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Une maison de poupée/Acte III

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Traduction par Albert Savine.
(p. 122-163).
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ACTE TROISIÈME


Même décor. Les meubles, tables, sièges et sofas ont été transportés au milieu de la pièce. La porte de l’antichambre est ouverte. On entend à l’étage au dessus une musique de danse.



Scène première

MADAME LINDE.

Madame Linde assise près de la table, feuillette un livre d’un air distrait. Elle essaye de lire, mais elle ne paraît pas pouvoir fixer sa pensée. Par moment elle regarde vers la porte et écoute attentivement.

Madame Linde, regardant sa montre.

Il ne vient pas. L’heure est passée cependant. (Elle se reprend à écouter.) Ah ! c’est lui !

Elle va à l’antichambre, et ouvre doucement la porte de l’appartement. On entend monter l’escalier.



Scène II

MADAME LINDE, KROGSTAD.
Madame Linde, à voix basse.

Entrez, je suis seule.

Krogstad, à la porte.

J’ai reçu une lettre de vous. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Madame Linde.

J’ai absolument besoin de vous parler.

Krogstad.

Oui. Et l’entrevue doit nécessairement avoir lieu ici.

Madame Linde.

Je ne pouvais vous recevoir chez moi. Je n’ai pas d’entrée particulière… Venez, nous serons seuls. Les Helmer sont au bal au second.

Krogstad, entrant.

Bah ! bah ! Les Helmer dansent cette nuit ! Mais est-ce bien vrai ?

Madame Linde.

Qu’y a-t-il d’étonnant ?

Krogstad.

Rien.

Madame Linde.

Voyons, Krogstad. Nous avons à causer.

Krogstad.

Nous deux ? Que pourrions-nous nous dire encore ?

Madame Linde.

Bien des choses.

Krogstad.

Je ne l’aurais pas cru.

Madame Linde.

C’est que vous ne m’avez jamais bien comprise.

Krogstad.

La chose n’était pas difficile à comprendre. Une femme sans cœur éconduit un homme quand un parti plus avantageux se présente.

Madame Linde.

Me croyez-vous donc tout à fait dépourvue de cœur. Croyez-vous aussi que la rupture ne m’a rien coûté ?

Krogstad.

Sans doute.

Madame Linde.

Avez-vous cru réellement cela, Krogstad ?

Krogstad.

Si ce n’était ainsi, pourquoi m’avez-vous écrit comme vous l’avez fait ?

Madame Linde.

Je ne pouvais agir autrement. Décidée à rompre, je devais arracher de votre cœur tout ce qu’il éprouvait pour moi.

Krogstad, se frottant les mains.

Ah ! c’est cela. Et tout ça pour une question d’argent !

Madame Linde.

Vous ne devez pas oublier que j’avais alors à soutenir une mère et deux petits frères. Nous ne pouvions vous attendre. Vous n’aviez alors que des espérances si lointaines.

Krogstad.

À supposer même qu’il en fût ainsi, vous n’aviez pas le droit de me repousser pour un autre.

Madame Linde.

Je ne sais… Je me le suis demandé bien des fois.

Krogstad, baissant la voix.

Quand vous fûtes perdue pour moi, ce fut comme si la terre avait manqué sous mes pieds. Regardez-moi, je suis un naufragé cramponné à une planche.

Madame Linde.

Peut-être le salut n’est-il pas loin ?

Krogstad.

Il était là, et vous êtes venu me l’arracher.

Madame Linde.

Je n’ai été mêlée en rien à ce qui s’est passé. Aujourd’hui seulement, j’ai su que celui que j’allais remplacer à la banque c’était vous.

Krogstad.

Je le crois puisque vous me le dites. Mais maintenant que vous le savez, n’allez-vous pas refuser cette place ?

Madame Linde.

Non, cela ne vous servirait à rien.

Krogstad.

Ah bah ! Moi, à votre place, je le ferais de toutes façons.

Madame Linde.

J’ai appris à agir judicieusement. La vie et la dure nécessité me l’ont enseigné.

Krogstad.

Eh bien ! à moi la vie m’a appris à ne pas me fier aux paroles.

Madame Linde.

En cela elle vous a donné une sage leçon. Mais aux actes vous avez foi sans doute ?

Krogstad.

Que voulez-vous dire ?

Madame Linde.

Vous êtes, dites-vous, un naufragé cramponné à une planche.

Krogstad.

J’ai de bonnes raisons pour parler ainsi.

Madame Linde.
.

Moi aussi, je suis un naufragé cramponné à une planche. Je n’ai personne à qui consacrer ma vie, personne qui ait besoin de moi.

Krogstad.

Vous l’avez voulu.

Madame Linde.

