Une mémoire mondiale

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La Revue, vol. 47 n°74, 15 octobre (p. 201-208).

UNE MÉMOIRE MONDIALE
Le Répertoire bibliographique universel

Constituer à côté des mémoires individuelles, éphémères et fugitives, imparfaites et limitées, une mémoire mondiale, universelle et perpétuelle, complète et docile, tel a été le but poursuivi par les promoteurs de l’œuvre dont nous ne pouvons tracer ici qu’une rapide esquisse.

Quelle est, en effet, la question que se pose tout homme désireux d’approfondir un problème, de poursuivre une étude, de réaliser une entreprise ? Il se demandera quels sont les écrits, livres, brochures, articles, qui pourront l’éclairer sur le problème entrevu, sur les difficultés de son entreprise, sur les labeurs de ceux qui se sont livrés à des études identiques à la sienne. Il voudra, selon l’expression usuelle, se documenter.

On sait la peine, surtout énorme et vaine parfois, qu’il faut se donner pour réunir les titres d’ouvrages à consulter. Rendre cette recherche aussi aisée, aussi instantanée que possible, seul un catalogue où les titres de tous les écrits, parus depuis les temps les plus reculés et dans les contrées les plus diverses, se trouveraient rangés dans un ordre méthodique, pourrait y parvenir. C’est ce catalogue, dont la rédaction et le classement ont fait, depuis plus de dix années, l’objet constant des préoccupations de quelques hommes décidés à doter le monde de cet indispensable instrument de travail.

Ni l’étendue du labeur à accomplir, ni la modicité des ressources dont ils ont pu disposer, ni les doutes émis, ni les difficultés nombreuses et imprévues rencontrées par eux, n’ont pu rebuter ceux qui ont estimé que l’humanité pouvait accomplir, pour l’ensemble de la productivité intellectuelle, ce qu’elle a su organiser pour l’enregistrement des naissances, des mariages et des morts, des fous, des criminels et des vagabonds, des brevets d’invention et des marques de fabrique.

Le catalogue à rédiger devait satisfaire à deux conditions primordiales, sans la réalisation desquelles il était inutile d’en entreprendre la confection : être international et être indéfiniment extensible. Pour lui conserver un caractère international, il fallait écarter tout mode de classement basé sur l’emploi de rubriques, empruntées à une langue déterminée. Il ne restait en présence que trois systèmes possibles : un système basé sur l’emploi des lettres de l’alphabet, un système basé sur l’emploi des chiffres, un système basé sur une combinaison de lettres et de chiffres.

Il va de soi que le nombre des alphabets à mettre en œuvre est considérable, que la combinaison de plusieurs alphabets et de la numération arabe et romaine, s’offre comme une possibilité.

De multiples tentatives ont, du reste, été faites dans ce sens, mais aucune, jusqu’à ce jour, n’est parvenue à s’imposer. C’est à un système, uniquement basé sur la numération arabe, que les promoteurs du Répertoire Bibliographique Universel se sont attachés. Cette numération est désormais vraiment internationale et c’est le seul ensemble de signes qui soit adopté par l’universalité des peuples.

Il serait trop long de décrire en détail la méthode suivie. Il suffira d’indiquer qu’elle est décimale et que, par ce fait, toute subdivision quelconque d’une matière peut être, à son tour, subdivisée en dix : il est dès lors indéfiniment possible de créer, selon les besoins, de nouvelles subdivisions, rattachées à d’anciennes subdivisions. Il est à remarquer, d’autre part, qu’un certain nombre de signes, d’un usage général ( :, (..), « ... », —, =), ont permis de créer des séries de chiffres pour spécialiser les idées de lieu et de temps, celles d’idiome et de forme, et d’assurer les combinaisons les plus diverses des chiffres adoptés les uns avec les autres.

Pour donner une idée du détail extrême auquel il est possible d’arriver, nous pouvons citer l’exemple purement imaginaire que voici :

352 : 335 (44) « 18 » (02) = 5

Traité en langue italienne sur le socialisme municipal en France au XIXe siècle.

