire sans nom d’un mystérieux malheur domestique, tombé on ne sait d’où ni comment, sur ces deux femmes, cachées dans leur fond de montagnes, comme dans l’ombre d’une citerne, mais visibles à l’œil du Destin, se passait, en même temps, au fond d’une autre ombre qui ajoutait à celle-là et qui l’épaississait, et c’était l’ombre du cratère ouvert tout à coup sous les pieds de la France et dans lequel les malheurs privés disparurent, un instant, sous les malheurs publics. Lorsque madame de Ferjol quitta les Cévennes, la Révolution française, qui commençait, n’était pas encore assez avancée pour que son voyage en Normandie rencontrât les suspicions et les obstacles auxquels il aurait été exposé plus tard. Ce voyage, quoique fait en poste, fut long et pénible. Lasthénie souffrit si horriblement des cahots de la chaise de poste qui la secouait et qui la brisait, sur ces routes qui n’étaient pas alors ce qu’elles sont devenues depuis, qu’on fut obligé, à l’humiliation des postillons, encore fringants en ce temps-là, de s’arrêter tous les soirs, à la couchée, dans les auberges, non pour relayer, mais pour ne repartir que le lendemain. « Nous marchons comme un corbillard », disaient avec mépris les postillons, et ils disaient plus vrai qu’ils ne croyaient : la voiture qu’ils menaient, renfermait presque une morte… C’était Lasthénie. Quand elle pâlissait et sursautait à tous les chocs de cette dure chaise de poste contre les pierres du chemin, elle était toujours sur le point de s’évanouir. Le Démon, qui est en embuscade dans les meilleures et les plus fortes âmes, traversait alors de l’éclair d’un désir sinistre l’âme de madame de Ferjol. « Si elle pouvait faire une fausse couche ! » pensait-elle ; mais la vertueuse femme étouffait ce désir. Elle l’étouffait, avec l’horreur de l’avoir conçu. Le rapprochement de cette mère et de cette fille dans cette voiture était encore plus étroit que dans leur éternelle embrasure de fenêtre… Elles ne s’y parlaient pas davantage. Que se seraient-elles dit ?… Elles s’étaient tout dit… Précipitées et absorbées en elles-mêmes, ni l’une ni l’autre ne songea à mettre une seule fois la tête à la portière de la voiture, pour y chercher du regard, en passant, la distraction de quelque paysage ou l’intérêt physique de la plus mince curiosité… Elles n’en avaient plus pour rien… Elles passèrent les longues heures de leurs jours de voyage dans un silence pire que le reproche, sans pitié ni pour l’une ni pour l’autre, — atroces toutes les deux dans un ressentiment farouche, car elles s’en voulaient, l’une de n’avoir pu rien tirer de cette fille stupide et obstinée qui était la sienne et qui était là, genou à genou, avec elle, et l’autre de tout ce que pensait d’elle sa mère, — son injuste mère… Ce long voyage, à travers la France, fut pour elles deux un chemin de croix de cent cinquante lieues…, et même pour Agathe, malgré sa joie de retourner au pays, car Agathe souffrait de tout ce qui faisait souffrir Lasthénie. Elle avait toujours la même idée sur le mal inconnu de sa « chérie » contre lequel rien ne pouvait des remèdes humains, et pour lequel, selon elle, il n’y en avait qu’un d’efficace : l’exorcisme. Elle en avait fait luire, un jour, la nécessité aux yeux de madame de Ferjol qui, avec sa grande foi pourtant, l’avait repoussée ; — ce qui lui avait paru incompréhensible, à elle, la pieuse Agathe ! Mais arrivée à Olonde, elle se promettait bien d’insister avec sa maîtresse sur ce qu’elle lui avait dit une fois. Agathe, la Normande, avait toutes les dévotions de son pays. En Normandie, une des plus anciennes, puisqu’elle remonte au roi saint Louis, est la dévotion au Bienheureux Thomas de Biville, confesseur de ce roi. Elle avait le dessein d’aller les pieds nus au tombeau du saint homme, qui ajouterait la guérison de Lasthénie à tous ses autres miracles ; et s’il ne la guérissait pas, c’est alors qu’elle avertirait son confesseur et qu’elle lui demanderait d’exorciser la pauvre fille. Malgré son dévouement, absolu et prouvé, à la baronne de Ferjol, et la familiarité de son langage, Agathe n’osait pas grand’chose pourtant avec cette femme imposante qui lui fermait la bouche avec un mot, et quelquefois avec un silence. C’était là, du reste, l’empire de cette âme altière sur les autres âmes que d’arrêter la sympathie dans trop de respect et de faire remonter au ciel la divine Confiance, quand elle se penchait, les bras ouverts, pour en descendre.

