Une lettre inédite

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Cahiers de la Quinzaine (p. 1-32).




Paris, samedi 22 février 1902


Les dépêches, pour la seconde fois, nous rassurent tour à tour et nous inquiètent sur la santé de Tolstoi. Nous ne pouvons aujourd’hui considérer l’ensemble de sa vie et l’ensemble de son œuvre, l’ensemble de son action. Mais nous ne pouvons laisser passer sans protester l’incroyable détournement que l’on a fait, en France, du retentissement de cette action.

Non seulement les snobs, qui sont en un sens les parasites politiques de l’art, comme les politiciens et comme les politiques sont au même sens les parasites snobs de l’action, non seulement les snobs ont trouvé ingénieux, fabriquant des contrefaçons et des malfaçons d’art, d’opposer aux véritables œuvres, qui elles-mêmes sont les critiques les plus fortes et les ennemies les plus redoutées de ces contrefaçons, la critique ennemie de Tolstoi, comme si la critique de Tolstoi, discutable quand elle veut tomber sur les œuvres véritables, ne retombait pas toute toujours de tout son poids sur les contrefaçons ; mais les politiques ont trouvé ingénieux d’utiliser Tolstoi aux fins de leur fausse propagande.

Si Tolstoi était né parmi nous, il n’eût pas eu de plus grands ennemis que le troupeau des snobs tolstoïsants. Mais si ce grand chrétien était né parmi nous, il n’aurait pas de plus grands ennemis, de détracteurs plus acharnés, d’envieux plus mangeurs que la foule de nos démagogues anticléricaux.

Il est permis d’être antichrétien, et je crois bien qu’en un sens nous sommes inchrétiens. Mais c’est par un singulier malentendu, criminel s’il est volontaire, et singulièrement plat s’il est inconscient, c’est par un contresens inouï, redoutable en tout cas, voulu ou non voulu, et bête surtout, que nos antimilitaristes militaristes, nos anticléricaux cléricalistes, nos démocrates autoritaires vont chercher dans Tolstoi des excitations qui n’y sont pas, vont voler dans Tolstoi des encouragements qui ne sont pas faits pour eux, des exhortations chrétiennes, et qui ne sont pas faites pour eux.

Si ce grand chrétien était né parmi nous, si nous avions sur nous l’inépuisable poussée de son génie, si dans nos affaires mêmes, au cœur de nos passions, dans nos peines et dans nos misères nous avions non pas son intervention lointaine et traduite, mais son intervention immédiate, mais sa présence même, la présence de son amour et la présence de sa charité, par dessus tout si nous avions parmi nos luttes et parmi les haines et parmi les envies et la jalousie envieuse la présence encombrante, la présence réelle de sa paix réelle, de sa paix morale, de sa paix avertie, de sa paix première, antérieure, savante et naïve, désabusée mais pleine et grosse d’espoir, si Tolstoi vivait à Paris, allait se promener au Luxembourg, avait affaire à la Chambre et au Sénat, comme il aurait affaire à Antoine et à Mounet-Sully, d’abord nous saurions ce qu’est un chrétien véritable, et nous saurions que c’est beaucoup plus fort que monseigneur l’archevêque de Paris, et nous saurions que ça ne se mange pas aussi facilement dans les banquets gras des vendredis redevenus saints, mais il n’aurait pas d’ennemis plus ennemis que ceux de nos Français qui se réclament le plus de lui, pour la critique sociale et pour la décomposition.

Les Russes ne s’y sont pas trompés. Quand l’année dernière l’excommunication de Tolstoi eut donné le signal d’un mouvement pour la liberté en Russie et que je tâchai de faire avec certains Russes réfugiés à Paris ce cahier que la mauvaise foi des auteurs éventuels rendit impossible, je croyais que les Russes révolutionnaires avaient pour Tolstoi au moins du respect. Je fus étonné quand j’entendis comme ils en parlaient, et surtout comme ils s’en taisaient.

Des Français qui se classent révolutionnaires ne s’y sont pas trompés. On n’a pas oublié comme les enseignements de Tolstoi furent d’abord accueillis par M. Gohier. L’acuité surexcitée, la haine surtendue de ce virulent pamphlétaire avait deviné en Tolstoi un ennemi. C’est alors que M. Gohier avait raison. Il est vrai que M. Gohier serait le plus grand ennemi d’un Tolstoi français. L’homme qui apporte aux guerres civiles un entraînement de férocité que les guerres militaires n’ont pas toujours connu n’a rien de commun avec l’antimilitarisme d’un Tolstoi.

