Une mésalliance/Texte entier

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Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 65-139).


UNE MÉSALLIANCE

HISTOIRE D’AMOUR




I


Ce matin, madame Rochdale est restée longtemps à la porte de l’école à causer, madame Rochdale, autrefois ma maîtresse, aujourd’hui mon amie. Ma cousine, la maîtresse d’école du village, se lamentait sur le sort de son fils George qui se bat en Crimée, et elle disait, la pauvre femme, que personne ne pouvait comprendre ce qu’elle éprouvait, personne, si ce n’est une mère avec un fils unique.

Madame Rochdale sourit comme savent sourire ceux qui ont acquis la paix par l’épreuve de leur patience ; je retrouve encore quelquefois les traces de ses douleurs sur son visage, et je suppose qu’elles ne disparaîtront jamais complètement. Nous changeâmes de conversation, et, au bout d’un instant, elle s’éloigna.

Une mère avec un fils unique ! Tout le pays savait l’histoire de madame Rochdale et de son fils ; mais depuis longtemps on avait cessé d’en parler, tout haut, du moins, bien qu’on la racontât encore en confidence à tous les nouveaux arrivants dans le village. Chaque été, je voyais encore les étrangers qui occupaient la maison de ma cousine contempler de tous leurs yeux la toiture du château quand elle passait, ou écarter les rideaux pour apercevoir madame Rochdale.

Ils avaient raison. Elle est bonne à voir et à connaître, c’est une femme entre mille.

Il ne peut y avoir aucun inconvénient, peut-être pourra-t-il y avoir quelque avantage à raconter ici son histoire.

Il faut d’abord que je la décrive. À l’heure qu’il est, je la trouve encore la plus belle personne que j’aie connue. Et pourquoi une femme ne serait-elle pas belle à soixante ans ? La beauté qui résiste ainsi, et elle résiste parfois, car je l’ai vue, est nécessairement la plus noble et la plus pure, parfaitement indépendante de la forme et du coloris ; c’est une beauté qu’aucun art ne peut procurer à la jeunesse ; mais lorsqu’on la possède une fois, on ne la perd jamais jusqu’au jour où le couvercle du cercueil, en se refermant sur le dernier et le plus céleste sourire, en fait à jamais un souvenir charmant.

Madame Rochdale était grande, trop grande dans sa jeunesse ; mais la taille est un avantage, passé quarante ans. Ses traits, plus doux qu’énergiques, paraissaient plus doux encore sous les bandeaux de ses cheveux gris ; peut-être étaient-ils réguliers, je ne suis pas artiste, je n’en sais rien ; mais là n’était pas son charme, c’était une grâce inexprimable, insaisissable, sa présence éclairait une maison, et son absence la replongeait dans l’ombre ; c’était la majesté douce et polie de sa tournure, ses paroles et ses mouvements pleins d’harmonie. Quand elle se taisait, l’aimable aisance de ses manières mettait à l’aise tous ceux qui l’entouraient. Quand elle parlait, sans jamais parler beaucoup, elle semblait toujours par instinct dire aux gens ce qui pouvait leur plaire, au bon moment, comme il fallait. C’était le type de la femme bien élevée, le plus rare de toute l’espèce humaine, ce type qui se détache de tout ce qu’on a coutume d’appeler des femmes charmantes ou des personnes distinguées.

À vingt-trois ans, elle devint la femme de M. Rochdale ; à vingt-cinq, elle était veuve. À partir de ce moment, sa vie tout entière se concentra sur son fils ; il avait un an et il était déjà Samuel Rochdale, seigneur du manoir de Thorpe et de Stretton Magna, propriétaire de l’une des plus grandes terres du comté. Pauvre petit enfant !

C’était l’enfant le plus faible et le plus maladif que ma mère eût jamais vu, à ce que je lui ai entendu dire ; mais il se fortifia dans son adolescence et devint un beau jeune homme ressemblant assez à madame Rochdale : seulement l’orgueil de race qu’on sentait dans les manières de la mère avec un certain charme, était devenu chez le fils de la hauteur et de la confiance en lui-même. Il était le personnage le plus important de la maison lorsqu’il faisait encore rouler son cerceau, et bien longtemps avant d’avoir quitté les vestes, il avait pris sa place comme maître suprême du château ; il permettait cependant à sa mère d’en rester maîtresse.

Il l’aimait beaucoup, je crois, mieux que ses chevaux, ses chiens ou son fusil ; il soutenait qu’elle était la meilleure mère qu’il y eût en Angleterre, et plus jolie dix fois que toutes les jeunes filles qu’il connaissait.

Alors la mère souriait et secouait la tête avec une incrédulité crédule. Elle ne le fatiguait pas de ses caresses, elle s’était bientôt aperçue que les garçons n’y prennent pas plaisir : lui du moins ne les aimait pas ; elle parlait toujours de lui en disant : « mon fils », ou M. Rochdale, en sous-entendant l’orgueil qu’il lui inspirait, le bien qu’elle pensait de lui. Cependant tout le monde dans la maison et dans le village savait bien ce qu’il en était. On ne les voyait guère ensemble, excepté le dimanche. D’année en année on l’avait vue traverser la nef, tenant d’abord son petit garçon par la main, puis suivie par le joyeux écolier. Maintenant elle s’appuyait fièrement sur le bras du jeune homme, et chacun disait hautement que c’était bien le fils de sa mère, passionnément aimé, comme ont fait toutes les femmes depuis que la jeune Ève sourit au petit Caïn en disant : « J’ai acquis un homme par l’Éternel. »

Il arriva ainsi à ses vingt et un ans. Ce jour-là, madame Rochdale, pour la première fois depuis son veuvage, ouvrit sa maison et invita tout le voisinage. La matinée fut consacrée aux pauvres gens ; le soir, il y avait un dîner et un bal.

Je devais l’habiller ; depuis mon enfance j’étais pour elle une espèce de femme de chambre et de modiste amateur. Je dis amateur dans le sens exact du mot, puisque c’était l’affection et le respect profond que j’éprouvais pour elle qui m’avaient donné l’habitude de fréquenter ainsi le château. La tendresse engendre la tendresse ; on a toujours un sentiment de bienveillance pour ceux qu’on a traités avec bonté, et madame Rochdale avait du goût pour moi. C’était grâce à son secours, et surtout grâce à elle-même, que j’avais reçu une meilleure éducation qu’il n’appartenait naturellement à la fille de son régisseur ; mais cela ne fait rien à l’histoire.

Madame Rochdale était debout devant sa glace avec une robe de velours noir, elle était toujours en noir, parfois avec un ruban gris ou lilas. Elle venait d’ouvrir un écrin et elle attachait à son cou et à ses bras blancs et ronds encore, en dépit de ses quarante-cinq ans, des joyaux de famille qu’elle n’avait pas portés depuis vingt ans.

Je les admirais.

— Oui, c’est joli, mais je ne me reconnais plus avec des diamants, Marthe. Je les porterai deux ou trois fois, et puis, je les abandonnerai à ma belle-fille.

— À votre belle-fille. Est-ce que M. Rochdale ?…

— Non, répondit-elle en souriant, M. Rochdale n’a pas encore fait son choix, mais j’espère qu’il ne tardera pas. Les jeunes gens font bien de se marier de bonne heure, surtout quand ils sont riches et bien nés. Je serai bien contente quand mon fils aura choisi une femme.

Elle avait l’air de croire qu’il n’avait qu’à choisir, comme les rois et les sultans.

Je souris. Elle se méprit sur ma pensée et reprit avec une nuance de sévérité :

— Vous vous trompez, Marthe. Je vous répète que je serais extrêmement satisfaite si cela arrivait aujourd’hui.

— Ah ! madame Rochdale, quelle est la veuve, mère d’un fils unique, qui ait jamais été extrêmement satisfaite lorsqu’elle a découvert tout d’un coup, pour la première fois, qu’elle n’était plus tout au monde pour lui, qu’une femme étrangère avait surgi, pour l’amour de laquelle il était tenu de quitter son père et sa mère ?

— C’est une parole juste, mais les mères ont peine à la comprendre au premier abord.

J’ai pensé depuis que c’était une étrange coïncidence que l’événement eût précisément justifié ce soir-là les paroles de madame Rochdale. La plus jolie, et incontestablement la plus aimable de toutes les jeunes filles du comté parmi lesquelles on pouvait supposer que le jeune Rochdale jetterait le mouchoir, c’était mademoiselle Célandine Childe, la nièce et l’héritière de sir John Childe… Je me rappelle avoir été frappée de ce nom un peu étrange, emprunté au poème de Wordsworth, et qui allait merveilleusement à mademoiselle Childe, disait madame Rochdale.

Je fus de même avis lorsqu’en regardant à la portière de la salle de bal, je l’aperçus au milieu des autres jeunes filles comme on aperçoit une pâquerette au milieu d’un pré. Elle était plus petite que toutes les autres danseuses, très blanche, avec des cheveux couleur d’or, les seuls cheveux vraiment dorés que j’aie jamais vus. Sa tête était penchée comme le calice d’une fleur dans l’herbe. Sa robe était d’un vert pâle comme pour perpétuer l’illusion. Peut-être la nature elle-même avait-elle approprié cette nuance au teint de la jeune fille. Gaie, délicate, innocente et pure, dès qu’on la regardait, on se prenait à avoir envie de la serrer dans son sein comme une fleur.

Le bal eut un grand succès. Madame Rochdale remonta dans sa chambre bien longtemps après minuit ; mais ses joues brillaient encore de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Elle avait retrouvé un air de jeunesse, et il fallait bien admettre ce fait, constamment soutenu par les générations précédentes, que nos mères et nos grand’mères étaient infiniment plus jolies que nous. Assurément aucune des beautés de la salle de bal ne pouvait, à mon sens, se comparer à madame Rochdale. J’avais envie de le lui dire. J’essayai d’insinuer vaguement quelque chose qui se rapprochât un peu de ma pensée.

Madame Rochdale répondit, sans s’apercevoir du compliment :

— Oui, j’ai vu dans ma jeunesse de bien belles personnes, mais mon fils m’a fait remarquer, ce soir, plusieurs jeunes filles qu’il admirait, une entre autres.

— Était-ce mademoiselle Childe, madame ?