Je n’ai pas eu le choix.

Krogstad.

Où voulez-vous en venir ?

Madame Linde.

Qu’en dites-vous, Krogstad, si ces deux naufragés se tendaient la main ?

Krogstad.

Que dites-vous ?

Madame Linde.

Ne vaut-il pas mieux se cramponner ensemble sur la même planche ?

Krogstad.

Christine !

Madame Linde.

Quel est, croyez-vous, le motif qui m’a attiré dans cette ville ?

Krogstad.

Vous auriez pensé à moi ?

Madame Linde.

Il faut que je travaille pour supporter l’existence. Tous les jours de ma vie, si loin que je reporte mes souvenirs, je les ai passés à travailler. C’était ma plus grande, mon unique joie. Maintenant que je me vois seule au monde, je me sens abandonnée. J’éprouve un vide horrible. Quand on ne pense qu’à soi, cela détruit tout l’attrait du travail. Voyons, Krogstad, trouvez-moi pour qui et pour quoi travailler ?

Krogstad.

Je ne vous crois pas ? Ce n’est là qu’orgueil de femme qui s’exalte et veut se sacrifier.

Madame Linde.

M’avez-vous jamais connu exaltée ?

Krogstad.

Seriez-vous vraiment capable de faire ce que vous dites ? Connaissez-vous tout mon passé ?

Madame Linde.

Oui.

Krogstad.

Connaissez-vous ma réputation, ce que l’on dit de moi ?

Madame Linde.

Si je vous ai bien compris tout à l’heure, vous croyez que j’aurais pu vous sauver.

Krogstad.

J’en suis sûr.

Madame Linde.

Tout n’est-il pas à refaire ?

Krogstad.

Christine ! Avez-vous bien pensé à ce que vous dites ? Oui, je le vois sur votre visage. De sorte que vous auriez le courage…

Madame Linde.

J’ai besoin d’un être à qui je serve de mère et vos enfants ont besoin d’une mère. Nous aussi, nous éprouvons une inclination l’un vers l’autre. J’ai foi en ce qu’il y a au fond de vous, Krogstad. Avec vous, rien ne me fera peur.

Krogstad, lui prenant les mains.

Merci, Christine, merci ! Maintenant il faut que je me relève aux yeux du monde et je saurai le faire. Ah ! mais j’oubliais…

Madame Linde, qui écoute.

Chut ! la tarentelle ! Partez, partez, partez tout de suite !

Krogstad.

Pourquoi ?

Madame Linde.

Vous entendez cette musique ! C’est la fin du bal. Ils vont revenir.

Krogstad.

Bien ! je m’en vais… D’autant plus que cela est inutile… Vous ne savez pas, je suppose, ce que j’ai fait contre les Helmer ?

Madame Linde.

Vous vous trompez, Krogstad, je le sais.

Krogstad.

Et vous avez le courage de… ?

Madame Linde.

Je sais à quoi le désespoir peut conduire un homme tel que vous.

Krogstad.

Ah ! si je pouvais détruire mon œuvre.

Madame Linde.

Vous le pouvez, votre lettre est encore là dans la boîte.

Krogstad.

En êtes-vous sûre ?

Madame Linde.

Je le sais, mais…

Krogstad, il la dévisage.

C’est là l’explication… Vous vouliez sauver votre amie à tout prix ? Vous feriez mieux de me l’avouer franchement ? C’est bien cela ?

Madame Linde.

Quand on s’est vendue une fois pour sauver quelqu’un, on ne recommence pas.

Krogstad.

Je vais redemander ma lettre.

Madame Linde.

Pas du tout !

Krogstad.

Allons, cela va de soi ! J’attends l’arrivée de Helmer et je lui dis que je veux reprendre ma lettre, qu’il ne s’agit là dedans que de ma révocation et qu’il est inutile qu’il la lise.

Madame Linde.

Non, Krogstad. Il ne faut pas que vous redemandiez votre lettre.

Krogstad.

Cependant, n’est-ce vraiment pas pour cela que vous m’avez fait venir ici ?

Madame Linde.

Au premier moment d’alarme, oui. Mais il s’est écoulé vingt-quatre heures et pendant ce temps j’ai vu se passer ici des choses incroyables. Il faut qu’Helmer sache tout. Ce mystère fatal doit se dissiper. Il faut qu’ils s’expliquent. Assez de mystères et de faux-fuyants.

Krogstad.

Bien ! si vous en prenez la responsabilité… Mais il y a une chose que je puis faire en tout cas et qu’il faut que je fasse tout de suite.

Madame Linde, écoute.

Dépêchez-vous… Partez, le bal est fini… Nous ne sommes plus en sûreté.

Krogstad.

