Une môme dessalée/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 1-48).


i

Présentation

Malgré l’entraînement et la souplesse de Zine, madame sa mère put lui administrer deux taloches directes, qui sonnèrent dru, l’une sur — ma foi — la figure, l’autre par les reins. Mais la troisième passa en marge, et Zine glapit :

— Et ton lumbago, maman ?

— Attends, attends ! rogomma la matrone qui tenait toujours à la main son balai et crut bon de s’en servir contre sa narquoise et insolente progéniture.

Le balai, jeté dans les jambes de l’enfant furieuse et riante, la fit trébucher fâcheusement. Elle ricocha sur le fauteuil avachi qui bordait la fenêtre, là où il est si doux d’épier les passants. Le fauteuil la renvoya sur le lit, car la pièce était étroite, se trouvant au septième d’une maison pauvre, en Ménilmontant. La mère de Zine put alors empoigner sa fille à plein corps et lui tenir la tête basse, puis, gaillardement elle releva la petite jupe effilochée et administra une solide fessée à la gaillarde braillante qui se tordait comme un ver.

Quand tout fut accompli, Mme Ursule Taupy se releva triomphante. Craignant toutefois une réaction de sa victime, elle se tint, ayant repris son balai, près de la porte, et très attentive aux événements. Car elle savait Zine méchante, rancunière et dépourvue de tout respect familial.

Mais la charmante fustigée semblait, pour la minute, ne pas songer à reprendre l’offensive. Elle abaissa, sur son aimable derrière rouge, une jupe trop courte et bien étroite. La figure enflammée, l’œil aigu, elle surveillait en même temps sa mère, et quelques larmes attardées, coulaient encore sur ses joues.

— Hein ! dit Mme Taupy, d’un air de triomphe, hein ! cette fois je t’ai eue ? Cela faisait trois ou quatre fois que tu échappais à la correction. Oui ! oui ! tu es plus agile que moi avec mon lumbago, mais je t’ai possédée tout de même, Zine, et je pense que tu ne recommenceras plus à me dire m… lorsque je te dirai poliment de me donner tes sous.

Bloquée et sentant qu’elle ne pourrait pas sortir ensuite en courant si elle répondait selon sa pensée, Zine grogna indistinctement.

Orgueilleuse, sa mère reprit :

— Ah ! ah ! ça t’a un peu matée, ce claque-fesses. Je le disais à ton pauvre père quand il vivait, une tournée, il n’y a rien de tel pour ces gosses qui se croient des femmes qui fument…

Zine continua de se taire, examinant les aîtres en attendant la seconde où elle pourrait enfiler l’escalier et dire ou faire sans vergogne ce qui convient lorsqu’on a été corrigée comme elle venait de l’être, chose qui ne se pardonne plus…

Et ses fesses battues la démangeaient atrocement, exaltant son désir rageur.

Mme Taupy exerçait l’estimable profession de femme de ménage et sa fille était arpète chez une grande modiste du quartier du Temple. Toutes deux s’entendaient mal et d’ailleurs Mme Ursule Taupy s’entendait mal avec toute sa progéniture. Celle-ci se trouvait composée de quatre filles, dont deux, lasses de se voir battues par leur vieille ivrognesse de mère, avaient quitté le foyer familial pour se mettre, l’une avec un zingueur d’art, l’autre avec le tenancier d’un petit étalage de bananes, dans une porte cochère de la rue du Chemin-Vert, et qui gagnait autant d’or qu’un grand magasin.

Dire ce qu’avait fait à sa bonne mère la charmante Zine dépasserait les limites de ce roman. Depuis sa quatrième année, il semblait que la fillette eût décidé en effet de faire endéver jour et nuit la famille Taupy. Le père, saoulaud classé dans l’arrondissement, au même titre qu’une maison du XIIIe siècle, devait, à quelques timides essais pratiqués dès sa treizième année, un vague renom de menuisier. Gréviste ou lock-outé professionnel, il avait, malgré les contingences commerciales et la mort de crédit — comme disent les affiches — trouvé le moyen de se saouler tous les jours, des années durant, sans avoir besoin de travailler pour solder le coût de ses amples beuveries. Il en était mort, durant une partie de zanzibar, laissant sa veuve inconsolable pleine d’ire devers ses filles. Entre toutes, Zine qui manquait à la déférence due aux auteurs de ses jours, la faisait pester sans répit. Elle lui avait administré tant de calottes que des calus lui en étaient venus aux mains. Zine n’en améliorait d’ailleurs pas sa civilité. Quant aux fessées, qu’aurait donc dit Mme Ursule Taupy, si elle avait su que loin de contrister sa fille, elle ne faisait que lui rendre la vie plus gaie ? C’est qu’elles étaient, à l’atelier de Zine, une bonne douzaine de gosselines déjà vicieuses et tout à fait privées de pudeur.

Toutes recevaient, sur une croupe qui ferait peut-être leur fortune, des corrections abondantes et énergiques. Elles en avaient eu honte au début. Mais, un jour, Zine, qui était cynique, s’était avisée de montrer tout à trac la trace des sévices qu’elle venait de subir.

Alors, toutes celles qui gardaient sous leurs jupes des marques semblables n’avaient pas voulu sembler moins bien pourvues. Elles y étaient donc allées de leur exhibition. Peu à peu on en était venu à constituer de véritables concours. C’était à qui porterait les rougeurs les plus éloquentes. En arrivant à l’atelier, celle qui pensait triompher en ce championnat d’un nouveau genre mettait à nu son chef-d’œuvre. On l’enviait parfois en la plaignant. Il advenait qu’elle fut vaincue par une outsider… Alors, rengainant sa rage, elle se promettait de faire, chez elle, un diable à quatre si véhément que la volée dont on la gratifierait pût en apparaître insurpassable. Ainsi s’inversent les principes moraux et les règles de l’esthétique |

Dans l’atelier de Zine, il fallait avoir la fessée fréquemment pour sembler posséder le moindre mérite et celles dont le postérieur en saignait d’aventure devenaient un sujet d’envie universelle. Leurs cicatrices étaient une mise à l’ordre du jour…

Zine, cependant, regardait sa mère, armée du balai et qui continuait de pérorer à la porte. Soudain la veuve Taupy entendant monter dans l’escalier, se pencha pour voir. Malheureuse idée !… Zine bondit, bouscula la matrone et enfila la rampe pour descendre plus vite.

En même temps, elle disait éperdument :

M… et m… et m…


II

L’Atelier

Zine, descendant l’escalier assise sur la rampe, trouva durant deux étages que c’était charmant. Au troisième, elle sut que cela lui échauffait un rien les paumes. Au quatrième, elle sentit qu’à travers la mince jupette, cette rampe lui brûlait singulièrement les cuisses. Il était trop tard pour s’arrêter, et d’ailleurs, elle était partie à une vitesse si foudroyante que cela devenait sans doute impossible. De plus, comme elle relâchait sa double étreinte des mains et des jambes, par l’instinct qui porte à fuir une sensation déplaisante, et le frottement l’était à un haut degré, elle se fût sans doute cassé les reins au rez-de-chaussée si un homme ne s’était trouvé au second étage pour arrêter cette chute.

Le survenant, un aimable journaliste, haï d’ailleurs de la mère Taupy, qui lui attribuait tous les défauts, montait chez lui au troisième en chantonnant quand il vit débouler la fillette jupes levées dans un glissement vertigineux.

Il s’arc-bouta et, au passage, arracha Zine de sa monture. L’élan faillit l’entraîner à son tour, mais il s’accrocha à un angle de mur en disant :

— Hé bé ! dites donc, vous jouez à vous casser la gueule, ma petite ?

Zine, ahurie, s’abandonnait :

— Alors quoi, vous êtes poursuivie par un tigre. Qu’est-ce que ça veut dire cette descente-là ?

— Ah ! dit enfin Zine, se reprenant, c’est pour échapper à maman.

Et, confirmant ses dires, on entendit venir des sommets de la maison des injures variées et grasses.

— Qu’est-ce qu’elle vous faisait, votre mère, demanda le sauveur.

Zine rougit un peu, puis, rabaissant sa jupe sur ses jambes minces, elle répondit :

— Ça ne se dit pas, monsieur.

— Alors, même à moi qui viens de vous sauver la vie, vous ne voulez pas faire cette révélation. Voilà bien la reconnaissance des femmes !

Zine se mit à rire.

— Oh ! reprit-elle, je serais bien parvenue en bas sans accident. |

Devant tant de mauvaise foi, le journaliste la prit par les poignets :

— Mais, petite malheureuse, en bas, il y a une pomme qui vous aurait arrêtée par les fesses et vous seriez tombée sur la tête, raide comme balle. Vous étiez, sans moi, certaine de vous tuer. C’est du pavage, et vous y alliez d’un train de record.

Zine parut peu émue.

— On dit ça !

L’autre furieux de voir son aide si mal reconnue, saisit Zine à pleins bras :

— Je vais vous corriger, coquinette que vous êtes, ou vous embrasser.

— Ni l’un ni l’autre, cria Zine en s’échappant comme une lamproie de l’étreinte masculine. Pour la correction, je sors d’en prendre et pour m’embrasser, ça coûtera, à partir d’aujourd’hui, tout ce qu’il y a de cher, je ne suis pas une gâcheuse.

— Je suis bon pour un petit talbin, rétorqua l’autre.

— Donnez-le tout de suite, demanda Zine en tendant la main.

L’homme, qui s’amusait comme un fou, lui donna une coupure de cent sous. Alors Zine s’éloigna en faisant un pied de nez :

— Pour ça, vous ne voudriez pas me toucher ?