— Comme vous êtes fine, petite Marthe ! Comment avez-vous pu deviner cela ?

Je répondis en m’excusant que, dans le coin où je servais les glaces, j’avais entendu plusieurs personnes remarquer les attentions de M. Rochdale pour mademoiselle Childe.

— Vraiment ? dit-elle avec un peu d’aigreur. Au bout d’un instant elle ajouta avec une certaine hauteur :

— Vous vous êtes trompée, ma chère, M. Rochdale ne serait pas assez impoli pour faire une attention exclusive à qui que ce fût parmi ses hôtes ; mais mademoiselle Childe est étrangère dans nos environs. Elle reprit bientôt : — C’est une charmante jeune fille. Mon fils me l’a fait remarquer, et… et je suis parfaitement de son avis.

Je laissai tomber la conversation, et madame Rochdale ne la reprit pas.

Un mois après, je me demandais si elle ignorait ce que tous les domestiques du château et tous les villageois de Thorpe savaient à merveille et discutaient sans relâche à la cuisine, à l’office, à la porte des chaumières, c’est-à-dire que, depuis un mois, notre jeune maître renonçait à ses chiens, à ses chasses à la loutre et même aux courses du comté pour aller faire assidûment sa cour à Ashen-Dale.

Cependant sir John et mademoiselle Childe vinrent deux fois déjeuner au château. Je la vis, la jolie petite créature, accompagnant madame Rochdale qui allait donner à manger aux cygnes ; elle avait plus que jamais l’air d’une fleur. Une fois, M. et madame Rochdale montèrent en cérémonie dans le carrosse de famille, où ils furent secoués pendant deux heures pour aller et deux heures pour revenir par les mauvais chemins qui firent presque mourir le vieux cocher ; ils étaient allés dîner à Ashen-Dale.

Enfin, pendant la semaine de Noël, après vingt Noëls passés solitairement, notre dame du château fit ses préparatifs pour aller passer trois jours au même endroit, comme c’est l’habitude parmi les familles du comté, un jour de repos, un jour de gala et le jour du départ.

J’étais à la porte quand elle revint au château. Ses joues ordinairement colorées et fraîches étaient un peu pâles, ses yeux étincelaient ; mais elle avait les paupières alourdies comme si elle retenait depuis longtemps ses larmes. M. Rochdale ne conduisait pas, il était assis à côté d’elle et paraissait aussi un peu grave. Il lui donna tendrement la main pour sortir de voiture. Elle lui répondit par un sourire affectueux et monta l’escalier en s’appuyant sur son bras.

Ce soir-là, les domestiques qui avaient été à Ashen-Dale discutèrent la question avec ceux qui étaient restés à la maison, et tout fut réglé d’une manière satisfaisante, jusqu’à la fortune de la mariée et à sa robe de noces de Bruxelles ou de point d’Angleterre.

Cependant madame Rochdale ne disait toujours rien. Elle avait l’air heureux ; mais elle était pâle, toujours pâle. Notre jeune maître était d’une gaieté inimaginable. C’était, comme je l’ai dit, un beau et aimable jeune homme, un peu changeant dans ses goûts et facile à influencer, disaient quelques personnes ; mais il n’y avait que les vieilles gens de cet avis-là, et on ne les écoutait pas. Nous regardions mademoiselle Célandine Childe comme la plus heureuse personne du monde.

Elle avait l’air du même avis lorsqu’au bout d’un certain temps elle vint rendre une visite de trois jours ; ensuite sir John s’en retourna ; mais il laissa mademoiselle Childe au château.

Le soir (c’était le moment de l’année où on commence à s’apercevoir de la soirée), en passant près de la porte du salon, j’avais entendu notre jeune maître qui parlait à mademoiselle Childe des « primevères dans les bois » ; ce soir-là j’aidais madame Rochdale à sa toilette. Elle était debout devant sa fenêtre. C’était après le dîner ; elle était remontée chez elle pour se reposer.

— Voyez, Marthe.

Elle me montrait la terrasse qui conduisait à l’étang. Les deux jeunes gens se promenaient lentement, lui, ne la quittant pas du regard, elle, les yeux baissés, baissés jusqu’à terre ; mais son bras s’appuyait sur celui de M. Rochdale avec une sérénité et une confiance qui disaient assez qu’elle se sentait le droit de s’y appuyer toute sa vie.

— C’est donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui, Marthe. Que dites-vous de mes enfants ?

Quelques larmes lui vinrent aux yeux : ses lèvres tremblèrent légèrement ; mais elle les regardait et souriait toujours.

— Êtes-vous satisfaite, madame ?

— Tout à fait. C’est ce qu’il peut arriver de plus heureux au monde… pour lui. Ils se marieront à Noël.

— Et vous…

Elle me mit doucement la main sur les lèvres et dit en souriant :

— Nous avons le temps de penser à cela, tout le temps.

À partir de ce jour-là, elle devint peu à peu moins pâle, et retrouva entièrement son humeur sereine et égale. Il était évident qu’elle commençait à aimer beaucoup sa future belle-fille, il eût été difficile de faire autrement et ce n’était point par une simple forme qu’elle les appelait tous deux « ses enfants ».

Pour Célandine, qui n’avait jamais connu sa mère, elle semblait aimer madame Rochdale presque autant que son fiancé. Les deux dames étaient constamment ensemble, et elles paraissaient promettre ce spectacle, qu’on dit inouï, d’une mère et d’une belle-fille aussi unies que si elles eussent été de la même chair et du même sang.

Les commères branlaient la tête en disant : « Cela ne durera pas. » Je crois que cela eût duré. Pourquoi non ? C’étaient deux femmes au cœur élevé, tendre, dévoué. Toutes deux étaient prêtes à aimer ce qu’il aimait, à renoncer à tout pour le rendre heureux. En lui, le fils et le fiancé, elles se rencontraient, en lui elles apprirent à s’aimer.

Il est étrange que les femmes n’en jugent pas toujours ainsi, étrange qu’une jeune fille ne s’attache pas de préférence, après sa propre mère, à la femme qui a porté celui qu’elle aime, qui l’a nourri, soigné, qui a souffert pour lui plus qu’aucune autre créature ne peut souffrir, excepté sa femme, encore pas toujours. Il est bien étrange qu’une mère, affectueuse et bonne pour tout ce qui plaît à son fils, pour son cheval ou son chien, n’aime pas, par-dessus tout, la créature qu’il aime le mieux au monde, celle de qui dépendent, sa vie durant, son bonheur, son repos et son honneur. Hélas ! pourquoi faut-il qu’une relation si simple, si naturelle, si sainte, semble si pénible et reste presque sans exemple, même parmi les femmes vertueuses de ce monde ! Mères, femmes, à qui la faute ? Est-ce parce que chacune exige trop pour elle-même, trop peu pour l’autre, parce que l’une oublie qu’elle a été jeune, l’autre qu’elle sera vieille un jour ? Ou bien est-ce que, dans le plus tendre dévoûment des femmes, il reste un grain de jalousie qui leur fait oublier cette vérité aussi profonde en amour qu’en charité : « qu’il vaut mieux donner que recevoir ! » Peut-être une vieille fille comme Marthe Stretton n’a-t-elle pas le droit de discuter cette question. Mais je veux dire une chose, c’est que je puis pardonner beaucoup à une belle-fille qu’on n’aime pas, rien à celle qui n’aime pas.

Et maintenant après cette longue digression, qui n’est pas aussi étrangère au sujet qu’elle peut paraître au premier abord, je reviens à mon histoire.

L’année grandit, puis elle décrut ; vers la fin, madame Rochdale me dit que c’était une des années les plus heureuses qu’elle eût jamais connues.

Je le crois d’autant plus que comme la plupart des grands bonheurs, elle avait commencé par une douleur vaincue. Mais personne ne s’aventurait à parler de cela, et peut-être la mère ne se fût-elle pas avoué maintenant à elle-même l’existence momentanée de la douleur.


II


Les jeunes gens devaient se marier à Noël ; mais au commencement de décembre, lady Childe qui était malade depuis longtemps, vint à mourir. Cela retarda le mariage. Le fiancé dit bien haut et répéta que c’était « fort dur ». La jeune fille ne dit rien. En conséquence toutes les femmes de chambre et toutes les servantes du château, comme toutes les demoiselles du village, s’étendaient sur la dureté de cœur de mademoiselle Childe, surtout lorsqu’elle partit bientôt après avec le pauvre sir John pour voyager pendant trois mois loin de son fiancé.

Pour mon compte, je l’avais suivie des yeux dans le château quelques jours avant son départ. Oh ! Samuel Rochdale, qu’aviez-vous donc mérité du ciel pour être doté de l’amour de deux femmes pareilles, votre mère et votre fiancée !

Célandine partit. Le château devint triste lorsqu’elle n’y fut plus. Madame Rochdale disait qu’elle ne s’étonnait pas que son fils fût souvent absent, c’était bien naturel. Mais elle ne disait cela qu’à moi, avec d’autres elle ne remarquait jamais ses absences.

Ces absences continuaient, se prolongeaient, Chez la plupart des jeunes gens, on n’y aurait pas fait attention ; mais Samuel aimait tant sa mère qu’il avait été rare jusque-là, dans sa vie, qu’il passât ses soirées loin d’elle. Maintenant, pendant les nuits orageuses de mars, dans les doux crépuscules d’avril, pendant les clairs de lune de mai, madame Rochdale restait seule dans le grand salon où l’année précédente ils étaient si heureux à eux trois.

Elle restait là, grave et calme, lisant ou tricotant, disant, quand elle disait quelque chose, qu’il était naturel que son fils s’amusât au dehors.

Un jour je l’entendis qui lui demandait où il avait été ce soir-là.

Il hésita, puis il dit : — Au village, ma mère.

— Encore ! Comme vous aimez vous promener au clair de lune dans le village !

— Croyez-vous ? et il battait ses bottes avec sa canne. Peut-être, ma mère, le clair de lune est charmant, vous savez, et ici… les soirées sont bien longues.

— C’est vrai, et sa mère soupira à demi ; mais bientôt, vous savez, Célandine reviendra.

Peut-être m’étais-je trompée ; mais il me sembla que le jeune homme rougit. Il siffla son chien et quitta la chambre.

