Une horrible aventure/Partie I/Chapitre IX
IX
Le soleil avait déjà glissé plus d’un de ses chauds rayons entre les rideaux qui ornaient les deux croisées du harem, lorsque Georges s’éveilla.
Il se sentit la tête lourde et une vague courbature dans les membres. Le sommeil avait été pour lui une fatigue, plutôt qu’un soulagement.
— Serais-je malade ? se demanda-t-il avec effroi.
Et, aussitôt, la sinistre découverte que Marguerite avait faite, la veille au soir, dans le fonctionnement de ses boyaux, lui vint à l’esprit.
— Ils sont donc bien terribles, ces borborygmes de malheur se dit-il à lui-même, puisque non contents de nous obséder pendant le jour, ils nous causent, la nuit, des frayeurs bleues !…
Tout en se faisant ces réflexions, Georges prenait ses ablutions ordinaires, mettait sa robe de chambre, ses babouches et son fez, puis passait dans son sèlemlik.
Marguerite y avait déjà fait la ventilation, épousseté les meubles et allumé un bon feu de charbon.
— Ah ! je respire ici, fit Georges… le maudit rêve m’a brisé… Par quelles angoisses ne passe-t-on pas quand on se noie !… Quel vacarme ils faisaient !… et quel horrible crescendo dans leur concert diabolique !… Encore une nuit comme celle-là, et j’en fais une maladie.
Après avoir pris son déjeuner, humé pendant une bonne demi-heure la fumée de son tchibouk et rêvé durant une autre demi-heure, Georges prit la résolution de lire un peu — autant pour chasser les préoccupations qui lui martelaient la tête, que par désœuvrement.
Il y avait sur son bureau La Turquie actuelle par Ubicini.
Georges se plongea jusqu’aux yeux dans le volume, et le monde extérieur disparut pour lui.
Il faut que nous ayons bien mal esquissé le portrait moral de notre héros, s’il est resté dans l’esprit de nos lecteurs que Georges est un piocheur infatigable, préférant la société de ses livres aux charmes du far niente et aux jouissances de la fortune.
Bien au contraire, ce sybarite flâneur n’étudie point ; et la seule lecture qu’il se permettre est celle d’une couple de journaux et de trois ou quatre livres sur la terre promise de son imagination : l’empire ottoman. La jolie bibliothèque sur laquelle, du matin au soir, se promène son regard alangui, n’est là que pour l’ornementation. C’est un héritage de son père, un de ces bijoux de famille, passés de mode, que l’on conserve avec piété, mais que l’on ne porte pas.
Georges est un corps qui se développe régulièrement, un estomac qui digère bien et une cervelle qui ne se fatigue point.
Est-ce à dire qu’en remuant ces cendres tièdes, on ne mettrait pas à nu quelque tison incandescent ? faut-il conclure qu’aucune passion, aucun penchant ne couve sous cette épaisse enveloppe d’indifférence ?
Évidemment non.
Le temps de l’éclosion n’est pas arrivé : voilà tout. Ou plutôt, les causes psychologiques qui font surgir du cœur les passions endormies n’ont pas encore fait acte de présence dans le moral de notre ami. Un rien peut les faire naître et agir, ces causes… mais ce rien n’a pas encore dit son mot à l’oreille de Georges.
Notre héros s’immergea donc bravement dans la prose de M. Ubicini, puis, au bout de quelque temps, il passa aux Lettres de lady Montague. À son tour, milady fut mise de côté, et Georges, furetant sur son bureau, sembla tout interloqué de ne pas trouver son successeur habituel.
— Mais… se dit-il à mi-voix, où donc se cache Constantinople, de mon ami Gauthier ? Il était ici hier… mon oncle me l’aurait-il esquivé par hasard ?
Il dévasta inutilement son bureau, Théophile Gauthier demeura introuvable.
— Voilà qui est singulier ! grommela Georges, tout en se dirigeant vers sa bibliothèque. Je l’ai peut-être caché dans quelques-uns de ces rayons. J’en aurai le cœur net.
Et il commença un examen sévère, remuant volumes et brochures, sans souci des nuages de poussière que les tômes irrités faisaient pleuvoir sur lui.
Il bouleversa ainsi plusieurs compartiments, troubla dans leur repos beaucoup d’ouvrages célèbres, fit chanceler maints récits de voyages et trébucher nombre de dissertations savantes… mais, de Gauthier, point. Gauthier se cachait, évidemment.
Georges se piqua au jeu.
Ah ! farceur de Théophile, je te pincerai bien, va ! se dit-il, en ouvrant le vitrage du dernier compartiment.
Et il se remit à saccager.
Tous les rayons furent visités, excepté celui d’en haut… et rien.
Georges perdait espérance et commençait à s’habituer à l’idée de ne pas revoir son Constantinople, lorsque, derrière l’imposante ligne de bataille formée par l’Histoire de Rollin ― laquelle occupait tout le rayon supérieur ― il dénicha… une quinzaine de brochures à couverts jaunes, avec des titres alléchants et des gravures encore plus alléchantes !
Des romans !