Je vous attends en bas.

Madame Linde.

Bien ! Vous m’accompagnerez jusqu’à ma porte.

Krogstad.

Jamais je n’ai été aussi heureux.

Il sort par l’antichambre dont la porte demeurera ouverte jusqu’à la fin.



Scène III

MADAME LINDE, seule, puis NORA et HELMER.
Madame Linde met un peu d’ordre dans la pièce et prépare son manteau et son chapeau.
Madame Linde.

Quel avenir ! Quelles nouvelles perspectives ! J’ai quelqu’un pour qui travailler. Je vivrai pour quelqu’un, j’aurai un foyer à entretenir. Ah ! je vais m’y mettre. (Elle écoute.) Les voici ! Vite mon manteau !

Elle prend son chapeau et son manteau. On entend la voix de Helmer et de Nora. Cette dernière entre amenée presque de force par son mari. Nora en costume italien est drapée dans un châle. Helmer porte le frac et le domino.
Nora, à la porte faisant résistance.

Non, non, je ne veux pas rentrer. Je vais remonter. Je ne veux pas rentrer si tôt.

Helmer.

Voyons, ma Nora chérie.

Nora.

Ah ! de grâce, Torvald ! Je t’en supplie rien qu’une heure.

Helmer.

Pas une minute, ma petite Nora. Tu sais ce qui est convenu. Allons, entre, tu prends froid, dans ce vestibule.

Il l’oblige à entrer malgré sa résistance.
Madame Linde.

Bonsoir.

Nora.

Christine.

Helmer.

Quoi ! c’est madame Linde ! Vous ici si tard !

Madame Linde.

Excusez-moi, j’avais tant envie de voir Nora habillée.

Nora.

Tu m’as attendue ici tout le temps.

Madame Linde.

Oui, malheureusement je suis arrivée trop tard. Tu étais déjà montée et je n’ai pas voulu m’en aller sans te voir.

Helmer, enlevant le châle de Nora.

Alors, regardez-la bien. Il me semble qu’elle en vaut la peine. Est-elle jolie, n’est-il pas vrai, madame Linde ?

Madame Linde.

Vraiment jolie.

Helmer.

Merveilleusement. N’est-il pas vrai ? C’était aussi l’opinion de tout le monde là-haut. Mais que ce cher petit être est têtu. Vous ne pourriez pas croire qu’il m’a fallu presque employer la force pour l’emmener du bal.

Nora.

Ah ! Torvald. Tu regretteras de ne m’avoir pas accordé une heure de plus.

Helmer.

Figurez-vous, madame, elle danse la tarentelle. Elle a un succès fou et bien mérité, quoique peut-être elle y ait mis trop de naturel, je veux dire un peu plus que ne le voulait strictement les exigences de l’art. Mais enfin le principal, c’est qu’elle a eu du succès, un succès colossal. Devais-je la laisser là-haut ensuite. C’était diminuer l’effet. C’est à cela que je pensais. J’ai pris par le bras ma belle fille de Capri, ma fillette capricieuse, pourrais-je dire. Vite un tour de salon, salut à droite et à gauche et comme dans les romans la belle apparition disparut. Dans les dénouements, il faut toujours ménager l’effet, madame, et c’est ce que je ne puis faire entendre à Nora. Ouf ! quelle chaleur il fait ici ! (Il jette un domino sur une chaise et ouvre la porte de sa chambre.) Comment. Il n’y a pas de lumière. Ah ! c’est vrai, vous excusez ?

Il entre dans la pièce voisine et allume deux bougies.



Scène IV

NORA, MADAME LINDE.
Nora, très bas.

Qu’y a-t-il ?

Madame Linde.

Je lui ai parlé.

Nora.

Et ?

Madame Linde.

Nora, il faut tout dire à ton mari.

Nora, d’une voix défaillante.

Je le savais.

Madame Linde.

Tu n’as rien à craindre de Krogstad, mais il faut que tu parles.

Nora.

Je parlerai.

Madame Linde.

La lettre parlera pour toi.

Nora.

Merci, Christine. Je sais maintenant ce que j’ai à faire… Chut !



Scène V

NORA, MADAME LINDE, HELMER.
Helmer, entrant.

Eh bien ! L’avez-vous bien admirée, madame.

Madame Linde.

Oui, et maintenant je vais prendre congé de vous.

Helmer.

Déjà… Ce petit ouvrage est-il à vous ?

Madame Linde, prenant un bout de tricot que lui tend Helmer.

Merci, j’allais l’oublier.

Helmer.

Vous tricotez donc.

Madame Linde.

Mais oui.

Helmer.

Vous devriez plutôt broder.

Madame Linde.

Et pourquoi ?