— Comme ces amoureux sont susceptibles ! dit madame Rochdale en souriant. Il a de la peine à supporter qu’on lui parle d’elle. Je voudrais les voir mariés.

Mais ce souhait ne devait pas encore être exaucé. Sir John Childe souffrant, exigeant, demandait qu’on lui laissât encore six mois sa nièce. Ils étaient jeunes, il était vieux, il n’avait pas longtemps à vivre. Ils étaient d’ailleurs fiancés l’un à l’autre, pourquoi ne pas attendre ? Un an de plus ou de moins ne faisait pas grand’chose à ceux qui se sentaient fermement unis pour leur vie entière. Depuis le jour même de ses fiançailles, ne se sentait-elle pas la fidèle femme de Samuel ?

C’est ainsi, à ce que dit madame Rochdale, que raisonnait Célandine avec cet amour qui, dans sa plénitude, reconnaît à peine la séparation. Sa mère future en lisant des passages de sa lettre s’arrêta, suffoquée par les larmes.

Le jeune homme consentit à ce nouveau délai, il ne dit pas une seule fois que c’était bien dur. Madame Rochdale recommença à dire, mais d’un ton moins assuré, qu’ils se marieraient à Noël suivant.

Cependant notre jeune maître avait l’air parfaitement satisfait : il chassait, il pêchait, il se promenait dans les champs comme de coutume et son entrain était étonnant.

Il continuait également ses promenades au clair de lune avec une persévérance louable. Une ou deux fois j’entendis assurer qu’il ne se promenait pas seul.

Mais tout le monde dans le pays était si attaché au jeune maître, tout le monde respectait et aimait tant sa mère, qu’il se passa quelque temps avant que le plus faible écho de ces mauvais bruits arrivât aux oreilles de madame Rochdale.

Je n’oublierai jamais le jour où elle l’apprit.

Elle m’avait envoyé chercher pour l’aider à cueillir du raisin ; elle aimait souvent à faire sa récolte elle-même pour envoyer les plus belles grappes à ses amis ou aux pauvres malades dans le village. Elle était dans la serre quand j’arrivai. Un seul regard me fit voir qu’elle était troublée, mais elle arrêta la question avant qu’elle fût sortie de mes lèvres.

— Non, Marthe, ce n’est rien. Tenez, coupez cette grappe, je la tiens.

Mais sa main tremblait tellement que la grappe tomba et s’écrasa, teignant de rouge les pierres. Je la ramassai sans qu’elle y fît attention.

Tout d’un coup elle porta la main à son front :

— Je suis fatiguée, dit-elle, nous ferons cela un autre jour.

Je la suivis à travers le jardin, jusqu’à la porte du vestibule. En entrant elle donna l’ordre d’atteler sur-le-champ.

— Je vous ramènerai chez vous, Marthe ; je vais au village.

Or le village était situé à une demi-lieue environ du château, ce n’était qu’une réunion de chaumières. Il n’y avait que trois bonnes maisons : celle du boucher, celle du boulanger et l’école. Madame Rochdale traversait rarement Thorpe en voiture, encore moins s’y arrêtait-elle.

Elle s’arrêta cette fois pour faire dire quelque chose à l’école, puis s’adressant au domestique :

— Allez, dit-elle, chez le boulanger.

Le vieux Jean tressaillit, il toucha vivement son chapeau, je le vis chuchoter sur le siège avec le cocher. Je devinais bien pourquoi.

— Chez le boulanger, madame Rochdale ? Ne pourrai-je pas y aller pour vous ? Pourquoi vous donner cette peine ?

Elle me regarda en face, je sentis que je devenais écarlate.

— Merci, Marthe, je tiens à y aller moi-même.

Je me tus ; mais je compris alors qu’elle savait et qu’elle devinait que je savais ce dont parlait tout le village. Quel pouvait être son motif en agissant ainsi ? Voulait-elle montrer qu’elle ignorait les bruits ? Non, car c’eût été impliquer un mensonge, et madame Rochdale était rigidement, absolument véridique dans ses paroles et ses actions. Ou bien était-ce pour prouver à tous les menteurs et à tous les médisants que la dame du château se faisait conduire en plein jour à la porte où… ? Madame Rochdale m’arracha à mes réflexions en disant tout d’un coup d’une voix ferme et nette :

— C’est un honnête homme, n’est-ce pas, Hine le boulanger ?

— Oui, madame.

— Il a… une fille qui sert dans la boutique.

— Oui, madame.

Elle tira le cordon par une secousse subite, et sortit de la voiture. Deux petites taches rouges brûlaient sur ses joues ; du reste, elle était, comme à l’ordinaire, calme, majestueuse, grave.

Je me demandai ce que Nancy en pensait, la belle Nancy Hine, qui riait et plaisantait avec sa liberté accoutumée derrière son comptoir, mais qui s’arrêta stupéfaite en voyant la voiture du château.

Je les apercevais par la fenêtre de la boutique, la fille du boulanger et la mère du jeune maître. Je voyais briller les yeux de madame Rochdale, tout en donnant de sa voix ordinaire quelque ordre pour sa maison, et profitant de cette occasion pour examiner attentivement la grande jeune fille aux traits réguliers qui rougissait gauchement devant elle ; elle était embarrassée cette fois, bien que j’eusse entendu dire que Nancy Hine était fille de trop d’esprit pour avoir rougi depuis qu’elle avait vingt ans.

Je crois qu’on la calomniait ; on la calomniait alors et par la suite. Elle avait de l’esprit, beaucoup plus que la plupart des jeunes filles de sa classe : elle avait l’air hardi et résolu ; mais elle n’était pas dépourvue de conscience et de droiture.

Pendant l’entrevue qui ne dura pas deux minutes, je crus qu’il valait mieux rester à la porte. Naturellement, lorsque madame Rochdale rentra dans la voiture, je ne fis aucune remarque ; elle ne dit rien non plus.

Elle me donna le gâteau pour les enfants de l’école. De la porte, je la regardai passer, et j’aperçus encore un moment à la fenêtre de la voiture ce profil si fin, si noble et si délicat.

Comment un jeune homme, fils d’une pareille mère, élevé par elle, fiancé à une charmante créature comme Célandine, pouvait-il abaisser ses goûts, ses habitudes, ses instincts et faire la cour à une villageoise, — belle, il est vrai, mais de cette beauté grossière qui serait passée à trente ans, pour la conquérir illégitimement, disait-on même — assurément c’était impossible. Ce qu’on disait du jeune M. Rochdale et de Nancy Hine ne pouvait être vrai.

Je crois que sa mère était du même avis ; si elle l’avait cru, aurait-elle pu s’éloigner avec le calme sourire qu’elle nous avait laissé pour adieu aux enfants de l’école et à moi ?

M. Rochdale était parti pour l’Écosse avant cet incident. Il ne paraissait pas pressé de revenir, pas même lorsqu’un caprice du vieillard ramena tout d’un coup sir John Childe et sa nièce à Ashen-Dale.

Madame Rochdale s’y rendit sur-le-champ et ramena Célandine avec elle. Nous vîmes tous avec joie les deux dames, la mère et la fille se promener ensemble dans leur douce intimité, errer dans les serres, parcourir les environs en voiture et rire ensemble en donnant le soir à manger aux cygnes de l’étang.

Il semblait qu’il n’y eût au monde ni médisants, ni calomniateurs, ni filles de boulanger.

Hélas ! cela dura quatre jours, les derniers jours où j’ai vu un air de bonheur et de jeunesse à madame Rochdale, les derniers où j’ai vu Célandine Childe joyeuse et séduisante dans sa jeune beauté.

Le cinquième jour, la voiture de sir John Childe arriva au château, non pas lentement, majestueusement, comme de coutume, mais avec une rapidité menaçante. Il resta enfermé deux grandes heures avec madame Rochdale dans la bibliothèque. Puis elle sortit, son pas était lourd, elle paraissait portée par une force machinale, mais sans baisser la tête ni les yeux. Elle me dit d’aller appeler mademoiselle Childe, qui lisait dans le pavillon. Elle l’attendit à la porte du vestibule.

— Maman !

Sur le désir de madame Rochdale, elle avait déjà pris l’habitude de lui donner ce tendre nom ; mais, cette fois la mère en parut péniblement frappée.

— Maman, y a-t-il quelque chose ? dit la jeune fille devenant pâle et se suspendant à son bras.

— Rien qui doive vous alarmer, ma chère, rien qui ait aucune importance à mes yeux. Je sais que c’est faux, absolument faux, cela ne peut pas être.

Sa voix encore agitée avait l’accent de la colère plutôt que de l’effroi. Les couleurs de Célandine reparurent.

— Si c’est faux, maman, n’y pensons plus, dit-elle d’un air caressant. Mais qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose que votre oncle a entendu dire. Quelque chose qu’il tient à vous répéter. Peu importe, cela ne peut rien faire ni à vous ni à moi. Venez, mon enfant.

Naturellement ce qui se passa dans la bibliothèque ne transpira pas au dehors. Une heure après madame Rochdale m’envoya chercher.

Elle était dans sa chambre, elle écrivait. Ses yeux avaient une expression résolue, dure, farouche, très pénible à voir. Cependant quand Célandine entra doucement avec son pas léger et son pâle visage, madame Rochdale leva la tête avec un tendre sourire.

— A-t-il lu ? Est-il satisfait ? Et elle prit avec une négligence affectée une lettre fraîchement écrite, que mademoiselle Childe lui apportait.

La jeune fille fit un signe d’assentiment, puis, s’agenouillant près de la table, elle appuya sa joue sur l’épaule de madame Rochdale.

— Laissez-moi écrire, maman, un petit mot, seulement pour lui dire que je… que je ne crois pas…

— Chut ! et les lèvres tremblantes furent fermées par un baiser aussi résolu que tendre. Non, pas un mot, mon enfant. Moi, sa mère, je puis lui parler d’une pareille chose, pas vous.

Je me sentais défaillir à la pensée que cette fragile jeune fille, pure comme une fleur, eût même appris qu’il existait un péché dont non seulement sir John Childe, mais toutes les commères des environs accusaient son fiancé. Je sus par la suite que le baronnet avait insisté pour que M. Rochdale niât le fait sur-le-champ et absolument, sans quoi l’engagement devait être rompu.