— Alors, fais-moi voir quelque chose, reprit le journaliste. Sans quoi je dirai que tu es une escroqueuse.

— Je m’en fous, ricana Zine. Pour voir, quand vous m’avez arrêtée sur la rampe, vous en avez bien assez vu.

Et elle se sauva en riant à faire retourner les passants.

Elle arriva à l’atelier pleine de bonne humeur. Trouver cent sous comme ça à tous les coins de rue, avec des hommes qui n’obtiendraient rien plus qu’une gentille grimace quel bonheur cela pourrait être ! Et, pensait Zine, ça doit être possible. Car le journaliste est on ne peut plus dessalé. Or, la majorité des hommes sont des poires, donc plus faciles à arranger que ce mariolle, Elle venait pourtant de le posséder de cent sous…

L’atelier était en révolution.

— Qu’est-ce qu’il y à ? demanda Zine.

— Tu sais, dit une petite brune aux yeux creux et aux airs amoureux, Agathe avait juré de se faire donner une fessée plus forte que nous toutes. Eh bien, ça été plus fort encore, son père, qui était saoul furieux de ce qu’elle le charriait, l’a assommée tout à fait.

— Mince ! glapit Zine attentive. On va se cotiser pour une couronne.

— Bien sûr !

— Mais aujourd’hui, qui est-ce qui a le prix ?

— C’est moi, dit la petite brune.

— Fais voir.

Elle regarda.

— Ça, remarqua-t-elle, je parierais que ce n’est pas une baffre.

— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent les / autres fillettes curieuses.

Zine, importante, reprit :

— C’est son amant qui a voulu lui donner une fessée à l’esbrouffe, pour nous en mettre plein la vue. Mais ça l’a réjoui…

La brune aux airs amoureux, cria :

— Dites donc, on n’est pas obligée de fournir des explications, ou alors je ne marche plus. On juge sur pièces et c’est tout. Oui ou non, est-ce que je suis fadée ?

— Et moi ? répondit simplement Zine en mettant à nu sa démonstration.

— De fait ! dit l’atelier d’une seule voix.

Et Zine, triomphante, reprit :

— C’est si réussi même que je ne rentre plus chez nous. Elle me court trop, ma maternelle. Il a fallu qu’elle me fasse fiche par terre en me collant son balai dans les pattes pour réussir ce coup-là, mais c’est marre. Je mets les bouts.

— Et où vas-tu aller ? demanda une arpète, éblouie de tant d’audace.

— Je ne sais pas. On verra, Je suis assez grande pour gagner ma croûte.

— Et comment feras-tu ? Ici tout le jour pour trois francs.

Zine cligna de l’œil avec un rire canaille. Elle défaisait justement une banane que venait de lui offrir sa voisine d’atelier, une blonde timide nommée Rose. Alors, avec moquerie, elle prit le bout de la banane dans sa bouche, puis la fit aller et venir avec des mines gourmandes.

— Mince ! dit admirativement la petite brune. Tu as du fiel…


III

Zine se pose là

Il était six heures et demie lorsque l’atelier se dispersa. Zine pria deux de ses amies de l’attendre et qu’on allait rigoler. Ensuite elle alla supplier à la caisse pour qu’on lui fît une petite avance à cause de son père qui était malade et des remèdes qu’il lui fallait acheter avant de rentrer.

On lui donna un peu d’argent, et, triomphale, elle rattrapa les deux fillettes qui l’attendaient.

Elle montra sa fortune.

— Hein, tu parles si je vais rentrer chez ma vieille avec tout ce pèze.

— On va d’abord aller prendre un glass.

Et toutes trois entrèrent hautainement dans un bar.

Elles goûtaient avec des airs friands un apéritif écarlate, quand un jeune homme en passant frotta Zine de trop près à son gré.

Elle toisa d’un air dégoûté le personnage audacieux, puis dit à haute voix :

— Il y a des types pleins de culot qui vous pelotent à l’œil, faute de bulle. Moi, je vais les dresser ces gonses-là.

Le nouveau venu tint tête et sérieusement répondit :

— Si c’est pour moi, ma petite, votre vanne, pas besoin de se fâcher. Vous pourrez me dresser tant que vous voudrez. J’adore ça !

Les deux compagnes de Zine, lâchement, se mirent à rire, elle les injuria :

— Dites donc, vous, il en faut peu pour vous mettre à la rigolade. La première face d’oie qui renifle suffit. Oh ! là là !…

La brune amoureuse rétorqua :

— Dame ! tu voulais le dresser, il ne demande que ça.

— Ta gueule ! grogna Zine, il y a dresser et dresser. Comme il veut dire, à part les rombières de cent piges, personne ne voudrait s’y salir.

L’homme furieux, riposta.

— Regardez-moi cette crâneuse, ça veut étaler et c’est encore au biberon. Je parie qu’elle a encore son pucelage.

Zine rougit. La riposte était dure. De fait, elle voulait étourdir tout un chacun de ses paroles audacieuses, et, au fond, ce n’était qu’une pauvre petite pucelle de rien du tout. Les essais fréquents qu’elle avait faits de son corps, depuis ses dix ans, n’avaient jamais abouti à un résultat certain et visible.

Elle dit à voix basse :

— Je l’aurai, ce type-là.

Et renvoyant sa vengeance à l’avenir, écarlate de rage et plus raide, parmi les buveurs narquois, qu’une reine visitant ses sujets, elle paya la tournée et sortit devant ses compagnes étonnées.

— On va en boire un autre ! dit-elle.

— Et comment ! ripostèrent ensemble ses deux amies.

Cette fois, elles choisirent un café plus majestueux et dont la terrasse encombrée avait vraiment bonne figure. Une table était vide, elles s’y précipitèrent :

— Là, on va être bien ! dit Zine avec satisfaction, et ça frime…

Elles burent de nouveaux apéritifs, avec de la glace, de l’eau de seltz et des pailles. C’était le grand luxe.


Elle burent de nouveaux apéritifs.

— Regarde, dit l’une, cette môme, si elle est un peu là !

C’était une petite gosse de leur âge, mais qui portait deux choses ahurissantes pour ces gamines, une canne et une serviette d’avocat.

Toutes trois la dévisagèrent avec nargue. Impassible, la fillette, très droite, affectant une dignité quadragénaire passait parmi les regards étonnés.

À côté des trois arpètes un jeune homme grasseyant, expliquait :

— Je suis sûr que c’est un tapin. Elle porte sa serviette d’avocat simplement pour épater les bours. C’est marle tout de même, on n’oserait pas la grouper. Elle a le chic des filles du grand monde.

— Tu crois, demanda Zine à la petite brune, plus avancée qu’elle dans la connaissance des humains, tu crois que les filles riches sont comme ça ?

— Oui, répondit l’autre, mais avec des jupes plus courtes et montrant encore plus leurs nichons, tu comprends !

— Ah ! conclut Zine, faudra que j’achète une canne aussi.

Et elle suivit d’un œil plus amical la fillette qui s’en allait rigide et hautaine sans regarder personne.

— Gaffe la vieille poule !

À l’exclamation de l’amie brune, Zine éclata de rire devant une femme aux appâts croulants et non étayés, vêtue d’une robe collante, posée visiblement à même sur la peau, et qui passait, orgueilleuse, avec un regard mouillé vers les hommes jeunes.

— Mate… mate aussi le bossu.

Et toutes les trente secondes, elles se montraient quelque curiosité, un garçon chauve, une femme boiteuse, un homme-sandwich, un curé, un officier, un beau gars, une dame du trottoir aux seins exubérants, au regard appuyé, à la démarche saccadée, qui faisait sauter à chaque pas sa poitrine dans le corsage étroit.

Et ce fut encore une jolie femme, admirablement habillée, qui fit ricaner les trois fillettes jalouses, puis un homme grisonnant, à la face belle et lasse, qui, en passant, appuya sur les trois jeunes buveuses un regard si déshabilleur et si salace qu’elles en sentirent une gêne et une inquiétude confuse. Leur conversation s’en arrêta net. Elle reprit devant une grande bringue au masque chevalin, parlant haut en anglais avec un gaillard à mâchoires excessives, sans chapeau, et vêtu simplement d’un pantalon et d’un pull-over polychrome.

Ensuite passa un journaliste âgé et ricanant, qui causait avec un confrère plus jeune. Il disait :

— Parfaitement, moi je descends tous les soirs sur le tas.

Les enfants que l’alcool enhardissait se mirent à rire au nez du brave homme qui répondit par un signe amical :

— Dire, murmura-t-il à son compagnon, que ces trois gosses-là viendront m’y retrouver…

— Hormis, lui répondit l’autre qu’elles n’auront ni votre villa à Nice ni votre propriété à La Garenne.

— Elles auront des châteaux ! riposta le vieillard.

— Et la vérole…

— Quelles andouilles ! méprisa Zine qui avait à demi suivi la conversation.

Et, payant vite, elle se leva :

— Au revoir, les gosses, à demain soir ici, je me fais le patatrot.


IV

Le blasé

Zine se retrouva seule devant la terrasse grouillante. Elle s’en éloigna en imitant malgré soi, parce qu’on lui avait dit cela chic, la démarche guindée de la fillette à la canne.

Un peu grise de ses apéritifs, la jeune fille se sentait libre et satisfaite. Libre surtout en ce sens qu’elle refusait de se tenir liée désormais par le retour quotidien à la maison. Elle ne rentrerait pas, c’était entendu. Que ferait-elle ? Cela, c’était le secret de l’avenir, un secret souriant et charmant comme l’âme de Zine à cette heure. Elle ne construisait aucun plan, et aucun espoir ne lui semblait nécessaire. La vie se déroulerait sans effort. elle s’en tenait assurée.

