Une idylle normande/II

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Une idylle normande
II
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La belle promeneuse n’avait pas encore aperçu nos deux personnages quand elle arriva au point culminant de la grande avenue, sur la pelouse de haute lisse où se croisaient les quatre chemins verts. Là, elle s’arrêta court en repliant son ombrelle. Soit que la pente, assez rude à monter, l’eût un peu fatiguée ; soit qu’elle fût trop animée par une marche rapide ; soit enfin que les rayons vivifiants des premiers soleils lui eussent empourpré les joues, elle jugea à propos de faire une halte, s’orienta du regard et respira longuement. Étaient-ce les parfums des pommiers en fleurs, répandus par larges traînées dans l’air attiédi ; étaient-ce les violettes cachées ou les épines blanches qui parlaient du printemps à ses petites narines roses, dilatées et toutes frémissantes ? Non, sans doute ; sa pensée était ailleurs qu’aux idylles ce jour-là. D’instinct elle flairait quelque chose d’inconnu dans la brise. D’ailleurs les attributs de l’artiste en voyage, la pique et le parasol au bord du chemin creux, n’avaient pas échappé à son premier coup d’œil et venaient d’évoquer brusquement dans sa mémoire toute une scène lumineuse du passé, mais d’une époque déjà lointaine, où la réalité se mariait au rêve. Elle tressaillit, comme éclairée d’un infaillible pressentiment ; et quand d’assez loin, près du comte, elle aperçut l’étranger, elle n’eut pas un doute. C’est lui, pensa-t-elle. Presque sans le voir, elle l’avait reconnu. Tout le sang de ses veines lui reflua au cœur. Elle n’était guère préparée à une commotion si forte, et fut obligée de s’appuyer un instant sur la haute canne de son ombrelle marine. Elle se maîtrisa pourtant peu à peu, et quand elle put reprendre sa marche, cette fois, grave et recueillie, elle avait recouvré tout le sang-froid apparent qu’exigeait la situation nouvelle.

Le comte vint à sa rencontre, et lui prenant la main :

« Heureuse fortune pour nous, Marie. Permettez-moi de vous présenter un de mes plus anciens amis, que jusqu’à présent vous connaissiez simplement par ses œuvres, Georges Fontan, qui nous revient d’Égypte… »

Georges s’inclina profondément en essayant de voiler son trouble.

« Soyez le bienvenu, monsieur, dit Marie, de sa voix musicale et pénétrante, impassible de visage, mais avec l’accent du plus grand accueil.

— J’ose espérer, Marie, reprit le comte, que vous serez plus heureuse que moi. Georges voulait absolument repartir ce soir même. A peine ai-je eu le temps de l’entrevoir. Faites-moi la grâce d’insister pour qu’il nous reste au moins quelques jours.

— Ah ! monsieur, dit Marie, en le regardant bien cette fois, je… vous en prie. »

Pour toute réponse, l’artiste s’inclina de nouveau dans le rayonnement de son regard. Il était subjugué.

Le comte de Morsalines ramassa son fusil, qu’il avait failli oublier (faute assez grave pour un chasseur) ; Georges boucla, tant bien que mal, sur un coin d’épaule, les courroies de son équipement, et Marie Alvarès rouvrit son ombrelle, en reprenant le chemin de l’avenue. Ils revinrent ensemble à menus pas au château, en échangeant un peu au hasard quelques phrases toutes faites sur la belle soirée d’avril.

De quel siècle datait le château ? était-ce brique ou granit de Barfleur ? Et le mobilier ? de style Renaissance ou Louis XV ? Peu nous importe, n’est-ce pas ? Ce que je puis vous affirmer, c’est que notre nouvel hôte trouva dans sa chambre d’ami linge de luxe, brosse à barbe, lime à ongles, rasoirs de bonne trempe, ciseaux droits et curvilignes, petits et grands miroirs, savons très onctueux, eaux de senteur où les Flores des Deux Mondes se donnaient rendez-vous, en un mot tout ce qu’il lui fallait pour refaire sa toilette de pèlerin, de sorte qu’il descendit fort présentable à l’heure du dîner.

Ils devaient dîner seuls. Il y avait bien un quatrième couvert, pour une respectable demoiselle de la maison, une sœur puînée de feu Alvarès, que je cite seulement pour mémoire, mais elle fut peu gênante ce-soir-là, ayant dû s’absenter pour une œuvre de charité et pousser à quelques lieues jusqu’à Sainte-Mère-Église, d’où elle devait revenir le lendemain.

Ils dînèrent donc tous trois seuls, et purent deviser librement en toute fantaisie.

Je crois que, parmi les nombreux indigènes de la Manche et du Calvados et même des cinq départements de l’ancienne Normandie (pour ne pas trop élargir notre cercle), on eût trouvé difficilement, dans la sélection humaine, des types aussi accentués que ceux de nos trois personnages, comme richesse intrinsèque d’organisme, et rares produits modernes de notre monde civilisé.