Helmer.

C’est plus joli. Voyez-vous, on tient la broderie de la main gauche… comme ceci, et l’on lève l’aiguille de la main droite comme cela. Vous voyez cette courbe qui se creuse prolongée et légère, n’est-il pas vrai ?

Madame Linde.

C’est bien possible !

Helmer.

Tandis que tricoter, cela n’est jamais que laid. Voyez, les bras collés au corps, les aiguilles qui vont de bas en haut, et de haut en bas. Cela semble une besogne chinoise… Ah ! quel excitant champagne on nous a servi !

Madame Linde.

Bonne nuit, Nora, et ne sois plus têtue.

Helmer.

Excellent conseil, madame.

Madame Linde.

Bonsoir, monsieur le directeur.

Helmer, qui l’accompagne jusqu’à la porte.

Bonne nuit ! bonne nuit ! Vous savez le chemin, je suppose. Je vous aurais accompagnée bien volontiers, mais c’est si près. Bonne nuit ! Bonne nuit !

Madame Linde sort.



Scène VI

NORA, HELMER.
Helmer ferme la porte et revient au premier plan.
Helmer.

Grâce au ciel, la voilà partie. Cette femme est réellement assommante !

Nora.

N’es-tu pas trop fatigué ?

Helmer.

Non, je n’ai pas l’ombre de fatigue

Nora.

Tu n’as pas sommeil non plus ?

Helmer.

Non plus. Tout au contraire je me sens très émoustillé, mais toi, on dirait que tu es épuisée et que tu tombes de sommeil.

Nora.

Oui, je suis très fatiguée. Je suis même certaine que je m’endormirai tout de suite.

Helmer.

Tu vois comme j’avais raison de ne pas vouloir que nous restions plus longtemps.

Nora.

Tu as toujours raison dans tout ce que tu fais.

Helmer, qui l’embrasse sur le front.

Allons, l’alouette commence à parler comme un livre, mais dis-moi si tu as remarqué comme Rank était gai ce soir.

Nora.

Ah ! je n’ai pas eu l’occasion de lui parler.

Helmer.

Moi aussi, je n’ai presque pas causé avec lui, mais voici longtemps que je ne l’avais vu de si bonne humeur. (Il la regarde un instant et s’approche d’elle.) Mais qu’il est bon de se retrouver dans sa maison, d’être seul avec toi ! Oh ! la jolie femme, l’enchanteresse que tu es.

Nora.

Ne me regarde pas ainsi, Torvald.

Helmer.

Et comment ne regarderai-je pas mon cher trésor, cette splendeur qui m’appartient, rien qu’à moi, entièrement à moi !

Nora, allant se placer de l’autre côté de la table.

Ne me parle pas ainsi ce soir.

Helmer, la suivant.

Tu as encore de la tarentelle dans le sang, vois-tu, et tu en es encore plus séduisante. Écoute, voici les invités qui s’en vont ! (Baissant la voix.) Nora, tout à l’heure la maison sera ensevelie dans le silence.

Nora.

Oui, je l’espère bien.

Helmer.

Vraiment, ma Nora adorée. Oh ! quand nous sommes dans le monde comme ce soir, sais-tu pourquoi je te parle si peu, pourquoi je demeure loin de toi me contentant de te lancer quelques coups d’œil à la dérobée, sais-tu pourquoi, c’est parce que j’aime me figurer que tu es mon amour secret, ma jeune, ma mystérieuse fiancée et que tout le monde ignore nos liens.

Nora.

Oui, oui, oui, je sais que toutes tes pensées sont pour moi.

Helmer.

Et quand nous sortons, que je pose le châle sur tes épaules délicates et jeunes, quand je cache cette nuque merveilleuse, il me semble que tu es ma jeune épousée, que nous revenons de la noce, que je t’emmène pour la première fois à la maison et que nous allons enfin être seuls… Je vais être seul avec toi, avec ma tendre beauté tremblante. Toute cette soirée je n’ai fait que soupirer après toi. Quand je t’ai vu feindre une poursuite, quand j’ai vu tes mouvements provocants en dansant la tarentelle, mon sang a commencé à bouillir, je n’ai pu résister et voilà pourquoi je t’ai enlevée si vite.

Nora.

Va-t’en, Torvald. Laisse-moi, cela ne me dit rien.

Helmer.

Qu’as-tu ? Tu te moques de moi, petite Nora ? Tu ne veux pas, dis-tu ? Ne suis-je pas ton mari ?

On sonne à la porte du dehors.
Nora, tressaillant.

Tu as entendu ?

Helmer, passant dans l’antichambre.

Qui est là ?



Scène VII

NORA, HELMER, le DOCTEUR RANK.
Rank, du vestibule.