Les yeux larges, la taille droite, elle s’en allait donc en faisant retourner quelques passants, tant une sorte de provocation sortait de son allure.

Derrière elle, le grand homme grisonnant à la face lasse, venait avec indolence. Il regardait curieusement cette enfant, dont la seule démarche dénonçait un de ces étranges et amusants mystères qu’on ne sait lire clairement nulle part ailleurs qu’à Paris.

Zine suivait le boulevard Saint-Martin. Elle s’arrêtait avec une sorte d’émotion devant tous les magasins de bijoutiers et de maroquiniers. Elle regardait alors un sac de cuir fauve avec de vastes initiales d’argent et se disait en fermant une seconde les yeux : « Il est à moi. » Ou bien, devant les étalages brillants d’or et de colifichets précieux, elle songeait : « Cette bague, je la veux. On me la donnera demain, et ce bracelet-montre, il fera bien à mon poignet. »

En même temps, elle passait sa langue sur ses lèvres sèches, en sentant son cœur battre à grands coups dans sa poitrine : « Je suis Zine qui ne rentrera pas chez elle. Je suis Zine qui ne veut plus travailler, je suis Zine qui, bientôt, aura un bel appartement et des robes à la mode, des bijoux et des chaussures à quatre cents francs. »

Ainsi, hallucinée et perdue dans sa songerie, la jeune révoltée s’en allait par les boulevards. Rien, à son aspect, ne traduisait l’espèce de rêve qui, en elle, se superposait à la réalité et la recouvrait presque. Non que Zine, d’ailleurs, oubliât d’agir comme il faut, de décrire sur le trottoir les indispensables méandres propres à faire éviter les chocs et les rencontres, ou de prendre toutes précautions aux croisements de rue pour éviter de passer sous une auto. Mais elle désirait si ardemment voir, ce soir-là, ouvrir pour elle les portes du bonheur qu’elle anticipait sur sa prochaine félicité.

Elle allait donc, en balançant les hanches d’un petit pas bref et sautillant. Bientôt, elle fut sur le boulevard Saint-Denis. Puis sur celui qu’on nomme Bonne-Nouvelle et le boulevard Poissonnière l’accueillit, où elle stoppa un instant devant la façade du Matin.

Elle allait passer du boulevard Montmartre à celui des Italiens, mais s’arrêta pour admirer les démolitions et les bâtisses du boulevard Haussmann prolongé.

Là, une sorte d’admiration religieuse la secoua. Elle prenait conscience, en quelque sorte, de l’énormité de tout ce qui se fait à Paris. Ces puissantes demeures éventrées, ce bloc vide sur lequel, quelques mois plus tôt, fourmillait un peuple dense, encaqué dans des appartements innombrables, ces traces d’un labeur monstrueux, encore apparent, mais que bientôt on ne reconnaîtrait plus dans une avenue polie et meublée comme toutes, emplit Zine, bayante d’émoi, d’un lot de sentimentalités émerveillées.

C’est alors que son suiveur l’aborda.

— Petite, savez-vous que tout le monde se détourne pour vous admirer ?

Zine regarda et reconnut celui dont le regard appuyé l’avait tout à l’heure émue, elle en eut la parole coupée, elle si vive à la riposte coutumièrement.

L’autre la prit par le bras, avec une sorte de lenteur hardie et délicate.

— Venez, charmante amie, et dites-moi votre nom.

Elle répondit presque involontairement :

— Zine !

— C’est joli comme vous, preste, hardi, piquant et capricieux. Zine, vous venez dîner avec moi ?

Elle voulut protester, cherchant quelque méchanceté ragotique à décocher brutalement. Mais l’œil sombre de son nouveau compagnon pesa sur le sien. Il était triste et froid, et la bouche ironique se tordait comme pour mépriser.

Alors Zine abandonna son bras et murmura avec un soupir :

— Oui, mais je suis lasse.

— Nous allons chez Poccardi, répondit l’autre, et c’est à deux pas.

Dans une des petites salles du haut, à côté de l’Opéra-Comique, ils dînèrent. Le vin d’Italie, captieux et capiteux, exaltait la joie et la confiance de Zine. Lorsqu’ils sortirent, elle avait tout raconté à son nouvel ami. Lui, approuvait, attentif et narquois.

— Je vais, petite Zine, dit-il enfin, lorsqu’ils se retrouvèrent sur le boulevard déjà désert, te mener chez moi. Ne crains rien. Je te donnerai quelque argent et te trouverai une chambre ensuite, tu feras à ta guise pour utiliser tout cela.

— Vous allez rester mon ami ? dit la fillette émerveillée.

— Oui, ton ami !…

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Ils furent dans un vaste appartement, rempli de bibelots et de tableaux, où Zine se connut un peu gênée et parla bas. Il la mena enfin dans sa chambre.

— Déshabille-toi, petite, dit-il en se calant sur un fauteuil.

Elle obéit, devenue craintive et étrangement intimidée.

Il regardait, en fumant une cigarette à saveur opiacée.

Elle vint s’asseoir sur ses genoux.

— Vous allez m’aimer, dites ?

Il rit.

— Je t’aime, Zine, mais tu sortiras d’ici vierge, comme tu es.

— Pourquoi ? dit-elle avec désespoir. Moi je voudrais.

Il haussa les épaules sans perdre son sourire sarcastique :

— Je n’aime, Zine, mettre consciemment un grain de sable dans aucun engrenage. Et puis, je te ferais souffrir sans être certain de te donner aucune joie, ni morale ni autre. Enfin, seules m’agréent les femmes trop habiles en amour. Les naïves, je les aime aussi, mais sans les toucher, pour le spectacle de leur impudeur naïve et, en plus, pour des contacts sans passion.

Zine, nue et tendre, se mit à pleurer. Il reprit :

— Ah ! Zine, tu ne sais pas le bonheur qu’il y a à pouvoir pleurer pour un espoir déçu.

Et il l’embrassa savamment sur la bouche, puis ils se couchèrent…


Et il l’embrassa savamment sur la bouche.

V

Le bon vieux

Vingt-quatre heures après avoir décidé de « vivre sa vie », la jeune Zine avait déjà réalisé la plus délicate et la plus scabreuse des opérations indispensables. Je veux dire que le passage de l’état familial à l’état libre, pour une fillette de quinze ans et sept mois, représente, généralement, en l’état actuel des lois et usages, un problème assez difficile à résoudre et qui, pour elle, approchait cependant, de sa solution. Elle possédait, dans un bel hôtel tout flambant neuf, une magnifique chambre à coucher, avec les accessoires évocateurs des plus beaux destins : j’entends dire là que ce bidet de cavalerie légère, cette cuvette vaste à s’y noyer, ce pot à eau grand comme une citerne et doublé d’un surérogatoire broc d’émail tendre, signifiaient à ses yeux que rien ne s’éloignait hors de ses atteintes. Elle était cette merveille, une fille, jolie, bien entendu, qui sait encore user d’une eau abondante pour entretenir fraîche la fleur de son beau corps. C’est son ami, l’homme sceptique et blasé, qui lui avait trouvé cela et en avait soldé le prix. Elle l’aimait, maintenant, d’une tendresse ombrageuse et triste. Il lui semblait qu’appartenir à ce généreux et ironique personnage lui devrait porter bonheur.

Sans doute, plus experte et informée dans les arcanes de l’amour et de ses pratiques, eût-elle trouvé que les façons du personnage semblaient de maquignon et d’impuissant. Il aimait seulement, en effet, à regarder agir et vivre une femme nue. Il goûtait en artiste et non en amant, de voir, sur la chair et sur les muscles apparents, le détail des réflexes et des mouvements volontaires dire l’esprit même qui les anime. Cela se rehaussait en lui par le sentiment confus d’un jouet disponible pour apaiser expertement des élans sexuels dont il se voulait d’ailleurs toujours maître.

Et il admirait les ressources infinies de l’impudeur chez les êtres héréditairement pudiques. Il aimait aussi à surprendre et à faire réagir les impulsions de la honte, dont au demeurant Zine restait toujours chiche… Enfin, malgré les supplications de l’enfant, il refusait de la déflorer. Il disait :

— Il faut que cela te coûte beaucoup, près d’un homme que tu n’aimeras pas, ou que cela soit le fruit d’un élan ardent, ton corps étant abandonné à un adolescent de ton âge. Sache-le et essaie de me comprendre ; en amour, il ne faut jamais agir selon l’intelligence. Seuls l’intérêt et la passion ne déçoivent pas. L’esprit — et lui seul te pousse en ce moment vers moi — est de mauvais conseil.

Il disait encore :

— Laisse couler ta vie selon la pente qui t’entraîne. Nous vivons pour trouver à accrocher nos existences à de petites félicités ramassées tant bien que mal partout. Or, on ne trouve aucun bonheur à contrarier la force intime qui nous dirige et dont le ressort essentiel est l’amour. Vois-tu, Zine, les femmes qui ne veulent d’aucune qualité d’amour, ni purement érotique, ni professionnel, ni marital, ni autre, peuvent s’en vanter comme d’un exploit. Au fond, ce sont des malheureuses gens qui passent leurs nuits à remâcher la souffrance dont leur volonté les gave. Ils pleurent en cachette de désespoir et de haine. Leur vie est un martyre stupide, et qui s’aggrave de ce que personne ne les plaint.

— Mais, disait Zine — car cela ne semblait pour elle concerner que les femmes — que dire de celles qui font semblant d’être chastes et qui, au fond, s’en mettent jusque-là…

Et elle désignait un jusque-là des plus rares.