Il avait très belle mine, le paysagiste, avec sa fine barbe rousse en éventail, comme les aimait notre cher et regretté Ricard, petit-fils du Titien, né par erreur sous notre latitude ; mais ce qu’il avait de particulièrement remarquable, c’était l’œil : l’iris, brun comme une goutte de café noir, était sablé de points d’or, et le regard, sérieux et recueilli, avait une longue portée comme ceux des marins, des rêveurs et des fauves, habitués à embrasser d’un coup d’œil de grands espaces de mer ou de ciel. Pour avoir longtemps vécu dans les sables d’Égypte, il avait gardé dans l’œil un vague reflet du désert, et quand le regard s’animait sous une paupière frangée de longs cils, il y avait là du velours et du feu. A l’appui du regard la parole était vive, ardente, colorée, tout en images comme les versets de la Bible et les récits des conteurs orientaux. A son insu, Marie Alvarès subissait le charme étrange de ses regards et vibrait aux sons purs de ses paroles magiques.

Elle était vêtue simplement d’une robe vert pâle, garnie de dentelles noires, dont le corsage échancré carrément faisait singulièrement valoir la jeune femme épanouie dans son luxe de beauté. Le cou, d’une blancheur mate, était merveilleux d’inflexions aux moindres caprices de la pensée ; et, aux torsades opulentes de sa chevelure, on comprenait qu’à la rigueur elle aurait pu s’en habiller comme Ève ; sa voix musicale était grave comme un son d’orgue ou caressante comme une prière de petite fille.

Le comte, dont vous connaissez déjà le portrait, fut comme toujours affable et spirituel, doué de la rare faculté de savoir bien écouter, très sobre d’interruptions, fort heureux d’assister à cette paisible fête de l’intelligence où le cœur entrait pour une grande part, nullement fâché d’ailleurs de réchauffer son flegme un peu britannique à cette ardente causerie dont Georges et Marie faisaient à eux deux presque tous les frais. C’est réellement tout un monde que la conversation intime d’un artiste bien doué, qui voit juste, apprécie bien et trouve la plus belle des langues, la nôtre, pour traduire en notes rapides et colorées tout son flux pittoresque de riches pensées inattendues.

Bien que d’un ton fort réservé, Marie Alvarès fut très curieuse au fond, comme sans doute elle se croyait en droit de l’être ; nerveuse, inquiète, incisive, interrogeante, elle multiplia les questions sur tous les points, serrée d’arguments comme un réquisitoire ; elle voulut tout savoir de sa vie, surtout après son départ d’Alexandrie, depuis trois années, époque de ses dernières nouvelles au comte de Morsalines, son meilleur ami. Comme Georges n’avait rien à cacher, ni rien à inventer, ses explications furent toutes naturelles. Il raconta qu’à son arrivée à Alexandrie, et durant son séjour au Caire, jaloux d’abord de se faire un nom à tout prix, il avait travaillé avec rage, à en perdre les yeux : étudiant les sables, les ciels, les grèves, essayant de rendre la grâce de forme ou la grandeur d’aspect des platanes, des lentisques, des cèdres ou des tamariniers ; à ses yeux la couleur n’était plus dans l’empâtement en éclaboussures papillotantes des romantiques, ni dans les froides grisailles aux maigres contours des Ingristes. Pour lui la vraie couleur était simplement la logique de la lumière tombant sur les objets et en précisant les valeurs relatives : ce qu’il avait essayé de rendre et ce qui constituait la réelle originalité de ses œuvres, grassement éclairées, sans charlatanisme de tons criards.

Il raconta qu’en partant d’Alexandrie il était allé à Zanzibar, de là sur la côte orientale d’Afrique, et qu’en s’engageant dans l’intérieur des terres, lui et son escorte avaient été capturés par un chef de tribu indigène qui l’avait gardé trois ans prisonnier ; qu’il avait eu la vie sauve grâce à son talent de peintre : il avait grossièrement esquissé, disait-il, Sa Majesté africaine, assez haute en couleur, nuancée d’acajou, une espèce de Soulouque moins l’uniforme, ainsi que la reine teintée de palissandre, les principaux dignitaires couronnés de plumes d’oiseaux rares, et toute leur progéniture, vrais singes d’enfants grotesques, à jambes grêles et à tête d’hydrocéphales, tels que déjà nous les avait montrés Decamps, etc., etc. Au bout de trois années d’anxiétés, de fièvres, de nuits à moustiques, de peintures forcées, il avait dû sa délivrance au passage d’une grande caravane anglaise, qui l’avait très hospitalièrement recueilli. Il rapportait dans ses poches de voyageur une foule de menus objets tenant peu de place, mais du plus grand prix. Il étala sur les fleurs de neige de la nappe damassée de petits scarabées historiques de cornaline orientale, d’émeraude et de jaspe vert, qui avaient eu l’honneur de dormir, plusieurs siècles, sur la poitrine des Pharaons défunts dans une hypogée de la Haute-Égypte ; des fragments d’ambre jaune d’une admirable transparence où s’enchâssaient, parfaitement conservés, des insectes au corselet noir et aux élytres de vermillon ; curieux spécimens d’espèces disparues, qui, bien avant notre déluge, depuis des milliers d’années, furent embaumés tout vifs dans ces merveilleuses larmes d’or ; enfin il exhiba deux perles rares, que lui avait données l’iman de Mascate, perles en forme de poire, grosses comme les perles blanches de notre gui d’Europe et que Marie Alvarès trouva fort belles ; il glissa ces deux gouttes de lait irisées dans le creux de sa petite main longue, fluette, moite et rose, et pour elles Marie Alvarès eut un éclair involontaire dans les yeux.

