Une idylle tragique/VIII

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 269-303).


Olivier Du Prat croyait se très bien connaître. C’était une de ses prétentions, et souvent justifiée. Par ce goût, cette manie presque de se regarder vivre, par son appétit des émotions et par son impuissance à se fixer jamais dans aucune, par son inefficace lucidité sur lui-même, et par sa complaisance aux penchants morbides, inquiets, inassouvis de sa propre nature, il était vraiment, comme il l’avait dit à Hautefeuille, un enfant de ce déclin du siècle. Il avait, de cet âge si profondément, si tragiquement troublé que nous traversons, le signe funeste, car c’est la marque infaillible de la décadence chez une race : il ne savait pas guérir. La force de la vie, pour un corps aussi bien que pour un esprit, pour un pays aussi bien que pour un homme, n’est pas dans l’absence de plaies. Elle se prouve par la capacité de refermer celles qui s’ouvrent. Cette capacité, Olivier en était si complètement dépourvu que même ses plus lointaines misères d’enfance, lorsqu’il y songeait de par delà les années, lui redevenaient présentes

jusqu’à lui faire mal. En rappelant à Pierre, la veille, leur promenade dans les montagnes d’Auvergne, il avait pensé tout haut comme il pensait tout bas sans cesse, prenant et reprenant, avec une puissance maladive d’imagination rétrospective, des heures, des minutes à jamais finies, les ranimant, les ravivant, les revivant, et sans cesse il tarissait en lui, par ce rappel de la sensibilité passée, toute la sensibilité présente. Aux places ou il avait été une fois blessé, il ne laissait pas se former de cicatrice, et ses plus anciennes plaies étaient toujours prêtes à saigner. Cette singularité malheureuse de sa nature lui eût, en toutes circonstances, rendu émouvante une rencontre avec Mme de Carlsberg, même si son plus cher ami de jeunesse n’y eût pas été mêlé, et de même, il n’eût jamais appris sans trembler que cet ami était devenu amoureux. Il le savait trop tendre de cœur, trop désarmé, trop vulnérable. Là encore, il était la victime d’une anomalie de sensibilité rétrospective : l’amitié, au degré exalté où il l’éprouvait pour Hautefeuille, est bien plutôt un sentiment de la dix-huitième année que de la trentième. C’est dans la première jeunesse, quand l’âme est toute innocence, toute fraîcheur, toute pureté, qu’apparaissent, pour s’en aller si vite, ces ferveurs de compagnonnage, ces enthousiasmes de fraternité élective, cette amitié passionnée, susceptible, absolue. Plus tard, les intérêts et les expériences ont trop individualisé la personne pour ne pas l’isoler, la communion complète de l’âme avec une autre âme ne devient possible que par le sortilège de l’amour, et l’amitié cesse de suffire au cœur. Elle va rejoindre au second plan les affections de famille qui, elles aussi, occupèrent un moment une place unique chez l’enfant et chez l’adolescent. Il se rencontre pourtant certains hommes, et Olivier était du nombre, chez qui l’impression produite par l’amitié, aux environs de la dix-huitième année, a été trop forte, trop profonde, surtout trop délicate, pour ne pas demeurer quelque chose d’inoubliable, et, au sens exact du mot, d’incomparable. Ces hommes-là ont pu, comme lui, traverser ensuite des passions brûlantes, subir l’amour avec les dures secousses de ses fièvres, se meurtrir aux plus audacieuses aventures. Le vrai roman de leur sensibilité n’est pas là. Il est dans les heures du départ pour la vie, où ils s’élançaient en pensée vers l’avenir avec un camarade d’Idéal, avec un frère qu’ils s’étaient choisi, en compagnie duquel ils ont réalisé un instant cette union totale des esprits, des goûts, des espérances, qui faisait définir l’amitié par un ancien : « Une seule âme dans deux corps », et dire à La Fontaine dans sa fable sublime :

L’un ne possédait rien qui n’appartint à l’autre…

Cette camaraderie d’Idéal avait eu, pour Olivier et pour Pierre, le ciment sacré : ils n’avaient pas été seulement des frères de rêve, ils avaient été des frères d’armes. Ils avaient eu leurs dix-neuf ans en 1870. À la première nouvelle de l’immense naufrage national, tous deux s’étaient engagés ; tous deux avaient fait la guerre ensemble. La première tombée de neige, dans l’hiver de cette terrible campagne, les avait trouvés bivouaquant sur la Loire. Elle avait comme baptisé d’un baptême héroïque cette camaraderie de deux collégiens devenus soldats dans le même bataillon, et ils avaient appris à s’estimer l’un l’autre, autant qu’ils s’aimaient, en risquant leur vie côte à côte, simplement, bravement, obscurément. Chez tous les deux, on l’a vu, ces souvenirs de leur jeunesse étaient demeurés bien intacts et bien vivants, — mais chez Olivier davantage. C’étaient les seuls auxquels ne fût mêlée aucune amertume, aucune souillure. Avant eux, orphelin de père et de mère, livré à la tutelle d’un oncle cyniquement égoïste, il n’avait connu de la famille que ses tristesses. Après eux, sensuel et jaloux, défiant et despotique, il n’avait connu de l’amour que ses rancœurs et ses âcretés. En faut-il davantage pour expliquer à quel degré cet être illogique et passionné, inquiet et désenchanté, devait être ému par la seule idée d’une femme soudain dressée entre son ami et lui, — et quelle femme, si c’était cette Mme de Carlsberg, tant haïe, tant méprisée, tant condamnée par lui autrefois !