— Celles-là, Zine, sont parfois heureuses, car l’hypocrisie est une grande jouissance. Mais la plupart souffrent parce que le secret foncier de l’amour c’est le goût d’un triomphe visible. L’amour est toujours exhibitionniste en son essence. Qui se condamne à le vivre dans le mystère connaît donc de ce chef d’amers et cuisants regrets.

— Alors, concluait Zine, il faut que je me laisse vivre.

— Oui, surtout, tâche de comprendre les remous et les courants qui te portent. Choisis ! La vie vous offre souvent plusieurs sentiers ; c’est là qu’il faut méditer et éviter le malheur toujours embusqué dans quelque tournant. Où passer ? En tout cas, obéis surtout à ton élan intime. S’il te mène aux ennuis, tu les recevras plus joyeusement. Sache en plus faire un mélange bien habile de tes désirs et de ton intérêt. Là est le secret de la réussite et de la joie. Mais fuis l’intelligence et ses conseils, fuis les gens qui raisonnent et particulièrement ceux qui raisonnent bien. Sache, et rappelle-toi, qu’on ne saurait vivre heureusement sans sottises, absurdités, contradictions et déraison.

Et il terminait par ce conseil délicat :

— Apprends à jouir de tout et de toi-même. Je t’ai donné de petites leçons provisoires, mais il te faut une initiation brutale que je te refuse parce que je suis intelligent, c’est-à-dire vicieux et raisonnable malgré moi. Si j’étais un imbécile, je n’aurais pas le sentiment qu’à abolir ta virginité, je fais pression sur ton avenir et que peut-être je me rends responsable des soucis qui te viendraient ensuite. Ah ! Zine, être un crétin, quel abîme de bonheur…

Et, se reprenant, il souriait avec nonchalance :

— Malheureusement, ils n’en ont pas conscience, et le bonheur qu’on possède sans le savoir ne ressemble à rien du tout. Ah ! Zine !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Zine s’en allait maintenant par les rues de Paris. À cette heure, ses compagnes œuvraient sous le regard dur d’une chefesse d’atelier surnommée Tante Poil…

Elle regardait toujours les étalages avec concupiscence et roulait dans sa petite tête les conseils narquois et paradoxaux de son ami.

Au fond de sa pensée, elle songeait trouver un véritable amant, puis revenir s’offrir à ce protecteur dont le sourire l’enfiévrait : « Maintenant je suis à toi. » Mais trouver un amant, chose pourtant si facile, cela semblait à Zine, hérissé de difficultés.

À ce moment, comme elle quittait la vitrine d’un bottier, elle se heurta à un homme âgé et souriant qui s’était placé sur sa route pour l’accoster :

— Ah ! ma petite, excusez-moi, je vous ai peut-être fait mal.

Il abondait en pardons, l’air brave homme, avec une flamme dans l’œil.

— Mais non, monsieur.

— Vous ne travaillez pas, ce matin, mademoiselle, que vous semblez flâner ?

— Non, monsieur, je suis libre et maîtresse de moi. Ce disant, elle se cambrait et faisait ressortir ses petits seins.

— En ce cas, mademoiselle, voudrez-vous faire quelques pas avec moi ? Même, puisque vous êtes libre, nous déjeunerons ensemble si cela vous plaît. Vous êtes si charmante et je vous devine si pleine d’esprit !

Zine le soupesa d’un regard : elle se souvint des conseils de son ami. Était-ce la bonne pente ? Oui, sans doute.

— Je veux bien, monsieur.


VI

Révélations

Le déjeuner terminé, Zine, un peu endormie par l’abondance et le capiteux des plats, n’entendait plus que vaguement les paroles du bon vieillard attentif à la bonder de paroles morales et insidieuses. Aussi, tant de bons conseils passaient sur elle sans laisser de traces. Par chance, dirons-nous, car l’hypocrisie des vieillards en amour est redoutable et propre à procréer tous les malheurs.

— Ah ! disait le noble personnage, ma petite Zine, si tu veux être sage et fidèle je pourrais faire beaucoup pour toi.

La fillette répondait :

— Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je te meublerais un coquet appartement. Mais il faudrait que tu ne voies aucun autre homme.

— Pourquoi cela ? demandait Zine sur un ton pâteux.

Offusqué, le bon vieux en appelait à toutes les vergognes divines et humaines :

— Mais Zine, ce n’est pas bien, quand on a un protecteur, de le tromper. Il faut être honnête et bien agir, la morale veut…

— La morale veut-elle aussi que vous couchiez avec moi ? questionna Zine avec innocence.

L’autre fut foudroyé par cette innocence vicieuse, qui prenait à la lettre ce qui doit s’accommoder selon les circonstances, à savoir la logique, la justice et la vérité. Il rétorqua :

— Ah ! quel dommage que tu n’aies pas reçu une bonne éducation. Je crains bien de ne rien faire de toi.

— Alors, demanda l’enfant avec ingénuité, une bonne éducation, ça consiste à sembler écouter les vieux types même quand ils vous bourrent le mou ?

L’argot offensa le digne macrobite. Il riposta :

— La bonne éducation, c’est d’avoir confiance dans les personnes âgées qui ne peuvent donner que de bons conseils.

— Par exemple, dit Zine, de me mettre nue, comme vous allez me le demander tout à l’heure, et de vous permettre de risquer deux ans de prison…

— Hein… Hein ?… grogna le vieux.

— Dame, croyez-vous que je ne le sache pas. Je suis tout ce qu’il y a de plus mineure, et la loi vous défend de me toucher, tout au moins là où ça vous tente le plus de le faire…

— La loi… La loi… dit le personnage avec importance, je sais ce que c’est, je la fais.

— Tiens, dit Zine, vous êtes peut-être de ces types qui ont décidé de punir ceux qui vont faire l’amour au Bois de Boulogne pendant la belle saison.

— Oui, dit majestueusement l’autre. C’est honteux de s’étaler comme ça.

— S’étaler, ricana Zine, à une heure du matin dans une forêt, vous appelez ça s’étaler. On s’étale tout de même moins que dans une chambre d’hôtel, où tous les locataires voisins, avec une vrille, ont percé un trou dans les murs et voient ce qui se passe quand vous faites… ça.

— Ma petite, ronchonna le parlementaire — puisqu’il avait dit faire les lois — je suis pour la morale et j’abomine le libertinage, l’obscurité et les enfants trop impudiques qui parlent de tout sans rien connaître.

— Si c’est pour moi, la fin de votre phrase, s’exclama Zine, vous avez du toupet ! La morale, à vos yeux, c’est à l’usage des amis. Mais vous ne pensez qu’à passer à travers. Eh bien, reprit-elle, franche et poussée par l’alcool, voulant aussi dominer ce protecteur sans sincérité, eh bien, puisque vous voulez m’endoctriner et faire de moi une petite grue-honnête-femme, quelque chose comme une carpe qui aurait des pattes et une queue de lapin, moi je vais vous parler net : si vous me voulez, et je dois vous dire que je suis neuve, pucelle quoi, si vous me voulez donc, j’accepte, mais vous allez me donner trois cents balles tout de suite et rengainer vos boniments. On ira où vous voudrez et je vous laisserai faire tout après…

— Zine, dit l’autre avec émotion, tu chasses toute poésie de notre union, tu brises toutes les fleurs.

— Zut pour la poésie. Vous me cassez la jambe depuis une plombe pour des honnêtetés et des fidélités à la noix. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche, tous ces bobards. On ne fait pas d’histoires dans ma famille. Oh ! là ! là… Marchez-vous pour les trois billets de cent ?

L’homme regardait avec désespoir la petite coquine cynique qui détruisait, en son âme de vieil étudiant poussé en graine, tout le romantisme dont il voulait farder l’acte prosaïque de la bête à deux dos avec une enfant. Il était à la fois découragé et alléché. Ce vice le tentait d’être étalé. Mais il aurait voulu suivre de plus près les usages et traditions. Et qu’à son âge, une pucelle des faubourgs, forte en herbe et sans vergogne oubliât les règles élémentaires du savoir-vivre, lui était dur. Pourtant, sa salacité l’entraîna. Sans doute, cette enfant. serait-elle aussi lubrique au lit que narquoise dans la vie. Quel bonheur ce serait ! Car, pour ne rien cacher, le brave homme n’était plus d’âge où la nature pousse seule toutes les portes et se dispense d’aides. Il lui fallait, au contraire, des irritants. D’habitude, il les prenait moraux, et le contraste entre ses paroles et ses actes lui était un puissant érotisme (c’est un comportement habituel chez les humains). Mais il pourrait, par une voie différente, rencontrer les mêmes résultats. Au surplus, pour un amateur de paradoxes lascifs, qu’y a-t-il de plus excitant que de voir une fillette encore pure (était-ce bien certain ?) s’exprimer avec une liberté de matrulle ?

Et notre excellent vieillard trouva dans cette idée la douche écossaise spirituelle indispensable à sa mise en action.

Reconnaissons, au surplus, après justification, que cette novation ne fut pas heureuse. Ayant quitté le restaurant avec sa petite compagne, l’homme la mena dans une maison discrète et hospitalière où il tenta de prouver que l’âge ne l’affaiblissait pas autant qu’il pouvait sembler. Devant Zine, nue et moqueuse, il s’efforça vers la dignité, eût-elle été d’emprunt, qui se déroba, malheureusement.

Zine n’était pas si enthousiaste de cette physique amoureuse qu’elle y apportât spontanément une aide autre que son joli corps. Cela s’attesta insuffisant.

Furieux, le vénérable gaillard dit :

— Décidément, tu n’es bonne à rien.

— Merci ! dit Zine, moi, d’autres me trouveront bonne à quelque amusement, mais vous, je crains qu’on ne vous trouve guère bon qu’à casquer.