Après le dîner, toute la soirée fut charmante : elle se passa en musique. Marie Alvarès, d’une voix émue, pénétrante, fraîche de timbre comme celle d’un enfant, chanta les plus belles pages de Don Juan et de la Flûte enchantée. La voix du paysagiste, un peu rude d’accent, mais d’une riche sonorité, fort juste et bien rythmée, ne fut pas trop indigne de Pamina dans le fameux duo d’amour en andante qu’on bisse toujours au théâtre. Il fut également bissé par le comte, formant à lui seul tout l’auditoire, et lui-même fit preuve de la meilleure grâce en exécutant avec la sûreté de main d’un maître la Marche turque, vraie musique de fête, de joie et de lumière, qui pour le nouvel hôte s’épanouissait en fleurs de bienvenue.

On se quitta un peu tard. Marie Alvarès fit une profonde révérence au paysagiste, mais sans lui offrir la main, et le comte reconduisit Georges à son oreiller en lui disant :

« Comme tu es ici chez toi, tu commanderas. Demain, à ton gré, tu dormiras ta grasse matinée ou tu continueras ton esquisse dans l’Avenue des Hêtres ; moi je reprendrai mon fusil et les furets pour achever, si faire se peut, l’extinction de mes rongeurs. A onze heures précises le déjeuner, si l’heure te convient. Alors nous aviserons pour l’après-midi. » Le programme fut adopté.

Nos rêves, a-t-on dit, ne sont pas autre chose que l’intensité de la vie réelle, en rose ou en noir. Cette nuit-là, tous trois dormirent en rose, mais les rêves furent bien différents.

Marie Alvarès se demanda d’abord si les raisons que l’artiste avait données de sa longue absence étaient fort concluantes. Il restait à cet égard dans sa pensée quelques nuages persistants, mais ils se dissipèrent dans l’envahissement du premier sommeil. Quand elle fut entrée dans le pays des songes, perdant les notions de l’espace et du temps, elle rêva que Georges lui faisait une cour assidue de huit années (un an de plus que Jacob pour Rachel) ; mais les événements s’accomplissaient dans les plus singulières conditions : elle traversait à la nage un grand lac d’Égypte dont elle ignorait le nom (bien au delà du Nil blanc), et dans les eaux tièdes et parfumées, parmi les roses bleues des nymphaeas, Georges la poursuivait sans pouvoir jamais l’atteindre. Ce lac était immense, et la poursuite dura huit années, au bout desquelles le nageur épuisé succombait. Au dernier souffle, au dernier regard de l’infortuné poursuivant, elle fut prise de pitié, se détourna pour l’envelopper de ses deux bras, et put le ramener vivant dans une île fleurie, où commença pour eux l’éternité des plus saintes joies permises, comme dans une féerie de l’Ancien Testament.

Le sommeil de Georges le conduisit, par des chemins de traverse, au palais de la Belle au bois dormant. La difficulté n’était pas d’y entrer, mais, cette fois, d’en sortir. D’antiques forêts sans issues, hautes comme des flèches de cathédrales, en défendaient les abords, et de la dernière fenêtre on n’apercevait ni la campagne, ni la mer. Georges essayait de fuir, mais ses jambes se dérobaient, et dans un palais diaphane, en costume de cérémonie, sur un grand lit de parade, une jeune et belle dormeuse, la fiancée de son meilleur ami, lui souriait, les yeux fermés, l’apercevant fort bien à travers ses paupières closes, et il entendait sa pensée lui dire clairement : « Pas d’efforts inutiles, tu ne partiras plus. »

Pour le comte, il rêva tout naturellement de son prochain mariage (Georges étant son témoin), et de longues années d’un bonheur paisible, où toute une lignée de petits Morsalines, élevés dans les traditions du père, vivaient en protecteurs intelligents des beaux-arts, comme une vraie filière moderne de Médicis, par un heureux anachronisme, dans notre siècle de fer anglo-américain.

Georges fut sur pied de grand matin et chercha à savoir où il se trouvait. Etait-ce bien sur notre globe ou dans le royaume des fées ? Il ouvrit ses fenêtres, l’air vif le dégrisa : la mer moutonnait en bas à trois quarts de lieue, et sur les pentes boisées la grasse Normandie étalait franchement ses verdures aux caresses de l’aurore. L’instinct du paysagiste se réveilla, Georges partit pour l’avenue des Hêtres, se mit résolument à l’œuvre dans la rosée, et à onze heures son esquisse était finie, avec une large traînée de soleil sous les branches et une fine buée d’opale à la ligne d’horizon.

« Tiens, dit-il à Henri, qui vint à sa rencontre, voilà ton Avenue pour décorer ta salle à manger, je n’en suis pas mécontent. Elle fera très bon effet dans un petit cadre à biseau sablé. »

Marie était descendue ; elle admira l’esquisse, et on déjeuna d’assez joyeuse humeur, l’acclimatation morale et intellectuelle étant déjà parfaite entre les trois convives. A table on parla de ce qu’il y aurait à voir aux environs dans l’après-midi. On cita la tour de la Hougue, célèbre par l’éclatant désastre de Tourville ; le phare de Barfleur, qui ne ressemble en rien à son illustre frère de Cordouan, le somptueux édifice de Louis XIV, mais qui, tout moderne, dresse d’un jet dans le ciel sa tige de granit monochrome, comme un jonc démesuré d’un seul brin qui, planté dans l’écume des marées, peut sans crainte osciller aux tempêtes, avec son étoile blanche au front qui regarde à dix lieues. Enfin on parla de la Sinope, petite rivière sinueuse dans une vallée profonde, très pittoresque vers la fin de son parcours, entre le hameau de Lestre et le havre de Quinéville. Consulté sur les trois points, Georges donna la préférence à la petite rivière.