Durant la nuit qui suivit cette soirée du premier soupçon, — nuit passée tout entière à discuter une par une les possibilités d’une aventure de cœur entre Ely et Hautefeuille, —l’imagination d’Olivier n’avait que deux données précises auxquelles se prendre : le caractère de son ami et celui de son ancienne maîtresse. Le caractère de son ami lui faisait tout craindre pour lui ; le caractère de son ancienne maîtresse lui faisait tout craindre d’elle. Sur ce point aussi, les sentiments qu’il éprouvait étaient très complexes. Il était persuadé qu’Ely de Carlsberg avait eu un amant avant lui, et il en avait beaucoup souffert. Il était persuadé qu’elle avait eu un amant en même temps que lui, et il l’avait quittée sur cette certitude. Il se trompait, mais de bonne foi, et d’après des indices de coquetterie assez probants pour convaincre un jaloux. De cette double conviction il gardait à cette femme une rancune méprisante, cette inexpiable amertume qui nous contraint à sans cesse avilir dans notre pensée une image dont nous sentons avec désespoir qu’elle ne peut pas nous devenir entièrement indifférente. Il eût donc considéré comme un affreux malheur pour un homme quelconque une liaison avec une pareille créature, et voici qu’il entrevoyait qu’elle s’était fait aimer par son ami, du moins qu’elle pouvait s’en être fait aimer. Ayant pour cette nature de femme une si partiale, une si violente mésestime, Olivier devait aussitôt pressentir ce qui avait été la vérité, mais si peu de temps ! — Ely lui en avait voulu de son abandon. Elle avait gardé contre lui la rancune qu’il gardait contre elle. Le hasard l’avait mise en face de son plus cher ami, de ce Pierre Hautefeuille dont il se rappelait lui avoir parlé souvent avec exaltation. Elle avait dû vouloir se venger, d’une vengeance qui lui ressemblait : criminelle, raffinée, et savamment, cruellement intelligente ! … — Ainsi raisonnait Du Prat ; et, bien qu’il n’en fût qu’aux hypothèses, il subissait, à repaître son imagination de ces pensées, une douleur à la fois et une sorte de maladif attrait qui l’eût épouvanté lui-même, s’il s’en fût bien rendu compte. Supposer que Mme de Carlsberg s’était vengée de lui, et de cette manière calculée, c’était supposer qu’elle ne l’oubliait pas. Les détours du cœur humain sont si étranges qu’ayant outragé son ancienne maîtresse pendant toute la durée de leur liaison, l’ayant quittée le premier et sans un adieu, s’étant marié après de mûres réflexions, et résolu à vivre dans son mariage en honnête homme, cette idée qu’il demeurait vivant pour elle remuait son amour-propre dans ses profondeurs. Il faut ajouter — car, dans les âmes comme celle-là, sans fixe principe et désorbitées à chaque instant par les chocs en retour de leurs impressions les plus lointaines, toute crise morale se complique de tant d’éléments contradictoires ! — qu’il était dans un des pires moments que puisse traverser une existence conjugale. Les mariages de lassitude, comme celui qu’il avouait avoir contracté, sont aussitôt punis du triste égoïsme qu’ils comportent par un châtiment pire que les pires catastrophes : le profond, l’incurable ennui. L’homme de trente ans, qui s’est cru à jamais dégoûté des passions, et qui, prenant ce dégoût pour une sagesse, s’est, comme on dit, rangé, ne tarde pas à découvrir que ces passions, qui l’écœuraient, lui manquent pourtant comme la morphine au morphinomane à qui l’on a enlevé sa seringue de Pravaz, comme l’alcool à l’alcoolique mis au régime de l’eau claire. Il éprouve la nostalgie de ces émotions malsaines dont il a reconnu et condamné lui-même la douloureuse stérilité. S’il est permis d’emprunter une brutale mais exacte comparaison à la pathologie moderne, il devient le plus favorable terrain de culture pour les divers germes morbides qui flottent dans son atmosphère, et à l’époque même où tout semblait annoncer une pacification définitive de sa destinée, des bouleversements se produisent chez lui, pareils à ceux donc Olivier fut le théâtre, si rapides, si foudroyants que les témoins et les victimes de ces soudaines explosions de maladie en demeurent presque plus déconcertés que désespérés.

Il avait donc passé la nuit à discuter avec lui-même tous les détails, significatifs ou non, observés dans l’après-midi et dans la soirée, depuis le moment ou il avait remarqué l’intimité inattendue de Pierre avec Corancez, jusqu’à celui où, venu dans la chambre de son ami sur un espoir d’explication, il avait trouvé cette chambre vide. Vers les cinq heures, il s’endormit de ce court et pesant sommeil que l’on a en chemin de fer, au matin. Il eut un rêve en accord avec les préoccupations de son insomnie, mais qui exaspéra encore son inquiétude par une apparence de pressentiment. Il se vit auprès d’Ely de Carlsberg, à Rome, dans le petit salon du palais où elle le recevait autrefois. Tout à coup sa femme arrivait, conduisant par la main Pierre Hautefeuille. Celui-ci s’arrêtait, comme terrassé d’épouvante, et voulait crier : soudain la paralysie l’envahissait, immobilisant sa jambe, désorbitant son œil gauche, tirant de côté sa bouche d’où ne s’échappait aucun mot. L’anxiété de ce cauchemar avait été assez forte pour qu’elle continuât d’obséder Olivier une fois réveillé. Il était si mal à son aise qu’il voulut sortir avant même d’avoir revu sa femme. Il lui écrivit un petit mot on il lui disait qu’il avait un peu de migraine, qu’il craignait de lui gâter son repos du matin, qu’il rentrerait vers les neuf heures pour le premier déjeuner, que, s’il tardait, il la priait de ne pas l’attendre. Il espérait apporter à cette journée, qu’il sentait devoir être décisive, des nerfs remontés par le mouvement de la promenade. La marche forcée était son grand remède en de semblables crises. Elle lui aurait réussi sans doute si, après avoir cheminé longuement et droit devant lui, il ne s’était retrouvé au retour, vers les dix heures, à l’entrée de la rue d’Antibes, ce coin le plus vivant et le plus élégant de Cannes. Le long couloir de cette rue était à cet instant plein d’ombre fraîche, et comme égayé, comme vivifié par une de ces brises marines qui mettent dans l’air brûlant de ces matins provençaux une fièvre alerte de vivre. Les roues des voitures roulaient plus lestement, le sabot des chevaux sonnait plus prestement sur le pavé clair. Des jeunes gens passaient, Anglais pour la plupart, qui vaquaient à leur exercice d’après le breakfast et d’avant le lunch. Ils abordaient des jeunes femmes et des jeunes filles avec lesquelles ils avaient sans doute arrêté la veille cette rencontre matinale. D’autres se hâtaient vers la gare, pour ne pas manquer le train de Nice et de Monte-Carlo. Et tous et toutes donnaient par leur allure, par leur mise et par leurs façons, cette impression d’une vie très frivole, mais très amusée, qu’Olivier devait sentir avec d’autant plus d’intensité qu’il avait lui-même vécu cette vie autrefois. Des matins semblables s’évoquèrent devant sa pensée : c’était à Rome, il y avait juste deux ans. Oui. Le ciel était bleu de ce bleu-là. Par les couloirs des rues, soufflait la même brise fraîche dans le brûlant soleil. Les voitures et les promeneurs allaient de ce même train allègre, et lui, il était un de ces passants. Il gagnait quelque rendez-vous avec Ely, et sur la place d’Espagne il achetait des fleurs pour en garnir l’appartement où il devait la retrouver. Machinalement, par cette parodie de nous-mêmes où nous entraîne parfois le souvenir, il entra chez un fleuriste de cette rue d’Antibes, qui lui avait, pour une seconde, donné l’illusion du Corso Romain. Les roses, les œillets, les narcisses, les anémones, les mimosas, les violettes s’entassaient par gerbes sur le comptoir, glorieuse prodigalité de ce sol, qui, depuis Hyères jusqu’à San-Remo, n’est qu’un grand jardin épandu au bord de la mer, et le magasin était rempli d’un pénétrant arome qui ressemblait, lui aussi, aux senteurs respirées jadis à l’heure des baisers. Le jeune homme prit au hasard une touffe d’œillets rouges. Il sortit, les tenant à la main, puis il songea : « Je n’ai plus personne à qui les offrir… » Par contraste, l’image de son ami et de Mme de Carlsberg se présenta ; et il subit, par-dessous toutes les émotions singulières qu’il éprouvait depuis seize heures, une autre émotion encore et bien inattendue : la plus instinctive, la plus irraisonnée des jalousies. Il haussa les épaules, et il fut sur le point de jeter les œillets sur le pavé ; puis, avec une de ces ironies solitaires où se soulage parfois l’extrême amertume du cœur :

— « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! … » pensa-t-il. « Je vais offrir ces fleurs à ma femme. Elles me serviront d’excuse pour être sorti sans lui dire bonjour… »

Quand il entra dans le salon de leur petit appartement, à l’hôtel, afin d’exécuter ce projet, si bourgeois pour lui, de galanterie maritale, Berthe était assise à son bureau. Elle écrivait une lettre, d’une longue et haute écriture impersonnelle, sur un buvard de voyage. Autour de ce buvard, vingt petits objets étaient déjà rangés : une pendule, des portraits dans leurs gaines en cuir, le livre d’adresses, le block-notes, la boîte à timbres, un calendrier, comme si elle eût habité l’appartement, non pas depuis quelques heures, mais depuis de longues semaines. Elle portait un costume tailleur, choisi avec l’idée que son mari reviendrait certainement la chercher pour lui faire voir Cannes. Puis, comme il ne paraissait pas, elle réglait sa correspondance en retard, avec un calme apparent dont Olivier fut la dupe. Elle ne fit, d’ailleurs, quand il entra, aucun geste de contrariété ou de reproche. Les traits raides de son visage demeurèrent aussi tendus, aussi froids. Dès les premières semaines de leur mariage, les deux époux avaient commencé de vivre dans ce singulier état d’intimité distante. De toutes les formes d’existence conjugale, c’est la plus contraire à la nature et la plus exceptionnelle dans les commencements. Il faut avoir bien pris son parti d’un mariage manqué pour savoir que le seul remède à l’incompatibilité d’humeur est la politesse. Elle résout du moins les difficultés du frottement quotidien, aussi intolérables quand l’amour fait défaut que la présence quotidienne est douce et nécessaire aux mariages heureux. Mais que de fois, même dans les ménages les plus mal assortis, cette politesse dissimule chez une des deux personnes qui la pratiquent les secrètes violences de la passion, rênée parce qu’elle est méconnue ! Etait-ce le cas pour Mme Du Prat, pour cette enfant de vingt-deux ans, si maîtresse d’elle-même qu’elle semblait tout naturellement indifférente ? Souffrait-elle de son mari sans en rien montrer ? L’avenir le dirait. Le présent, c’était une femme du monde en voyage, d’aspect parfaitement correct, qui tendit son front au baiser du seigneur et maître sans une plainte, sans une nuance de surprise non plus quand il commença :

— « J’ai laissé passer l’heure du déjeuner ; j’espère que vous ne m’avez pas attendu. Pour me faire pardonner, je vous ai apporté ces belles fleurs. »

— « Très belles, en effet, » répondit Berthe, qui approcha le bouquet de son visage pour le respirer. La brillante chair rouge des larges œillets, avec leur éclat si chaud, si vivant, faisait encore ressortir en tonalités froides son teint de blonde, comme nourri d’un sang mêlé de neige. Le bleu de ses prunelles avait quelque chose de métallique, de scintillant, où paraissait n’avoir germé aucune larme ; et pourtant, à la manière dont elle goûtait, dont elle buvait de ses minces narines frémissantes la senteur musquée et poivrée des fleurs offertes par son mari, une nervosité se reconnaissait, peut-être une émotion. Mais il n’y en avait aucune trace dans le son de voix qu’elle eut pour demander : — « Vous êtes sorti sans rien prendre ? … Ce n’est pas raisonnable… Est-ce que votre migraine a passé ? … Vous avez si mal dormi cette nuit ! … Je vous ai entendu marcher. »

— « J’ai eu de l’insomnie en effet, » répondit Olivier, « ce n’est rien. Le grand air de cette jolie matinée m’a remonté… Avez-vous vu Hautefeuille ? » ajouta-t-il.

— « Non, » dit-elle sèchement. « Où l’aurais-je vu ? Je ne suis pas sortie… »

— « Et il ne m’a pas fait demander ? »

— « Pas que je sache. »

— « Il n’est peut-être pas bien lui-même, » reprit Olivier. « Si vous permettez, je vais chercher de ses nouvelles… »