Et, rhabillée vite, elle se sauva en riant.


VII

La violence

Zine courut tout d’un trait chez elle porter les trois billets de cent francs qu’elle venait de conquérir de haute lutte et sans rien abandonner d’elle que des broutilles. Son bonheur était à l’apogée. Comment, c’était si facile que cela l’existence d’une femme qui vit d’elle-même, ou plutôt de son corps ! Mais toute félicité s’y intégrait : il y avait à y exercer délicieusement le besoin de lutter, qui possède toujours les corps adolescents, et le goût de tenir tête à autrui ; il y avait aussi la joie de se faire admirer et caresser, le plaisir — auquel la plupart des femmes sont si intimement sensibles — de se sentir et voir nue, et enfin le bonheur de gagner sa vie sans rien faire. Car, avec la meilleure volonté du monde et une âme triste comme celle d’un moraliste professionnel, on ne saurait prendre le fait de réaliser quelques singeries avec un homme pour un labeur standardisé…

Et elle alla courageusement manger seule dans un restaurant où le repas coûtait dix-sept francs.

Zine, l’après-midi, confiante en soi, reprit sa balade, satisfaite. Elle alla aux Galeries Lafayette voir les achats qu’elle ferait bientôt. Elle fut épouvantée des sommes qu’il lui faudrait débourser pour les plus simples acquisitions.

Ainsi, ce joli sac de cuir bleu ciel, fin comme un sourire et doux comme la chair de Zine, coûtait trois cents francs tout seul ; et ces chaussures délicieuses, percées et ornées de cuirs colorés, cela ne pouvait s’acquérir à moins de deux cent cinquante francs.

Zine pesta d’avoir été si peu exigeante avec le vieux birbe.

Il eût fallu exiger mille balles. Ah ! le prochain serait convenablement écorché…

Et elle s’en alla, très droite, les jambes offertes jusqu’au-dessus du genou, les seins étalés et la croupe balancée, espérant bien que, cette fois, l’Amérique tout entière suivrait ses pas et lui offrirait ses trésors.

Devant la Trinité, un homme la dépassa, la regarda, puis vint à elle sans se gêner.

— Vous êtes bougrement jolie, dit-il sans façons et très cordialement. Voulez-vous venir prendre un verre. On a du plaisir à vous regarder. Quelle jolie gosse vous devez faire au pieu !

Zine hésita à s’offusquer de ce langage hardi. Elle se souvint des recommandations faites. Était-ce la bonne pente ? Un instinct lui disait que non et que le plus expédient fût de se retourner et de fuir. Mais ce mâle langage, qui fleurait l’amicale familiarité des faubourgs, réjouissait en elle des fibres secrètes. Et plus, ce gars haut en couleurs, la face glabre, la casquette à large viscope rabattue sur les yeux, et les mains dans les poches du pantalon, évoquait les camarades d’enfance de Zine et la ramenait dans son milieu natif.

Elle hésita, s’interrogea un peu, puis obéit à l’homme, qui lui avait passé carrément la main sous le bras avec une caresse qui la fit frémir.

Ils allèrent dans un mastroquet boire un café qui sentait puissamment le cirage. Là, sur la banquette, hardi et tranquille, le nouveau compagnon de Zine l’examina comme si elle eût été nue.

— T’es belle, la gosse, dit-il enfin. On pourrait faire quelque chose de toi.

— Quoi donc ? demanda-t-elle.

— Est-ce que je sais, répondit-il avec indolence. Ça te plairait de faire du cinéma ?

— Oh oui ! s’exclama Zine au sommet du bonheur.

— Hé bien, on verra ça. On calte ?

Ils s’en allèrent, bras dessus, bras dessous. La jeune fille avait maintenant une confiance absolue en ce nouveau mentor.

Ils gagnèrent le boulevard de la Villette en conversant. Là, l’homme dit :

— On monte un petit peu pour voir si on s’entend aussi bien dedans que dehors ?

— Oui ! dit timidement Zine qui commençait à trembler et se devinait entre les mains d’un conquérant sans ménagements…

Ils montèrent, louèrent une chambrette, et sitôt seuls, Zine émue, qui devinait la suite, demanda avec angoisse :

— Tu ne vas pas me faire du mal ?

— As pas peur, répondit jovialement l’homme. Je pense que tu n’en es pas au premier coup ?

— Si ! chuchota-t-elle en baissant honteusement les yeux.

Il se mit à rire :

— Eh bien ! dans une demi-heure tes débuts seront terminés, tu pourras courir le monde sans rougir…

Elle s’attardait, hésitante et prise d’un grand désir de disparaître.

— Allons, remue-toi, on ne va pas passer tout l’après-midi ici.

Elle demanda craintivement :

— Si on attendait ce soir, dis ?

Il haussa les épaules.

— Assez d’histoires et de chichis. Maintenant, le président de la République lui-même n’y pourrait rien, tu dois y passer.

Elle sentit les pleurs lui venir aux yeux, puis le courage d’affronter les événements reparut en elle, et, fermement, elle se dévêtit.

Elle se souvenait des amies de l’atelier qui contaient leur premier jeu amoureux. Les unes disaient que la douleur avait été atroce. D’autres, que dès le début c’était délicieux. Qui croire ?

— Tu te déshabilles aussi ? demanda-t-elle à son compagnon qui la regardait froidement, sans un sourire affectueux, sans un geste amical, sans une caresse.

Il se mit à rire.

— Penses-tu que je vais quitter puis remettre mes frusques. Bon pour une femme de qui ça doit être le métier de les enlever cent fois par jour.


Penses-tu que je vais quitter mes frusques.

Et il la prit d’un geste brutal et pourtant si dominateur qu’elle s’abandonna comme entre les pattes d’un tigre. Les yeux fermés, elle attendait la volupté.

La douleur atroce lui fit pousser un cri aigu. Comme l’homme protestait contre cette clameur, elle se mordit les lèvres et se crispa. Elle surveillait toujours son propre corps, épouvantée de ne sentir que sa souffrance, quand l’amant, déjà relevé et froid, la regardant de haut avec un rire cruel, dit enfin :

— Alors, tu t’apprêtes. On s’en va.


VIII

Le bon Yankee

Zine, douloureuse et blême, sentant à chaque pas grandir en sa chair une cuisson aiguë, s’assit à la terrasse du café avec l’amant qui venait de lui révéler « l’amour ». Elle n’avait pas dit un mot depuis le cri arraché par la souffrance et un dégoût profond la tenaillait dans son esprit bouleversé.

Que ne se trouvait-elle à l’atelier en train de rire joyeusement avec ses camarades ? De là elle rentrerait tout à l’heure chez sa mère qui l’accueillerait avec les injures habituelles, mais supportables, lorsqu’on les supporte depuis la naissance. Au lieu de cela, elle se croyait atteinte comme ces ouvriers qui apportent chez eux, après quelque accident, des blessures invisibles et terribles et ne peuvent plus travailler de leur vie. Car certainement l’autre — et elle lui jetait à la dérobée un regard haineux — avait démoli en ce frêle corps de seize ans quelque chose dont elle mourrait…

Et Zine remâchait sa peine craintive devant son vainqueur. Elle se sentait emplie de rancune, mais gardait le confus espoir d’une vengeance, quelque jour.

Elle en était, sur le conseil — qui, à vrai dire, était un ordre — de son amant, à sa troisième mixture dite apéritive, lorsqu’elle fut frappée par la mimique d’un jeune homme très blond, athlétique et rose qui, à quelques rangs de là, et derrière le dos du compagnon de Zine, s’efforçait d’attirer l’attention de la jeune fille,

D’abord, elle n’y fit pas attention. Mais il insistait d’un regard bleu, candide et audacieux, et elle répondit presque malgré elle, parce que la femme est coquette. Ce fut d’abord un clin d’œil, puis un sourire d’acceptation.

Il approuva. À ce moment-là, penché sur des journaux illustrés, l’ami de Zine oubliait le monde extérieur. Elle lui dit, avec une amertume qu’il ne perçut pas :

— Je vais aux lavabos.

— Oui ! grogna-t-il sans lever les yeux.

Zine se leva et s’en alla doucement jusqu’au fond du café. Le blond athlète la suivait.

Devant la cuvette où elle se lavait lentement les mains, il dit avec un accent nasillard, mais non point ridicule :

— Pourquoi, vous, si jolie, êtes-vous avec ce maquereau ?

Elle le regarda sans répondre. Il continua :

— Venez avec moi. Le café a deux sorties, et laissez l’autre là-bas.

La rancœur de Zine prit une forme concrète et immédiate qui lui fit passer un frisson de volupté sur l’échine. Elle dit :

— Oui. Où est l’autre sortie ?

— Suivez-moi |

Elle suivit. Lorsqu’elle arriva sur la seconde rue, le jeune homme avait déjà arrêté un taxi et il l’aida à monter. On roula ensuite et l’enfant resta un temps muette, cuvant une sorte de douce peine, qui lui faisait battre le cœur.

Lorsque la voiture franchit la porte du Bois, Zine demanda :

— Où me menez-vous ?

— Je ne sais pas, dit-il avec calme et sérénité. Dites-le ?

— Je ne sais pas non plus.

— Voulez-vous que nous nous promenions dans le Bois au hasard ?

— Oui ! accepta-t-elle.

— Alors, causons un peu. Dites-moi, c’était votre ami, cet homme en casquette ?

Elle hésita, puis dit :

— Je le connais depuis une heure.

— Alors il ne vous est rien ?

Elle murmura en rougissant :

— Si !

— J’aurais cru que vous étiez encore pure, reprit-il.