« Adopté, dit Henri, et puisqu’il en est ainsi, la vallée se trouvant à une lieue tout au plus, je vous y conduirai d’abord, et Marie t’en fera les honneurs, tandis que je retournerai jusqu’à Sainte-Mère-Église, chercher Mlle Marthe Alvarès, pure Espagnole du pays des oranges, qui n’aime guère à voyager seule en voiture et que mon plus habile cocher ne rassure pas. Vous aurez tout le loisir de faire une belle promenade, et les premiers rentrés à la maison attendront les retardataires. » Le plan fut agréé. On attela à midi et demi. A une heure, près de Quinéville, à l’embranchement des routes, Georges et Marie mirent pied à terre et le comte tourna bride en leur disant : « A ce soir. »

La vallée s’ouvrait à quelques pas de la route. Georges et Marie n’eurent qu’à descendre par un étroit sentier, entre deux haies où deux personnes ne pouvaient passer de front. Marie prit les devants à titre de cicerone en marchant assez vite, et bientôt les deux promeneurs virent miroiter la petite rivière, déroulée comme un ruban d’azur au fond de sa vallée.

Le temps était superbe. Dans le ciel calme, d’un bleu pâle, quelques nuées diaphanes traînaient nonchalamment comme des écharpes blanches. Le printemps n’était pas très avancé, les ormes et les chênes n’avaient pas encore de feuilles, mais par milliers les bourgeons pétillaient au bout des branches, et les petits saules de la rivière, tout frais habillés de vert tendre, se contemplaient en compagnie des larges fleurs d’or des populages, des aigrettes neigeuses du trèfle d’eau et des élégantes cardamines rosées. Les églantiers n’avaient pas encore fleuri, mais déjà les pommiers, les aubépines, les violettes avaient donné leurs notes suaves dans le concert des parfums printaniers. Et les oiseaux chantaient. Le merle redisait tout en joie sa ritournelle aux sons flûtés ; la grive répétait sa phrase accentuée au timbre guttural ; de fort loin, à la cime des hauts arbres, les ramiers, roucoulant à voix sourde et profonde, versaient au cœur de graves pensées d’amour ; et par intervalles, au vent frais de la côte, la mer, qui brisait à une demi-lieue, et qu’on entendait sans la voir, dominait tous ces bruits sans les éteindre, et jetait, comme un orgue de fête, sa rumeur grandiose aux premières solennités du printemps.

Ils étaient seuls tous deux, libres pour la première fois d’échanger sans contrainte leurs pensées, et ils avaient tant de choses à se dire, eux surtout qui ne s’étaient jamais parlé ! Bien qu’il se fût passé huit années depuis la scène tragique où Georges avait fait preuve d’un si grand courage, le souvenir en était présent dans la mémoire de Marie Alvarès comme si l’épisode eût daté de la veille. Ce grave paysagiste, revenu, sans mot dire, des pays étrangers, bronzé par les soleils du Nil, et déjà célèbre à un âge où tant d’autres commencent à peine à faire parler d’eux, il était là, marchant tout près d’elle, réglant son pas sur le sien, et l’enveloppant de ses regards discrets, dont il essayait d’assoupir les lueurs, qui révélaient une rare énergie dans l’homme, et dans l’artiste une douceur infinie. Quand ils furent arrivés presque à la berge de la rivière, sur une haute pelouse arrondie en divan naturel, elle s’arrêta et lui indiqua du geste, comme elle lui eût offert un fauteuil dans son salon, une place dans l’herbe où elle s’était assise la première ; elle jugea que l’heure était venue d’être enfin éclairée : elle était fort émue, mais décidée à tout savoir. Elle se recueillit un instant pour assurer son courage et entama l’entretien résolument, en femme assez forte pour tenir tête aux éventualités les plus désespérantes.

Elle commença presque sur le ton de l’indifférence.

« Vous m’avez bien reconnue, n’est-ce pas ? » dit-elle, ses yeux d’un vert sombre interrogeant les siens.

D’un signe de tête affirmatif, Georges répondit aussitôt, comme si l’ombre d’un doute l’eût gravement injurié.

« Et, continua-t-elle, vous n’avez pas songé un seul instant que cette petite fille, devenue grande depuis, dont vous avez sauvé la vie au péril de la vôtre, pourrait en conserver quelque gratitude, et serait peut-être un jour… heureuse de vous l’exprimer ?

— Ce que j’ai fait était fort simple, très naturel, et tout autre à ma place…

— En eût fait autant, vous croyez ? répliqua-t-elle, un peu désappointée. Alors, en sauvant cette jeune fille vous n’avez obéi qu’à un mouvement de commisération banale. Vous l’avez secourue comme toute autre baigneuse anonyme en détresse, ne vous préoccupant que d’un facile devoir accompli.

— Non, certes, se récria vivement l’artiste, et j’aurais donné tout le sang de mes veines pour préserver des injures de la mer une seule boucle de sa chevelure.