La mère avait réclamé le droit de poser elle-même cette question à son fils, et c’était ce qu’elle venait d’écrire dans cette lettre qu’elle cachetait et dont elle mettait l’adresse d’une main ferme, et avec un sourire moitié résolu, moitié dédaigneux.

— Marthe, mettez ceci à la poste vous-même et dites à la femme de chambre de mademoiselle Childe que sa maîtresse restera encore huit jours au château. Oui, mon enfant, cela vaut mieux.

Alors s’asseyant pesamment dans le grand fauteuil, madame Rochdale attira Célandine vers elle, et je la vis prendre sur ses genoux la frêle petite personne comme un enfant pour l’envelopper dans le grave et paisible silence d’une affection inexprimable.

Il fallait quatre jours pour avoir une réponse des bruyères où M. Rochdale chassait alors. Le temps devait sembler long à ces deux pauvres femmes dont la vie entière dépendait de lui, d’un oui ou d’un non.

Le dimanche, suivant dans l’intervalle, toutes deux parurent à l’église le matin et le soir. À cette exception près, elles ne sortirent pas, et on ne les vit guère circuler dans la maison qu’à l’heure du dîner. Alors, donnant le bras à sa compagne, madame Rochdale descendait et prenait place au bout de la longue table, mettant toujours mademoiselle Childe à sa droite.

Le vieux maître d’hôtel disait que cela lui faisait mal de les voir toutes deux regarder la place vide au haut de la table.

Le cinquième jour arriva et s’écoula sans lettres. Le sixième de même. Dans la soirée, la mère donna l’ordre de préparer la chambre de M. Rochdale, il était possible qu’il revînt à l’improviste ; mais il ne revint pas.

Je crois que madame Rochdale et mademoiselle Childe passèrent la moitié de la nuit debout.

Le lendemain matin, elles déjeunèrent ensemble comme de coutume dans le petit salon. En traversant le parc, car dans mon inquiétude j’avais maintenant affaire tous les jours au château, je les vis toutes les deux assises à la fenêtre, attendant la poste.

Attendre la poste ! Bien des gens connaissent cette cruelle attente ; mais peu de personnes ont attendu comme elles.

Le palefrenier arrivait lentement, balançant négligemment dans ses mains le sac de la poste. Elles le voyaient venir par la fenêtre.

Le maître d’hôtel ouvrit le sac comme de coutume et distribua le contenu.

— En voilà une de notre jeune maître, Dieu nous bénisse ! qu’elle est grosse !

— Laissez-moi la monter, Guillaume, car je vis qu’elle était adressée à mademoiselle Childe.

Machinalement, en montant, mes yeux s’arrêtèrent sur l’adresse de la grande écriture facile de M. Rochdale, puis je remarquai le cachet net et ferme. Cette fois il ne portait pas les devises sentimentales dont il aimait naguère à se servir, c’était son cachet d’affaires, portant ses armes. Le cœur oppressé, je frappai à la porte du petit salon.

Mademoiselle Childe ouvrit.

— Ah ! maman, c’est pour moi, pour moi ! Et avec un cri de joie elle saisit et ouvrit la grande enveloppe.

Une foule de lettres en tombèrent, ses jolies petites lettres, les siennes, adressées à Samuel Rochdale.

Elle restait debout, les regardant d’un air effaré, elle cherchait dans l’enveloppe. Il n’y avait rien.

— Qu’est-ce que cela veut dire, maman ? Je ne comprends pas.

Mais madame Rochdale avait compris. — Laissez-nous, Marthe, dit-elle d’une voix rauque en refermant la porte sur moi. Alors j’entendis un cri étouffé et quelqu’un tomba par terre.


III


Les deux dames ne descendirent pas pour goûter. Elles firent dire en bas que mademoiselle Childe était indisposée. Je ne pus venir à bout de voir madame Rochdale, bien que je fusse toute la journée autour de la maison. À la tombée du jour, on vint me dire que la maîtresse me demandait.

Elle était assise dans la salle à manger, sans lumière. Elle était là, immobile comme une statue. Je n’osais pas lui parler, je tremblais à l’idée du seul son de sa voix, mon amie, ma maîtresse, ma chère madame Rochdale !

— Marthe !

— Oui, madame.

— Marthe, je voudrais… Ici la voix s’arrêta.

Je ne sais pas ce qui m’empêcha sur un premier mouvement de faire et de dire des choses que l’instinct le plus simple me dit l’instant d’après que personne ne devait dire et faire dans ce moment auprès de madame Rochdale, moi moins que personne. Ainsi, par un effort, je restai silencieuse dans le demi-jour, silencieuse et immobile comme elle.

— Marthe, je voudrais… Et la voix était devenue ferme. Je voudrais vous envoyer faire une commission pour laquelle j’ai besoin d’une personne à laquelle je puisse absolument me fier.

J’avais le cœur sur les lèvres ; mais naturellement je dis seulement : — Oui, madame.

— Je voudrais que vous allassiez au village, chez… chez… la jeune personne à la boutique du boulanger.

— Nancy Hine.

— Ah ! elle s’appelle ainsi ! Oui, je me souviens, Nancy Hine. Amenez-la ici, au château, sans qu’on vous voie, si c’est possible.

— Ce soir, madame ?

— Ce soir. Donnez les raisons que vous voudrez, ou plutôt n’en donnez point. Dites que madame Rochdale voudrait lui parler.

— Rien d’autre ? demandai-je doucement après un long silence.

— Rien d’autre. Allez sur-le-champ, Marthe.

J’obéis implicitement. Quoique cette mission m’eût surprise et même stupéfaite, je savais que madame Rochdale faisait toujours ce qu’il y avait de plus sage et de plus utile à faire dans les circonstances données. Je savais aussi que sa droiture et l’énergie de son caractère l’amenaient souvent à faire des choses auxquelles n’auraient jamais pensé des femmes plus faibles ou d’un cœur moins simple.

À travers le brouillard d’une soirée de septembre, je m’en allais donc aveuglément chercher Nancy Hine.

Elle causait à la porte du boulanger. Le feu du four éclairait toute sa personne. Ses bras rosés, blanchis par la farine, étaient croisés sur une robe de travail convenable et propre. Même les gens les plus sévères avouaient que, chez elle, Nancy était active et industrieuse ; on disait seulement qu’elle avait trop de goût pour la toilette le dimanche, et que d’habitude elle se tenait un peu au-dessus de sa situation.

— Nancy Hine, je voudrais vous dire un mot.

— Ah ! c’est vous, Marthe Stretton. Dites alors, nous n’avons pas de secrets ici.

Son air négligent, pour ne pas dire brusque, m’arrêta. Je me détournai et je redescendis la rue du village. Je n’étais pas bien loin lorsque Nancy mit la main sur mon épaule, elle éclata de rire en me voyant tressaillir et m’entraîna dans la boutique par une porte de derrière.

— Eh bien, voyons ?

La fille du boulanger croisa les bras d’un air de défi. Ses yeux étaient étincelants et tout grands ouverts. Son air était hardi, un peu grossier ; elle paraissait agitée, mais il n’y avait rien de corrompu chez elle, rien qui indiquât la femme tombée que ses voisins se montraient au doigt. Je n’éprouvais pas pour elle autant de dégoût que j’aurais voulu.

— Eh bien, voyons ! répéta-t-elle.

Je lui transmis mot à mot le message de madame Rochdale.

Nancy parut surprise ; non point troublée, alarmée, honteuse, simplement surprise.

— Elle me demande, vraiment ; pourquoi ?

— Elle ne me l’a pas dit.

— Mais vous le devinez naturellement. Eh bien, qui s’en soucie ? Ce n’est pas moi.

Cependant son beau visage hâlé avait changé de couleur. Ses mains tremblaient en ôtant son tablier, en s’arrangeant convenablement comme elle disait. Tout d’un coup elle s’arrêta :

— A-t-on reçu des lettres… des nouvelles… du jeune M. Rochdale ?

— Je crois que oui ; mais cela ne…

— Cela ne me regarde pas, hein ? Voyons, ne soyez pas si brusque, Marthe Stretton. Je viens avec vous, seulement laissez-moi mettre mon chapeau du dimanche.

— Nancy Hine, m’écriai-je, croyez-vous que madame Rochdale vous regarde, que vous ayez une robe de reine ou des haillons de mendiante, si ce n’est que les haillons vous conviendraient mieux. Venez comme vous êtes.

— Je viens, dit Nancy, en me regardant avec colère, et voulez-vous me faire le plaisir de parler poliment, Marthe ? Voyons, la fille de mon père vous vaut bien et votre maîtresse aussi, sortez de la boutique. Je marcherai après. Je n’ai peur de rien.

Cet accent vulgaire, devenant plus vulgaire avec sa colère, ces gestes brusques et gauches, comment notre jeune maître, le fils de sa mère, qui avait vécu toute sa vie avec cette mère chérie, avait-il pu trouver quelque séduction à Nancy Hine ?

Mais ces anomalies de goût ont étonné et étonneront jusqu’à la fin des temps tout le monde, les femmes surtout, parce qu’elles voient en général plus clair et plus loin que les hommes dans leurs affections.

Nancy Hine ne dit pas un mot en se rendant au château. Il était déjà tard ; presque tout le monde était couché. Je laissai la jeune personne dans le vestibule et je montai chez madame Rochdale.

Elle était assise devant le feu dans son petit salon, plongée dans ses réflexions. Dans la chambre à côté, dans le grand lit de cérémonie qu’occupait toujours madame Rochdale, dans ce lit où étaient nées et mortes des générations de Rochdale, dormait la pauvre enfant dont le bonheur avait été si cruellement détruit, car la réponse ou plutôt l’absence de réponse de M. Rochdale à la lettre catégorique de sa mère prouvait jusqu’à l’évidence que l’engagement était rompu et pour une cause suffisante.

— Chut ! ne la réveillez pas, murmura madame Rochdale. Eh bien, Marthe !

— La jeune personne… madame… faut-il la faire monter ?

— Quoi, ici ?