Il avait quitté le salon depuis longtemps. La jeune femme était encore le front sur sa main, dans l’attitude qu’elle avait eue pour lui répondre : « À tout à l’heure… » Ses joues étaient brûlantes maintenant, et, si elle ne pleurait pas, elle avait le cœur bien gros, car son souffle se faisait hâtif et saccadé. Olivier absent, elle était une autre femme et qui se livrait tout entière au sentiment singulier que lui inspirait son mari. Elle avait pour lui un amour froissé, méconnu et maladroit, qui, ne sachant pas, n’osant pas s’épancher en tendresses ou en reproches, s’exaspérait en muettes, en constantes irritations. Dans un tel état moral, l’amitié si visiblement partiale d’Olivier pour Pierre devait lui être très antipathique, surtout depuis ce crochet sur Cannes qui reculait leur retour, quand elle avait, elle, toute sa famille à revoir. Mais une autre raison lui faisait détester cette amitié. Comme toutes les jeunes femmes qui se marient dans une société autre que la leur, elle était passionnément inquiète du passé de son mari. Une de ces demi-confidences, que les hommes les plus renfermés se permettent avec la première expansion des lendemains de mariage, le lui avait appris : Olivier avait, dans les derniers temps de sa vie de garçon, subi une déception d’amour particulièrement cruelle. Une autre demi-confidence le lui avait fait comprendre : cette aventure avait eu pour théâtre Rome et l’héroïne en était une grande dame étrangère. Olivier, lui, avait oublié ces deux imprudentes phrases, mais Berthe, non. Elle ne s’était pas contentée de retenir ces aveux, de les mettre ensemble, de les compléter par ce travail de mosaïque ou les femmes excellent, piquant un détail ici, un autre détail là, dans les conversations les plus insignifiantes, pour les encastrer dans l’histoire qu’elles connaissent déjà. Elles arrivent ainsi à des inductions que n’égalent ni les plus habiles policiers, ni les savants les plus subtils. Olivier ne soupçonnait pas cet obscur travail dans la pensée de Berthe ; et encore moins, qu’elle eût découvert le prénom de cette maîtresse inconnue, si révélateur par sa singularité. Voici comment. Lorsqu’il s’était marié, il avait détruit bien des lettres, jeté au feu bien des fleurs séchées, bien des portraits. Puis, c’est l’histoire commune de ces autodafés intimes, la main lui avait tremblé devant quelques-unes de ces reliques, — reliques d’une jeunesse tourmentée, malheureuse, mais pourtant sa jeunesse. — Il avait ainsi gardé une photographie de Mme de Carlsberg, un profil perdu, si beau, si pur de lignes, si pareil au dessin d’une antique médaille, qu’il ne s’était pas décidé à le brûler. II avait glissé ce portrait dans une enveloppe. Le hasard d’une visite reçue à ce moment lui avait fait mettre cette enveloppe elle-même dans une poche d’un grand portefeuille où il serrait des papiers d’affaires courantes. Il l’y avait oubliée. Il ne s’était aperçu de sa distraction qu’une fois arrivé en Egypte. Là encore il avait eu l’idée de brûler le portrait ; une seconde fois il n’avait pas pu. Dans le monde cosmopolite où ses fonctions de diplomate l’avaient fait vivre, l’habitude est constante chez les femmes de donner leur photographie avec des signatures à des amis, quelquefois à des connaissances de passage ; par conséquent le prénom d’Ely écrit au bas de la carte ne prouvait rien. Berthe ne découvrirait jamais ce portrait. Si elle le découvrait, il en serait quitte pour dire le nom de Mme de Carlsberg. Il avait donc remis la photographie où elle était ; et un jour, l’événement qu’il avait considéré comme peu probable, s’était produit de la manière la plus simple. Il était absent de l’hôtel. C’était à l’époque de leur halte à Louqsor. Berthe, qui ne cessait pas, durant tout ce voyage, de tenir ses comptes avec sa méticulosité native et apprise, avait, pour chercher une note réglée par son mari, regardé, sans penser à mal, dans les poches du portefeuille. Elle avait trouvé la photographie. Seulement, l’autre partie de la prévision d’Olivier ne s’était pas réalisée. Elle ne l’avait pas questionné. La présence de ce portrait parmi les papiers d’Olivier, la souveraine et singulière beauté de ce visage de femme, la nouveauté de ce prénom étranger, l’élégance de la toilette, le lieu enfin d’où venait la photographie, — Rome, — tout avait dit à la jeune femme que c’était là cette rivale mystérieuse qui avait tenu tant de place dans le passé de son mari. Elle y pensait trop souvent ! Mais comment en parler à Olivier sans qu’il pût croire qu’elle avait espionné son secret, fouillé volontairement dans ses papiers ? Et puis, que lui demander qu’elle ne devinât, après ce qu’elle savait à demi ? Elle s’était tue, en gardant au cœur la brûlure de cette anxieuse et mortelle curiosité. C’en était assez pour qu’en voyant la veille son mari sortir seul avec l’ami le plus intime de sa jeunesse, elle se dit : « Ils vont parler d’elle. » Qui donc avait pu recevoir les confidences d’Olivier, sinon Pierre Hautefeuille ? Était-il besoin d’une autre raison pour justifier une véritable antipathie ? Elle avait vu Olivier revenir bouleversé de cette promenade avec son ami. Elle s’était dit : « Ils ont parlé d’elle, » La nuit, elle l’avait entendu aller et venir dans sa chambre, elle s’était dit : « II pense à elle. » Et voilà pourquoi elle demeurait, devant la porte refermée maintenant, seule, le front sur la main, immobile, sentant son cœur battre à se rompre, et haïssant d’une réelle haine cet ami qui savait ce qu’elle ne savait pas, et devinant, à force de réflexion concentrée, une partie de la vérité. Qu’il eût mieux valu, et pour elle, et pour Olivier, et pour tous, qu’elle la sût dès lors tout entière !

Le cœur d’Olivier battait bien vite aussi, quand, après avoir frappé à la porte de Pierre, il entendit la réponse ; « Entrez, » jetée par cette voix si connue et qu’il avait épiée vainement, la veille au soir, sur ce même palier. A onze heures, Pierre n’était pas levé. Il s’en excusa gaiement :

— « Tu vois les habitudes méridionales… J’en serai bientôt au même point qu’un des Werekiew établi ici. L’autre jour, Corancez le trouve encore au lit à cinq heures de l’après-midi, « Vous savez, » dit Werekiew, « en Russie on n’est pas matinal… »

— Tu as bien raison de te soigner, » fit Olivier, « puisque tu as été souffrant… »