— Je l’étais tout à l’heure.

— Alors, vous le connaissez juste depuis le temps qu’il lui a fallu pour faire de vous une… femme ?

Elle approuva sans parler.

Il lui tapota les joues.

— Petite fille Française, dans mon pays on pourrait l’emprisonner pour deux ans. Voulez-vous être avec moi, maintenant ? Zine sentit sa malice revenir :

— Dans votre pays, on ne vous emprisonnerait pas, vous, pour la même chose ?

— Non, car nous irions devant le pasteur. Moi je vous trouve si charmante qu’à mon premier regard j’avais décidé que vous seriez à moi.

Flattée, la fillette dit :

— Est-ce bien vrai ? Tous les hommes disent cela.

L’Américain continua :

— Ici, tous ne songent qu’à faire dévêtir sans cesse de nouvelles femmes. C’est le seul but de l’activité quotidienne pour deux cent mille hommes de Paris. Moi, je veux une femme, rien qu’une, parce que j’ai besoin et parce que j’aime cela…

Zine n’avait entendu que l’expression « j’ai besoin », cela l’irrita d’autant plus que sa douleur intime s’effaçait et qu’elle reprenait, avec une nuance de rancune contre les hommes, sa petite âme coutumière. Elle dit :

— En France, on ne dirait pas j’ai besoin. L’amour, comme on le comprend ici, est une jouissance de luxe.

L’homme des États la regarda en silence, puis, tranquille, il riposta :

— J’aime que la femme pense ainsi, c’est très bien. Mais non pas l’homme. Je ne connais qu’un superflu, c’est l’argent. Avec lui j’achète de l’amour à mon gré.

Zine crut avoir ici le dernier mot.

— Cela dépend. Il y a en amour des choses que seule l’affection apporte. Ainsi, moi, en ce moment, vous ne m’achetez pas. Si je ne voulais pas rester avec vous, aucune somme d’argent ne me retiendrait.

Le Yankee pouffa :

— C’est très joli, mais si on pardonne à une femme d’ignorer la force de l’argent, ce qui fait partie des illusions qui sont bonnes à sa coquetterie, on mépriserait un homme qui ne garderait pas dans la vie la certitude que l’argent est tout. Même inexacte, une certitude de ce genre est indispensable, de sorte que nous avons tous deux raison.

Zine, dominée par ces logiques certaines, dîna avec cette nouvelle conquête et rentra chez lui avec une émotion étrange, faite de désir et de crainte. Il lui dit :

— Voulez-vous être à moi ? Je vous promets que vous ne souffrirez pas.

Elle dit non, puis s’offrit silencieusement, en claquant des dents. Il la caressa, la berça, l’adora, et enfin sut émouvoir les sens de l’enfant crispée qui, pendant le plaisir, criait :

— Non… Non…


IX

Variété

Qu’est-ce que c’est que l’amour ? On a posé cette question des milliers de fois à toutes sortes de gens, des femmes et des mâles, des écrivains et des illettrés, des paysans et des grands bourgeois, des nègres, des jaunes et des Peaux-Rouges. Or, aucune réponse plausible ne semble avoir dissipé toutes les ténèbres dont l’amour s’entoure. L’amour, c’est ceci et cela, les sens et le sentiment, le lit et le fauteuil, le nu et la vêture, le sexe et l’esprit, le sacrifice et l’intérêt, etc., etc. C’est sans nul doute qu’en amour toutes les contradictions se rencontrent et se mélangent. Il y en a pour les goûts les plus divers et les plus contradictoires. L’amour se rit de la logique, de la raison et de tout. Voilà même la marque à laquelle on le reconnaît.

C’est ainsi donc que Zine aima son Américain caressant, et qui sut si bien la choyer qu’il lui apprit le plaisir. Elle l’aima, mais pas exclusivement. L’amour n’est pas nécessairement fidèle et peut-être la fidélité est-elle un de ses pires défauts…

En tout cas, il y avait dix jours que Zine se trouvait la maîtresse de Master James Wand, et, j’ose le dire, elle ne l’aimait pas moins lorsqu’elle céda aux instances d’ailleurs promptes d’un visiteur galant. Voilà comment la chose advint : un ami de Wand venait le voir tous les après-midi pour des ordres de Bourse. Un jour, il ne trouva pas l’Américain parti voir un compatriote. Mais Zine était là. Comme elle croyait poli de converser un instant avec le visiteur, lui, sans barguigner, la prit par les hanches, l’assit sur ses genoux et comme elle paraissait vouloir protester, il lui ferma la bouche d’un baiser cuisant et ardent.

La douce Zine ignorait ce genre d’attaque à laquelle peu de vertus solides résistent efficacement et moins encore des autres. Elle laissa aller à vau-l’eau sa volonté et sa défense, et bientôt le canapé de James Wand fut témoin d’évidentes impudicités.

Il faut dire, à la décharge de Zine, qu’elle ne recommença plus avec le boursier, dont elle se méfiait désormais. Mais ce fut un médecin qui, ensuite, la maîtrisa, dans la chambre, où, tout de même, on est mieux que dans un salon.

Master James Wand se faisait ausculter toutes les semaines par un spécialiste des maladies de poitrine, car ses parents, dans la petite ville californienne où ils s’enrichissaient, convaincus que la France est un pays de tuberculeux, lui avaient fait jurer de regagner son pays au premier rhume un peu menaçant. James Wand envoyait donc régulièrement chez lui une ordonnance médicale constatant l’intégrité de ses bronches.

Or, un jour, il était parti essayer une auto lorsque vint le médicastre qui n’aurait dû apparaître que le lendemain.

Audacieux et faute de trouver sa victime habituelle, | il sut en peu de mots inquiéter Zine. Effarée des mots savants que lui jetait le diafoirus, elle voulut bien se faire ausculter et examiner. Il entendit sonner le plus gracieux cœur du monde et ne put se dispenser, en l’écoutant, de passer une main lascive sur des seins charmants. Ensuite, il voulut examiner si une attaque de la farouche appendicite ne menaçait pas la jolie fille. Il put ainsi examiner le délicat bouclier de son ventre et constata qu’il n’y avait point péril en la demeure.

Il restait à s’assurer que la colonne vertébrale de Zine était solide et incapable de prendre aucun mauvais pli. Ce fut fait. Mais n’y a-t-il pas des organes encore dont l’engorgement ou le mauvais fonctionnement sont susceptibles de jeter dans l’économie d’un corps les menaces les plus compromettantes ? Si, certes. Le mire inspecta tout.

Il avait fait coucher Zine sur son lit. Elle avait, de naissance, le respect de ces gens graves et redingotés ou jaquettés, qui sont notaires, avocats, médecins, inspecteurs des pompes funèbres et autre chose, représentant tous également d’ailleurs, l’intelligence française. Rien ne l’étonnait donc du comportement de ces personnages considérables et lorsqu’elle s’aperçut du genre de soin que lui apportait le toubib expert, elle s’en étonna peu. En somme, c’était peut-être thérapeutique ?…

Toutefois, comme il était peu habile en amour et surtout brutal, elle le désarçonna avant qu’il pût renouveler son exploit :

— Dites donc, docteur, il me semble que vous avez déjà vérifié ce côté-là.

Lui se fâcha un peu en son for, mais il quitta les lieux avec célérité parce que Master James Wand pouvait arriver.

Et, après cette aventure, ce fut le tour d’un petit groom du grand hôtel où elle habitait avec son amant.

Ledit groom était un enfant joufflu et souriant, très petit pour son âge, et qui, un jour, monta à Zine un pneu où Master Wand disait de dîner sans lui.

Zine regarda l’enfant et le trouva délicieux, lui regardait la jeune fille et la désirait de toutes ses forces.

Ils se comprirent…

Zine passa une main douce dans la chevelure bouclée du groom. Lui, pour ne pas être en reste, glissa une dextre naïve sous la jupe trop courte de Zine. Elle lui pinça l’oreille, il fit de même en un autre lieu. Elle lui donna sa bouche et il ne voulut point se trouver en reste d’offrande, de telle sorte que presque sans en avoir eu conscience, ils se découvrirent mieux qu’amants…

Comme beaucoup de tout petits hommes, le groom était ardent. Zine se lassait désormais des mièvreries de James Wand qui l’avaient tant réjouie au début de leur liaison. Elle trouva donc que le jeune porteur de correspondances pressées était exquis dans l’intimité et voulut goûter à nouveau de son désir. Il fit face aux événements avec simplicité, mais sa dignité incontestable enthousiasma la douce Zine que la destinée n’avait pas encore pourvue d’amants aux énergies très renouvelées.

Enfin, ils se séparèrent, fort satisfaits l’un de l’autre et, de ce jour, se retrouvèrent souvent, aux heures favorables, pour se divertir galamment.

Ainsi, les jours passaient. Zine eut encore à succomber devant un nègre joueur de banjo. Cette conquête qui eût dû l’humilier, l’émerveilla fort au contraire. L’homme de couleur était venu voir James Wand qu’il avait connu en Californie. Or, le Californien était sorti. Zine voulut bien converser avec l’autre. Elle fut si aimable avec lui qu’il put se croire provoqué à des élans de haute école et de particulière intimité.

Ainsi, Zine fut prise par un nègre. C’était un amoureux puissant et peu hâtif, comme les femmes de quelque expérience aiment à en trouver.

Il apprit à l’enfant qu’on peut avoir connu déjà diverses qualités d’amants et ignorer encore bien des arcanes de l’amour…


X

Le grand voyage après le petit

Master James Wand était de la race des Américains européanisés. Il avait voulu posséder durant son séjour en France une jeune fille aussi neuve que possible quoique assez amoureuse pour réjouir ses nuits. Il avait réussi, mais sans attacher une valeur excessive à la fidélité non plus qu’à l’affection de sa compagne. C’était un homme pratique.