C’est moi. Puis-je entrer un instant ?

Helmer, de mauvaise humeur.

Qu’est-ce qu’il lui prend à celui-là maintenant ? (Haut.) Attends un peu. (Il va ouvrir.) Allons ! c’est gentil à toi de ne pas passer devant notre porte sans frapper.

Rank.

Il m’a semblé entendre ta voix et j’ai voulu entrer un instant. (Il embrasse d’un regard toute la pièce autour de lui.) Voici ce cher foyer de famille ! Vous jouissez dans votre maison de la paix et du bien-être ! Que vous êtes heureux !

Helmer.

Mais toi aussi, là-haut, tu paraissais tout à fait content.

Rank.

Je m’amusais beaucoup. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas jouir de tout ici bas, du moins tant et aussi longtemps qu’on le peut… Le vin était exquis.

Helmer.

Surtout le champagne.

Rank.

Toi aussi tu t’en es aperçu. C’est incroyable ce que j’en ai sablé.

Nora.

Torvald a aussi beaucoup bu de champagne ce soir.

Rank.

Vraiment ?

Nora.

Oui, et cela le rend toujours si drôle.

Rank.

Eh bien ! sapristi, pourquoi ne passerait-on pas une bonne nuit après une journée bien employée.

Helmer.

Bien employée ? Aujourd’hui je ne puis m’en vanter !

Rank, lui frappant sur l’épaule.

Oh ! moi si, je l’affirme.

Nora.

Docteur Rank vous avez dû étudier aujourd’hui quelque cas intéressant.

Rank.

Très intéressant.

Helmer.

Vois-tu bien Nora, ma petite Nora qui parle science.

Nora.

Et peut-on vous féliciter du résultat ?

Rank.

Certes, oui.

Nora.

C’est une victoire ?

Rank.

La meilleure, pour le médecin, comme pour le malade ! La certitude.

Nora, vivement dirigeant sur lui un regard investigateur.

La certitude ?

Rank.

Une certitude complète. Après cela n’avais-je pas le droit de passer une soirée gaie ?

Nora.

Sans doute, docteur !

Helmer.

C’est aussi mon avis pourvu que tu ne la payes pas demain.

Rank.

Tout se paie dans la vie.

Nora.

Docteur, vous devez aimer beaucoup les mascarades.

Rank.

Oui, quand on y voit beaucoup de costumes grotesques.

Nora.

Dites donc, quel costume mettrons-nous, vous et moi, la prochaine fois ?

Helmer.

La petite folle ! Elle pense déjà à son prochain bal.

Rank.

Vous et moi ! Écoutez, vous serez en mascotte.

Helmer.

Bien, mais trouve-moi un joli costume de mascotte.

Rank.

Que ta femme soit comme nous la voyons tous les jours !

Helmer.

Bien dit ! Et toi, as-tu songé à ton déguisement ?

Rank.

Cela, mon ami, c’est déjà décidé.

Helmer.

Voyons.

Rank.

Au premier bal masqué je serai en invisible.

Helmer.

La bonne plaisanterie !

Rank.

Il y a un grand chapeau. Tu as entendu parler de ce grand chapeau qui rend invisible qui le porte. On se le met sur la tête et personne ne vous voit.

Helmer, réprimant un sourire.

Bien, bien, tu as raison.

Rank.

Mais j’oubliais tout à fait le but de ma visite. Helmer, donne-moi un de tes cigares, un de tes havanes foncés.

Helmer.

Très volontiers.

Il lui tend la boîte de cigares.
Rank, il prend un cigare et en coupe la pointe.

Merci.

Nora, frottant une allumette.

Permettez-moi de vous donner du feu.

Rank.

Merci. (Nora approche l’allumette et allume le cigare.) Et maintenant adieu.

Helmer.

Adieu, adieu, cher ami.

Nora.

Dormez bien, docteur Rank.

Rank.

Merci de votre bon souhait !

Nora.

Vous ne m’en souhaitez pas autant.

Rank.

À vous ! oh ! Si vous le désirez !.. Dormez bien, vous aussi, et merci pour la lumière que vous m’avez fournie.

Il les salue d’un geste de tête et sort.



Scène IX

NORA, HELMER.
Helmer, contenant sa voix.

Il avait bu son comptant.

Nora, distraite.

Peut-être bien.

Helmer tire ses clefs de sa poche et passe dans l’antichambre.



Scène X

NORA, HELMER, à la cantonade.
Nora.

Que vas-tu faire, Torvald ?

Helmer.

Vider la boîte aux lettres. Elle est pleine et il n’y aurait pas de place pour les journaux demain matin.

Nora.

Tu vas travailler cette nuit ?