— Ah ! fit-elle tout heureuse, en voilant l’éclair de ses yeux, vous la connaissiez donc un peu déjà, vous l’aviez sans doute aperçue…

— Parmi les promeneuses de la grève, et j’avais admiré sa bonne grâce toute française, et quelque chose de plus en elle, un type étranger, d’une aristocratie rare, qui me parlait de l’Espagne où l’Arabie a passé… »

« Impression très juste, » pensa-t-elle, avec une imperceptible rougeur de joie ; et reprenant la parole :

« Pourtant, depuis, vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’elle était devenue ?

— C’était mon vœu le plus cher, mais après un mois de fièvre, quand je pus enfin marcher et revivre, elle et sa famille avaient déjà fait voile pour un pays inconnu…

— Le monde est-il donc si grand ? répliqua-t-elle, aujourd’hui qu’on en peut faire le tour en trois ou quatre mois. Dans un siècle de vapeur et de voies rapides, on cherche, on demande, on s’enquiert, on s’informe… Il suffit de quelques signes indicateurs, en voulant bien, avec un peu de persistance…

— Et le vrai nom que je ne savais pas !… reprit-il avec une certaine animation, bien plus ému par ces lointains souvenirs que préoccupé de sa défense personnelle. »

Ce fut alors qu’il lui raconta la visite précipitée qu’il avait reçue de son père, voyageant sous un nom d’emprunt et le suppliant d’oublier ses traces.

« J’ignorais ces détails, » répondit-elle, surprise et troublée, il ne m’en avait jamais rien dit ; et son cœur, immuable jusque-là, commençait à plaider de lui-même les circonstances atténuantes en faveur de l’artiste qui la contemplait.

Georges ajouta :

« Quelque chose de plus grave m’arrêtait… J’avais pressenti qu’elle-même m’interdirait de la connaître, qu’un abîme se creusait entre nous deux, qu’elle avait passé l’Océan pour me défendre l’espérance… Et en effet, à quoi pouvais-je prétendre alors ?

— Les vrais artistes peuvent prétendre à tout, » répliqua-t-elle vivement, et sans transition, n’admettant pas les moyens termes, elle lui cita Titien, Vélasquez et Rubens, traités comme des princes par les souverains de leur temps.

« Oui, reprit-il, en essayant un triste sourire, mais alors j’avais encore tout à faire… Aussi je voulus à tout prix conquérir un nom pour être digne un jour de la femme qui m’était apparue comme dans un rêve, si jamais le hasard ou la Providence me permettaient de la rencontrer. »

Un soupir involontaire échappa à Marie Alvarès.

« Il ne faut plus y songer, » se dit-elle tout bas, le cœur plein de larmes.

Et il y eut un long silence tandis qu’elle regardait en elle.

Elle venait d’entrer dans un nouvel ordre de pensées, où sa ferme volonté fléchissait. Elle en fut effrayée. Comme si elle se repentait d’en avoir trop dit, ou craignant peut-être d’en révéler davantage, elle se leva brusquement, et montrant du doigt, sur la haute colline d’en face, les ruines de Saint-Michel, qu’ils n’avaient pas encore visitées :

« Passons la rivière, dit-elle, nous verrons l’abside romane en débris, où se plaisent de grosses touffes de giroflées sauvages. »

Ils franchirent le petit pont d’une arche, près d’un moulin en ruines, tout silencieux en travers de sa rivière, avec une grande roue immobile dans son biez, et quand ils parvinrent aux débris de la chapelle, Georges escalada la haute niche d’un vieux saint de pierre pour lui arracher ses fleurs, sans crainte de sacrilège, puisqu’elle les voulait. Puis ils donnèrent ensemble un rapide coup d’œil à la fraîche vallée, sinueuse, intime et profonde, tout en accordant un religieux souvenir aux saintes croyances des ancêtres et en admirant leur merveilleux instinct dans le choix des hauteurs pour le facile essor des prières.

Descendus de la colline, ils longèrent la Sinope en suivant l’autre bord. Apercevant les trèfles d’eau, elle désira quelques-unes de ces fleurs de neige en miniature si délicatement ouvrées par le grand artiste inconnu, et pour les atteindre Georges se mit la poitrine dans la rivière ; il effraya même un grave martin-pêcheur, au guet sur une branche morte, qui disparut aussitôt comme une étoile filante horizontale, en leur jetant son reflet d’aigue-marine dans les yeux. Puis il cueillit dans l’herbe, au hasard des rencontres, violettes, marguerites, primevères, anémones, qui, mêlées à des branches d’aubépine et de pommier, composèrent un énorme bouquet, assez peu harmonique, presque invraisemblable, mais varié de formes, de nuances et de parfums, les petites fleurs étouffées par les grandes, des tiges de roseaux servant d’armature, et de hautes panicules de graminées ondulant à la brise comme touffes décoratives. Ils reprirent à pied lentement le chemin du parc, avec de longs silences ou de brèves paroles dans la sainte logique de leur trouble mutuel. Et lui ne songea pas un seul instant à lui demander d’appuyer son bras sur le sien : il avait trop compris qu’elle refuserait. Quand ils repassèrent dans l’avenue des Hêtres, où ils s’étaient rencontrés la veille et où il avait travaillé le matin même, elle fit une seconde halte, ils vinrent s’y rasseoir.