Il est impossible d’exprimer le regard de dégoût, de haine, d’horreur qui obscurcit un instant le visage de madame Rochdale. Les plus nobles des créatures humaines, hommes ou femmes, ne sont peut-être pas celles qui sont nées sans passion, mais celles qui savent réprimer des passions énergiques par une volonté ferme. Dans cet instant, dans cet instant passager, si elle avait pu étrangler la personne qui avait entraîné son fils (Nancy était plus âgée que M. Rochdale et n’était pas sotte), je crois que madame Rochdale l’aurait fait.

L’instant d’après, elle n’aurait rien fait de pareil, elle n’aurait rien fait que ce que pouvait faire une chrétienne au noble cœur.

Elle se leva en disant tranquillement : — Cette jeune personne ne peut pas venir ici, Marthe. Amenez-la… voyons… faites-la entrer dans le salon.

En ouvrant la porte, un moment après, nous vîmes madame Rochdale assise sur l’un des canapés de velours sous la lumière du lustre.

Je ne suppose pas que Nancy Hine se fût jamais trouvée de sa vie dans une pièce aussi élégante et aussi éclairée. Elle semblait étourdie et émerveillée, et, faisant humblement la révérence, elle restait à sa place, les bras enveloppés dans son châle, regardant vaguement autour d’elle.

Madame Rochdale prit la parole : — Vous vous appelez Nancy Hine, je crois ?

— Oui, madame… c’est-à-dire… oui, madame, je m’appelle Nancy.

Elle fit un pas en avant et leva les yeux plus hardiment sur le canapé. Par ce fait, elles se regardèrent longtemps et fixement, la dame du château et la villageoise.

Je remarquai que madame Rochdale avait repris son costume ordinaire du soir, et qu’on n’apercevait dans sa toilette aucun signe de trouble intérieur ; à peine avait-il laissé quelque trace sur sa physionomie.

— Je vous ai envoyé chercher, Nancy Hine, (restez, Marthe, je désire qu’il y ait un témoin de tout ce qui se passe entre cette jeune personne et moi), je vous ai envoyé chercher à cause de certains bruits, plus injurieux encore pour votre réputation, s’il est possible, que pour celle de… l’autre personne. Savez-vous de quoi je veux parler ?

— Oui, madame, je le sais.

— Voilà qui est honnêtement répondu, et j’aime la droiture, dit madame Rochdale après avoir examiné longtemps le visage de la fille du boulanger, maintenant couvert d’une honnête rougeur. Elle reprit avec un petit soupir de soulagement.

— Vous comprenez aussi qu’en qualité de mère de… cette autre personne, je ne puis avoir qu’un motif en vous envoyant chercher, celui de vous faire une question que j’ai plus que personne le droit de vous poser en exigeant une réponse ; me comprenez-vous ?

— Un peu.

— Nancy, reprit-elle, après un long regard, comme si elle était surprise de rencontrer chez cette jeune personne autre chose que ce qu’elle avait attendu, et qu’elle fût amenée par là à lui parler autrement qu’elle n’en avait eu d’abord l’intention, Nancy, je vais vous parler clairement. Toutes les dames, toutes les mères ne vous parleraient pas comme je vous parle, sans colère, sans reproche, dans le seul but de savoir la vérité. Si je croyais ce qu’il y aurait de pis, si vous étiez une pauvre fille trompée par mon fils, je vous plaindrais encore. Mais, le connaissant comme je le connais, et vous voyant aujourd’hui, je ne crois pas cela. Je crois que vous avez pu être imprudente, légère dans votre conduite, mais non coupable. Dites-moi (et l’angoisse de la mère éclata, en dépit du calme et de la dignité de la femme bien élevée), dites-moi un mot pour m’assurer que je ne me trompe pas !

Mais Nancy Hine ne répondit rien ; elle poussa un faible sanglot et laissa retomber sa tête d’un air gauche et embarrassé, comme si la présence de la mère de Samuel lui parlant avec bonté et la regardant jusqu’au fond de l’âme, était une épreuve au-dessus de ses forces.

Cette pauvre mère, à laquelle son dernier espoir venait d’être enlevé, à laquelle son fils unique apparaissait, non seulement comme infidèle à ses serments, mais comme le séducteur systématique d’une jeune fille au-dessous de lui, sans autre attrait que sa grossière beauté, cette pauvre mère se laissa retomber et mit la main sur ses yeux, comme si elle eût voulu désormais cacher à sa vue le reste du monde.

Au bout d’un instant, elle fit un effort pour regarder de nouveau la jeune fille qui se remettait de son remords momentané et qui jetait autour d’elle des regards d’admiration mêlés à quelques sourires assez singuliers.

— D’après votre silence, mademoiselle, je suppose que je m’étais trompée et que… mais je veux vous épargner. Vous aurez assez à souffrir. Il me reste une question que je désire… que je suis obligée de vous faire : Combien y a-t-il de temps que ceci… et le mot qu’elle ne prononçait pas semblait l’étouffer… que ceci dure ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Il faut que je m’explique plus clairement alors. Depuis combien de temps, Nancy Hine, avez-vous été la maîtresse de mon fils, de M. Rochdale ?

— Pas un jour, pas une heure, cria Nancy violemment, en s’approchant du canapé ; faites donc attention à ce que vous dites, madame Rochdale. Je vous vaux bien. Je suis la femme de M. Rochdale.

La mère de M. Rochdale resta muette, regardant la jeune fille qui ôtait un anneau enfilé à un ruban autour de son cou, une bague d’alliance incontestable qu’elle passa à son doigt avec un geste résolu. C’était la main d’une femme habituée au travail qu’elle étendit sous les yeux de madame Rochdale.

— Voyez, que dites-vous de cela ? C’est lui qui l’a mis là. Toute votre colère ne peut pas l’en retirer. Je suis madame Samuel Rochdale, la femme de votre fils.

— Ah ! fit-elle avec un geste de répugnance. Puis, une seconde après, le vrai sentiment féminin rentra dans le cœur de cette vertueuse mère. Mieux vaut ceci que ce qu’on disait, mille fois mieux… Dieu soit loué !

Elle se rassit avec un profond soupir, en remettant la main sur ses yeux comme si elle cherchait à se rendre compte d’une vérité étonnante, impossible. Puis, elle dit lentement :

— Marthe, il me semble que cette… elle hésitait, ne sachant quel nom donner à Nancy ; puis ne lui en donnant point du tout : — Je crois qu’elle pourrait s’en aller.

Nancy, émue, intimidée, sans audace cette fois, se glissait hors de la chambre à ma suite, quand madame Rochdale nous rappela.

— Attendez ; à l’heure qu’il est, il ne faut pas que la… la femme de mon fils sorte seule. Marthe, priez votre père de la ramener chez elle.

La fille du boulanger se retourna à la porte et dit :

— Merci, madame ; mais cette fois, elle ne fit pas la révérence.

Madame Rochdale avait donc trouvé sa belle-fille !


IV


Avant qu’on sût ce qui était arrivé, toute la dynastie du château était changée. Madame Rochdale était partie, elle disparut avant que son fils fût revenu d’Écosse, et ne le revit pas. Madame Samuel Rochdale, naguère Nancy Hine, était la maîtresse de la maison au château. Depuis cent ans, un si beau sujet de commérages n’était pas échu en partage au comté. Naturellement on le discuta, on le retourna, on l’usa jusqu’à la corde.

Madame Rochdale échappa heureusement aux bavardages. Elle partit pour le continent avec sir John et mademoiselle Childe. La voix publique était pour elle contre son fils. On disait qu’il avait tué cette aimable et douce créature qui ne mourut pas cependant, mais qui vécut pour souffrir, ou mieux encore pour surmonter la souffrance ; on disait qu’il avait brisé le cœur de sa noble mère. Quelques-uns de ses anciens amis allèrent le voir, leurs femmes ne vinrent pas voir la sienne. Il avait fait ce que bien des gens respectables redoutent infiniment plus que la plus mauvaise conduite, il avait fait une mésalliance.

La société fut sévère à son égard, plus sévère qu’il ne le méritait. Du moins, on le méprisait, lui et son mariage, pour de mauvaises raisons. Non parce que sa femme, lorsqu’il l’avait choisie, était une personne complètement au-dessous de lui comme éducation, comme goûts, comme sentiments, non parce qu’à cause de cette infériorité il était impossible qu’il éprouvât pour elle autre chose que l’amour le plus dégradant, mais simplement parce que c’était une villageoise, la fille d’un boulanger.

La seule fois que sir John Childe fit allusion à cette misérable et humiliante aventure, il dit avec une compassion hautaine à la mère de Lemuel :

— Madame, quoi qu’elle eût pu être de sa personne, la honte eût été moindre si votre fils n’avait pas épousé une femme d’aussi basse origine. Quelle horreur ! la fille d’un boulanger !

— Sir John, dit madame Rochdale avec dignité, si mon fils avait choisi une femme qui lui convînt et qui fût digne de lui, peu m’eût importé qu’elle eût été la fille du plus pauvre ouvrier de mes terres.


V


— Mademoiselle Marthe, me demanda un jour la femme de notre pasteur, ce qu’on dit est-il vrai ? Est-ce que madame Rochdale va revenir ?

— C’est vrai, je crois.

— Et où va-t-elle habiter, au château ?

— Certainement non. Il y avait un peu d’amertume dans mon accent, j’en ai peur, car la bonne vieille dame me regarda d’un air de reproche.

— Ma chère, ce qu’il y a de mieux à faire dans ce monde, c’est de tirer le meilleur parti possible de la situation que la Providence a voulue, puisqu’Elle l’a permise. Souvent on trouve que les choses les plus pénibles ne sont pas, après tout, aussi déplorables que nous avions cru. J’ai été enchantée aujourd’hui en apprenant que madame Rochdale revenait.

— Mais elle ne revient pas chez eux, elle ne revient pas au château. Elle va prendre une maison dans le village. Elle ne les verra jamais, pas plus que lorsqu’elle était en voyage.

— Mais elle entendra parler d’eux. Cela est bon quelquefois.

— Quand il y a quelque chose de bon à apprendre.

— Je vous ai dit, Marthe, et j’espère que vous avez dit à madame Rochdale qu’il y avait du bon. Quand j’ai été voir madame Lemuel pour la première fois, c’était simplement en qualité de femme du pasteur, pour accomplir ce que je regardais comme un devoir. J’ai trouvé ce devoir plus facile que je ne m’y attendais.