Il est facile de constater que chaque nombre employé dans cet indice de classification, a un aspect nettement différencié. Il en résulte qu’il est fort aisé de constituer des catalogues annexes qui auront pour base les pays, les époques, les langues, sans autre difficulté que de reprendre tous les indices dans lesquels tel ou tel chiffre (géographique, chronologique ou linguistique) a été incopporé. Pour faciliter la constitution de tels catalogues, il y a lieu de signaler que chaque catégorie de chiffres est spécialisé dans les casiers, dont nous allons décrire le mécanisme, par des fiches divisionnaires de couleurs différentes.

Il est évident que si le catalogue méthodique était publié sous la forme de volumes imprimés, il faudrait ajouter chaque année de nouveaux volumes aux volumes publiés ou bien réimprimer chaque année l’ensemble du catalogue. Or, il a été calculé, que depuis l’origine de l’imprimerie jusqu’à la fin de 1900, il a paru 25.000.000 d’écrits environ et que depuis lors, la productivité annuelle n’est guère inférieure à 500.000 écrits. Il suffit de citer de tels nombres pour montrer le gaspillage formidable de temps et de ressources que provoquerait la réimpression annuelle d’un catalogue unique. Par contre, la multiplicité des volumes qu’il faudrait consulter au bout d’un certain nombre d’années, si des suppléments étaient publiés annuellement, serait, à son tour, un obstacle sérieux, sans compter la difficulté de corriger des erreurs inévitables.

La solution du problème est assurée le plus aisément du monde par l’emploi de fiches qui ne portent chacune que l’indication d’un seul écrit. L’ensemble des fiches relatives à une question déterminée est placé dans un casier ou tiroir, dont les parois constituent en quelque sorte la couverture d’un fascicule dont les fiches forment les feuillets, avec cet avantage qu’il est toujours et indéfiniment possible d’intercaler de nouvelles fiches parmi celles déjà réunies. Un certain nombre de casiers ou tiroirs sont, à leur tour, assemblés dans un meuble spécial que l’on peut considérer comme un volume formé d’autant de fascicules qu’il contient de casiers ou tiroirs. Meubles, casiers, fiches sont absolument interchangeables, ce qui permet le déplacement sans difficulté aucune, des fiches dans les casiers, des casiers dans les meubles et des meubles entre eux.

La dimension des fiches, est celle qui à été adoptée par la plupart des bibliothèques américaines, 0,075 X 0,125. Il en résulte que des fiches, imprimées par les institutions les plus diverses, peuvent entrer dans le catalogue sans préparation ou modification quelconque, ce qui est réalisé déjà pour les fiches éditées par

l’Association des Bibliothécaires américains, par la Bibliothèque du Congrès, à Washington, par le Concilium Bibliographicum de Zurich, par l’Office International de Bibliographie.

Il a fallu songer aussi, pour faciliter le classement des fiches, sous chaque indice, à donner à la disposition typographique des titres une uniformité aussi grande que possible. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails multiples que soulèvent, à ce point de vue, la formation des noms propres des auteurs, l’orthographe des noms translitérés d’un idiome dans un autre, l’emploi des pseudonymes, et les mille bizarreries dues au désir de se singulariser. Heureusement, dans l’immense majorité des cas, il est aisé de dégager les éléments bibliographiques les plus indispensables. Le titre ici reproduit, permet de constater comment ces éléments essentiels sont mis en lumière.

LOSSEAU, LEON 
016 : 34

1900. —: Bibliographie des discours de rentrée prononcés aux audiences solennelles des Cours de Justice de Belgique, de France, de Luxembourg et de Monaco, 1851-1899.

Bruxelles, Alliance typographique. In-8°, 155 p., 10 fr.

Edidit : Institut International
de Bibliographie
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Bibliographia Universalis : Contribution n°31. Fiche n°1350.

La fiche, ainsi rédigée, sera classée sous chaque rubrique, soit dans l’ordre alphabétique des noms d’auteurs, soit de préférence dans l’ordre chronologique, de manière à ce que le titre de la publication la plus récente se trouve placé au premier rang.

Désormais, l’expérience a prononcé. L’œuvre à ses débuts parvint péniblement à un rendement de dix mille fiches par année. L’application de la méthode décimale, telle qu'elle avait été conçue par son inventeur, Melvil Dewey, assura une productivité annuelle de cent mille notices environ.