Anxieux de se trouver des alliés, même inconciliables, et des armes, contradictoires, M. Gohier, dans sa précipitation fiévreuse, a depuis adopté envers Tolstoi une situation intenable. C’est un maniaque, nous dit-il, un maniaque religieux. Il croit en Dieu, au Dieu chrétien. À part cela, ses arguments sont fort bons, et je m’en sers.

Mais on ne peut pas ainsi décortiquer un homme. On n’a pas le droit de le désosser. Toute la morale et tout le progrès des sciences naturelles va contre un tel jeu d’hypothèse. Le christianisme est au fond de Tolstoi. C’en est la charpente et la moelle. Écarteler cet homme, tronquer sa pensée, distribuer ses actes, pour usurper ceux qui nous plaisent ou que l’on croit qui nous flattent, c’est mentir à la morale, c’est mentir à la science, mentir à l’histoire. C’est un amusement faux, c’est un jeu déloyal.

Quand un grand chrétien nous oppose toute la grande blancheur de la charité chrétienne, ce n’est pas en lui coupant des pans de robe que nous lui donnerons la réponse attendue. C’est nous-même en dressant, face à la charité blanche, toute la saine santé de la solidarité que nous aimons. Cela est difficile. Mais cela vaut. Et ce qui ne vaut pas, c’est de se déguiser en cordicole pour espionner les misérables cordicoles.

Ce ne sont ni les cabotinages, ni les grouillements de bas-fonds qui décideront de l’humanité. Les débats ne se poursuivent efficaces que dans les hauteurs. Celle des deux qui en définitive sera capable de réaliser le monde le meilleur, de la charité chrétienne ou de la solidarité moderne, celle donc qui vaudra le mieux, sera celle aussi qui vaudra le plus.


Charles Péguy



INTRODUCTION



Romain Rolland


La lettre que nous publions ici pour la première fois date d’un temps déjà ancien, où Tolstoy n’avait encore écrit aucun de ses grands ouvrages sur l’art, ou plutôt contre l’art, qu’il considère dans son ensemble comme un vaste système de corruption, un culte du plaisir, une superstition intéressée de l’élite européenne dans la jouissance égoïste.

Mais si, en 1887, ni la Sonate à Kreutzer, ni Qu’est-ce que l’Art ? n’avaient paru, la violente antipathie de Tolstoy pour l’art moderne n’en perçait pas moins au travers de tous ses écrits.

J’aimais profondément — comme je n’ai jamais cessé d’aimer — Tolstoy. Depuis deux ou trois ans, je vivais enveloppé de l’atmosphère de sa pensée ; j’étais certainement plus familier avec ses créations, avec la Guerre et la Paix, Anna Karénine, et la Mort d’Ivan Iliitch, qu’avec aucune des grandes œuvres françaises. La bonté, l’intelligence, l’absolue vérité de ce grand homme, en faisaient pour moi le guide le plus sûr dans l’anarchie morale de notre temps.

Mais, d’autre part, j’aimais l’art avec passion ; depuis l’enfance, je me nourrissais d’art, surtout de musique ; je n’aurais pu m’en passer ; je puis dire que la musique me semblait un aliment aussi indispensable à ma vie que le pain. — Aussi, combien fus-je troublé, en lisant chez celui que j’étais habitué à respecter et à croire, ces violentes invectives contre l’immoralité de l’art ! Je sentais bien pourtant que rien n’était plus pur que l’impression qui vient de l’œuvre d’un grand artiste. Dans une symphonie de Beethoven, ou un tableau de Rembrandt, on puise non seulement l’oubli de l’égoïsme, mais la force d’intelligence et de bonté, qui ruisselle de ces grands cœurs. Tolstoy parlait de la corruption de l’art, qui déprave et qui isole les hommes. Où m’étais-je mieux retrempé, où avais-je mieux fraternisé avec les hommes, que dans les émotions communes d’un Œdipe-Roi, ou de la Symphonie avec chœurs ? Mais je me défiais de moi-même, et j’avais une angoisse profonde à l’idée que je perdais peut-être ma vie, qui commençait, au service d’une cause mauvaise, quand mon désir était de la rendre utile aux autres.