— Parce qu’elle se rappelait sa position… — (son ancienne position, ma chère, reprit madame Wood), qu’elle n’a montré ni affectation ni prétention, mais qu’elle est restée tranquille, modeste et reconnaissante de la bonté que vous lui témoigniez.

— Cela et quelque chose encore. Plus je l’ai vue, plus j’ai senti qu’elle pouvait ne pas plaire, mais que c’était une personne à respecter. Elle a joué tolérablement un rôle très difficile, celui d’une personne ignorante élevée tout d’un coup à la richesse, enviée par la classe à laquelle elle appartenait naguère, méprisée et repoussée par celle où elle est entrée. Elle a dû apprendre à se comporter en maîtresse là où elle était autrefois une égale, et en égale là où elle était autrefois inférieure. Il est difficile d’imaginer une épreuve plus pénible en ce qui regarde la position sociale.

— La position ? elle n’en a point. Personne ne va la voir, si ce n’est vous. Et pourquoi irait-on ?

— Et pourquoi n’irait-on pas, ma chère ? Une femme qui, depuis son mariage, s’est conduite avec une convenance parfaite, dans la sphère à laquelle on l’a élevée, qui a vécu dans la retraite et ne s’est imposée aux égards de personne, qui, en dépit de ce qui manque à son éducation et à son caractère, est une bonne femme, une bonne maîtresse…

— Comment savez-vous cela ?

— Simplement parce que son mari s’absente rarement de chez lui, même pour une journée, parce qu’elle a gardé tous ses domestiques depuis cinq ans, et qu’ils parlent tous bien d’elle.

Je ne pouvais pas nier ces faits. Tous les environs le savaient comme moi. Les plus fiers gentilshommes n’avaient pas l’audace de fermer les yeux à la vérité même lorsqu’ils contemplaient d’un air méprisant madame Lemuel Rochdale se promenant tristement en voiture, pendant les longs après-midi d’été, sans une seule amie à aller voir, sans personne qui vînt la visiter, même à l’église ; on se moquait de sa corpulence et de la lourdeur de ses mouvements, car l’âge ne l’avait pas rendue plus légère : on disait qu’elle était pâteuse comme les pains de son père, et on s’étonnait du goût qu’elle conservait pour arborer les plus beaux chapeaux de toute la congrégation.

J’avais contre elle un sentiment bien amer ; mais cependant je la plaignis un jour lorsqu’elle s’avança imprudemment à la première table des communiants, et que tous les chrétiens respectables attendirent la seconde. On ne revit plus les Rochdale à la communion. Qui pourrait s’en étonner ?

Les uns remarquaient pour lui en faire honneur, d’autres pour s’en moquer, que, chez elle ou au dehors, son mari la traitait toujours avec respect et considération. Plusieurs fois, des chasseurs du voisinage qui avaient déjeuné au château racontèrent que madame Lemuel Rochdale avait pris à table la place de la maîtresse, avec une taciturnité grave, qui obligeait tout le monde à oublier comment on avait plaisanté et ri à travers le comptoir avec Nancy Hine dans le temps passé…

Quant à son brave vieux père, il n’avait pas longtemps dérangé son aristocratique gendre ; il était mort tranquillement, honorablement dans une bonne chambre du château, et il avait été honorablement enterré sous une belle pierre consacrée à la mémoire de « M. Daniel Hine » ; mais on avait omis « le boulanger », à la grande indignation de notre village qui trouvait que, si un marchand ne peut rien emporter dans l’autre monde, au moins doit-il y conserver le souvenir de son commerce.

Madame Rochdale revint, et prit la seule maison qui pût lui convenir dans le voisinage. Elle se trouvait à une petite distance du village, et à une lieue du château. Bien des gens, je crois, lui conseillaient de s’établir dans une autre partie du comté ; mais elle répondit simplement qu’elle aimait mieux vivre là.

Son douaire était accru d’une pension fournie par la propriété que mon père, resté l’intendant de M. Rochdale, lui payait régulièrement ; c’était, je crois, la seule relation qui subsistât entre elle et le château où elle avait passé sa vie ; elle ne semblait pas en chercher d’autres. Le seul endroit où elle eût eu la chance de rencontrer les habitants du château était l’église de Thorpe, et elle allait habituellement à une petite chapelle de la paroisse voisine, en disant que c’était plus près de chez elle. Elle reprit ses anciennes habitudes de charité, la simple vie qu’elle menait naguères, et, bien que ses ressources fussent fort diminuées, au près et au loin, tout le monde rivalisait d’égards et de respect pour elle.

Mais madame Rochdale n’avait pas l’air heureux. Elle avait beaucoup vieilli, c’était décidément une femme âgée. Au lieu de la sérénité douce qui la caractérisait naguère, elle avait toujours l’air agité comme si elle attendait et qu’elle cherchât quelque chose qu’elle ne trouvait pas. Pendant bien des semaines après son installation dans sa nouvelle demeure, elle tressaillait lorsqu’on frappait à la porte, elle suivait des yeux les étrangers à cheval qui passaient devant sa fenêtre, comme si elle se disait — il viendra peut-être voir sa mère. Mais il ne vint pas, et, au bout de quelque temps, elle retrouva la dignité patiente d’une douleur sans espoir.

Bien des gens disaient, parce que le nom de Lemuel ne sortait jamais de ses lèvres, qu’elle nourrissait contre lui un ressentiment implacable. Je crois que ce n’était pas vrai. Elle aurait peut-être eu de la peine à lui pardonner ; la plupart des mères eussent eu de la peine à sa place ; mais quelle est la mère à laquelle le pardon soit impossible ?

Elle avait toujours dans sa chambre à coucher, à côté de celui de son père, un portrait de lui fait dans son enfance, et un jour, ouvrant par hasard un tiroir, fermé d’ordinaire, je vis quoi ? Les robes blanches de Lemuel enfant, sa casquette d’écolier, sa ligne à pêcher et un vieux cahier d’appâts.

Après cela, qui pouvait croire que sa mère fût implacable ?

Cependant elle était assurément plus dure que par le passé, plus sèche et plus sévère dans ses jugements, moins indulgente pour les petits défauts de ceux qui l’entouraient. À l’égard de son fils, sa disposition était impénétrable. Elle semblait s’être retranchée et fortifiée derrière un rempart de patience ; il fallait un grand coup pour atteindre la citadelle désolée du pauvre cœur d’une mère abandonnée.

Le coup vint. Nul ne peut douter de quelle main, ni pourquoi il fut envoyé.

Madame Rochdale était arrêtée à la porte de l’école lorsque le fils de ma cousine, George, qui avait été voir passer la chasse, rentra en courant :

— Ô ma mère, le maître est tombé de cheval, il est mort !

— Mort ! — Oh ! quel cri ! Dieu me fasse la grâce de n’en jamais entendre un pareil !

Nous apprîmes bientôt que le récit n’était pas exact, M. Rochdale s’était évanoui, il était gravement blessé, il est vrai ; cependant la blessure n’était pas mortelle ; mais… sa pauvre mère !


VI


Elle resta pendant une heure étendue par terre dans l’école, absolument insensible. Nous croyions qu’elle ne reviendrait jamais à elle. Quand elle ouvrit enfin les yeux, et que nous pûmes parvenir à lui faire lentement comprendre que les choses n’étaient pas aussi désespérées qu’elle l’avait craint, à peine parut-elle en état d’accepter cette consolation.

— Mon chapeau, Marthe, mon chapeau ! Il faut que j’aille le trouver ! Mais elle ne pouvait pas se tenir debout.

J’envoyai chercher mon père. Il vint, amenant avec lui le docteur Hall qui venait de quitter M. Rochdale.

Notre docteur était un excellent homme, en qui tout le monde avait confiance. En l’apercevant, madame Rochdale se redressa pour écouter son récit de l’accident ; nous écoutâmes tous, personne ne pensait aux froides exigences de la politesse. C’était une simple fracture qui se guérirait avec quelques semaines de soins et de repos absolu.

— Du repos, surtout, chère madame, dit le docteur qui avait vu madame Rochdale rattacher vivement son manteau et regarder du côté de la porte. Je ne répondrais pas de l’effet de dix minutes seulement d’agitation mentale.

Madame Rochdale comprit. Le visage de la malheureuse mère se contracta douloureusement. Elle fit un pas en arrière avec un mouvement d’orgueil.

— Je vous assure, docteur Hall, que je n’avais pas… c’est-à-dire j’avais déjà changé d’intention.

Elle se laissa retomber sur son fauteuil, ferma les yeux, serra ses lèvres tremblantes et joignit tranquillement ses mains inutiles : il semblait qu’elle cherchât à remettre son fils patiemment et sans révolte entre les bras de Celui qui peut seul guérir, de Celui qui blesse et dont les mains bandent la plaie.

Elle demanda enfin tout d’un coup :

— Et qui est avec lui ?

— Sa femme, répondit le docteur Hall sans hésitation ; elle le soigne bien, avec tendresse et il l’aime.

Madame Rochdale garda le silence.

Au bout d’un instant elle retourna chez elle dans la voiture du docteur Hall, et, sur son désir, je l’y laissai seule.


VII


Après ce terrible coup, j’allai pendant cinq jours au château tous les soirs et tous les matins, et de là à l’habitation de madame Rochdale pour lui apporter des nouvelles et apprendre le rapport que le docteur Hall ne manquait jamais de lui transmettre. Les nouvelles étaient presque toujours bonnes ; mais l’angoisse de ce « presque » semblait atteindre les forces de la mère jusqu’à leur source intime ; il y avait des moments où, dans son immobilité forcée, sa physionomie avait quelque chose d’insensé.

Dans l’après-midi du sixième jour, il était tard, c’était un dimanche de décembre et il pleuvait ; presque personne, excepté moi, ne songeait à sortir ; je me demandais s’il n’était pas temps d’aller chez madame Rochdale lorsqu’une personne enveloppée dans un manteau et un capuchon parut sur le sentier qui menait à notre porte. C’était elle.

— Marthe, j’ai besoin de vous. Non, merci, je n’entre pas.

