Une histoire sans nom/Chapitre XIII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 215-227).

XIII

Madame de Ferjol avait encore un de ses genoux sur le prie-Dieu d’où elle se levait quand le Père Augustin entra. Il la salua avec respect, mais il était évident qu’il était ému, ce religieux grave et fort, et dans le milieu de la vie ; et qu’en venant à Olonde, avec cette hâte inopinée, il y venait sous l’injonction d’un grand devoir.

— Madame, dit-il sans préambule, en restant debout, malgré le signe qu’elle lui fit de s’asseoir, — je viens vous apporter la bague qui vous appartient, et qu’hier vous avez reconnue, et vous dire le nom, — ajouta-t-il avec une triste solennité, — de l’homme… qui l’a perdue, avec sa main.

Un petit tremblement prit madame de Ferjol à ces paroles, et le moine lui tendit la bague, qu’elle ne prit pas… Il lui aurait été, à ce moment, impossible de toucher à cette bague profanée et souillée, dix fois profanée et souillée, et prise à la main coupée d’un voleur !

— Le nom… dit-elle, surprise et balbutiante.

— Oui, madame, interrompit le moine, le nom de l’homme qui a fait le malheur de votre vie et que vous avez dû bien des fois maudire, le nom de cet homme qui s’appelait, en religion, le Père Riculf, de l’Ordre des capucins, hébergé chez vous, pendant tout un Carême, il y a, tout à l’heure, vingt-cinq ans.

À ce nom, madame de Ferjol devint pâle comme si elle allait mourir, mais elle ramassa son âme énergique pour faire la question, la terrible question d’où dépendait toute sa vie.

— N’avez-vous que cela à m’apprendre, mon Père ? dit-elle, en le regardant de ses yeux profonds ; de ces yeux sous lesquels Lasthénie, la pauvre Lasthénie, avait toujours baissé les siens !

— J’ai tout à vous apprendre, madame, car il m’a tout raconté, réconcilié avec Dieu, sur la cendre où meurt notre Ordre et où il est mort, et il a déclaré, il y a à peine quelques jours, sur le crucifix que je lui faisais baiser, à cette heure suprême, qu’il a été le seul coupable et que votre fille était innocente de son crime.

— Alors, oh ! alors, c’est moi… dit madame de Ferjol, qui fut traversée d’un éclair qui lui fit voir, en sa lueur rapide, toute sa vie.

— Ce n’est pas à moi de vous juger, madame, interrompit le Trappiste, avec une incomparable dignité. Je n’ai à vous annoncer que cette bonne nouvelle pour une âme aussi pieuse que la vôtre : c’est que votre fille était innocente ; c’est que l’Ange invisible, que Dieu a mis à nos côtés, l’Ange gardien de sa vie a pu toujours rester aux siens et la regarder de ses yeux purs et immortels.

Il s’arrêta, étonné que la joie de ce moment n’inondât pas l’âme de cette femme pieuse. Il ne pensait pas au remords qui entrait, du même coup, dans cette âme profonde, le remords d’avoir cru Lasthénie coupable et, sous cette erreur, de l’avoir si lentement et si tragiquement fait mourir.

— Oh ! mon père, mon père, dit madame de Ferjol, la bonne nouvelle vient trop tard. C’est moi qui ai tué Lasthénie. L’homme, le prêtre, au péché de qui je n’ai jamais voulu croire, et qui a fait pis que de la tuer, ne l’avait pas tuée, en la prenant dans ses bras sacrilèges. Il ne l’avait que souillée et flétrie, mais il me l’avait laissée à tuer, et je l’ai tuée ! J’ai achevé par la mort de ma fille le crime qu’il avait commencé.

