Une main/05

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 95-112).
◄  IV.
VI.  ►

V

 



Longue interruption. Deux semaines.

Ça ne va comme on avait pensé ; c’est que rien ne va comme on pense.

Je suis retourné deux fois à l’hôpital ; et la seconde fois j’en sors sans appareil, mais le bras plus sec et plus mort que le « membre retranché » des Écritures. On m’a replié le bras sur lui-même, on me l’a serré étroitement contre le corps ; et je suis comme au premier jour, au commencement du commencement.

Je redescends. Je suis redescendu. Tout à coup la fatigue survient ; on s’occupe à la surmonter : on a déjà assez à faire. On s’occupe seulement à durer : toutes les autres occupations semblent ridicules. Il arrive parfois qu’on s’installe à sa table ; la plume vous tombe des doigts. Écrire ? quoi écrire ? et à quoi bon écrire ? On voit qu’on n’intéresse personne. Qu’est-ce qu’écrire, sinon faire vivre ? Et si, soi-même, on ne vit plus. Si les mots eux aussi sont morts, parce que les mots, c’est vous. Ils sont votre plus intime chair : ils sont blessés là où elle est blessée.

Oh ! je n’accuse pas la médecine et encore moins les médecins. Je ne peux pas assez dire combien ils ont été dévoués, consciencieux, pleins de gentillesses à mon égard en tout temps, perspicaces. Mais ils ne sont que des hommes. Nous ne sommes tous que des hommes : nous sommes tous « dépassés ». Voyez que la médecine subit cette dure loi, parce qu’elle est humaine. Elle ne vous guérit guère de votre mal qu’en vous en infligeant un autre, qu’elle juge moins grave et qui l’est sans doute, mais pas nécessairement moins douloureux. On ne vous restaure le bras qu’en l’immobilisant ce qui très vite l’ankylose. Vous ne dormez pas : on vous fait dormir, mais c’est en vous empoisonnant. On voit que ce que tout malade attend sans se le dire, sans se l’avouer à soi-même, sans même se le formuler, c’est un miracle. Le miracle ne se produit pas. Et le malade s’en prend au médecin. Il devrait s’en prendre à l’homme, à l’homme qu’il est lui-même, et aux hommes que les autres sont. Car nous sommes mal faits, ou bien c’est le monde qui est mal fait. Le monde n’est pas fait à la mesure de nos espoirs ; nos espoirs ne tiennent pas compte des possibilités du monde. Il y a ce qui est (que nous oublions constamment) ; et il y a ce que nous voudrions qui fût, dont nous faisons sans cesse au contraire une espèce de réalité ; et sommes inguérissables d’elle, c’est-à-dire inguérissables de ce que nous avons inventé. Nous nous heurtons partout à nos propres moyens, à nos propres mesures qui sont insuffisantes. Il faudrait d’abord guérir de soi-même, je veux dire de ses imaginations.


Ah ! comme je suis mal fait pour ma part, si j’ose ainsi parler de moi, mais je ne parle pas de moi ou je ne parle pas que de moi, parce que nous sommes tous mal faits.

De nouveau je vais et je viens devant mes deux fenêtres basses ; une persistante petite douleur est à la pointe de mon coude.

Je regarde le jour gris pendre tristement aux carreaux comme des toiles d’araignée.

Il gèle un peu, il dégèle. -2 la nuit, 0 à midi, +2 vers deux heures, et puis de nouveau -2 quand vient le soir.

Aller, retour. Oh ! mécontent, et depuis toujours. Il faut bien voir comment nous sommes. Rien jamais ne m’a contenté de ce que j’ai fait, ni de ce que j’ai eu ; car ou bien j’aurais pu faire ou avoir davantage, ou bien ce qu’on obtient est tout gâté d’avance par les conditions mêmes où on l’obtient. Rien n’est pur, rien n’est assez pur. Aucune joie dans les « progrès » dont on vous loue ; aucune joie dans la propriété, aucune joie dans la possession. Aucune satisfaction dans le travail, ni dans ce que le travail apporte, ni aucune de ses sanctions intérieures ou extérieures, jamais et encore jamais. Toute sa vie, on va, on fait ; et c’est toujours comme si on n’avait pas avancé, comme si on n’avait rien fait. Je pense à toutes les fausses consolations qui mises ensemble font la « morale » ; économiser, faire sa tâche de chaque jour, y persévérer, avoir des enfants, leur laisser une fortune ou un nom : qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que ça veut dire ? Jamais rien de ce que j’ai eu n’a compté. Toutes mes joies ont été dans le rapport de moi qui suis, non à ce que j’ai eu, mais à ce qui est. L’homme est né pour la contemplation. Tous mes bonheurs me sont venus de là, c’est-à-dire que nos bonheurs ne peuvent être que désintéressés. Avoir n’est rien, être est tout. Être parmi tout ce qui est. Je vais, je viens ; le jour baisse encore ; déjà les merles gagnent en criant les épaisseurs noires du lierre qui pendent à l’angle du vieux mur. Je vois que le vrai rapport est de ce qu’on est à ce qui est, dans le contact de l’homme tout entier à la chose tout entière (et ensuite si possible faire en sorte qu’on puisse le communiquer, ce contact). Je peux contempler l’action avec volupté : en tant qu’action, elle me reste étrangère. Il y a un point qu’il faut atteindre, et on n’y atteint que rarement, qui est l’état d’adoration : alors survient la plénitude, et elle est brève, mais rien ensuite ne la remplace. Est-ce qu’il faut déduire du bonheur où on a été la véracité du principe (c’est à peu près ce que font les chrétiens, qui disent : « Ce qui est vrai, c’est ce qui me rend heureux ») ; ou bien, comme le savant, n’y voir qu’une illusion, et n’y discerner qu’un mensonge : la vérité étant ailleurs et sans ménagements pour nous, parce que la vérité nous ignore, parce que nous ne sommes rien. Parce que nous ne sommes qu’un tout petit rouage dans un énorme mécanisme, qui aurait pu ne pas servir, qui bientôt ne servira plus.