Lorsque Wand songea à quitter Paris il n’en avertit donc pas Zine et combina de disparaître comme dans une trappe en laissant simplement à sa maîtresse, quelques billets de mille dont elle dirigerait l’emploi à son gré. Il l’avait somptueusement vêtue et munie de tous les avantages dont une femme doit se parer pour être belle devant le monde et ses exigences.

Du fait, tout alla bien pour lui, lorsqu’un matin après avoir dormi son saoul, trop seule pourtant, car son amant lui avait dit ne pouvoir rentrer de vingt-quatre heures, Zine reçut une lettre qui annonçait les événements : départ de James Wand, remise de six mille francs, avertissement que l’hôtel était encore payé pour huit jours et autres compliments aussi attendris qu’affectueux…

Ce fut une scène tragique et inattendue. Elle n’eut d’ailleurs aucun témoin. La chère enfant ainsi plaquée se roulait sur le sol en poussant des gémissements farouches. Enfin, elle se remit à moitié, déchira sa robe avec violence, jura à haute voix que les hommes la dégoûtaient et qu’elle n’en voulait plus connaître, puis se décida à serrer les billets de mille dans son sac.


La chère enfant se roulait sur le sol.

Ensuite elle sortit, méditant les décisions à prendre pour remettre debout son bonheur, en somme ébranlé.

Zine avait à peine fait cent mètres sur le boulevard Haussmann qu’elle croisa son premier ami, l’homme blasé qui n’avait voulu d’elle que des sourires, des baisers, et d’admirer son corps nu.

Elle lui sauta au cou, prise d’un désir violent et tout neuf qui la triturait jusqu’au tréfonds d’elle-même.

Toujours ironique et attentif, l’homme l’emmena dîner et lui fit conter son histoire. Elle était à la fois irritée et admirative de le voir tout entendre, et le pire et le meilleur, sans donner une marque d’approbation ou d’improbation. On eût dit que ces choses, en leur déroulement capricieux et audacieux, lui paraissaient naturelles. « Faut-il, pensait Zine, qu’il en ait vu… »

— Que dis-tu de tout cela, demanda enfin la jeune fille qui, jadis, n’osait s’exprimer que par « vous », mais marquait son affranchissement en tutoyant.

— Je dis que c’est très bien. Tout a trouvé sa place et s’est passé comme il fallait.

Zine, indignée, s’écria :

— Comme il fallait !… Tu trouves que c’est drôle d’avoir perdu ma virginité avec un sale type, moi qui avais tant de plaisir à te l’offrir.

— Petite ! riposta le blasé avec mélancolie, je n’ai pas une âme de tortionnaire ni de boucher. Il te fallait une brute pour cet office, tu l’as trouvé, et perdu ensuite, ce qui est parfait.

— Mais la fuite de Wand tu trouves que c’est bien ça ?

— C’est parfait aussi. Tu l’aurais quitté toi-même un de ces jours pour un type quelconque qui aurait su emplir tes sens de volupté. Ça existe ce genre d’hommes-là. Paris en compte plus que toute ville au monde et ils sont en chasse du matin au soir. Finalement, tu n’aurais pas eu tes six billets et tu serais retombée tout de suite dans la misère. Oui, Zine, ne t’y trompe pas, tu as eu de la veine et il se pourrait même que cette veine fût passée. Tu cours peut-être vers une passe à la noire maintenant. Attention !…

— Mais que faut-il faire ? demanda l’enfant soudain apeurée.

— Ah ! voilà. Je cherche. Il serait bon d’éviter les insuccès qui vont te suivre désormais, ici…

— Dis-moi ma pente ? demanda Zine en lui tendant ses lèvres.

— Nous allons y penser cette nuit, car tu m’appartiens aujourd’hui et je veux voir si tu as profité des leçons que les hommes sans le vouloir donnent toujours aux femmes.

— Oh ! oui, que j’en ai profité, tu verras.

Ils passèrent une nuit ensemble. Zine en sortit étourdie et les reins las. Elle qui croyait avoir goûté à tous les fruits du plaisir, elle qui pensait que rien ne pouvait plus lui être révélé d’original en amour, elle venait de passer une nuitée à apprendre comme une élève d’ailleurs douée et de bon vouloir.

Elle disait à l’homme ironique et savant en Éros :

— Où as-tu appris ces choses, dis ? Tu me sembles le diable lui-même, auquel je ne crois d’ailleurs pas, mais qu’on affirme être le grand roi de tous les vices.

Il répondait :

— Zine, l’amour est une chose infinie pour qui n’y cherche plus des sentiments, mais seulement des sensations. Je regrette parfois de ne plus savoir aimer comme une fillette ou une épouse chaste et pourtant adultère qui colore son vice de mille douceurs tendres. Mais je suis comme je suis, et au lieu de m’en plaindre comme tant d’imbéciles qui poursuivent la chimère de goûter autre chose que la vibration de leurs sens, je donne à mes nerfs las et subtils l’aliment qui leur convient.

Au matin, Zine disait :

— Tu m’as mise en bel état. Avec trois amants comme toi je serais morte en quelques semaines, il répondit alors :

— On ne meurt jamais de cela. Quand on dépasse la dose supportable, le corps refuse d’entériner l’expérience. Le monde n’est pas si mal fait que tu sembles croire, petite. Mais j’ai décidé une chose, je vais, pour changer ta vie qui me semble en porte à faux, t’envoyer en Amérique. Je suis en mesure de te faire établir les papiers utiles et un de mes amis part dans huit jours. Il t’emmènera comme sa sœur. Là-bas tu gagneras la Californie et tâcheras de te faire épouser par James Wand. Je suis assuré que c’est, avec ou sans mariage, la bonne pente.


XI

Amérique

Zine partit. On lui avait confectionné une identité très admissible, et l’ami du protecteur blasé l’emmenait comme sa sœur. Il était bien entendu que durant tout le voyage, Zine serait d’une dignité épiscopale, quitte, une fois aux États-Unis, à laisser son naturel se déployer comme un drapeau. Son guide lui avait dit :

— Sache contenir tes impulsions durant le temps passé au contact provisoire de gens notables et porteurs de préjugés. Mais une fois abandonnée à toi-même, apprends seulement à mesurer et à discipliner les écarts de ton tempérament. Ils te seront utiles et il ne faut jamais renoncer à soi-même. Pourtant, force te sera de ne t’en servir qu’en temps utile. À toi de bien deviner les circonstances. C’est très difficile, et il faut avoir confiance en son intuition pour cela, plus qu’en sa raison.

Et Zine était partie, lestée de ces précieux conseils.

La mer et le paquebot lui furent un étonnement énorme et exquis.

Elle comprit toutefois les sages avis de son conseil et qu’il fallait éviter de manifester sa stupeur.

Ce fut ensuite la traversée dans le brouhaha et l’étrangeté de ce monde étroit, vivant en cage, et contraint de s’aimer ou de se détester côte à côte. Encore la haine supporte-t-elle facilement cette proximité tandis l’amour la redoute…

L’Amérique vint. Après six jours de hâte entre le vaste ciel et l’eau infinie, le paquebot permit à ses voyageurs d’entrevoir au loin la côte, légère comme un nuage violet. Et ce fut, à la file, tout ce que les gens des États ont disposé pour recevoir ou retenir les immigrants, les contrôles et les vérifications vétilleuses, les questions scabreuses et bizarres, tout le mécanisme de l’arrivée au pays des quarante-quatre étoiles, enfin la venue à New-York et la mise du pied sur ce continent si bien défendu.

Le soir, Zine et son prétendu frère dînèrent ensemble dans un restaurant français de Broadway.

— Petite Zine, dit l’homme, — un grand gaillard sec et froid, qui venait avec de complexes missions et des papiers officiels à la pelle, — petite Zine, tu as été ma sœur jusqu’ici, et tu reconnaîtras que ma correction fraternelle fut parfaite sur le bateau. Mais nous voici sur la terre classique de la liberté, une liberté un peu enchaînée, toutefois on compose avec ces chaînes… Ne trouves-tu pas que je mérite une petite récompense pour t’avoir menée ici sans autre difficulté que d’avoir à singer une parenté illusoire ?

— Mais oui ! dit Zine.

— Quelle récompense ?

— Je vais vous embrasser, dit-elle en riant.

— Oui, comme commencement, mais il ne faudra pas t’en tenir là.

— Vous n’avez pas peur, dit-elle malicieusement, d’être poursuivi pour le crime d’inceste ?

— Je te prouverai que non.

Et le soir, ils louèrent un appartement avec deux chambres contiguës, car il faut toujours se méfier en ce pays puritain, puis un lit unique les reçut. Zine voulut prouver que les leçons galantes qu’elle avait reçues lui avaient été profitables, et elle fit des prodiges…

— Ma petite, lui affirma le lendemain matin son « frère » avec dignité, tu feras ton chemin ici. C’est un pays de gens prudes, mais leur salacité est grande. Ils ont surtout la dévotion de ce qu’ils nomment « la luxure française », Choisis et raréfie les occasions de leur en prodiguer, mais, l’heure venue, déploie tout son savoir. Il te mènera loin.

Et Zine, le lendemain de ce jour faste, ayant serré la main de ce guide aimable, qu’elle regretta un moment, s’en alla par les rues de la ville géante, confiante en ses talents et heureuse de vivre. Avant de partir pour la Californie elle voulait apprendre à connaître l’illustre cité new-yorkaise, mais il est ingrat de le faire sans guide et sans connaître l’anglais.