J’écrivis à Tolstoy. Il me répondit le 4 octobre 1887. — Sa lettre n’a pas besoin de commentaires. Elle reflète la tranquille et limpide lumière de son âme, — cette âme où tout est raison et charité. Elle est écrite avec la bonhomie évangélique de cet artiste, insoucieux du style, uniquement occupé de se faire bien comprendre, ne craignant point de répéter sa pensée jusqu’à ce qu’elle soit enfoncée dans l’esprit. On entend sa parole familière : il n’écrit point, il cause.

Je tiens seulement à dire combien je me sens aujourd’hui, — bien plus encore qu’au moment où je reçus cette lettre, — pleinement d’accord avec sa pensée. Si je regrette que Tolstoy se soit trompé souvent dans l’appréciation de tel ou tel grand homme, comme Beethoven ou Wagner, qu’il a eu le tort de juger sans les connaître, ou du moins sans les connaître suffisamment, — si je regrette aussi qu’il ait jugé de l’art français d’après une poignée de décadents ridicules (à de très rares exceptions près), — ce qui s’explique d’ailleurs par le fait qu’il était assassiné de leurs poèmes prétentieux et de leurs revues malsaines, — en revanche, je trouve son jugement général sur l’art d’une vérité absolue.

Oui, « les produits de la vraie science et du vrai art sont les produits du sacrifice et non des avantages matériels ». — Et ce n’est pas seulement la morale, c’est l’art même qui a intérêt à ce que l’art ne soit plus la propriété d’une caste sociale privilégiée. Artiste, je suis le premier à appeler de mes vœux le moment où l’art rentrera dans la masse commune de la nation, dépouillé de ses privilèges, de ses pensions, de ses décorations, de sa gloire officielle. Je l’appelle, au nom de la dignité de l’art, que souillent les milliers de parasites qui vivent honteusement à ses dépens. L’art ne doit pas être une carrière, il doit être une vocation. « La vocation ne peut être connue et prouvée que par le sacrifice que fait le savant et l’artiste de son repos et de son bien-être pour suivre sa vocation. » — Or dans la civilisation actuelle, il n’y a que les artistes vraiment grands, qui fassent de réels sacrifices ; ils sont les seuls qui se heurtent à de rudes obstacles, parce qu’ils sont les seuls qui se refusent à vendre leur pensée, et à se prostituer pour le plaisir de la clientèle corrompue qui paye ses pourvoyeurs de débauches intellectuelles. En supprimant les privilèges de l’art, en augmentant les difficultés de son accès, il n’est donc pas à craindre qu’on fasse souffrir davantage les vrais artistes ; on n’écartera que la multitude des fainéants qui se font intellectuels pour s’éloigner du peuple, et pour éviter des travaux plus pénibles.

Le monde n’a pas besoin, bon an mal an, des dix mille œuvres d’art (ou prétendues telles) des Salons de Paris, de ses centaines de pièces de théâtre, de ses milliers de romans. Il a besoin de trois ou quatre génies par siècle, et d’un peuple où soit répandue la raison, la bonté, et le sens des belles choses, — un peuple qui ait un cœur sain, une intelligence saine, un regard sain, qui sache voir, sentir, comprendre tout ce qu’il y a de beau et de bon dans le monde, et qui travaille à en orner la vie.

Il ne me déplairait pas, je l’avoue, qu’on pût obliger les artistes à rentrer dans la condition commune, qu’on parvînt à répartir entre tous les hommes sans exception la somme de travail manuel, nécessaire à soutenir et à entretenir l’édifice social. Partagée entre tous, elle ne serait pas assez écrasante pour empêcher les vrais artistes de faire leur art par surcroît ; mais elle suffirait à enlever aux faux artistes tout désir de prendre sur leurs heures de loisir pour se livrer à une occupation intellectuelle. — Et combien l’art y gagnerait en santé !

Goethe a dit quelque part : « À force d’écrire ou de lire des livres, on devient soi-même un livre. » — Le caractère factice, morbide, étiolé de notre art d’aujourd’hui vient de ce qu’il n’a plus de racines dans la vie de la terre ; il n’est plus l’œuvre d’hommes vivants, mais de fantômes d’hommes, d’ombres d’êtres, de larves, nourries de mots, de couleurs de tableaux, de sons d’instruments de musique, d’extraits de sensations. — Combien de vrais artistes ont dû déjà, doivent encore, pour ne pas vendre leur art, vivre d’un autre métier intellectuel à côté de leur art ! Et combien ce métier intellectuel est plus gênant pour l’imagination créatrice, qu’un travail manuel, qui fatigue le corps, mais laisse l’esprit plus libre !