Il avait dit cette phrase par embarras et un peu au hasard. Comme il eût voulu que l’autre lui répondît en lui racontant sa sortie de la nuit dernière ! Non, une légère rougeur courut sur les joues d’Hautefeuille, et ce fut tout. C’était assez pour qu’Olivier n’eût aucun doute sur la réelle raison de cette sortie. Entre les deux alternatives, soudain imaginées quand il avait trouvé la chambre vide, sa pensée venait de choisir. L’évidence s’imposait à lui : Pierre avait une maîtresse et il était allé, cette nuit, à un rendez-vous avec cette maîtresse. Il voyait ce visage resté si jeune, se détacher sur l’oreiller avec des traces de voluptueuse lassitude partout empreintes : l’orbite des yeux était comme creusé, le teint disait cette fatigue momentanée du sang qui suit les heures de trop délicieux amour, sur les lèvres flottait un sourire d’une langueur tout ensemble heureuse et comme épuisée. Tandis qu’ils commençaient à causer de choses et d’autres, Olivier dévorait du regard ces trop indiscutables signes. Ils lui faisaient mal à constater, presque physiquement, et à l’idée que les caresses dont Pierre était tout enivré encore et tout lassé pouvaient lui avoir été données par Ely, une pointe si aiguë de douleur lui fouillait la poitrine qu’il en aurait crié. Avec l’instinct passionné d’une amitié qui s’inquiète, d’une jalousie qui s’éveille, d’une nostalgie qui se souvient, d’une curiosité qui s’enfièvre, il continuait son implacable et silencieuse enquête : oui, Pierre avait une maîtresse, et cette maîtresse était une femme du monde, et une femme qui n’était pas libre. La preuve en était dans l’heure des rendez-vous, dans les précautions prises, et surtout dans cette espèce d’orgueil de son cher secret que l’amant avait au fond des yeux. Pour entrer chez elle il fallait traverser une haie de jardin : en revenant, Pierre avait jeté sur la commode le chapeau de feutre mou qu’il portait pour son expédition, et des brindilles de branches d’arbustes étaient restées sur le rebord, en même temps qu’une petite traînée verte sur le revers attestait le frôlement des feuillages écartés avec la tête en se penchant. Auprès de ce chapeau, le jeune homme avait déposé son revolver, emporté pour cette expédition nocturne, et ses bijoux. À côté de sa montre, de ses clefs, de son porte-monnaie, se trouvait la bague qu’Olivier avait remarquée la veille : deux serpents enlacés à têtes d’émeraudes. Il se leva, sous le prétexte d’aller et de venir dans la chambre ; en réalité pour prendre cette bague. Elle l’attirait, d’une maladive et irrésistible attraction. Machinalement, comme il passait devant la commode, et sans s’interrompre de parler, il la saisit et il la mania, une seconde, d’un air indifférent. Il vit qu’une inscription était tracée en toutes petites lettres à l’intérieur : « Ora e sempre, — maintenant et toujours », — cette devise des deux amants du palais Fregoso, qu’Ely avait fait graver sur le talisman de tendresse donné à son ami au retour de Gênes. Olivier ne pouvait pas comprendre ce doux rappel de douces heures. Il reposa la bague sans un commentaire. Mais s’il avait pu conserver un doute sur ce qui se passait en lui-même, il l’aurait perdu à constater son immédiat soulagement. Il n’avait rien trouvé à l’intérieur de la bague qui lui révélât, comme il s’y attendait, Mme de Carlsberg. Au contraire, ces mots Italiens venaient de lui suggérer de nouveau cette idée que la maîtresse de Pierre pouvait être Mme Bonaccorsi aussi bien que la baronne Ely. Il songea : « Une fois de plus, j’aurai été le cheval qui galope après son ombre… » Et regardant son ami, qui avait eu un second passage de rougeur sur ses joues pendant ce rapide examen, il lui demanda :

— « Est-elle nombreuse, la colonie Italienne d’ici ? »

— « Je ne connais que la marquise Bonaccorsi et son frère Navagero… Encore ce dernier est-il une espèce d’Anglais, plus Anglais que tous les Anglais de Cannes… »

En même temps qu’il nommait ainsi la Vénitienne, Hautefèuille rougissait encore. Il devinait par quelle association d’idées Olivier lui posait cette question aussitôt après avoir manié la bague et certainement lu la devise : son ami croyait que ce souvenir lui venait d’une Italienne, et qui pourrait-ce être, sinon la marquise Andriana ? Un autre se serait réjoui de cette erreur qui égarait aussitôt une perspicacité bien vite éveillée. Hautefeuille, lui, était trop délicat pour ne pas souffrir d’une équivoque de cet ordre qui compromettait une femme irréprochable, et dont il avait été le témoin, à son mariage… Cet embarras, cette rougeur, un rien d’hésitation dans la voix, autant d’indices pour l’autre qu’il était sur la véritable piste. Olivier eut un remords d’avoir cédé à une impulsion presque irréfléchie. Il pensa qu’il avait froissé son ami, et ii aurait voulu lui en demander pardon. Mais souligner une indélicatesse en s’en repentant, c’est toujours une indélicatesse de plus. Ce qu’il pouvait faire, et ce qu’il fit, c’était de réparer un peu l’impression que ses sarcasmes de la veille avaient dû produire sur Hautefeuille, si ce dernier était amoureux de la Vénitienne. L’anglomanie de Navagero lui servit de texte à caricaturer en quelques mots un snob du même ordre rencontré à Rome, puis il conclut :

— « J’étais de méchante humeur hier, et j’ai dû te paraître vaguement prudhomme dans mon accès de sépia… Je me suis tant amusé moi-même autrefois à cette société bigarrée des villes d’eaux, et j’ai tant goûté le charme des étrangères… J’étais plus jeune… Je me souviens même d’avoir aimé Monte-Carlo… Je serais curieux de le revoir. Si nous y allions dîner, aujourd’hui, par exemple ? Ça distrairait Berthe et je crois que ça ne m’ennuierait pas… »

Il disait vrai. Dans ces crises tout imaginatives, les moments de détente sont accompagnés d’un étrange sentiment de bien-être qui se traduit par des passages d’une gaieté enfantine, comme les motifs d’où elle dérive le plus souvent. Pendant les heures qui suivirent et jusqu’au moment où le train se mit en branle vers Nice, Olivier étonna sa femme et son ami par la métamorphose pour eux inexplicable de son humeur et de sa conversation. L’ora e sempre de la bague et son sentimentalisme, ce qu’il savait de la simplicité, du naturel Italien en amour, le caractère d’opulente beauté résumé dans cette comparaison que Pierre avait faite de Mme Bonaccorsi avec un Véronèse, tout lui donnait maintenant l’idée que son ami était l’amant d’une maîtresse indulgente et facile, voluptueuse et douce. Il se complaisait à l’imagination de cet amour heureux, autant qu’il s’était meurtri à la pensée de l’autre amour, et il croyait, de bonne foi, que son anxiété de la veille et du matin avait eu pour unique principe sa sollicitude à l’égard d’Hautefeuille, et que son contentement actuel résultait encore de son amitié rassurée ! … Un incident très simple fit s’écrouler cet édifice d’illusions volontaires et involontaires. À la station du Golfe-Jouan, comme Hautefeuille se penchait un peu à la fenêtre, une voix le héla. Olivier reconnut l’indestructible accent de Corancez. La portière s’ouvrit et donna passage à une femme d’abord, qui n’était autre que l’ex-madame Bonaccorsi, escortée du Méridional lui-même. En voyant que Pierre n’était pas seul, Andriana ne put s’empêcher de rougir jusqu’à la racine de ses admirables cheveux blonds, tandis que, toujours égal à toutes les circonstances, triomphant, rayonnant, superbe, Corancez vaquait aux présentations. Le séducteur conjugal avait pensé aux moindres détails, et, avant de partir pour Gênes, il avait installé, dans une des villas du Golfe-Jouan, un asile de rendez-vous qui devait servir aux secrets bonheurs de son originale lune de miel. Andriana avait trouvé le moyen de tromper la surveillance de son frère et d’aller retrouver son époux clandestin dès le premier jour. La volupté commençait de lui donner cette audace sur laquelle le rusé compère avait spéculé pour le succès final, mais il n’avait pas encore dressé la brave créature à bien mentir. À peine assise dans le wagon, elle dit à Olivier et à sa femme, qui ne la questionnaient pas :