Cependant elle fut obligée de s’appuyer un instant contre la vérandah toute mouillée ; elle était pâle et hors d’haleine.

— Vous n’avez pas peur de faire une course avec moi par cette pluie ? Une longue course ? Non ! Eh bien, mettez votre châle et venez.

Sans qu’elle m’eût dit rien de plus, sans que j’eusse tenté une question, je savais, aussi bien que si elle me l’eût dit, où elle allait. Nous traversâmes des sentiers boueux, des bois détrempés où les perdrix se levaient à notre approche ; nous franchîmes des barrières, nous passâmes sous les sombres sapinières jusqu’à ce que nous fussions arrivées en face du château. Il n’était point changé depuis le temps passé, seulement il n’y avait plus de paons sur la terrasse et les cygnes ne venaient plus à la maison ; personne ne leur donnait à manger ni ne les caressait.

— Marthe, voyez-vous cette lumière à une fenêtre ? Oh ! mon pauvre enfant !

Elle étouffait, elle cherchait à reprendre haleine en s’appuyant sur mon bras, puis, s’avançant d’un pas ferme vers la maison, elle sonna.

— Je crois qu’il y a un nouveau domestique, il ne vous connaîtra peut-être pas, madame Rochdale, dis-je, pour la préparer.

Mais elle n’avait pas besoin d’être préparée. Elle demanda madame Lemuel Rochdale avec le plus grand sang-froid, comme si elle faisait une visite ordinaire.

— Madame est allée se reposer, madame, monsieur avait été plus mal, et elle avait passé toute la nuit auprès de lui. Mais il est mieux aujourd’hui. Dieu soit loué !

Le domestique semblait vraiment ému comme si ce n’était pas seulement des lèvres qu’il servait son maître et sa maîtresse.

— J’attendrai madame Lemuel, dit madame Rochdale en entrant tout droit dans la bibliothèque.

Le domestique suivit en demandant respectueusement quel nom il devait annoncer.

— Une dame, voilà tout.

Nous attendîmes un quart d’heure environ. Puis madame Lemuel parut l’air un peu agité, et, en dépit de sa belle robe, plus modeste et plus timide que Nancy Hine ne l’était jadis.

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, madame. J’étais avec mon mari. Peut-être êtes-vous étrangère et ne savez-vous pas combien il a été malade. Je vous demande pardon.

Madame Rochdale releva son voile et madame Lemuel sembla sur le point de rentrer sous terre, comme on dit vulgairement.

— Vous êtes probablement étonnée de me voir ici, commença madame Rochdale, cependant vous devez comprendre… une mère… La voix lui manqua, il lui fallut un moment avant de pouvoir reprendre en mots entrecoupés : — Je voudrais… voir… mon fils.

— Bien volontiers, madame Rochdale, dit Nancy d’un accent pénétré. J’avais eu un moment l’idée de vous faire demander ; mais…

L’autre fit un geste comme pour indiquer qu’elle ne pouvait pas parler et prit le chemin du premier. Nancy la suivit. À la porte de la chambre, cependant, Nancy l’arrêta :

— Attendez une minute, je vous en prie. Il a été si malade : laissez-moi lui dire, seulement pour le préparer…

— C’est mon fils, mon fils à moi. Ne craignez rien, dit madame Rochdale d’un ton où l’amertume et l’angoisse se disputaient le pas. Elle poussa de côté la femme et entra.

Nous entendîmes un faible cri : — Ô ma mère ; ma chère mère ! — Un sanglot et ce fut tout !

Madame Lemuel ferma la porte et s’assit sur les marches de l’escalier en pleurant. J’oubliai qu’elle avait été Nancy Hine, et je pleurai avec elle.

Madame Rochdale resta longtemps dans la chambre de son fils. Personne ne l’interrompit, pas même la femme. Madame Lemuel allait et venait dans la maison avec agitation, s’asseyant quelquefois pour causer familièrement avec moi, puis se reprenant et rappelant sa dignité. Elle avait fait de grands progrès. Ses manières et son accent étaient modifiés. Il était évident aussi que son esprit avait été cultivé, et que le bruit public n’avait pas menti lorsqu’on disait ironiquement que M. Rochdale avait renoncé à élever des chiens et qu’il élevait sa femme. Si cela était vrai, elle faisait honneur à son maître. Mais Nancy Hine avait toujours passé pour une fille intelligente.

Elle était gauche encore, lourde et sans grâce, elle ne possédait pas cette aisance simple qui établit d’une manière évidente le fait de la naissance et de l’éducation, quelle que puisse être la simplicité de la toilette ou des manières. Mais il n’y avait chez elle rien de grossier ou de désagréable, rien qui frappât comme une preuve de cette vulgarité innée et ineffaçable qui vient de la nature autant que de l’éducation, et que tout le soin possible et toute l’élégance extérieure ne peuvent jamais complètement dissimuler.

J’ai vu plus d’une dame, incontestablement bien née et bien élevée, infiniment plus vulgaire que madame Lemuel Rochdale.

Nous étions assises près du feu dans la salle à manger. Les domestiques entrèrent, faisant machinalement leur service accoutumé ; ils apportèrent un plateau.

Madame Lemuel commença à s’agiter.

— Croyez-vous, mademoiselle Marthe, qu’elle voulût rester pour souper ici ? Aimerait-elle à passer la nuit ? Faut-il donner l’ordre de préparer une chambre ?

Mais je ne pouvais pas répondre des mouvements de madame Rochdale.

Avec le temps, elle redescendit, l’air calme et heureux, ineffablement heureux. Je ne sais pas si, vingt-sept ans auparavant, elle avait été plus heureuse lorsqu’elle avait reçu dans son sein son fils nouveau-né, ce fils qui venait de renaître pour elle par la réconciliation et la tendresse. Elle dit même avec un doux sourire à la femme de son fils :

— Je crois qu’il voudrait vous voir. Si vous montiez ?

Nancy disparut comme un éclair.

— Il dit, murmura madame Rochdale en regardant le feu, qu’elle a été une bonne femme.

— Elle a fait de grands progrès sur beaucoup de points.

— C’est probable. La femme de mon fils ne pouvait faire autrement, repartit madame Rochdale, d’un certain air qui interdisait toute critique ultérieure sur le compte de Nancy. Évidemment, elle devenait à l’avenir « la femme de mon fils ».

Madame Lemuel revint. Elle avait pleuré, ses manières envers sa belle-mère étaient empreintes d’un mélange de reconnaissance et de plaisir.

— Mon mari dit, puisque vous ne voulez pas coucher ici, qu’il espère que vous souperez et que vous prendrez la voiture pour retourner.

— Merci, certainement. — Et sans y penser, peut-être, madame Rochdale s’assit sur son fauteuil accoutumé auprès du feu. Elle soupira plusieurs fois, mais son air heureux ne s’altéra pas. Ce soir-là, disparut pour toujours ce regard douloureux d’une personne qui cherche, sans jamais trouver ; elle avait trouvé.

Je crois qu’une mère, complètement et éternellement sûre de l’affection et du respect profond de son fils, ne devrait jamais être jalouse de ses autres affections, pas même pour sa femme. Il y a dans le cœur de tout homme vertueux une force et une pureté d’attachement qu’il n’éprouve, qu’il ne peut éprouver pour aucune femme au monde comme pour sa mère.

Le souper était servi ; madame Lemuel fit un pas vers sa place ordinaire, puis recula avec un regard d’excuses.

Mais madame Rochdale s’assit tranquillement à la place d’un hôte, de côté, laissant à la femme de son fils la place de maîtresse de la maison, au haut de la table.

Peut-être fus-je seule à éprouver un amer sentiment d’humiliation et de regret en voyant ma chère, ma noble madame Rochdale assise à la même table que Nancy Hine.

Depuis ce dimanche, la mère alla tous les jours voir son fils. Cet événement fit le sujet des conversations dans tout le village. Quelques braves gens s’en réjouirent ; mais je crois que la généralité fut choquée de la réconciliation. On avait toujours cru que « madame Rochdale avait plus de cœur », on s’étonnait qu’elle se fût ainsi abaissée ; naturellement, c’était seulement à cause de sa maladie, il pouvait lui convenir d’être bien avec son fils, mais il était impossible qu’elle fît jamais attention à Nancy Hine !

J’étais de cet avis. Mais les commères ne savaient pas qu’il y avait une grande différence, une différence toujours croissante entre madame Lemuel Rochdale et Nancy Hine.

J’ai déjà dit ce que je crois et ce que madame Rochdale croyait aussi, que l’infériorité de la naissance ne constitue pas nécessairement une mésalliance. J’ai dit aussi que l’opinion publique était un peu injuste envers la fille du boulanger. Sans doute, elle était intelligente, ambitieuse ; elle avait le désir de s’élever et elle avait été enchantée d’y parvenir en épousant le seigneur du lieu. Mais je crois qu’elle était vertueuse, qu’elle n’était pas sans conscience, et je suis fermement convaincue qu’elle l’aimait. Une fois mariée, elle chercha à s’élever au niveau de sa situation afin de mériter et de conserver l’affection de son mari. Ce qui aurait rendu une femme d’une nature plus vulgaire intolérablement orgueilleuse avait rendu Nancy plus humble. Elle n’avait pas renoncé à une once de sa fierté naturelle, car elle avait le cœur bien placé ; mais elle eut le bon sens de comprendre que la vraie dignité consiste, non à exiger un honneur qu’on ne méritait pas, mais à tâcher de conquérir le mérite qui reçoit naturellement l’honneur et les égards.

Ce fut probablement à cette qualité qu’elle dut l’incontestable et grande influence qu’elle exerçait sur son mari. Peut-être aussi, à dire le vrai, (je ne voudrais pour rien au monde que madame Rochdale pût lire cette page), parce que Nancy était d’une nature plus énergique que celle de M. Rochdale. Doux et indolent, il lui était plus aisé de se laisser gouverner que de gouverner, pourvu qu’il ne s’en doutât pas. Voilà pourquoi la douce Célandine ne put pas conserver l’amour que l’énergique fille de Daniel Hine sut conquérir et n’avait pas chance de perdre.