Mais la beauté du travail artistique n’y perdra-t-elle point ? L’art n’est-il pas exclusif ? Accepte-t-il de se partager avec quoi que ce soit ? Et n’a-t-il pas besoin de l’entière propriété de ses journées, de toute la vie ? — Mais, je le demande à tout artiste de bonne foi : « Produit-on beaucoup plus lorsqu’on a toute la journée libre, que lorsqu’on n’a que deux heures par jour ? » J’ai souvent fait pour moi l’expérience du contraire. La gêne n’est pas inutile à l’esprit. Une liberté trop grande est mauvaise inspiratrice ; elle porte la pensée à l’apathie et à l’indifférence. L’homme a besoin d’aiguillons. Si sa vie n’était pas si courte, il ne se hâterait pas tant de vivre. S’il se sent enfermé dans la limite étroite des heures, il en agira avec plus de passion. Le génie veut l’obstacle, et l’obstacle fait le génie. — Quant aux talents, nous n’en avons que trop. Notre civilisation pue de talents, d’ailleurs parfaitement inutiles, voire parfaitement nuisibles. Quand la plus grande partie d’entre eux disparaîtrait, quand il y aurait moins de peintres, moins de musiciens, moins d’écrivains, moins de critiques, moins de pianistes, moins de cabotins, et moins de journalistes, — ce ne serait pas un grand mal, mais un très grand bonheur. Et même quand l’art y perdrait en correction, en style, en perfection technique, je ne m’en soucierais guère s’il gagnait en énergie morale et en santé. — Il y a des jours où je songe sans aucune indignation à l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Que nous fait ce passé mort qui nous écrase, et cet échafaudage de sciences, d’arts, de civilisations, entassés sur la vie ? Qui nous en débarrassera ?

« La première science du monde est la science de vivre de manière à faire le moins de mal possible et le plus de bien possible. Le premier art du monde est l’art de savoir éviter le mal et de produire le bien avec le moins d’efforts possible. »


Romain Rolland


Nous avons conservé scrupuleusement l’orthographe de la lettre, écrite en français par Tolstoy. J’espère qu’on ne songera pas à sourire de quelques fautes de style, mais qu’on trouvera dans ces gaucheries mêmes quelque chose de touchant, à la pensée de ce vieux grand homme, qui s’applique laborieusement pour répondre, dans une langue étrangère, à un petit Français dans la détresse. Pour moi, voici bien longtemps que j’ai reçu cette lettre ; mais j’en garde à celui qui l’écrivit, aussi vive qu’au premier jour, ma reconnaissance de tout cœur pour sa bonté paternelle.


Romain Rolland



la lettre
4 octobre 1887
À monsieur Romain Rolland
Cher frère !

J’ai reçu votre première lettre. Elle m’a touchée le cœur. Je l’ai lue les larmes aux yeux. J’avais l’intention d’y répondre, mais je n’en ai pas eu le temps, et d’autant plus, qu’outre la difficulté que j’éprouve à écrire en français, il m’aurait fallu écrire très longuement pour répondre à vos questions, dont la plupart sont basées sur un malentendu.

Aux questions que vous faites : pourquoi le travail manuel s’impose à nous comme l’une des conditions essentielles du vrai bonheur ? Faut-il se priver volontairement de l’activité intellectuelle des sciences et des arts qui vous paraissent incompatibles avec le travail manuel ?

À ces questions j’ai répondu comme je l’ai pu dans le livre intitulé Que faire ? qui, à ce qu’on m’a dit, a été traduit en français. Je n’ai jamais envisagé le travail manuel comme un principe, mais comme l’application la plus simple et naturelle du principe moral, celle qui se présente la première à tout homme sincère.

Le travail manuel dans notre société dépravée — la société des gens dits civilisés — s’impose à nous uniquement par la raison que le défaut principal de cette société a été, et est jusqu’à présent celui de se libérer de ce travail et de profiter, sans lui rendre la pareille, du travail des classes pauvres, ignorantes et malheureuses, qui sont esclaves, comme les esclaves du vieux monde.

La première preuve de la sincérité des gens de cette société, qui professent des principes chrétiens, philosophiques ou humanitaires, est de tâcher de sortir autant que possible de cette contradiction.

Le moyen le plus simple et qui est toujours sous main pour y parvenir, est le travail manuel qui commence par les soins de sa propre personne. Je ne croirai jamais à la sincérité des convictions chrétiennes, philosophiques ou humanitaires, d’une personne qui fait vider son pot de chambre par une servante.