Elles arrivèrent enfin à Olonde, après beaucoup de jours de voyage. Si quelque chose avait pu mordre sur l’imagination ramollie de la morne et débile Lasthénie, ç’aurait été la gaieté et la splendeur du jour pleuvant sur sa tête, au sortir de cette chaise de poste, qui, pendant toute la route, lui avait fait l’effet d’un cercueil… Cette gaieté brillante d’un beau jour d’hiver (on était en janvier) comme elle n’en avait jamais vu un seul, même au printemps, dans cette cave des montagnes du Forez où une rare lumière tombait d’en haut comme d’un soupirail, aurait inondé délicieusement son âme, si elle avait eu de l’âme encore, mais elle n’en avait pas assez pour éprouver le bien de cette soudaine et toute-puissante douche de lumière. Le soleil clair de ce jour-là, sorti d’une de ces neuvaines de pluie, comme on dit en ces parages de l’Ouest, où elles sont si fréquentes, faisait resplendir exceptionnellement les masses de ces campagnes, vertes parfois jusqu’en hiver, et donnait aux feuillages éternels des houx de leurs haies, lustrés par ces pluies et brossés par le vent, des étincellements d’émeraude. La Normandie, c’est la verte Érin de la France, mais une Érin (le contraire de l’autre) cultivée, riche et grasse, et digne de porter la couleur des espérances heureuses et triomphalement réalisées, tandis que la pauvre Érin de l’Angleterre n’a plus droit qu’à la livrée du désespoir… Malheureusement tout cela n’eut d’action bienfaisante que sur Agathe. Madame de Ferjol, qui venait de rompre la seule racine qui l’attachait à la terre, en abandonnant en un coin des Cévennes le tombeau de son mari dans lequel elle aurait voulu qu’on la couchât après sa mort, madame de Ferjol, qui n’avait plus que la pensée de sauver à tout prix l’honneur de sa fille, n’était pas plus ouverte aux impressions de ce pays que Lasthénie, devenue le berceau douloureux d’un enfant, venu comme ce squirre qu’elle avait longtemps espéré.

Hélas ! elles n’étaient plus ni l’une ni l’autre sensibles aux beautés extérieures de la nature. Toutes les deux étaient, dans tous les sens, dénaturées. Elles le sentaient, avec terreur. Elles s’aimaient encore, mais une haine, — une haine involontaire, — commençait à filtrer venimeusement en cet amour sans épanchement, qu’elles avaient refoulé dans leurs cœurs et qui s’y était aigri et corrompu, comme un poison corrompt une source. Madame de Ferjol et sa fille, dépravées par les sentiments dont elles étaient la proie, s’établirent dans le château d’Olonde, leur refuge, avec l’insouciance aveugle des êtres qui ne sont plus dans la vie physique. Pour elles, la vie physique, ce fut Agathe. Seule cette vieille fille, rajeunie et renouvelée par l’idée et la vue de son pays et qui s’était mise à reboire avec un avide enchantement l’air natal, oxygéné par l’amour, put suffire à tout, en leur épargnant tout. Elle se plaça entre ces femmes qui étaient arrivées dans ce château abandonné sans prévenir personne et ce pays où elles ne voulaient connaître personne… À elle seule, Agathe rendit habitable ce vieux château presque délabré, dont elle savait les êtres par cœur et qui lui rappelait sa jeunesse. Elle le laissa sous ses persiennes, strictement fermées, mais elle rouvrit les fenêtres par-dessous les persiennes rouillées et noircies par le temps, pour donner un peu d’air aux appartements qui sentaient le mucre, disait-elle. Le mucre, en patois normand, c’est le moisi qui résulte de l’humidité. Elle battit et essuya les meubles qui craquaient et s’en allaient de vétusté. Elle retira des armoires le linge empilé et jauni par un si grand nombre d’années, et mit les draps aux lits qu’elle chauffa pour en ôter l’impression sépulcrale que font à nos corps les vieux draps, restés longtemps sans être dépliés dans les armoires. Malgré les trois personnes qui y étaient revenues, l’aspect extérieur du château ne changea pas. Il sembla toujours qu’il n’y avait plus là âme qui vive pour les paysans qui passaient au pied et qui n’y faisaient pas plus attention que s’il n’avait jamais existé. Ils l’avaient vu toujours à la même place, ayant, sous ses contrevents et ses obliques condamnés, la même physionomie d’excommunié, comme ils disaient, expression religieuse des temps antérieurs, profonde et sinistre, et l’habitude de le voir les avait blasés sur cette chose singulière d’un château frappé d’un abandon qui ressemblait à la mort.