Elle revenait doucement vers son hôtel, après une longue promenade au hasard, lorsque à un coin de rue elle remarqua un homme bien vêtu qui lui faisait un signe de connaissance. Elle ne s’arrêta pas, mais il lui emboîta le pas, après avoir fait signe à une auto qui le suivait au ras du trottoir.

Au coin où le croisement de six rues fait une étoile à six branches, devant la maison triangulaire du New-York-Herald, un attroupement se produisit soudain, qui arrêta Zine au bord du trottoir. Des agents accoururent pour émietter la foule pressée, où une femme criait des injures on ne savait à qui. À ce moment, le personnage qui suivait Zine se trouva à son côté et l’auto qui l’accompagnait les touchait tous les deux.

Alors, avec une prestesse magnifique, l’homme la prit par le bras, ouvrit d’une détente la portière, la mit dans la voiture, monta à son côté, et le chauffeur partit illico en troisième…

Zine, ahurie, fut au moins dix secondes avant de reprendre ses esprits, et déjà la voiture avait fait assez de chemin pour être fort éloignée de tous témoins du rapide enlèvement.

Elle dit d’une voix étranglée :

— Mais, monsieur, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je vous enlève, dit l’autre en mauvais français. J’ai envie de vous et suis assez puissant pour me satisfaire. Ne dites rien, sinon je vous fais bâillonner. Si vous acceptez votre sort, tout ira bien, vous n’avez pas de craintes à avoir, ce que je veux, vous l’avez donné déjà si souvent que cela ne vous coûte rien.

Zine se cabra :

— Je donne cela à qui me plaît.

— Eh bien, je vous plairai, c’est simple comme bonjour, répondit l’homme.

— Non, grogna Zine qui se sentait impuissante dans une voiture filant à soixante à l’heure.

Bientôt ce fut la campagne, semée d’habitations entourées de jardins, puis des usines pressées, enfin des collines boisées d’où l’on apercevait la mer.

— Nous sommes arrivés, dit au bout d’une heure, l’Américain à Zine, en lui prenant le bras.

Elle descendit devant un charmant et bucolique cottage entouré de fleurs aux couleurs ardentes.

Ils entrèrent tous deux dans la maison.

— Montons d’abord au laboratoire, commanda le gaillard sérieux comme un ambassadeur, et que nulle idée lubrique ne semblait posséder.

— Monsieur, dit Zine, j’aime mieux en finir tout de suite et repartir.


XII

Mœurs d’outre-mer

L’homme la regarda en silence puis, il repartit :

— Suivez-moi d’abord. Vous n’êtes pas dans un pays désordonné comme le vôtre, mais dans un pays où tout est ordre et méthode. Avant de songer à la luxure, je veux, comment dites-vous en France ?… vous… anthropométrer. J’ai mon laboratoire photographique, nous y ferons l’inventaire de vos charmes et chacun sera photographié à part avec une fiche signalétique et les mesures complémentaires.

Zine, ahurie, le regarda en laissant tomber sa courte jupe. L’autre satisfait de cette attention qu’il croyait admirative, reprit :

— Je suis Master John Mac Floggin, le premier amoureux dans le monde. Les autres amoureux se contentent de contacts sexuels, moi je prends les mesures de mes maîtresses et des photos comparatives. J’ai une série de quatre cent vingt-huit dossiers, avec autographes des amoureuses et documents sur l’acte lui-même, chronométré avec tous les détails sur son accomplissement.

— Mais, demanda Zine de plus en plus éberluée, que voulez-vous faire de ça. L’autre se dressa avec orgueil :

— Je veux léguer à la Bibliothèque de New-York une série de livres uniques et scientifiques sur l’amour. Tout y sera et ce n’est pas un mince honneur pour vous, petite Française, que de devoir figurer sur ce livre d’or…

— Mais qu’est-ce que vous donnerez, pour ça, demanda-t-elle, afin de ne pas perdre de vue le problème d’argent quoi qu’elle portât une pièce de mille dollars dans son sac à main.

— Je paye, répondit l’Américain, selon la satisfaction éprouvée. C’est un calcul à faire une fois les opérations closes. Les indices scientifiques de mon plaisir sont : primo la durée du premier jeu amoureux et secundo leur nombre dans un délai de deux heures. La durée du premier doit être brève et le nombre élevé durant le laps indiqué. Tertio il y a ma température prise pendant l’affaire par trois thermomètres marquant le centième de degré. Il y eut une femme, voici huit mois, Française comme vous, pour me faire atteindre trente-neuf degrés centigrades. Une Espagnole fit trente-huit degrés quatre vingt-trois centièmes… Il y a ensuite un sphygmographe qui donne le rythme de mon cœur. C’est une Mexicaine qui tient le record. Elle monta mon pouls à cent douze. Il y a enfin d’autres appareils qui mesurent en quantité et en densité ce que l’amour produit, et un très délicat outil de laboratoire dit quelle force en kilogrammètres j’ai dépensé en aimant. J’ai naguère employé même un ampèremètre pour savoir ce que je produisais d’électricité, mais les résultats ont été incertains. J’attends toutefois un instrument nouveau qui pourra me dire désormais quelle quantité d’oxygène je brûle en faisant l’amour et combien je fabrique d’acide carbonique, d’urée et de vapeur d’eau…

— Eh bien ! dit Zine que ce détail commençait d’égayer, ça doit être rigolard de s’amuser avec vous.

— Je ne cherche pas à m’amuser, dit l’autre, mais à faire une œuvre savante et que personne n’ait tentée avant moi.

— Je veux le crois, répondit la jeune fille en riant. C’est une complication un peu embarrassante.

— Montons donc à l’anthropométrie, reprit l’homme qui ne riait jamais.


Zine dut se dévêtir.

Ils y furent bientôt. Sous le toit, devant des vitres démesurées et des appareils monstrueux sur des trépieds, Zine dut se dévêtir et laisser enregistrer la grandeur de son pied et d’autre chose qu’on prétend, par un célèbre problème, être de dimension parente. Elle donna la mesure exacte, hauteur, largeur et épaisseur de sa croupe et de ses deux seins. D’innombrables mensurations furent notées sur des cartons spéciaux aux remarques multiples et des photos complétèrent les détails rares qu’on y portait : diamètres des cuisses et des bras, courbe vertébrale, rayon antérieur et postérieur de la courbe du ventre, profondeur et axe du nombril, formule de la courbe parabolique des seins. Rien ne fut oublié ! Aucune partie du corps de Zine n’échappa aux investigations du Yankee. Tout cela fut établi avec une science méticuleuse. Zine ne pouvait pas comprendre qu’il y eût tant de choses différentes à examiner dans un corps humain.

Ensuite elle fut soumise aux rayons X, en hauteur et en profondeur et quelques différences qu’elle avait avec le gabarit de la Vénus de Milo furent notées sans délai.

— C’est fini ! dit enfin le gaillard qui commençait lui-même à ne plus se reconnaître dans l’infinie complication de ses chiffres et de ses notules.

— Je me rhabille ? demanda Zine qui ne désirait plus que partir.

— Oui ! nous allons dîner.

Le dîner coupa heureusement les travaux scientifiques de John Mac Floggin. Des serviteurs nègres, et qui semblaient muets, servirent un festin abondant dont l’enfant, l’appétit aiguisé, se trouva bien. Cependant l’astucieuse Zine ne se souciait plus de recommencer sous les lampes à arc nocturnes à se faire examiner médicalement comme le voulait faire maintenant le savant érotomane. Comment agir pour couper à cette corvée ? L’idée du thermomètre placé où il faut durant l’amour lui semblait à la fois cocasse et réfrigérante.

S’adonner au plaisir, ou, du moins, au geste qui généralement y mène, avec tout un attirail d’instruments savants lui semblait une idée si bouffonne qu’y penser suffisait à la faire esclaffer. Mais l’Américain tenait à tout ça. Comment le lui faire oublier, sinon en l’excitant assez pour qu’il délaissât ses fantaisies scientifiques et se laissât aller à faire la même chose que n’importe qui. Il est vrai qu’il semblait bien froid, mais on verrait à l’échauffer…

C’est pourquoi, le dîner fini, Zine, assise devant lui, se mit à boire une tasse de café en inspectant son partenaire. Comment le remuer ?

Elle dit :

— J’ai visité quelques magasins de New-York sans y trouver les choses à la mode. C’est curieux.

— Comment ? dit l’autre, ému dans son orgueil national, la mode du monde, c’est nous qui la faisons.

— Mais non, dit Zine, Tenez, une chemise-enveloppe, fermée comme celle-ci, vous ne connaissez pas cet article-là.

Elle montrait, avec un art que la pénombre rendait capiteux, ce que d’elle-même elle supposait propre, ainsi offert, à enflammer le Yankee mesureur. Il marqua, un peu congestionné par le repas, un trouble très apparent.

— Et ceci ? dit-elle encore en s’approchant narquoisement et en s’asseyant sur l’homme, ceci c’est bien français aussi ?…

Après quelques essais elle sut tenir enfin l’individu en main et qu’il délaisserait cette nuit son laboratoire.

Il le délaissa la nuit suivante, et même les autres. Il avait fini par se passionner merveilleusement pour Zine. Et cela fut à tel point qu’il voulut l’épouser. Elle fit semblant de refuser, se soumit enfin, et lorsque l’Américain mourut, peu après, pour avoir repris ses travaux érotiques, il la laissait riche de quelques millions de dollars.

Alors, Zine, glorieuse et cossue, revint en France. Elle avait suivi, il faut l’avouer, la bonne, la meilleure pente…

FIN