La formule morale la plus simple et courte, c’est de se faire servir par les autres aussi peu que possible, et de servir les autres autant que possible. D’exiger des autres le moins possible et de leur donner le plus possible.

Cette formule qui donne à notre existence un sens raisonnable, et le bonheur qui s’en suit, résout en même temps toutes les difficultés, de même que celle qui se pose devant vous : la part qui doit être faite à l’activité intellectuelle — la science — l’art.

Suivant ce principe, je ne suis heureux et content, que quand, en agissant, j’ai la ferme conviction d’être utile aux autres. — Le contentement de ceux pour lesquels j’agis, est un extra, un surcroît de bonheur sur lequel je ne compte pas, et qui ne peut influer sur le choix de mes actions. — Ma ferme conviction que ce que je fais n’est ni une chose inutile, ni un mal, mais un bien pour les autres, est, à cause de cela, la condition principale de mon bonheur.

Et c’est cela qui pousse involontairement[1] un homme moral et sincère à préférer aux travaux scientifiques et artistiques le travail manuel : l’ouvrage que j’écris, pour lequel j’ai besoin du travail des imprimeurs ; la symphonie que je compose, pour laquelle j’ai besoin des musiciens ; les expériences que je fais, pour lesquel j’ai besoin du travail de ceux qui font les instruments de nos laboratoires ; le tableau que je peins, pour lequel j’ai besoin de ceux qui font les couleurs et la toile : — tous ces travaux peuvent être des choses utiles aux hommes, mais peuvent être aussi — comme elles le sont pour la plupart — des choses complètement inutiles et même nuisibles. Et voilà que pendant que je fais toutes ces choses dont l’utilité est fort douteuse, et pour produire lesquelles je dois encore faire travailler les autres, j’ai devant et autour de moi des choses à faire sans fin, et qui toutes sont indubitablement utiles aux autres, et pour produire lesquelles je n’ai besoin de personne : — un fardeau à porter, pour celui qui est fatigué, un champ à labourer pour un propriétaire qui est malade ; une blessure à panser ; mais sans parler de ces milliers de choses à faire, qui nous entourent, qui n’ont besoin de l’aide de personne, qui produisent un contentement immédiat dans ceux pour le bien desquels vous le faites : — planter un arbre, élever un veau, nettoyer un puits — sont des actions indubitablement utiles aux autres et qui ne peuvent ne pas être préférées par un homme sincère aux occupations douteuses qui, dans notre monde, sont prêchées comme la vocation la plus haute et la plus noble de l’homme.

La vocation d’un prophète est une vocation haute et noble. Mais nous savons ce que sont les prêtres qui se croient prophètes, uniquement parce que c’est leur avantage, et qu’ils ont la possibilité de se faire passer pour tels.

Un prophète n’est pas celui qui reçoit l’éducation d’un prophète, mais celui qui a la conviction intime de ce qu’il est et doit, et ne peut ne pas être. Cette conviction est rare et ne peut être éprouvée que par les sacrifices qu’un homme fait à sa vocation.

De même pour la vraie science et l’art véritable. Un Lulli, qui, à ses risques et périls, quitte le service de la cuisine pour jouer du violon, par les sacrifices qu’il fait, fait preuve de sa vocation. Mais l’élève d’un Conservatoire, un étudiant, dont le seul devoir est d’étudier ce qu’on leur enseigne, ne sont même pas en état de faire preuve de leur vocation : ils profitent simplement d’une position qui leur paraît avantageuse.

Le travail manuel est un devoir et un bonheur pour tous ; l’activité intellectuelle est une activité exceptionnelle, qui ne devient un devoir et un bonheur que pour ceux qui ont cette vocation. La vocation ne peut être connue et prouvée que par le sacrifice que fait le savant ou l’artiste de son repos et de son bien-être pour suivre sa vocation. Un homme qui continue à remplir son devoir : celui de soutenir sa vie par le travail de ses mains, et, malgré cela, prends sur les heures de son repos et de son sommeil pour penser et produire dans la sphère intellectuelle, fait preuve de sa vocation. Celui qui se libère du devoir moral de chaque homme, et, sous le prétexte de son goût pour les sciences et les arts, s’arrange[2] une vie de parasite, ne produira jamais que de la fausse science et du faux art.

Les produits de la vraie science et du vrai art sont les produits du sacrifice, mais pas de certains avantages matériels.