« J’avais manqué le train précédent, M. de Corancez aussi : nous avons eu l’idée de venir à pied jusqu’ici pour prendre le train suivant, au lieu de nous morfondre dans la gare de Cannes… »

Tandis qu’elle parlait, Olivier regarda ses petits souliers vernis et le bas de sa robe qui démentaient trop évidemment ce propos. Pas un grain de poussière ne les déshonorait, et les pieds de son prétendu compagnon de marche avaient des guêtres qui n’avaient point fait cinquante pas. Les deux complices légitimes surprirent ce regard d’Olivier : il acheva la confusion de la sensible Italienne, et faillit provoquer le fou rire de Corancez, qui dit gaiement :

— « Et vous allez à Monte-Carlo ? Je vous y retrouverai peut-être… Où dînez-vous ? »

— « Je n’en sais rien, » répondit Olivier avec une sécheresse presque impolie. Et il ne prononça plus une parole, pendant que le train filait le long de la mer et de tunnel en tunnel, et que le Méridional, sans se décontenancer devant la visible mauvaise humeur de son ancien camarade, engageait avec Mme Du Prat une conversation qu’il trouvait le moyen de rendre presque familière.

— « C’est la première fois que vous allez à la maison de jeu, madame ? Alors je vais vous demander, si je vous retrouve, de me laisser jouer votre jeu… Bon ! encore un tunnel… Savez-vous comment les Américains appellent ce bout de ligne ? … Miss Marsh ne vous l’a pas conté, marquise ? … Non… Eh bien ! c’est charmant : « la flûte », parce qu’il n’y a que des trous là-haut, de place en place… Avez-vous aimé l’Egypte, madame ? On prétend qu’Alexandrie ressemble à Marseille… « Mais ils n’ont pas le mistral ! » dirait un Marseillais… Hautefeuille ! tu connais mon cocher, l’Aîné ? À Cannes, il y a deux mois, par un jour où toutes les villas tremblaient, il me dit : « Aimez-vous notre Midi, monsieur Marius ? — Oui, lui répondit-je, s’il n’y avait pas de vent… — Hé ! pécheire, de vent ! … Il n’y a jamais de vent, depuis Marseille jusqu’à Nice. — Et ça ? lui dis-je en lui montrant un des palmiers de la Croisette qui s’en allait dans la mer tant il était courbé d’un seul côté. — De vent, ça ! monsieur Marius ! mais c’est pas de vent… C’est le mistral, qui rend le Provençal alerte ! … »

— « Le voici, le véritable amant de l’Italienne, » songeait Olivier. Il lui avait suffi de voir Hautefeuille en présence d’Andriana, une minute, pour en être sûr : ce n’était point là cette maîtresse inconnue auprès de qui le jeune homme avait passé une partie de la nuit dernière. L’entrée de Corancez avec elle, au contraire, leur visible intimité, le maladroit mensonge qu’elle s’était permis, la fascination exercée sur elle par le bagout du Méridional, ces divers indices ne permettaient pas le doute. « Oui, » se répétait Olivier, « c’est son amant… Ils sont dignes l’un de l’autre, cette belle grosse femme qui pourrait vendre des oranges sur le quai des Esclavons et ce bellâtre bavard ! Comme il avait raison, celui qui disait d’eux : « Vous tairez-vous, Bouches-du-Rhône ? » Et Hautefeuille qui l’écoute avec complaisance ! Hautefeuille qui ne paraît pas étonné que ces braves gens trimbalent leur adultère dans tous les trains à côté d’un jeune ménage ! … Comme il a changé ! … » On le voit, avec tout son scepticisme, Olivier Du Prat n’échappait guère aux préjugés et à l’illogisme courants. Il avait trouvé tout naturel, sa jeunesse durant, d’abriter ses intrigues sous la protection d’honnêtes femmes, amies ou parentes de ses maîtresses. Il trouvait aujourd’hui très étrange que Pierre ne se scandalisât point de voir Mrme Bonaccorsi et Corancez s’installer dans le même compartiment que M. et Mme Du Prat ! Mais surtout il recommençait de se livrer au douloureux travail d’induction interrompu quelques heures, et il pensait : « Non, cette grosse Italienne et ce pitre du Midi ne peuvent pas lui plaire… S’il les supporte, s’il les aime, c’est qu’ils lui représentent une commodité, une complicité, ou simplement des gens qui connaissent sa maîtresse… Car il a une maîtresse ! Quand je ne saurais pas qu’il a découché, quand je ne l’aurais pas vu dans son lit, ce matin, avec ses yeux creusés, son teint épuisé, quand je n’aurais pas eu entre les mains cette bague avec sa devise, je n’aurais qu’à le regarder maintenant. C’est un autre homme… »

Tout en monologuant de la sorte, en lui-même, Olivier étudiait de nouveau son ami avec cette avidité passionnée qui déchiffre les moindres gestes, les mouvements de paupières, la respiration d’un autre être, comme un sauvage saisit, analyse, traduit le pli des herbes, une empreinte à terre, le bris d’une branche, le froissement d’une feuille, sur le sentier où a passé un fugitif. L’observateur constatait ainsi la diminution chez Pierre de ce caractère exclusivement, étroitement Français, qu’il lui avait connu jadis. Le jeune homme n’aimait pas Ely depuis plus de trois mois, il n’y avait pas plus de trois semaines qu’il s’en savait aimé ; mais à force de penser à elle, toutes ses associations d’idées et ses références s’étaient modifiées d’une manière aussi profonde qu’insensible. Sa causerie s’était comme teintée d’exotisme. Les allusions aux choses d’Italie et d’Autriche y passaient naturellement. Lui qui jadis étonnait Olivier par son absolue incuriosité, il paraissait prendre un plaisir de nouvel initié aux anecdotes de ce monde cosmopolite où de secrètes et vivantes racines le tenaient attaché. Il avait là des intérêts, des habitudes, des sympathies, des sentiments ; et rien dans ses lettres n’avait fait deviner cette métamorphose à son ami. Celui-ci continuait de chercher la femme à travers cette conversation, sur la physionomie de Pierre, et par-dessous les moindres phrases qu’échangeaient les trois causeurs. Berthe, après avoir à peine répondu aux familiarités de Corancez, paraissait maintenant absorbée par l’admirable paysage de mer. C’était la fin de l’après-midi : les nappes d’eau bleue et violette dormaient dans le découpage des criques, l’écume moutonnait autour des grands caps boisés, et, là-bas, de l’autre côté, pour clore l’horizon, par delà les montagnes de roches, se profilait sur un ciel rose la dentelure blanche des Alpes neigeuses. Mais la distraction de la jeune femme n’était qu’apparente, et si Olivier n’avait pas été lui-même bouleversé par un nom soudain prononcé, il aurait pu voir que ce même nom la faisait, elle aussi, frémir tout entière :

— « Est-ce que vous dînez demain à la villa Hetmholtz ? » avait demandé Mme Bonaccorsi à Hautefeuille.