Helmer.

Tu sais bien que non. Qu’est-ce ? On a touché la serrure.

Nora.

À la serrure.

Helmer.

Il n’y a pas de doute. Qu’est-ce que cela veut dire ?… Je ne puis croire que les servantes… Voici un morceau d’épingle à cheveux ! Nora, c’est une des tiennes.

Nora, vivement.

Ce sont peut-être les enfants.

Helmer.

Il faut que tu leur fasses passer cette habitude, hum, hum… Allons ! Elle s’est ouverte quand même ! (il retire le contenu de la boîte et appelle.) Hélène, Hélène, éteignez la lumière de l’antichambre.

Il entre et ferme la porte de l’antichambre.



Scène XI

NORA, HELMER.
Helmer, les lettres à la main.

Vois comme il y en a ! (il regarde les adresses.) Qu’est cela ?

Nora, à la fenêtre.

Cette lettre… Non, non, Torvald.

Helmer.

Deux cartes de visite de Rank.

Nora.

Du docteur ?

Helmer.

Rank, docteur en médecine. Elles sont par-dessus les lettres ; il les a jetées dans la boîte en sortant.

Nora.

Y a-t-il quelque chose d’écrit ?

Helmer, qui les regarde.

Il y a une grande croix au-dessus du nom, vois ? Quelle vilaine plaisanterie ! On dirait qu’il fait part de sa propre mort.

Nora.

C’est ce qu’il fait en réalité !

Helmer.

Quoi !… Que sais-tu ? T’a-t-il dit quelque chose ?

Nora.

Oui, les cartes signifient qu’il a à jamais pris congé de nous. Il veut s’enfermer pour mourir.

Helmer.

Mon pauvre ami, je savais que je ne le conserverais pas longtemps, mais si vite ! Et il va se cacher comme un animal blessé.

Nora.

Si cela doit arriver, mieux vaut que ce soit sans un mot, n’est-ce pas Torvald ?

Helmer, se promenant.

Il était devenu de la famille. Je ne puis me faire à l’idée de le perdre. Ses souffrances, son caractère renfermé faisait comme un fond sombre au tableau ensoleillé de notre bonheur… Enfin, peut-être cela vaut-il mieux au moins pour lui. (Il s’arrête.) Et peut-être aussi pour nous, Nora. Maintenant nous voici exclusivement voués l’un à l’autre. (Il la prend dans ses bras.) Ah ! ma petite femme adorée, jamais je ne te serrerai assez étroitement. Vois-tu, Nora, bien des fois j’ai voulu te voir menacée de quelque danger pour pouvoir exposer ma vie, donner mon sang, tout risquer, tout pour te protéger…

Nora, s’arrachant de ses bras, d’une voix ferme et résolue.

Maintenant lis les lettres, Torvald.

Helmer.

Non, non, pas ce soir. Je veux demeurer avec toi, avec ma petite femme idolâtrée.

Nora.

Avec cette idée de la mort de ton ami…

Helmer.

Tu as raison. Cela nous a affecté tous les deux. Une chose qui répugne s’est mise entre nous, l’idée de la mort et de la dissolution. Il faut lutter pour nous en affranchir, jusque-là… nous resterons chacun dans notre chambre.

Nora, se jetant à son cou.

Bonne nuit, Torvald, bonne nuit.

Helmer, la baisant sur son front.

Bonne nuit, mon oiseau chanteur, dors en paix. Je vais parcourir les lettres.

Il passe dans sa chambre emportant les lettres et ferme la porte.



Scène XII

NORA seule.
Nora tâtonne autour d’elle les yeux égarés, elle prend le domino d’Helmer et s’en couvre.
Nora, d’une voix brève, pleine de râles et secouée de sanglots.

Ne plus le revoir, jamais ! jamais ! et les enfants… ne les revoir jamais eux non plus ! Oh ! cette eau glacée, noire… Cet abîme sans fond ! Ah ! si du moins c’était déjà fait !… Maintenant il la prend… il la lit… Non non, pas encore ! Adieu, Torvald… adieu, mes enfants.

Elle se précipite vers la porte. Au même instant Helmer ouvre brusquement la porte de sa chambre et entre une lettre pliée à la main.



Scène XIII

NORA, HELMER.
Helmer.

Nora !

Nora, jetant un cri pénétrant.

Ah !

Helmer.

Que veut dire ceci ?… Sais-tu ce que signifie cette lettre ?

Nora.

Oui, je le sais. Laisse-moi sortir, laisse-moi sortir.

Helmer, la retenant.

Où vas-tu ?

Nora, essayant de le repousser.

Tu ne dois pas me sauver, Torvald.

Helmer, reculant.