Ce fut alors que Marie Alvarès renoua le premier dialogue interrompu. Elle était arrivée à une de ces heures décisives qui, dans la joie ou dans les pleurs, marquent les grandes étapes de la vie. Aux intonations sérieuses, presque solennelles de sa voix, aux regards fixes de ses yeux graves, Georges comprit que ses paroles seraient irrévocables.

« Monsieur Fontan, dit-elle, j’ai quelque chose à vous demander, pas à l’artiste, à l’homme simplement. »

Georges affirma qu’il obéirait en aveugle à toutes ses volontés.

« Merci, reprit-elle, écoutez-moi donc quelques instants, je vous prie, et veuillez me répondre sans arrière-pensée, comme je vous parle moi-même. »

Il fit un signe d’assentiment. Elle continua :

« Saviez-vous que le comte de Morsalines (il y a trois ans bientôt) avait sauvé quelque chose de plus précieux que ma vie, celle de mon père et même son honneur compromis ? »

Georges répondit affirmativement.

« Il vous a donc parlé ? reprit-elle. Vous a-t-il aussi informé de la parenté qui nous lie ?… vous a-t-il dit qu’il m’avait demandé d’être sa femme, et que… j’avais promis de l’être ? »

Georges avoua que le comte lui avait tout appris.

« Alors, reprit-elle, je n’ai plus de secrets à vous révéler, vous savez tout et vous voyez clair dans ma vie… qui désormais ne m’appartient plus. »

Et elle murmura comme à demi voix :

« Les rêves doivent rester dans la région des rêves. »

Georges n’avait que trop compris.

« Hier, continua-t-elle, vous deviez partir pour un voyage au Nord ; c’est mon intervention qui vous a retenu ; pardonnez-moi. Je souhaite aujourd’hui que ce voyage ne soit pas différé… Vous partirez bientôt, n’est-ce pas ? demain… »

Ce dernier mot fut prononcé d’une voix si faible, que Georges le devina au mouvement de ses lèvres plutôt qu’il ne l’entendit.

« Ah ! de grâce, fit-il, pliant à son insu sous l’autorité de cette brusque prière, ne m’accorderez-vous pas au moins encore un jour ?… peut-être à la veille d’un adieu éternel. »

Elle ne répondit pas d’abord, elle parut réfléchir, comme interrogeant son courage, puis :

« Eh bien ! dit-elle, le jour d’après. »

Elle voulut reprendre l’énorme bouquet qu’elle avait oublié, mais cette grosse gerbe de plantes mal nouées s’éparpilla dans l’herbe, et quand ils s’empressèrent de les rattacher ensemble en resserrant les brins de viorne et d’osier, leurs mains se rencontrèrent dans les fleurs ; il pressa les deux siennes, qui ne purent se défendre de lui répondre par une étreinte, et alors, comme un fou, il porta ses deux mains à ses lèvres.— Elle se leva brusquement, irritée, et tous deux alors reprirent lentement leur chemin, marchant l’un près de l’autre, mais sans échanger ni regards ni paroles, comme deux boudeurs divins, gardant la conscience de leur bonheur perdu, qui tiennent en main la clef des Paradis terrestres et s’interdiraient eux-mêmes de jamais les ouvrir.

Ils rentrèrent les premiers. La petite église de Saint-Marcouf avait tinté six heures dans l’éloignement. Henri de Morsalines n’était pas revenu. Elle se mit au piano, comme pour rompre un mauvais charme et chasser toute une obsédante légion de pensées noires. Les partitions d’Euryanthe et d’Obéron se trouvant ouvertes par hasard, elle joua, comme elle eût joué toute autre chose, la musique pénétrante de Weber, le génie d’outre-Rhin qui a le mieux compris la poésie des bois : le son lointain des cors, le frisson des feuilles, le murmure des sources cachées. Georges écoutait. Peu à peu, sous l’influence de ces œuvres magiques, il fut envahi par une sensation de fraîcheur religieuse comme s’il entrait dans une forêt haute : les tempes se calmèrent, les nerfs se détendirent, un souverain philtre d’apaisement s’infusa dans ses veines, et, du fond de son cœur assoupi, commençait à déborder le torrent des larmes, lorsqu’un bruit de roues sur le pavé de la cour annonça l’arrivée du comte. Marie se leva pour le recevoir, et Georges, mal réveillé de son rêve musical, s’attarda au salon. Lorsqu’il put s’arracher de son fauteuil, il aperçut, oubliée sur un coin du piano, une petite cravate de dentelle noire, encore tout embaumée de sa chevelure.

Il se jeta comme un chat sauvage sur ce chiffon béni dont le parfum l’enivrait, le couvrit de baisers et de pleurs convulsifs et, voleur inquiet, le serra vivement dans sa poitrine ; mais son geste rapide fut aperçu par le comte, qui passait devant la porte-fenêtre du jardin. Pour lui ce ne fut qu’un éclair, mais lui donnait la mesure d’un abîme et lui révélant pour la première fois à lui-même toute la profondeur de son amour. Le comte avait pu voir sans être vu. Il passa vite comme si de rien n’était, se jeta brusquement dans une contre-allée ombreuse du jardin et se laissa tomber sur un banc, presque anéanti, la tête enfouie dans ses deux mains, comme cherchant à retenir ses dernières lueurs de raison.