Les fermiers d’Olonde habitaient assez loin de la demeure des maîtres pour ignorer ce qui s’y passait depuis l’arrivée en cachette des dames de Ferjol. Agathe, qui avait trente ans quand elle disparut dans l’enlèvement de mademoiselle d’Olonde et changée de visage par vingt ans d’absence, n’avait plus personne qui s’en souvînt dans la contrée et qui pût la reconnaître, quand elle allait tous les samedis pour la provision aux marchés des alentours. Ce n’était plus parmi les paysannes qu’une autre vieille paysanne qui payait comptant tout ce qu’elle achetait, et qui reprenait solitairement le chemin d’Olonde, sans avoir dit un mot à qui que ce fût… Parmi les paysans normands, le silence qu’on garde produit le silence qui s’impose. Ils sont tellement défiants qu’ils ne se livrent que quand on fait les premiers pas vers eux… D’ailleurs, pendant le peu de temps qui va s’écouler jusqu’au dénoûment de cette histoire, Agathe ne rencontra pas un seul curieux qui pût l’embarrasser dans une contrée où chacun n’est préoccupé que de ses propres affaires. Les chemins qui conduisaient à Olonde étaient presque toujours déserts, car le château est assez loin des routes qui conduisent directement par là aux villages de Denneville et de Saint-Germain-sur-Ay. Elle ne rentrait point au château par la grande grille rouillée qui avait un volet intérieur, masquant entièrement la grande cour, mais par une petite porte basse, dissimulée dans un angle de mur du jardin, au-delà du château. Avant de mettre la clef dans la serrure, la prudente Agathe regardait autour d’elle comme si elle eût été une voleuse. Mais c’était là une précaution vaine. Jamais elle ne vit dans ces chemins défoncés, où les charrettes coulaient dans les ornières jusqu’à l’essieu, quoi que ce soit qui pût l’inquiéter.

Ainsi qu’elle se l’était promis, madame de Ferjol se fit donc là une solitude plus profonde que celle de sa petite bourgade du Forez. Ce ne fut pas seulement une solitude, ce fut la captivité dans la solitude… Lasthénie, qui avait toujours tremblé devant sa mère, l’obéissante Lasthénie qui, dés l’enfance, s’était soumise à toutes les décisions de cette âme despote, démoralisée maintenant et anéantie, ne se révolta pas contre cet isolement que lui imposait l’énergique volonté de madame de Ferjol. L’idée d’honneur comme le comprend le monde tenait moins de place dans sa tête virginale, ignorante et affaiblie que dans celle de sa mère. Détrempée dans tant de larmes, son âme était devenue une molle argile sous le rude pouce d’une sculptrice à laquelle le marbre même n’aurait pas résisté. Quant à Agathe, avec son fanatisme pour la jeune fille, chez laquelle elle n’aurait jamais soupçonné que la pureté ne fût pas immaculée, elle ne s’étonna pas de cette prodigieuse et mystérieuse solitude. Elle trouvait tout simple que madame de Ferjol voulût cacher l’état de Lasthénie, qui ne devait pas être vue dans une pareille ruine de tout son être dans la patrie de sa mère, et dont il ne fallait pas qu’on dît : « Voilà donc ce que cette fière mademoiselle d’Olonde a retiré et rapporté de son scandaleux enlèvement ! » D’ailleurs Agathe avait dans la tête son remède surnaturel pour Lasthénie, et c’était le projet qu’elle ruminait d’un pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, puis finalement l’exorcisme, si les prières au tombeau du Bienheureux n’étaient pas exaucées. C’était la suprême espérance de cette âme pleine d’une foi naïve ; et naïve, la foi l’est toujours ! Madame de Ferjol ne rencontra ni d’obstacle, ni même d’observation, de la part de sa fille et de sa vieille servante sans laquelle elle n’aurait pas su se créer l’existence cloîtrée qu’elle réalisa. Olonde, en effet, fut un cloître — un cloître à trois, — mais sans chapelle et sans offices, — et ce fut là pour madame de Ferjol une peine et un remords de plus. Elle n’aurait pu, même voilée, aller à la messe aux paroisses voisines. C’était un danger que de laisser, dans ce dernier mois d’attente et d’anxiété, une seule minute, Lasthénie. Il faut que je lui sacrifie, — pensait-elle avec ressentiment, — jusqu’à mes devoirs religieux ! et les devoirs pesaient plus à cette janséniste qu’à personne. « Elle nous damne toutes les deux », — ajoutait-elle avec sa violence et sa rigidité exaltée. Et c’est ce sentiment religieux qu’il serait nécessaire de comprendre pour bien savoir ce que cette forte femme souffrait au fond de sa conscience. Le comprendra-t-on ?