Mais que deviennent les sciences et les arts ? — Que de fois j’ai entendu cette question, faite par des gens qui ne se souciaient ni des sciences, ni des arts, et n’avaient même pas une idée un peu claire de ce que c’était que les sciences et les arts ! On dirait que ces gens n’ont rien tant à cœur que le bien de l’humanité qui, d’après leur croyance, ne peut être produit que par le développement de ce qu’ils appellent des sciences et des arts.

Mais comment se trouve-t-il qu’il y ait des gens assez fous, pour contester l’utilité des sciences et des arts ?[3] Il y a des ouvriers manuels, des ouvriers agriculteurs. Personne ne s’est jamais avisé de contester leur utilité, — et jamais ouvrier ne se mettra en tête de prouver l’utilité de son travail. Il produit ; son produit est nécessaire, et un bien pour les autres. On en profite et personne ne doute de son utilité. Et encore moins, personne ne la prouve.

Les ouvriers des arts et des sciences sont dans les mêmes conditions. Comment se trouve-t-il qu’il y ait des gens qui s’efforcent de tout leur pouvoir de prouver leur utilité ?

La raison est que les véritables ouvriers des sciences et des arts ne s’arrogent aucuns droits ; ils donnent les produits de leur travail, ces produits sont utiles, et ils n’ont aucun besoin de droits et de preuves à leurs droits. Mais la grande majorité de ceux qui se disent savants et artistes, savent fort bien que ce qu’ils produisent ne vaut pas ce qu’ils consomment ; et ce n’est qu’à cause de cela qu’ils se donnent tant de peines[4], comme les prêtres de tous les temps, pour prouver que leur activité est indispensable au bien de l’humanité.

La science véritable et l’art véritable ont toujours existé et existeront toujours comme tous les autres modes de l’activité humaine, et il est impossible et inutile de les contester ou de les prouver.

Le faux rôle que jouent dans notre société les sciences et les arts provient de ce que les gens soi-disant civilisés, ayant à leur tête les savants et les artistes, sont une caste privilégiée comme les prêtres. Et cette caste a tous les défauts de toutes les castes. Elle a le défaut de dégrader et de rabaisser le principe en vertu duquel elle s’organise. Au lieu d’une vraie religion, une fausse. Au lieu d’une vraie science, une fausse. De même pour l’art. — Elle a le défaut de peser sur les masses, et par dessus cela, de les priver de ce qu’on[5] prétend propager. Et le plus grand défaut — celui de la contradiction consolante du principe qu’ils professent avec leur manière d’agir.

En exceptant ceux qui soutiennent le principe inepte de la science pour la science et de l’art pour l’art, les partisans de la civilisation sont obligés d’affirmer que la science et l’art sont un grand bien[6] pour l’humanité. En quoi consiste ce bien ? Quels sont les signes par lesquels on puisse distinguer[7] le bien du mal ? Les partisans de la science et de l’art [n’] ont garde de répondre à ces questions. Ils prétendent même que la définition du bien et du beau est impossible.[8] « Le bien en général, disent-ils, le bien, le beau ne peut être défini. » Mais ils mentent. De tout temps, l’humanité n’a pas fait autre chose dans son progrès que de définir le bien et le beau. Mais cette définition ne leur convient pas ; elle démasque la futilité, si ce n’est les effets nuisibles, contraires au bien et au beau de ce qu’ils appellent leurs sciences et leurs arts. Le bien et le beau est défini depuis des siècles. Les Brahmanes, les sages des Bouddistes, les sages des Chinois, des Hébreux, des Égyptiens, les stoïciens grecs l’ont défini, et l’Évangile l’a défini de la manière la plus précise :

Tout ce qui réunit les hommes est le bien et le beau, — tout ce qui les sépare est le mal et le laid.

Tout le monde connaît cette formule. Elle est écrite dans notre cœur.

Le bien et le beau pour l’humanité est ce qui unit les hommes. Eh bien, si les partisans des sciences et des arts avaient en effet pour motif le bien de l’humanité, ils n’auraient pas ignoré le bien de l’homme, et ne l’ignorant pas, ils n’auraient cultivé que les sciences et les arts qui mènent à ce but. Il n’y aurait pas de sciences juridiques, de science militaire, de science d’économie politique, ni de finance, qui n’ont d’autre but que le bien-être de certaines nations au détriment des autres. Si le bien avait été en effet le critérium de la science et des arts, jamais les recherches des sciences positives, complètement futiles par rapport au véritable bien de l’humanité, n’auraient acquis l’importance qu’elles ont ;[9] ni surtout les produits de nos arts, bons pour tout au plus désennuyer les oisifs.[10]

La sagesse humaine ne consiste point dans le savoir des choses. Car il y a une infinité de choses qu’on peut savoir ; et connaître le plus de choses possible ne constitue pas la sagesse. La sagesse humaine consiste à connaître l’ordre des choses qu’il est bon de savoir, — consiste à savoir ranger ses connaissances d’après leur importance.