Elle resta la tête basse après avoir dit cela. Elle s’était jugée… Le prêtre voyait bien qu’intérieurement elle se déchirait… et il eut pour elle la pitié qu’elle n’avait pas eue pour Lasthénie. Il s’assit, et il lui parla avec une charité divine. Il lui dit que ce qu’elle souffrait était de trop ; qu’elle était la victime d’une erreur dont il était impossible qu’elle ne fût pas la victime, et alors il lui raconta le crime de Riculf. Dans ce temps-là, la science, devenue maintenant populaire, n’avait que des observations superficielles et inexactes sur des faits mystérieux, à présent avérés, mais dont elle ne sait encore qu’une seule chose, c’est qu’ils existent. Lasthénie était somnambule comme lady Macbeth, mais madame de Ferjol n’avait peut-être pas lu Shakespeare… Or, c’est dans un de ces accès de somnambulisme, ignorés — tant ils étaient rares ! — de madame de Ferjol et d’Agathe, que le Père Riculf l’avait surprise, une nuit, sortie de sa chambre et assise dans le grand escalier, endormie là où elle avait passé tant d’heures dans son enfance, — éveillée mais rêveuse, — et que, tenté par le Démon des nuits solitaires, il avait accompli sur elle ce crime dont la malheureuse enfant n’avait pas eu conscience dans l’ignorance de son sommeil, et dont, seul, il devait répondre un jour devant Dieu… Seulement pourquoi, le crime consommé, lui avait-il dérobé sa bague ? Était-il déjà le voleur qui devait être un jour le voleur à la main coupée qu’il était devenu ? Question sans réponse ! On se perd dans ces gouffres de mystère qu’on appelle la nature humaine. Les somnambules donnent quelquefois des bagues et cela ne prouve rien. Pour ma part, j’en ai connu une — (une jeune fille) — qui avait donné la sienne à un homme coupable du même crime que Riculf sur Lasthénie, et qui avait volontairement épousé l’effroyable fiancé de son sommeil, quoique avec une horreur invincible… Ne voulant pas avoir à rougir devant cet homme, la noble fille était morte après des années, mariée, en lui gardant une épouvantable fidélité.

Madame de Ferjol, qui n’avait jamais entendu parler de somnambulisme dans sa solitude des Cévennes, resta stupéfaite au récit de l’abbé de la Trappe. Elle était médusée par le crime de cet homme-fléau qui avait passé dans sa vie et celle de sa fille, comme un vampire, et qui, de la monstruosité tombant dans l’ignominie, avait fini par cette vileté d’être un voleur. Ici la femme de race revint du fond de la mère indignée, et l’idée, l’abjecte idée du voleur lui sembla plus insupportable à admettre que le crime même sur Lasthénie, consommé lâchement pendant le sommeil. Elle douta un instant de cette dernière turpitude, qui lui souillait deux fois sa fille. Mais l’abbé de Bricquebec lui dit que la main coupée était bien la main du capucin Riculf et que le malheureux, en effet, avait été réellement un des premiers bandits du siècle. Quand Agathe l’avait rencontré descendant les marches de cet escalier qui avait vu son crime, et laissant derrière lui le grand Calvaire placé à la sortie du bourg, il était allé à tous les vices ! Ils cuisaient alors dans la chaudière où la Révolution bouillait, prête à déborder sur le monde. C’était l’heure où l’Église elle-même avait besoin de persécution, et de se retremper dans le sang des martyrs. Quand Riculf sortait, par un crime, de son Ordre, Chabot, le capucin de la Révolution, en sortait peut-être aussi… Mais Riculf avait cette supériorité sur Chabot, qu’il s’était repenti, plus tard… Après des années d’une vie de forfaits, il était arrivé, un soir, à la Trappe de Bricquebec, dans le plus affreux désespoir, montrant un de ces repentirs qui ne prennent que les âmes puissantes… « Si vous me chassez, dit-il à l’abbé, vous me renverrez à l’enfer d’où je sors ! » « Et moi et mes frères, dit l’abbé à madame de Ferjol, nous nous souvînmes que la Trappe, c’est le refuge des criminels qui ne sont pas punis par les hommes, et nous ouvrîmes les portes de la nôtre à celui-ci et nous les fermâmes sur lui contre la justice du monde, au nom de la bonté du ciel ! Le Père Riculf était une de ces âmes qui, en rien, ne connaissent de limites. Il a vécu des années parmi nous dans la plus expiatrice des pénitences…

— Et il est mort comme un saint, n’est-ce pas ? interrompit madame de Ferjol, révoltée, et en éclatant de la plus amère des ironies.

Mais se reprenant, et d’un ton moins insultant :

— Mon père, dit-elle, pouvez-vous croire qu’un pareil homme puisse jamais entrer dans le ciel ?…

— Du moins, dit le miséricordieux prêtre, il a vécu des années et il est mort comme quelqu’un qui veut y monter.

— S’il est au ciel, je n’en voudrais pas avec lui, dit madame de Ferjol avec une obstination devenue un entêtement aveugle et presque de la rage.