— « J’irai le soir, » avait-il répondu.

— « Sais-tu si la baronne Ely est à Monte-Carlo aujourd’hui ? » demanda Corancez.

— « Non, » fît Hautefeuille, « elle dîne chez la grande-duchesse Véra. »

En disant cette phrase pourtant bien simple, sa voix avait tremblé un peu. Il eût trouvé puéril et indigne de jouer à la cachotterie devant Olivier, et il était parfaitement naturel que Corancez, le sachant si lié avec Mme de Carlsberg, lui demandât un renseignement d’une telle insignifiance. Mais le don de double vue que semblent posséder les amants lui avait fait sentir que son ami le regardait d’un regard particulier, et, chose plus singulière, la jeune femme de son ami. La conscience du tendre secret qu’il portait caché au fond de son cœur, en un sanctuaire d’adoration, lui avait rendu ces deux regards si pénibles que sa physionomie s’altéra un peu, — juste assez pour que les deux personnes qui l’épiaient en ce moment trouvassent dans ce passage de trouble de quoi répondre chacune à sa pensée :

— « La baronne Ely ? Mais c’est le nom écrit sous le portrait ! … » Comment Berthe ne se fût-elle pas dit cela ? Et tout de suite : « Est-ce que cette femme serait à Cannes ? Comme ils ont l’air troublé, Olivier et lui ! »

— « Il est au courant de tout ce qu’elle fait, » avait songé Olivier. « Et ce Corancez, avec quelle familiarité il lui en a demandé des nouvelles !,.. C’est le ton de ces gens-là, pour vous parler d’une femme avec qui vous avez eu une liaison affichée… Une liaison ! … Est-ce possible ? … »

Est-ce possible ? La voix intérieure, exorcisée un moment par la lecture des mots gravés sur la bague, avait recommencé de parler. Elle répondait que cette liaison d’Ely et de Pierre n’était pas seulement possible, qu’elle était probable, qu’elle était certaine… Comme ils étaient peu nombreux pourtant, les faits positifs qui se ramassaient dans cette certitude ! Mais d’autres allaient s’y ajouter tout de suite. Ce fut d’abord une confidence que Pierre lui-même fit à son ami de la part de Corancez, lequel avait bien remarqué la froideur de leur ancien camarade.

— « Tu n’as pas été content de le voir entrer dans notre compartiment ? Il l’a senti. Avoue-le… »

— « Ce sont les mœurs de la côte, » répondit Olivier, « Je trouve qu’il aurait pu épargner leur coudoiement à ma femme, voilà tout. Que Mme Bonaccorsi soie sa maîtresse, tant mieux pour lui… Qu’il nous la présente comme il l’a fait, je trouve cela un peu sans-gêne, voilà tout… »

— « Ce n’est pas sa maîtresse, » avait repris Hautefeuille, « c’est sa femme. Il vient lui-même de me demander de te le dire. Je t’expliquerai tout plus tard. »

Et Pierre avait continué, racontant en deux mots hâtifs l’extraordinaire mariage secret, — et la tyrannie de Navagero sur sa sœur, et la résolution de celle-ci, et leur départ à tous sur le yacht, et la cérémonie dans le vieux palais Génois. Il avait choisi, pour faire ce récit à son ami, le moment où, dans le vestibule du restaurant, Berthe était à quelques pas d’eux son manteau et son voile, tandis qu’eux-mêmes déposaient leurs pardessus aux mains du chasseur. C’était le premier instant où elle les eût laissés seuls depuis la descente du train, et elle semblait se complaire à le prolonger. Ni l’un ni l’autre ne prenait garde à l’attention avec laquelle elle les observait qui causaient, d’autant plus vivement qu’un orchestre de tsiganes jouait tout auprès, couvrant leurs voix. Et quand la jeune femme se rapprocha :

— « Avec tout cela, tu n’as pas eu le temps de voir Gênes ? » demanda Olivier, changeant à moitié de conversation. Mais comment Berthe n’aurait-elle pas cru qu’ils en changeaient tout à fait :

— « Rien que d’avoir entendu ce nom, » songeait-elle, « et voilà comme il est troublé ! … Et quel hypocrite que l’autre ! »

— « Mais si ! » . répondait Hautefeuille. « La mer était trop mauvaise, nous ne sommes revenus que le lendemain. »

— « Ils ont passé la nuit là-bas ! » se dit Olivier. D’ailleurs, ils l’auraient passée ensemble sur le bateau, sa conclusion eût été pareille. N’est-ce pas le rêve de toutes les maîtresses mariées, le roman dans leur roman : s’assurer la douceur d’une vraie nuit d’amour, pleinement, longuement savourée en un asile protégé ? Et comme si la destinée s’acharnait à dissiper ses derniers doutes, voici qu’en traversant le restaurant pour gagner une table libre, parmi la foule bigarrée des dîneurs et des dîneuses, Hautefeuille s’arrêta. Il saluait quatre personnes assises à une table plus élégamment servie que les autres et jonchée de rieurs rares :

— « Tu n’as pas reconnu ton ancienne camarade de cotillon ? » dit-il à Olivier en revenant à côté des Du Prat.