Or, de toutes les sciences que l’homme peut et doit savoir, la principale, c’est la science de vivre de manière à faire le moins de mal et le plus de bien possible ; et de tous les arts, celui de savoir éviter le mal et produire le bien avec le moins d’efforts possible. Et voilà qu’il se trouve que parmi tous les arts et les sciences qui prétendent servir au bien de l’humanité, la première des sciences et le premier des arts par leur importance non seulement n’existent pas, mais sont exclus de la liste des sciences et des arts.

Ce qu’on appelle dans notre monde les sciences et les arts ne sont qu’un immense humbug, une grande superstition dans laquelle nous tombons ordinairement dès que nous nous affranchissons de la vieille superstition de l’Église. Pour voir clair la route que nous devons suivre, il faut commencer par le commencement, — il faut relever le capuchon qui me tient chaud, mais qui me couvre la vue. La tentation est grande. Nous naissons, — ou bien par le travail, ou plutôt par une certaine adresse intellectuelle, nous nous hissons sur les marches de l’échelle, et nous nous trouvons parmi les privilégiés, les prêtres de la civilisation, de la Kultur, comme disent les Allemands ; et il faut, comme pour un prêtre brahmane ou catholique, beaucoup de sincérité et un grand amour du vrai et du bien pour mettre en doute les principes qui vous donnent cette position avantageuse. Mais pour un homme sérieux qui, comme vous, se pose la question de la vie, — il n’y a pas de choix. Pour commencer à voir clair, il faut qu’il s’affranchisse de la superstition dans laquelle il se trouve, quoiqu’elle lui soit avantageuse. C’est une condition sine qua non. Il est inutile de discuter avec un homme qui tient à une certaine croyance, ne fût-ce que sur un seul point.

Si le champ du raisonnement n’est pas complètement libre, il aura beau discuter, il aura beau raisonner, il n’approchera pas d’un pas de la vérité. Son point fixe arrêtera tous les raisonnements et les faussera tous. Il y a la foi religieuse, il y a la foi de notre civilisation. Elles sont tout à fait analogues. Un catholique se dit : « Je puis raisonner, mais pas au delà de ce que m’enseigne notre Écriture et notre tradition, qui possèdent la vérité entière et immuable. » Un croyant de la civilisation dit : « Mon raisonnement s’arrête devant les données de la civilisation : la science et l’art. Notre science c’est la totalité du vrai savoir de l’homme. Si elle ne possède pas encore toute la vérité, elle la possédera. Notre art avec ses traditions classiques est le seul art véritable. » — Les catholiques disent : « Il existe hors de l’homme une chose en soi, comme disent les Allemands : c’est l’Église. » Les gens de notre monde disent : « Il existe hors de l’homme une chose en soi : la civilisation. » — Il nous est facile de voir les fautes de raisonnement des superstitions religieuses, parce que nous ne les partageons pas. Mais un croyant religieux, un catholique même, est pleinement convaincu qu’il n’y a qu’une seule vraie religion[11] — la sienne ; et il lui paraît même que la vérité de sa religion se prouve par le raisonnement. De même pour nous, les croyants de la civilisation : nous sommes pleinement convaincus qu’il n’existe qu’une seule vraie civilisation, — la nôtre[12] ; et il nous est presque impossible de voir le manque de logique de tous nos raisonnements, qui ne tendent qu’à prouver que de tous les âges et de tous les peuples, il n’y a que notre âge et les quelques millions d’hommes, habitant la péninsule qu’on appelle l’Europe, qui se trouvent en possession de la vraie civilisation, qui se compose de vraies sciences et de vrais arts.

Pour connaître la vérité de la vie qui est tellement simple, il ne faut pas quelque chose de positif : — une philosophie, une science profonde ; — il ne faut qu’une qualité négative : — ne pas avoir de superstition.

Il faut se mettre dans l’état d’un enfant, ou d’un Descartes, se dire : — Je ne sais rien, je ne crois rien, et je veux pas autre chose que connaître la vérité de la vie, que je suis obligé de vivre.

Et la réponse est toute donnée depuis des siècles, et est simple et claire.