Alors c’est vrai. Cette lettre dit vrai. C’est horrible. Non, non, non, c’est impossible… Cela ne peut pas être.

Nora.

C’est vrai. Je t’ai aimé plus que tout au monde.

Helmer.

Eh ! Laissons-là les enfantillages.

Nora, faisant un pas en arrière.

Torvald !

Helmer

Malheureuse. Qu’as-tu eu le courage de faire ?

Nora.

Laisse-moi aller, tu ne porteras pas le poids de ma faute, tu ne répondras pas pour moi.

Helmer.

Assez de comédies ! (Il ferme la porte de l’antichambre.) Tu vas rester là et me rendre compte de tes actes. Comprends-tu ce que tu as fait, dis, le comprends-tu.

Nora, le regarde avec une expression croissante de rigidité et dit d’une voix atone.

Oui, maintenant je commence à comprendre le fond des choses.

Helmer, se promenant avec agitation.

Oh ! terrible réveil. Pendant huit ans, elle fut ma joie et mon orgueil, une hypocrite, une trompeuse… encore pire une criminelle ! Quel abîme de laideur, quelle horreur !

Nora muette le suit d’un regard fixe.
Helmer, s’arrêtant devant elle.

J’aurais dû pressentir qu’il arriverait quelque chose de ce genre. J’aurais dû le prévoir avec la légèreté de principes de ton père… Et tu as hérité de ces principes… pas de religion, pas de morale, pas de sentiment du devoir… Oh ! je suis bien puni d’avoir jeté un voile sur ta conduite. Je l’ai fait pour toi et voilà comment tu me récompenses.

Nora.

Oui, voilà.

Helmer.

Tu viens de détruire mon bonheur, de briser tout mon avenir. Je n’y puis penser sans frémir. Me voici dans les mains d’un homme sans scrupules, il peut faire de moi ce qui lui plaît, me demander ce qu’il veut, commander, ordonner à sa guise, sans que j’ose même souffler mot. Ainsi je puis me voir réduit à l’impuissance, coulé à pic par la légèreté d’une femme.

Nora.

Quand je ne serai plus de ce monde, tu seras libre.

Helmer.

Ah ! Laisse-là les mots creux. Ton père en avait aussi toute une provision. À quoi m’avancerait que tu abandonnes ce monde, comme tu dis ? À rien. Malgré cela la chose pourrait transpirer, et peut-être serais-je soupçonné d’avoir été ton complice, le complice de ton acte criminel ! On pourrait croire que j’ai été son instigateur, celui qui t’a poussée à le commettre. Et c’est à toi que je dois cela, à toi que j’ai portée dans mes bras à travers toute notre vie conjugale. Comprends-tu maintenant ce que tu as fait ?

Nora, calme et froide.

Oui.

Helmer.

Tout cela est si incroyable que je n’en reviens pas. Mais il faut prendre un parti… Enlève ce domino, enlève, te dis-je… Il faut que je le contente d’une façon ou d’une autre. Il faut étouffer la chose à tout prix. Pour nous, que ce soit comme si rien n’était changé, bien entendu je ne parle que des apparences. En conséquence, tu continueras à vivre ici, cela va sans dire, mais il te sera interdit d’élever tes enfants. Je n’ose pas te les confier. Ah ! être obligé de parler ainsi à celle que j’ai tant aimée et qui encore… Enfin c’est du passé, c’est sans remède ; à l’avenir il ne faut plus penser au bonheur, mais uniquement à sauver des débris, des ruines, des apparences…

On sonne à la porte au dehors.
Helmer, tressaillant.

Qu’est-ce ?… Si tard… Malédiction ! Serait-ce déjà ?… Cet homme aurait-il ?… Cache-toi, Nora… Dis que tu es malade.

Nora ne bouge pas, Helmer va ouvrir la porte.



Scène XV

NORA, HELMER, LA FEMME DE CHAMBRE.
La femme de chambre, à demi vêtue, sur la porte de l’antichambre.

Une lettre pour Madame.

Helmer.

Donnez-la moi.

Il prend la lettre et ferme la porte.



Scène XVI

NORA, HELMER.
Helmer.

C’est de lui. Mais tu ne l’auras pas, je la lirai moi-même.

Nora.

Lis.

Helmer, s’approchant de la table.

Je n’en ai pas le courage. Peut-être sommes-nous pris l’un et l’autre… Non, il faut que je le sache.

Il ouvre rapidement la lettre, parcourt quelques lignes, examine un papier qui y est joint et pousse un cri de joie. Nora l’interroge du regard.
Helmer.

Nora !… Non, je relis… Oui, c’est cela, je suis sauvé… Nora, je suis sauvé.

Nora.

Et moi ?