Le doux prêtre fut blessé au plus profond de sa charité, mais il n’abandonna pas l’impitoyable femme. Il revint plus d’une fois la voir à Olonde. Il aurait voulu ramener à des sentiments plus chrétiens cette âme, si religieuse par la foi. Mais il ne pouvait pas. Cette âme résistait. Une haine née du ressentiment que de savoir sa fille innocente avait augmentée, pour l’homme du crime, comme elle l’appelait, confisquait à son profit les autres sentiments de son âme. Dieu avait pardonné peut-être, mais elle, non ! Elle ne pardonnerait pas. Elle ne voulait pas pardonner. Sa haine devint une possession. Elle fut la possédée de sa haine. Rien n’y put de ce que lui dit l’abbé Augustin qui s’efforçait d’introduire dans cette âme violente et ulcérée l’huile adoucissante que le bon Samaritain fit couler dans les blessures de l’homme de l’Évangile qui « descendait de Jérusalem à Jéricho ». — Madame de Ferjol opposait inflexiblement aux paroles de l’abbé et à tout, l’idée de cet outrage fait à l’hospitalité trahie par ce prêtre, qu’elle appelait un Judas, et même, un jour, cette haine féconda un affreux désir (chose étrange et que toutes les âmes passionnées comprendront). Il se dégagea de sa haine une horrible curiosité qu’elle savait pouvoir satisfaire…

Elle qui n’ignorait rien des choses religieuses, elle savait que les Trappistes, qu’on enterre sans cercueil, la face découverte, restent exposés dans leur tombe, où tous les jours chacun des leurs vient jeter sa pelletée de terre jusqu’à ce qu’ils en aient cette suffisance de six pieds d’argile qui nous suffit à tous, hélas ! Eh bien, elle voulut voir encore une fois ce Riculf abhorré et repaître ses yeux du spectacle de son cadavre. La haine est comme l’amour. Elle veut voir… « Il n’y a pas se dit-elle si longtemps qu’il est mort. Les Bienheureux n’ont pas une figure comme les autres hommes. Quand on ouvre la terre ou le cercueil qui les renferme, on leur trouve des figures reposées et quelquefois rayonnantes qui disent qu’ils sont morts dans la bonne odeur du ciel. Je verrai donc si le scélérat, qui a fait peut-être dupe de son repentir l’abbé Augustin, comme il m’avait fait dupe de sa sainteté, a la face d’un Bienheureux. » Et, sans le dire à la vieille Agathe, elle s’en alla à Bricquebec un jour. Les femmes n’entrent jamais chez les Trappistes, sinon à certains jours de fête et dans leur église seullement, mais leur cimetière, placé dans un champ à côté de leur monastère, est ouvert à tout le monde. Y passe qui veut, et elle y entra.

Elle trouva sans peine la fosse qu’elle cherchait. Le cimetière était désert, et la fosse du dernier trappiste décédé, creusée dans les hautes herbes, était bien la fosse de Riculf. Elle s’en approcha jusqu’au bord et regarda dedans avec ces yeux que la haine a comme l’amour ; — ces yeux qui dévorent tout, et elle vit le mort dans le fond de sa fosse. Malgré les pelletées de terre éparpillées autour du visage, et dont le plus grand nombre avait porté sur la partie inférieure du cadavre, on voyait encore la face d’un homme… Ah ! elle le reconnut malgré les années, malgré cette barbe qui avait blanchi, et ces yeux sans regard que les vers rongeaient déjà dans leurs orbites. Elle enviait le sort de ces vers… Elle aurait voulu être un de ces vers… Elle reconnut cette bouche audacieuse qui l’avait tant frappée dans les Cévennes, et dans laquelle Dieu lui-même avait écrit, de sa main, qu’il fallait se défier de cette bouche terrible. Elle était debout devant cette fosse, la contemplant, oubliant les heures, plongée des yeux dans ce trou où allait pourrir l’homme de sa haine, comme son âme plongeait dans sa haine, comme le soleil d’une soirée d’été plongeait alors à l’horizon… Elle l’avait dans le dos, ce soleil, et sa grande ombre à elle tombait dans la fosse, allongée par ce soleil qui se couchait, en rougissant ses vêtements noirs de ses rayons. Tout à coup une autre ombre s’allongea près de la sienne, et une main se posa sur son bras. Elle tressaillit. C’était l’abbé Augustin.

— C’est vous, madame ? fit-il plus grave qu’étonné.

— Oui, dit-elle avec une profondeur d’accent qui le fit frémir ; j’ai voulu en régaler ma haine !

— Oh ! madame, dit le prêtre, vous êtes une chrétienne, et ce que vous dites n’est pas chrétien. Venir regarder un mort dans sa tombe avec les yeux de la haine, c’est le profaner, et on doit le respect aux morts.

— À celui-là, jamais ! fit-elle. J’avais tout à l’heure envie de descendre dans sa tombe pour le fouler sous mes talons !

— Pauvre femme ! dit le prêtre ; elle mourra dans l’impénitence finale de sentiments trop absolus pour la vie.

Et, en effet, elle mourut à quelque temps de là, dans cette impénitence sublime que le monde peut admirer, mais nous, non !