C’est après le classement de quatre cent mille notices, que les promoteurs du Répertoire Bibliographique Universel convoquèrent une première Conférence Bibliographique internationale, qui se réunit à Bruxelles les 2, 3 et 4 septembre 1895.

Les résolutions votées par elle furent toutes favorables à la vaste entreprise préconisée. Elle décida, en outre, la création d’un institut International de Bibliographie destiné à réunir en une association de discussion et de délibération, tous ceux qui s’intéressent aux questions bibliographiques. Cette association a pour organe une publication périodique annuelle dont sept volumes ont déjà paru.

Un vœu en faveur de la création d’un Office International de Bibliographie destiné à présider à la confection et à la conservation du Répertoire Bibliographique Universel, fut également adopté, et dès le 12 septembre 1895, le gouvernement belge institua cet organisme, lui assura un siège dans un local approprié et lui accorda un subside qui permit de donner à ses travaux un développement plus considérable.

Dès lors, les résultats enrégistrés se multiplièrent. Dans les domaines les plus divers, des bibliographies virent le jour ; rédigées conformément aux règles que nous avons résumées plus haut : philosophie, sociologie, droit, médecine, physiologie, anatomie, zoologie, astronomie, géologie, chemins de fer, agriculture, photographie. Le Répertoire Bibliographique Universel vit le nombre de ses notices grandir rapidement, à raison d’un million de fiches environ par an.

L’Office International de Bibliographie put prendre part à l’Exposition Universelle de 1900 à Paris et y transporter deux millions de notices sur les cinq millions de fiches cataloguées à cette époque : un tel effort valut d’emblée à l’institution la plus haute récompense accordée, le Grand Prix.

Deux nouvelles Conférences Bibliographiques Internationales se réunirent à Bruxelles en 1897, et à Paris en 1900, et leurs délibérations furent un nouvel encouragement pour l’œuvre poursuivie. Actuellement, sept millions de renseignements environ se trouvent accumulés au siège de l’Office International de Bibliographie, tant dans le catalogue méthodique que dans le catalogue alphabétique. Cette récolte est déjà notable et de nature à impressionner tous ceux qui savent les innombrables difficultés qu’il a fallu surmonter, mais dont il ne nous a été possible, dans une notice abrégée, que de donner une idée approximative.

Pourtant, si le travail accompli dépasse les prévisions les plus optimistes, il ne faut pas se dissimuler que le travail à accomplir est autrement important et formidable. Le chifre total des notices qui devraient, à l’heure actuelle, constituer le double catalogue alphabétique et méthodique du Répertoire Bibliographique Universel, se monte environ à 53.000.000. Si la productivité de l’Office International de Bibliographie pouvait se maintenir à une incorporation d’un million de fiches par an, il faut estimer à 90 années environ le temps nécessaire à l’achèvement de l’œuvre poursuivie et à sa tenue à jour. Seulement, la revision approfondie des notices, la correction des erreurs si fréquentes dans le relèvement des noms des auteurs et des titres, exigeront un travail supplémentaire considérable dont il est malaisé de calculer la durée avec exactitude. Il sera indispensable de confier ce travail de revision à des spécialistes, et il faudra, non seulement pour les rémunérer des ressources importantes, mais encore leur assurer des délais indispensables. Nous pensons qu’il n’y a aucune exagération à évaluer à un siècle, la période nécessaire pour terminer le Répertoire Bibliographique Universel dans les conditions où sa confection se poursuit actuellement.

Il serait pourtant facile d’assurer l’achèvement rapide de l’œuvre entreprise : il suffirait de mettre, à la disposition de ceux qui la dirigent, les ressources nécessaires pour décupler ou vingtupler leur effort. Il serait possible, avec des sacrifices relativement minimes, de terminer en dix années, le gros œuvre de la vaste entreprise. Le but le plus immédiat, qu’il serait désirable d’atteindre, c’est de parfaire le manuscrit du Répertoire Bibliographique Universel et de posséder enfin l’inventaire complet de tout ce que la pensée humaine a produit sous une forme écrite. Ce manuscrit, il serait aisé d’en multiplier ultérieurement les exemplaires, sans devoir recourir au procédé onéreux de l’impression. L’impression de fiches est, en effet, non seulement d’un prix fort élevé, mais l’accumulation du stock des fiches imprimées, constituerait une sérieuse nuisance. D’autre part, la conservation des clichés, qui serait un moyen d’assurer la réimpression des fiches au fur et à mesure des besoins, soulève, elle aussi, de graves difficultés techniques. La copie directe, par des dactylographes ou des calligraphes, de cinquante millions de fiches environ n’exigerait guère une dépense supérieure à cinq cent mille francs. Une somme égale serait nécessaire pour les meubles indispensables au classement et à la conservation des fiches. C’est donc, moyennant un léger sacrifice, qu’il serait possible, pour les pays de haute culture, de mettre à la disposition du public, une duplique du Répertoire Bibliographique Universel.