… C’est bien incertain. Cette maison que j’ai comparée, pour la solitude, à un cloître isolé et morne sans religieuses et sans chapelle, eut bientôt, pour elle et Lasthénie, l’étroitesse étouffante de cette voiture qui, pendant le voyage, leur avait fait l’effet d’un cercueil. Heureusement (si un tel mot peut trouver sa place dans une si navrante histoire), heureusement, ce cercueil d’une maison avait encore assez d’espace pour qu’on pût physiquement y respirer. Les murs du jardin, qui depuis longtemps n’était plus cultivé, étaient assez hauts pour cacher les deux recluses, quand elles avaient besoin de faire quelques pas au dehors pour ne pas mourir de leur solitude, comme cette énergique princesse d’Eboli, verrouillée par la jalousie de Philippe II dans une chambre aux fenêtres grillées et cadenassées, mourut de la sienne, en quatorze mais, n’ayant d’autre air à respirer que celui qui lui sortait de la bouche et qui lui rentrait dans la poitrine, s’asphyxiant d’elle-même, effroyable torture !… Au bout de quelques jours, du reste, Lasthénie ne descendit plus au jardin. Elle aima mieux rester étendue sur la chaise longue de sa chambre, où sa mère la remplaçait la nuit, — car elle était là, toujours là, madame de Ferjol, comme un geôlier et pire qu’un geôlier, puisque en prison on n’est pas toujours tête à tête avec son geôlier — tandis que Lasthénie vivait avec le sien, silencieux maintenant, mais omniprésent et implacable dans son tenace silence ! Madame de Ferjol avait pris un parti qui donne une idée de la fermeté de son âme. Elle ne disait plus rien à Lasthénie. Elle ne lui reprochait plus rien. Elle avait senti l’impossibilité de vaincre cette fille si faible, elle si forte ! et sa force lui retombait sur le cœur. Hélas ! ce silence n’avait, toute leur vie, que trop existé entre ces deux femmes, mais alors il devint absolu. Il devint le silence de deux mortes, mais de deux mortes enfermées dans la même bière, de deux mortes qui n’étaient pas mortes, qui se voyaient et se touchaient sous les quatre planches qui les comprimaient l’une sur l’autre, éternellement muettes. Ce silence funèbre entre elles était le plus insupportable de leurs supplices… Ce n’est pas la prière, comme dit le mystique Saint-Martin, qui est la respiration de l’âme humaine. Non ! c’est la parole tout entière, et quoi qu’elle exprime, haine ou amour, soit qu’elle maudisse ou bénisse, soit qu’elle prie ou blasphème ! Aussi, se condamner au silence, c’est se condamner à étouffer sans mourir. Elles s’y étaient, de volonté et de désespoir, condamnées. Leur silence mutuel était à chacune des deux un bourreau. Madame de Ferjol, dont rien ne pouvait tuer la foi profonde, parlait encore à Dieu ; elle se jetait à genoux devant sa fille et priait tout bas. Mais Lasthénie ne priait plus, ne parlait pas plus à Dieu qu’à sa mère et même souriait d’un mauvais sourire, vaguement méprisant, en la regardant, quand elle la voyait prier au bord de son lit, agenouillée. Pour cette opprimée du Destin, il n’y avait ni de justice en Dieu, ni de justice humaine, puisque sa mère n’en avait pas pour elle. Ah ! d’elles deux, c’était toujours la pauvre Lasthénie qui était la plus malheureuse ! Quant à Agathe, sans cesse écartée par madame de Ferjol, elle n’osait pas venir travailler dans cette chambre où l’on ne parlait plus et, quoique la mort dans l’âme de l’état de Lasthénie, elle reprenait cependant avec émotion, dans ce château où elle avait vécu son temps de jeunesse, possession des choses qui l’entouraient et « qui la connaissaient », disait-elle, et elle vaguait dans le jardin, autour du puits, partout, s’occupant seule de ces soins domestiques, dont ses maîtresses semblaient avoir perdu jusqu’à la notion. Sans Agathe qui les faisait manger comme on fait manger des enfants ou des fous, elles seraient peut-être mortes de faim, dans l’absorption des pensées qui les dévoraient.