Vous souvient-il de ces clairs et profonds étangs des bois où, dans le sillage d’un cerf, toute une meute en délire a passé ? Il ne suffit pas d’un instant pour que la vase retombe, que les grandes herbes tourmentées se dénouent et que les eaux remuées aplanissent le miroir où les hauts peupliers redressent lentement leur image.

Le cerveau troublé du comte de Morsalines resta d’abord dans un désordre pareil : il lui fallut quelque temps pour retrouver le fil de ses pensées perdues et se reconnaître dans la nuit qui s’était faite en lui.

« C’est elle que Georges a sauvée, murmurait-il d’une voix sourde… toutes les preuves sont là : sa chevelure blonde, cette plage bretonne, les désastres du père, l’origine franco-espagnole de Marie, son âge (il y a huit ans… elle en avait quinze), les dates et jusqu’aux chiffres des années, tout concorde : les moindres détails ne laissent pas un doute dans leur inexorable enchaînement. »

Et se levant pour arpenter à grands pas les allées :

« Quel aveuglement ! disait-il, j’aurais dû tout prévoir ; il l’aime avec rage, et c’est dans un élan de passion comprimée qu’il a mouillé de ses larmes et couvert de baisers la petite dentelle noire de son cou. »

Puis, réfléchissant :

« Après tout, pensait-il, suis-je en droit de lui jeter mon blâme ? Peut-être ne lui a-t-il rien dit et ne s’est-il pas départi de la réserve absolue que lui commandaient notre ancienne amitié, les plus simples devoirs d’un hôte et ses protestations de gratitude. Il n’est coupable d’aucun aveu, sans doute, mais la voix, le geste, le regard ont parlé… Elle a dû le comprendre à ne pas s’y tromper. Hier, dans la soirée, au seul récit de ses voyages, comme elle écoutait, et comme elle le regardait ! Jamais elle ne m’avait paru si belle, tous deux se transfiguraient dans le rayonnement l’un de l’autre, et quand elle a chanté son duo d’amour, jamais tant d’âme n’a vibré dans sa voix ! D’ailleurs, n’est-ce pas lui qui l’a sauvée ? Est-il étrange qu’elle en ait gardé souvenir ? Et moi, qu’ai-je donc fait pour elle ? un sacrifice de portefeuille, quelques chiffons de bank-notes pour tranquilliser son père dans une heure de crise ? Voilà tout.

« Georges est un grand artiste, qui porte un nom justement célèbre, et moi ? qui suis-je ? Sans faire partie du vulgaire troupeau des hommes, puis-je me compter parmi ces êtres supérieurs qui naissent avec une lumière en eux pour éclairer les foules ? Puis-je entrer en lutte ?

« Et pourtant, qui sait ? Pourquoi me créer des fantômes ? Sans vouloir être trop fier, dois-je naïvement descendre au plus humble des rôles ? Il me semble, sans orgueil, que je vaux aussi quelque chose. Georges l’aime, soit ! mais elle ? qui le prouve ? Ce néfaste épisode de mer date de huit ou dix années. N’a-t-elle pas eu le temps de l’oublier, si jamais, du reste, elle a réellement songé à lui ? Il a vécu dans les pays lointains comme s’il n’était plus de ce monde, sans donner de ses nouvelles ni s’être jamais enquis de personne. Marie peut être fantasque, bizarre, d’un caractère impossible à classer, elle m’a dit souvent qu’elle se regardait comme une énigme pour elle-même, mais chez elle le cœur est un diamant pur, et quand elle a mis, tout récemment, sa petite main dans la mienne, j’ai pu lire sa réponse dans son limpide regard. J’ai cru en elle, et j’y crois encore bien plus qu’en moi-même et que dans tous ces froids raisonnements qui s’enchevêtrent dans mon cerveau malade… Demain, dans la matinée, à tête et cœur reposés, à l’heure où elle descend au jardin faire visite à ses fleurs, je lui parlerai et je verrai clair dans ce qu’elle me dira, à la franche lumière du premier soleil. »

Et, dans la rapide contradiction de ses pensées, le comte se rattachait des deux mains à ces petites branches menues et pliantes, mais solides toujours, que sur le bord des abîmes se complaît à nous tendre la maternelle espérance.

Dans les revirements de son esprit, il en vint presque à excuser l’artiste d’abord si gravement incriminé. Il se représenta dans ses moindres détails la scène de la veille, la présence inattendue de Georges dans son parc, leur joie mutuelle de cette rencontre toute fortuite, qui assurément n’avait rien de prémédité (le hasard est si grand, et parfois si rude !). Le comte se rappela la surprise, nullement jouée, du paysagiste à la vue du portrait sur ivoire, et son trouble subit, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, quand il lui demanda si l’image était belle… Il se souvint parfaitement que l’artiste, devenu pâle, avait gardé quelque temps le silence, trop ému sans doute pour trouver à l’instant sa réponse.