Mon sentiment intérieur me dit qu’il me faut le bien, le bonheur pour moi, pour moi seul. La raison me dit : tous les hommes, tous les êtres désirent la même chose. Tous les êtres qui sont comme moi à la recherche de leur bonheur individuel vont m’écraser : — c’est clair. Je ne peux pas posséder le bonheur que je désire ; mais la recherche du bonheur, c’est ma vie. Ne pouvant posséder le bonheur, ne pas y tendre, ce n’est pas vivre.

Le raisonnement me dit que dans l’ordre du monde où tous les êtres ne désirent que leur bien à eux, moi, un être désirant la même chose, ne peux avoir de bien : je ne peux vivre. — Mais malgré ce raisonnement si clair, nous vivons et nous cherchons le bonheur. Nous nous disons : Je n’aurais pu avoir le bien, être heureux, que dans le cas où tous les autres êtres m’aimeraient plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes. C’est une chose impossible. Mais malgré cela, nous vivons tous ; et toute notre activité, notre recherche de la fortune, de la gloire, du pouvoir, ne sont que des tentatives de se faire aimer par les autres plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes. La fortune, la gloire, le pouvoir, nous donnent les semblants de cet état de choses ; et nous sommes presque contents, nous oublions par moments que ce n’est qu’un semblant, mais non la réalité. Tous les êtres s’aiment eux-mêmes plus qu’ils ne nous aiment, et le bonheur est impossible. Il y a des gens, — et leur nombre augmente de jour en jour, — qui, ne pouvant résoudre cette difficulté, se brûlent la cervelle, en se disant que la vie n’est qu’une tromperie.

Et cependant, la solution du problème est plus que simple, et s’impose de soi-même. Je ne peux être heureux que s’il existe dans ce monde un ordre tel que tous les êtres aiment les autres plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes. Le monde entier serait heureux, si les êtres ne s’aimaient pas eux-mêmes, mais aimaient les autres.

Je suis un être humain, et la raison me donne la loi du bonheur de tous les êtres. Il faut que je suive la loi de ma raison, — que j’aime les autres plus que je ne m’aime moi-même.

L’homme n’a qu’à faire ce raisonnement, pour que la vie se présente à lui tout d’un coup sous un tout autre aspect qu’elle ne se présentait auparavant. Les êtres se détruisent ; mais les êtres s’aiment et s’entr’aident. La vie n’est pas soutenue par la destruction, mais par la réciprocité[13] des êtres, qui se traduit dans mon cœur par le sentiment de l’amour. Depuis que j’ai pu entrevoir la marche du monde, je vois que ce n’est que le principe de la réciprocité qui produit le progrès de l’humanité. Toute l’histoire n’est autre chose que la conception de plus en plus claire et l’application de cet unique principe de la solidarité de tous les êtres. Le raisonnement se trouve corroboré par l’expérience de l’histoire et par l’expérience personelle. Mais outre le raisonnement, l’homme trouve la preuve la plus convaincante de la vérité de ce raisonnement dans son sentiment intime. Le plus grand bonheur que l’homme connaisse, l’état le plus libre, le plus heureux, est celui de l’abnégation et de l’amour. La raison découvre à l’homme la seule voie du bonheur possible, et le sentiment l’y pousse.

Si les idées que je tâche de vous communiquer ne vous paraissent pas claires, ne les jugez pas trop sévèrement. J’espère que vous les lirez un jour exposées d’une manière plus claire et précise. J’ai voulu vous donner seulement une idée de ma manière de voir.


Léon Tolstoy

  1. Raturé : « Et voilà l’avantage qu’a sûrement un homme moral… »
  2. Tolstoy a d’abord écrit : « s’arroge ».
  3. Raturé : « Et des gens encore plus drôles, qui croient de leur devoir de les défendre. »
  4. Raturé : « Et ils se donnent toutes les peines du monde. »
  5. Raturé : « de ce que ces prêtres prétendent ».
  6. Raturé : « sont indispensables parce qu’ils produisent le plus grand bien ».
  7. « reconnaître ».
  8. Raturé : « anti-scientifique et anti-artistique ».
  9. Raturé : « cette importance qui n’a aucune explication ».
  10. Raturé : « bons pour émoustiller les vieux dépravés, et pour, etc. ».
  11. Raturé : « qu’une seule vérité ».
  12. Raturé : « Mais quand c’est nous-mêmes qui sommes enveloppés dans notre croyance superstitieuse à notre civilisation, etc. »
  13. Raturé : « la réciprocité de l’amour des êtres ».