Mais le but à atteindre tout d’abord, ainsi que nous venons de le dire, c’est l’achèvement du prototype, du manuscrit ou machinoscrit original. Le budget d’achèvement en a été dressé approximativement et peut se résumer comme suit :

DÉPENSES IMMÉDIATES
1. Immeuble 
 Fr. 700.000
2. Imprimerie 
 100.000
3. Outillage 
 50.000
4. Bibliothèque 
 50.000
5. Musée 
 25.000
6. Impression de tables 
 75.000
_____________
Total. 
 Fr. 1.100.000


DÉPENSES A FAIRE EN DIX ANS
7. Répertoire 
 Fr. 2.300.000
8. Mobilier 
 500.000
9. Propagande 
 150.000
10. Frais généraux 
 350.000
_____________
Total. 
 Fr. 3.500.000
Par an 
 Fr. 350.000

Moyennant une dépense immédiate d’un million de francs environ et la constitution d’une rente annuelle de 350.000 francs pendant dix années, un relevé complet, et qui serait ensuite tenu à jour sans effort, de tout ce que la pensée humaine a enfanté et enfantera dans les domaines les plus divers, serait mis à la disposition des hommes de science et de travail.

Les services qu’un tel inventaire rendrait, seraient inappréciables. Les auteurs du Répertoire Bibliographique Universel ont, en effet, constitué un index polyglotte où tous les mots de toutes les langues, qui correspondent à une idée ou à un objet, seront successivement incorporés, si bien qu’une personne, de n’importe quelle nationalité, pourra retrouver sans peine aucune le nombre qui correspond à un objet ou à une idée et se reporter immédiatement au casier qui contiendra tous les renseignements qui peuvent l’intéresser.

La recherche et la documentation seront également instantanées : la mémoire mondiale sera plus rapide et plus docile qu’aucune mémoire individuelle, quelque parfaite et éclectique qu’on puisse l’imaginer. Mais le Répertoire Bibliographique Universel ne sera pas seulement cet outil obéissant, il symbolisera encore l’unité humaine, il témoignera sans cesse de l’interdépendance des hommes, il montrera à propos de toutes choses, des moindres inventions comme des moindres pensées, que la collaboration est constante entre les frères ennemis des diverses races et il les persuadera que l’amélioration commune du sort des individus et des peuples est le résultat de leurs efforts accumulés, trop souvent annihilés par leurs malentendus et leurs hostilités.

Et vraiment le sacrice à faire est bien insignifiant en face du résultat entrevu. Pour assurer la perpétuité de l’œuvre du Répertoire Bibliographique Universel, il suffirait de lui assurer les revenus d’un capital de quinze millions de francs environ.

Or, les nations européennes seules, sacrifient chaque année cinq milliards de francs à s’armer les unes contre les autres : c’est le revenu au taux de capitalisation de la plupart des dettes publiques, d’un capital de 175 milliards. Avec ce revenu, il serait possible d’assurer la perpétuité de plus de onze mille œuvres de l’importance du Répertoire Bibliographique Universel.

Nous nous refusons à croire qu’en présence de l’expérience faite et du travail accompli, l’humanité se dérobe, au début du vingtième siècle, au désir de dresser en quelque sorte le compte du labeur intellectuel réalisé par elle. Et si l’humanité se dérobe, nous voulons croire qu’il se rencontrera au moins un homme pour avoir ce désir.

H. LA FONTAINE.
Sénateur de Belgique,
Membre de l’Office International de Bibliographie.
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