Madame Rochdale me dit après avoir soigneusement observé pendant quelques semaines les habitudes de la maison de son fils : « Je ne crois pas qu’il soit malheureux. Cela aurait pu être pis. »

Désormais, les gentilshommes des environs de Thorpe furent « surpris » et « choqués » toutes les semaines. D’abord on vit ce pauvre M. Rochdale, l’air encore très malade, mais parfaitement heureux, se promener en voiture avec sa mère à côté de lui, et sa femme avec son chapeau le plus hideux, assise en face d’eux. Secondement, on vit les deux dames, en voiture ensemble, plusieurs fois et toutes seules ! Le village ne pouvait en croire ses yeux ! Troisièmement, le jour de Noël, on aperçut madame Rochdale à sa place dans le banc du château et, lorsque son fils et sa femme arrivèrent, elle alla jusqu’à sourire !

Après quoi tout le monde abandonna cette belle-mère réconciliée comme une personne perdue !


VIII


Trois mois s’écoulèrent. C’était l’époque où la plupart des familles considérables du comté étaient à Londres. Lorsqu’ils revinrent peu à peu, elles apprirent le fait étonnant qui s’était passé entre madame Rochdale et son fils. Quelques-uns furent extrêmement scandalisés, d’autres plaignirent la faiblesse maternelle, mais on disait qu’elle vieillissait et qu’elle était excusable de pardonner.

— Mais naturellement, elle ne compte pas que nous allions voir madame Lemuel.

— Je ne crois pas, dit doucement la femme du recteur. Madame Rochdale diffère de la plupart des dames, c’est non seulement une femme bien élevée, c’est aussi une chrétienne.

On remarquait cependant que le flot de l’amertume contre la « parvenue » décroissait tous les jours. D’abord quelque étrangère bienveillante remarqua qu’elle était vraiment belle, et pour confirmer ce bruit, la pauvre Nancy, par quelque bonne chance, se mit à maigrir, probablement grâce aux courses qu’elle faisait tous les jours pour aller voir madame Rochdale. La rumeur se répandit que madame Rochdale, l’une des femmes les plus cultivées et les plus instruites de sa génération, avait entrepris de former l’esprit de sa belle-fille.

Il était évident qu’une influence puissante était à l’œuvre, d’après le changement qui s’opérait tous les jours chez madame Lemuel. Ses manières devenaient plus tranquilles, plus mesurées ; sa voix avait un accent plus doux ; sa toilette, y compris ses malheureux chapeaux, rentra dans les couleurs qui convenaient à sa tournure et à son embonpoint. Un jour, un second étranger alla jusqu’à demander qui était cette femme à l’air distingué. On le fit taire. Mais l’effet de sa réflexion subsista.

Peu à peu la question se modifia, on se demandait : « Madame Rochdale compte-t-elle que nous allions voir madame Lemuel ? »

Mais madame Rochdale, qui savait tout cela, puisque tout le monde savait tout dans notre village, ne daigna accorder le moindre signe de ses intentions dans un sens ni dans l’autre.

La difficulté s’accroissait tous les jours, madame Rochdale était depuis longtemps l’objet du respect et des égards de tous ses voisins. La question « visite ou non-visite » était à l’ordre du jour de tous les côtés. L’exemple de madame Rochdale était puissant, cependant les familles du comté conservaient les préjugés de leur classe et beaucoup d’entre elles avaient eu un grand goût pour la pauvre Célandine Childe.

Je n’ai pas dit encore un mot de mademoiselle Childe. Elle était toujours sur le continent. Madame Rochdale parlait rarement d’elle ; mais j’avais souvent remarqué comment ses yeux s’illuminaient à la vue des lettres de cette élégante écriture que je connaissais si bien. Rien n’avait pu rompre l’attachement qui existait entre elles.

Un jour, elle méditait depuis longtemps sur une des lettres de Célandine et elle avait plusieurs fois ôté ses lunettes (hélas ! oui, comme je l’ai dit, madame Rochdale était devenue vieille) et elle les avait essuyées avec soin. Enfin elle m’appela d’une voix ferme : — Marthe ! et je la trouvai debout auprès, de son miroir, elle souriait.

— Marthe, je vais à la noce.

— Vraiment, et de qui, madame ?

— De mademoiselle Childe. Elle se marie la semaine prochaine.

— Et à qui ? m’écriai-je stupéfaite.

— Vous souvenez-vous de M. Sinclair ?

Je me le rappelais lien. C’était le recteur d’Ashen-Dale. C’était un des adorateurs que le bruit public avait donnés naguère à mademoiselle Childe.

— C’était donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui. Par la suite, il est devenu et est resté son meilleur ami, le plus sincère et le plus tendre. Maintenant…

Madame Rochdale s’assit souriant toujours, mais soupirant aussi. J’éprouvai un moment une certaine amertume que je me reprochai ensuite à l’idée que l’amour pouvait mourir et être enterré. Cependant Celui qui a fait le cœur humain sait assurément mieux que nous ce qui lui convient. Je sais une chose d’ailleurs qui en explique beaucoup d’autres, c’est que le Lemuel Rochdale que Célandine avait aimé n’était pas, n’avait jamais été le véritable Lemuel Rochdale ; cependant…

Quelque chose dans mes regards me trahit, car madame Rochdale, se retournant vers moi, dit positivement :

— Marthe, je suis très heureuse de ce mariage, profondément et complètement satisfaite. Elle sera heureuse, ma pauvre Célandine.

Et je crois en effet qu’elle a toujours été heureuse.

Lorsque madame Rochdale revint du mariage, elle m’envoya chercher un matin.

— Marthe, me dit-elle, et un sourire effleurant ses lèvres me rappela notre dame du château dans sa jeunesse : je vais étonner le village, j’ai l’intention de donner un dîner. Voulez-vous faire les invitations ?

Elles étaient adressées, sans exception, aux meilleures familles de nos environs. Littéralement aux meilleures, aux plus estimables, à des gens comme madame Rochdale elle-même, pour qui la position était un simple vêtement dont ils se servaient ou non, sans jamais cacher les personnes elles-mêmes, l’humanité commune que nous devons tous à notre père Adam et à notre mère Ève. Des gens qui n’avaient point de raison pour s’accrocher au rang qu’ils devaient à leur naissance, aux égards qui leur revenaient de droit, et dont le noble sang se montrait par la noblesse de leurs manières et de leurs actions. Voilà la vraie aristocratie, et elle n’est pas rare dans notre pays.

Thorpe tout entier était sur le qui-vive au sujet de ce dîner extraordinaire ; jusque-là (les commères disaient que c’était parce qu’elle n’avait personne à mettre à table en face d’elle) madame Rochdale s’était dispensée de tout devoir de ce genre. Maintenant, son fils prendrait-il sa place naturelle chez elle ? Et s’il la prenait, que ferait-on de sa femme ? Quelque estime qu’on portât à madame Rochdale, pouvait-on s’attendre à voir les meilleures familles, dans quelque circonstance que ce fût, se trouver en face de Nancy Hine ?

Je n’ai pas besoin de dire qu’on discuta cette question pendant huit jours, et que chacun savait ce que pensait et ce que voulait son voisin infiniment mieux que le voisin lui-même. La moitié du village était à la porte ou à la fenêtre, ce mémorable jour où les diverses voitures qu’on attendait se dirigèrent vers l’habitation de madame Rochdale.

À l’intérieur, nous étions assez calmes. Les préparatifs n’avaient pas été longs ; elle vivait habituellement avec une simple élégance et même dans cette grande occasion, elle donnait une chère proportionnée à ses ressources, rien de plus. Un déploiement de luxe eût été inutile ; tous ses hôtes étaient ses amis.

Madame Rochdale, habillée richement, avec un soin particulier (comme je me souvenais bien d’une autre toilette analogue, si j’avais osé m’en souvenir !), était assise dans sa chambre. Elle ne descendit dans le salon que lorsque tous les invités furent arrivés.

Elle entra alors, mais elle n’entra pas seule ; elle donnait le bras à une dame de trente ans environ, d’une belle tournure, avec un peu d’embonpoint, simplement vêtue, mais avec un goût parfait, à une dame dont personne ne pouvait critiquer ni les manières, ni l’apparence et qu’un étranger aurait probablement remarquée en disant : — Quelle belle personne ! mais comme elle est tranquille !

Madame Rochdale présenta sur-le-champ cette dame à ses invités en disant avec un calme parfait et simple qui faisait plus d’impression que toutes les paroles : « Ma fille, madame Lemuel Rochdale. »

Huit jours après, tout le monde était allé faire visite au château.

Je devrais peut-être finir cette histoire en décrivant les deux mesdames Rochdale unies désormais par les liens de la plus tendre affection. Il n’en fut pas ainsi ; cela eût été étrange et même impossible. La différence d’éducation, d’habitudes, de caractères, était trop grande pour disparaître jamais complètement. Mais la belle-mère et la belle-fille entretenaient de bonnes relations et même une certaine estime amicale basée sur un point d’union assurée où se retrouvent et se mêlent les plus vives affections de toutes deux. Peut-être, comme il arrive souvent à ceux qui sont comblés de fidèles affections, et qui finissent par les mériter, M. Rochdale arrivera-t-il avec le temps à être digne non seulement de sa femme, mais de sa mère.

Madame Rochdale est tout à fait vieille maintenant. On ne la rencontre guère en dehors de la petite route où se trouve sa maison, elle l’occupe toujours et refuse de la quitter. Mais si vous la rencontriez, vous ne sauriez manquer de vous retourner pour jeter encore un coup d’œil sur sa majestueuse démarche et son charmant sourire. Infailliblement ce sourire repose sur l’homme qui lui donne toujours le bras, et dont on voit tous les jours le cheval à sa porte avec une persévérance égale à celle des jeunes gens qui font la cour. On dit dans le village que notre seigneur, avec toute l’affection qu’on lui connaît pour son excellente femme, est aussi attentif qu’un amoureux pour sa vieille mère qui lui a toujours été si dévouée.

Il manque quelque chose au château, ils n’ont point d’enfants. Peut-être cela vaut-il mieux pour certaines choses, et pourtant je n’en sais rien. Cependant cela est, et puisqu’il en est ainsi, cela doit être bon. Quand cette génération-ci sera éteinte, la génération suivante aura probablement oublié que le dernier M. Rochdale avait fait ce que la société appelait injurieusement « une mésalliance ».