— « Yvonne de Chésy ? En effet, elle n’a pas changé… Comme elle reste jeune ! » fit Olivier. Il avait devant lui une large glace dans laquelle se réfléchissait tout le pittoresque tohu-bohu du restaurant à la mode, avec ses tablées de femmes du monde et du demi-monde en toilettes parées et en chapeau, se coudoyant, se dévisageant, et accompagnées par des hommes qui connaissaient les unes et les autres. La position des convives faisait que Du Prat voyait Yvonne en profil perdu. Elle avait en face d’elle son mari, non plus l’étourdi et fringant Chésy de la Jenny, mais un être nerveux, inquiet, absent, l’image trop exacte du joueur décavé, qui se demande, en plein décor de luxe, s’il ne va pas sortir de la chambre pour se brûler la cervelle. Entre ce convive visiblement mal à son aise et la jeune femme toujours rieuse, et qui ne soupçonnait rien, se tenait un personnage de mine ignoble, les bajoues tombantes, les yeux perçants, inquisiteurs, brutaux, dans un masque de chair sanguin, une rosette d’officier à la boutonnière, qui faisait une manifeste cour à la jeune femme. Entre Yvonne et Chésy, une seconde femme était assise, dont Olivier ne voyait d’abord que la nuque. Puis il observa qu’une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cette femme se retournait pour regarder vers leur table, à eux… Il y avait, dans l’attitude de cette inconnue, quelque chose de si étrange, la préoccupation qu’elle montrait du groupe formé par les Du Prat et par Hautefêuille contrastait si fort avec sa tenue, avec l’expression réservée de son visage, qu’Olivier eut un éclair de nouvelle espérance. Si cette femme, jolie et fine, avec une expression si doucement intéressante, était cette maîtresse aimée de Pierre ? Et, comme distraitement, il demanda :

— « Avec qui donc dînent les Chésy ? Qui est cet homme décoré ? … »

— « C’est Brion, le financier, » dit Hautefeuille ; « et cette charmante femme en face de lui, c’est sa femme… »

Olivier regarda de nouveau dans la glace ; et, cette fois, il surprit les yeux de Mme Brion fixés bien évidemment sur lui. Sa mémoire, si absolument fidèle pour ce qui touchait à son passé Romain, lui rappela ce nom qu’il entendit en souvenir distinctement, tel qu’il avait été prononcé devant lui par une inoubliable voix. Il se revit dans une allée de la villa Cœlimontana, parlant à Ely de son amitié pour Pierre et engageant avec elle une discussion comme il en avait eu bien souvent. Il soutenait, lui, que l’amitié, ce sentiment si pur, si fier, ce mélange d’estime et de tendresse, d’absolue confiance et de sympathie lucide, ne peut exister que d’un homme à un homme. Elle prétendait, elle, avoir une amie dont elle était aussi sûre qu’il pouvait l’être, lui, de Pierre Hautefèuille, et elle avait nommé Louise Brion. C’était donc cette amie d’Ely qui dînait maintenant à quelques pas de leur table ; et si cette femme le regardait, lui, avec cette insistance singulière, c’est qu’elle savait… Que savait-elle ? … Qu’il avait été l’amant de Mme de Carlsberg ? … Sans aucun doute. Que Pierre l’était aujourd’hui ? … Cette fois, l’obsession de cette idée devint si violente, si impérieuse, qu’Olivier comprit qu’il ne pouvait plus la supporter. Mais n’avait-il pas à sa portée, et tout de suite, un moyen d’apprendre la vérité ? Corancez n’avait-il pas annoncé qu’il finirait la soirée à la maison de jeu ? Et lui qui avait passé l’hiver avec Hautefeuille et Mme de Carlsberg, il savait certainement à quoi s’en tenir. Olivier se dit : « Je l’interrogerai, carrément, nettement. Qu’il parle ou non, je lirai sa pensée dans ses yeux… Il est si étourdi ! … » Puis il eut honte d’un pareil procédé comme d’une affreuse indélicatesse vis-à-vis de son ami. « Voilà ce que c’est que la seule présence d’une femme entre deux hommes de cœur. Comme ils s’avilissent aussitôt ! … Non, je n’essaierai pas de faire parler Corancez… Et pourtant ! … » Étourdi, Corancez ? On ne pouvait pas se tromper d’une façon plus complète sur le fin Méridional : mais, par malheur, il était quelquefois trop fin, et, dans la circonstance, cet excès de subtilité devait lui faire commettre l’irréparable faute d’éclairer définitivement Olivier. Car tous les scrupules de celui-ci ne devaient pas tenir, hélas ! contre la tentation. Après ce qu’il s’était dit, et malgré ce qu’il sentait si nettement, il succomba au funeste désir de savoir, lorsque vers les dix heures il rencontra Corancez dans une des salles du Casino et, brusquement, il lui demanda :

— « Cette baronne Ely dont vous parliez dans le train, c’est bien la belle Mme de Carlsberg que j’ai connue à Rome ? … Celle qui a épousé un archiduc d’Autriche ? … »

— « Elle-même ! » répondit Corancez, qui se dit à part lui : « Tiens ! Hautefèuille n’a pas bavardé… Du Prat l’a connue à Rome ? Pourvu qu’il n’y ait pas de paquet de ce côté-là, et qu’il n’aille rien raconter à Pierre ! … » Et tout haut : « Pourquoi me demandes-tu cela ? »

— « Pour rien, » fit Olivier ; il ajouta après un silence : « Est-ce que mon brave Hautefèuille n’est pas un peu amoureux d’elle ? … »

— « Nous y voici ? » songea le Méridional ; « il le saura toujours tôt ou tard : mieux vaut que ce soit tôt, ça évite les gaffes… » Et il répondit : « S’il en est amoureux ! J’ai vu naître ça… Il l’adore, tout bonnement… »

— « Et elle ? » interrogea Olivier.

— « Elle ? » répliqua Corancez. « Elle en est folle ! … » Et, s’applaudissant de sa perspicacité, il se dit : « Au moins, je suis tranquille maintenant : Du Prat ne commettra pas d’impair ! … »

Pour une fois, ce railleur ne saisissait pas lui-même la prodigieuse ironie de ses propres réflexions, et il était aussi naïf que sa clandestine épouse, la toute simple Andriana, qui, ayant retrouvé Mme Du Prat devant une table de roulette, répondait aux questions tremblantes de la jeune femme sans s’apercevoir de ce trouble, avec la plus imprudente sérénité.

— « Vous avez parlé, dans le train, d’une baronne Ely… Quel drôle de nom ! »

— « C’est un diminutif d’Elisabeth assez fréquent en Autriche. Seulement elle l’écrit, je ne sais pourquoi, avec une y au lieu d’un i… »

— « Alors cette dame est une Autrichienne ? »

— « Comment ! vous ne la connaissez pas ? Mais c’est Mme de Carlsberg, la femme morganatique de l’archiduc Henri-François… Vous la rencontrerez à Cannes, certainement. Et vous verrez comme elle est belle, et bonne, et sympathique ! … »

— « Est-ce qu’elle n’a pas habité Rome autrefois ? … » demanda encore la jeune femme. Comme son cœur battait à oser cette question à laquelle la Vénitienne répondit du ton le plus naturel :

— « Mais si, deux hivers. Elle n’était pas bien avec son mari, alors, et ils vivaient chacun de son côté. C’est un peu remis, à présent, quoique… »

Et l’excellente créature se tut, — par discrétion !