Une horrible aventure/Partie II/Chapitre X

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Journal L’Événement (p. 87-89).

X


Au lieu de se mettre au lit, comme il l’avait annoncée, Georges ne fut pas plutôt chez lui, qu’il ferma sa porte à double tour et courut à sa lucarne. Une fois là son masque d’indifférence tomba, sans qu’il cherchât le moins du monde à le retenir ou même à en retarder la chûte. Il éprouvait, depuis la foudroyante révélation que venaient de lui faire les étudiants, trop d’émotion réelle, quoique contenue, pour ne pas ouvrir toutes les portes à ses aspirations captives.

Il laissa donc son cœur battre la générale dans sa poitrine anxieuse et les mille illusions qui l’avaient bercé là-bas, dans son sélamlik, resuscitaient tout à leur aise, pour danser, sous son crâne ahuri, le plus diabolique des fandangos.

Abrité derrière le rideau entr’ouvert, qui servait d’ornement et de protection à sa fenêtre, il plongea un regard plein de fièvre dans la mansarde de face.

Un rideau semblable au sien, mais plus discrètement tiré sur le vitrage de la lucarne, laissait filtrer la lumière mystérieuse et pâle d’une petite lampe, que Georges entrevît au fond de la pièce.

Une vague silhouette se dessinait près de cette lampe, dans l’attitude mélancolique et immobile de la rêverie.

Notre héros — son imagination aidant — eut bien vite constitué, avec cette ombre chagrine, qui s’estompait à peine sur le rideau faiblement éclairé, le profil pur de la princesse Calamaki.

C’était donc vrai !…

Il avait donc là, sous son regard ardent, à quelques pieds de lui, cette femme mystérieuse qui devait jouer un si grand rôle dans sa vie, cette femme que la triple auréole de la grandeur, de la beauté et du malheur rendait trois fois digne d’adoration ! Il se la représentait pâle et triste, ses beaux grands yeux en pleurs, songeant à la patrie absente, à cet Orient si poétique, que Georges lui-même avait tant de fois entrevu, dans son salon de Québec, à travers les nuages roses de son imagination.

Seule dans sa triste mansarde, sans une amie pour la soutenir au milieu des épreuves de chaque jour, sans une confidente pour recevoir le trop-plein de ses douleurs, à quoi pouvait en effet penser la malheureuse jeune fille, si ce n’est à ce beau ciel de son pays, qui lui rappelait les seules joies pures de sa vie !

Pour elle, l’espérance — cette suprême fiche de consolation de tous ceux qui souffrent — était une sanglante ironie, une amère dérision. Les désenchantements s’étaient succédé, dans le cours de son existence, avec trop de rapidité, pour n’avoir pas tari à jamais la source de ses illusions ; et c’est en vain que l’infortunée princesse levait vers l’avenir son regard suppliant : le ciel n’avait pas le plus petit coin bleu pour l’enfant de l’antique Grèce !

Voilà ce que se disait Georges, tout en ne perdant pas un scintillement de la mystérieuse lumière ; telles étaient les belles choses qu’il se contait à lui-même, mais avec — il nous faut l’avouer — bien des amplifications et des enjolivements, que nous ne pourrions reproduire, sans les déparer…

Deux heures durant, il demeura la figure collée aux vitres, absorbant par ses prunelles démesurément agrandies les moindres rayons de la petite lampe, attendant avec la patience d’une sentinelle indienne que la belle dormeuse fit un mouvement.

Mais rien ne bougea dans la silencieuse chambrette, et notre héros vaincu par le sommeil, se jeta tout vêtu sur son lit, marmottant entre ses dents :

— Comme elle paraît souffrir, la pauvre enfant !… Ah ! maudit Turc, musulman du diable, je te l’arracherai des mains, quand je devrais y laisser les trois quarts de ma peau.