Ah ! comme j’ai toujours manqué de confiance ; en moi-même, dans les autres, dans les institutions, dans les choses, dans tout ce qui est mortel (et tout est mortel). L’argent, les lois, les hiérarchies, la société, les civilisations elles-mêmes. J’ai toujours manqué de confiance en tout ce qui devient et change (et tout change et tout devient). La médecine devient, la médecine change. Quelquefois on fait son bilan, on voit qu’il n’y a rien à l’actif ; et on est le plus pauvre des pauvres parce qu’on n’a en fait de richesses que celle qu’on croit avoir. La richesse aussi est confiance. L’avare n’est qu’un riche qui manque de confiance. Je suis plus nu et démuni dans le soir qui tombe que l’enfant qui vient de naître ou le mort qu’on couche au tombeau. Et je vois que j’ai peur, c’est tout : la seule chose qui me reste. J’ai peur et je dis que j’ai peur. Tout le monde a peur, mais les uns le disent, les autres le cachent (ou cherchent à le cacher). L’homme d’imagination a peur. L’homme qui voit par des images, j’entends des vues d’esprit, mais aussi nettes, plus nettes même que ne serait la réalité ; l’homme qui voit ce qui l’attend (si la confiance en autre chose n’est pas là pour le rassurer) ne peut qu’avoir peur. L’homme d’imagination est un anxieux, c’est un candidat, à la folie. Mais est-ce que la folie (ou une certaine folie) ne serait pas chez l’homme une preuve de lucidité ?


Commencement de mars


Je me relis et laisse subsister, tel qu’il est, le passage qui précède. Je vois bien qu’il est incomplet, je vois bien aussi tout ce qu’il a de vague et d’insuffisant, mais c’est moi tout de même ou c’est un moment de moi. Je ne me suis jamais approché de la métaphysique que de façon tout intéressée pour la réponse que j’en attendais (qui n’est pas venue, qui ne viendra sans doute jamais). Je ne me suis jamais approché de la métaphysique que dans l’espoir d’y trouver une foi ou du moins les raisons premières d’une foi (que je n’y ai pas encore trouvées). L’espoir, chaque fois déçu, d’y découvrir peut-être le point où l’esprit, accroché enfin et pour toujours à une certitude, va pouvoir appeler le cœur et se réconcilier avec lui.

Je ne suis pas un philosophe, je suis un homme. Je ne cherche dans la philosophie que l’occasion d’une religion. Je ne sais même pas ce qu’elle est, ni où elle est, où elle commence, où elle finit (la philosophie). Je pars de la réalité des choses et vais à leur explication dans l’insatisfaction des choses ; puis je redescends d’elle aux choses, à cause d’une insatisfaction plus grande. Aller, retour. Aucune solution. Mais du moins la réalité, qui ne me contente pas, est-elle une réalité pour moi, je veux dire quelque chose qui existe, que je vois, que je respire, que je touche, que j’entends : massive, pesante, qui m’oppose une résistance, que je déplace ou ne déplace pas, qui a son lieu, son origine, un point à elle dans la perspective ; tandis que les régions où commence à régner l’idée ne sont au-dessus d’elle que le séjour de toutes les nuées, insubstantielles, hélas ! (pour moi), et maniables en tout sens. Il faudrait que l’idée aussi eût la dureté du rocher. Non pas moins lourde, mais plus lourde. Non pas moins précise dans son contour, non pas moins définissable et définie, mais davantage. Non pas plus légère que l’air, mais aussi dense et plus que la matière elle-même : comme il arrive seulement quand l’image s’en empare, mais par une conquête et une espèce d’annexion qui rendent aussitôt l’opération suspecte…

Apprenti-philosophe et à vrai dire apprenti-tout. Apprenti toute la vie, et qui n’apprendra jamais.

Les ébauches d’un apprenti.

On vient de me débander l’avant-bras et justement dans le temps même où il commençait à prendre l’habitude de ses bandes ; l’état anormal tendait à devenir normal, on l’interrompt brusquement. Et je rentre dans le normal (en partie ou avec une partie de moi-même), mais c’est lui à présent qui est devenu l’anormal.

Cet avant-bras rendu à lui-même ne sait plus du tout que faire de sa liberté.

Non seulement il n’en fait rien, mais il a la plus grande répugnance à en rien faire. On l’a habitué au repos, il n’aspire qu’à y rentrer. Privé de tout soutien, il s’en cherche un et à tout prix ; tout rond, tout informe, tout pelé, pareil à un gros vilain serpent qui change de peau : comme lui, inerte et engourdi ; s’accrochant alors par exemple au bas de votre gilet qu’il ne quitte plus, s’immobilisant au creux d’un coussin ; car le gros inconvénient de la situation consiste justement dans son renversement brusque, on veut dire dans le fait que la restitution survient au moment où elle ne fait plus besoin.