« Dès qu’il l’a reconnue, se disait le comte, il a compris le danger… et quand il a pu se remettre de son trouble, le brave et digne garçon a voulu partir, réalisant en un clin d’œil un héroïque sacrifice dont je ne me doutais pas… Tandis que j’insistais, me fâchant presque pour le retenir, lui cherchait en hâte quelque prétexte plausible pour expliquer son brusque départ (ce voyage en Norvège doit être de pure invention), il était déjà descendu pour boucler son bagage, et serait déjà loin à cette heure, si Marie n’était venue. De nouveau, j’ai dit : « reste, » et sur mon insistance réitérée, c’est elle qui l’en a prié. Sous le charme de sa voix et de son regard, il n’a pu se défendre, je le comprends, et n’ai rien à dire ; je dois attendre, j’attendrai que la pleine lumière se fasse ; d’ici-là pas de bruit sinistre ou banal chez un vrai gentilhomme, comme je prétends l’être… Il ne se passera rien qui ne soit digne d’elle, de mon hôte ou de moi-même. »

Il rentra, déjà presque maître de lui-même, et, de toute la soirée, rien dans son attitude ou son regard ne révéla les grandes crises de l’orage intérieur. Quand Mlle Marthe Alvarès descendit, à l’heure un peu tardive du dîner, le comte la présenta fort gracieusement au paysagiste.

Mlle Marthe n’a guère été citée que pour mémoire au début de ce récit. Je lui demande humblement pardon de mon irrévérence. C’était encore une très belle personne. Tous les âges ont leur genre de beauté, et quelques femmes ont vraiment tort de regretter si amèrement leur première jeunesse. Il est des arrière-saisons, chez les brunes surtout, qui n’ont absolument rien à envier aux vertes richesses des printemps. Mlle Marthe avait d’admirables épaules, et des bras d’un modelé superbe, en pleine chair sans empâtement, avec les deux fossettes légendaires souriant à la rondeur des coudes. Aux lumières, elle avait une splendeur de reine, et elle faisait encore sensation dans un bal de charité. Aux temps mythologiques, le maître de l’Olympe l’eût certainement préférée à toute la suite juvénile, mais un peu ascétique, de la Diane chasseresse, et de nos jours, un lieutenant-colonel du génie, un très beau capitaine de frégate, et même un propriétaire de hauts-fourneaux, personnage considérable de l’Eure, avaient sérieusement aspiré à sa main potelée ; mais l’armée de terre et l’armée de mer, ainsi que la grande usine, avaient échoué devant son ferme vouloir de rester demoiselle. Quelque mystérieux hidalgo défunt lui souriait-il encore au fond de son passé dormant ? Ceci la regardait seule. Elle adorait sa nièce, se plaisait à revivre en elle et le surplus de son cœur se répandait en bonnes œuvres, largement et sagement réparties. Fort pieuse, très aimée des pauvres, elle savait encore occuper sa vie et la poétiser dans ses reflets de soleil couchant.

Elle était peut-être imbue de quelques préjugés, mais ces légères imperfections donnaient du relief à ses qualités grandes. Sa présence fut très heureuse ce soir-là, au milieu des passions contenues qui couvaient autour d’elle, sans qu’elle pût s’en douter. Georges lui plut de prime abord. Toute vive, elle eut son franc parler. Elle avait gardé la nostalgie de l’Estramadure et fut très injuste pour la France méridionale, qu’elle déclarait une mauvaise parodie de l’Espagne. Les arènes d’Arles et de Nîmes ne furent pas épargnées et baptisées par elles de faux cirques où grimaçaient de faux toréadors, évoluant sous de faux soleils. Carcassonne, Collioure et Perpignan sonnaient mal à son oreille, à côté de Séville, de Grenade et de Cordoue, et elle avoua que les dialectes de la Provence et du Languedoc lui donnaient particulièrement sur les nerfs quand elle songeait à sa belle langue espagnole, faite de musique et de lumière, où de simples porteurs d’eau se nomment des Aguadores.

Son petit havanais, gros comme le poing, dont Georges caressait les belles soies blanches, tout en lui donnant du sucre et en admirant ses oreilles roses, fit également très bon accueil au paysagiste. La conversation ne languit pas un instant. Mlle Marthe s’étonna à bon droit de plusieurs choses qu’elle avait peine à comprendre… Elle trouvait que les Français, pour la plupart si contents d’eux-mêmes, sont généralement d’une ignorance de carpes sur les détails les plus habituels de la vie. « Je n’en connais pas un sur mille, disait-elle, sachant que le café dont il boit tous les jours lui vient d’un arbuste à fruits rouges comme nos cerises. »

Elle avait demandé un jour dans un cercle d’érudits, où se trouvaient quelques botanistes, le vrai nom de l’arbre qui fournit le palissandre, et personne n’avait pu lui répondre.

Mlle Marthe, ayant beaucoup voyagé, se plut à donner à Georges de curieux détails sur les pépites, les paillettes et la poudre d’or, vannés sur la côte de Guinée, dans le sable des rivières, par de beaux noirs du plus magnifique ébène, et elle raconta qu’elle avait ramassé de sa main des diamants à fleur de terre dans les antiques forêts incendiées du Brésil. Il n’y eut pas de lacunes regrettables dans les dialogues variés de la soirée, mais il n’y eut pas de musique non plus, et on se quitta d’assez bonne heure. Le trio des masques (ils furent assez dissimulés pour mériter ce nom-là), Henri, Georges et Marie, fut affligé d’insomnies bien différentes des beaux rêves de la veille. Seule, Mlle Marthe passa la nuit calme. Avant de fermer les yeux, en songeant à Georges, elle crut bien avoir déjà vu cette figure-là quelque part, mais dans un souvenir très lointain et très vague, et comme cet effort de mémoire commençait à lui fatiguer le cerveau, elle prit le parti de ne plus y penser et s’endormit en paix du sommeil des heureux et des justes.

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