Helmer.

Toi aussi naturellement. Nous sommes sauvés tous les deux. Vois, il te rend le reçu. Il dit qu’il regrette, qu’il se repent. Un heureux événement qui a changé son existence… Oh ! ce qu’il écrit n’a pas d’importance. Nous sommes sauvés, Nora ! Maintenant personne ne peut te nuire… Ah ! Nora, Nora. Non, détruisons d’abord ces abominations… Laisse-moi voir… (Il jette un regard sur le reçu.) Non, non, je ne veux rien voir. Je me figurerai que j’ai eu un cauchemar et qu’il est passé. (Il déchire les deux lettres et le reçu, les jette dans la cheminée et en regarde brûler les fragments.) Voilà ! tout a disparu… Il t’écrivait que depuis la veille de Noël tu… Oh ! quelle épreuve ont dû être pour toi ces trois jours, Nora !

Nora.

Durant ces trois jours j’ai soutenu une lutte violente.

Helmer.

Et tu t’es désespérée. Tu ne voyais pas d’autre issue que… Non, non, nous ne conserverons aucun souvenir de tous ces ennuis. Allons célébrer notre délivrance en répétant sans cesse : « C’est passé ! c’est passé ! » Mais écoute-moi, Nora, il semble que tu ne comprends pas. C’est passé ! Allons, que signifie ce sérieux ? Oh ! ma pauvre petite Nora, j’y suis ! Tu ne peux croire que je te pardonne, mais crois-le, Nora, je te le jure, tout est pardonné. Je sais bien que tout ce que tu as fait tu l’as fait pour amour de moi.

Nora.

C’est vrai.

Helmer.

Tu m’as aimé comme une femme doit aimer son mari. Seulement tu te trompais dans l’emploi des moyens. Mais crois-tu que je t’aime moins parce que tu n’es pas capable de te guider toi-même. Non, non, repose-toi sur moi. Ni aide, ni direction ne te manqueront. Je ne serais pas homme si ton incapacité ne te rendait doublement séduisante à mes yeux. Oublie les paroles dures que je t’ai dites dans les premiers moments de terreur quand je croyais que tout allait crouler sur moi. Je t’ai pardonné, Nora. Je te jure que je t’ai pardonné.

Nora.

Merci de ton pardon.

Elle sort par la porte de droite.
Helmer.

Non, reste ici… (il la suit des yeux.) Pourquoi vas-tu dans l’alcove ?

Nora, de sa chambre.

Pour enlever ce déguisement.

Helmer, près de la porte qui est restée ouverte.

Bien, repose-toi, tâche de calmer ton esprit. Petit oiseau effarouché, repose en paix. J’ai des ailes assez larges pour t’abriter. (Il marche sans s’éloigner de la porte.) Oh ! quel foyer paisible et enchanteur que le nôtre, Nora ! Tu es ici en sûreté. Je te garderai comme si tu étais une colombe recueillie par moi, après que je l’ai tirée saine et sauve des serres du vautour. Je saurai calmer ton pauvre cœur palpitant. J’y réussirai peu à peu. Crois-moi, Nora, demain tu verras tout avec d’autres yeux. Tout continuera comme auparavant. Je n’aurai pas besoin de te dire à tout instant que je t’ai pardonné, parce que toi-même tu le comprendras sans aucun doute. Comment peux-tu croire, que je veuille te repousser, ni te faire aucun reproche ? Ah ! tu ne sais pas ce que c’est qu’un vrai cœur d’homme ! Il est si doux, si agréable pour la conscience d’un homme de pardonner sincèrement du fond du cœur. Ce n’est pas seulement sa femme qu’il voit dans l’être pardonné, c’est aussi sa fille. Ainsi tu me paraîtras dans l’avenir, petit être effaré, sans boussole. Ne te préoccupe de rien, Nora. Sois franche avec moi, pas davantage, et je serai à la fois ta volonté et ta conscience… Tu te tais… Tu ne t’es pas couchée… tu t’es rhabillée ?

Nora, avec ses vêtements de la journée.

Oui, Torvald, je me suis rhabillée.

Helmer.

À cette heure pourquoi ?

Nora.

Je ne dormirai pas cette nuit.

Helmer.

Mais, ma chère Nora…

Nora, regardant sa montre.

Il n’est pas tard encore. Assieds-toi, Torvald, il faut que nous causions.

Helmer.

Nora, que veut dire cet air grave ?

Nora.

Assieds-toi, la conversation sera longue. Nous avons beaucoup à causer.

Helmer s’assied en face d’elle.
Helmer.

Tu m’inquiètes, Nora, je ne te comprends pas.

Nora.

Tu dis bien, tu ne me comprends pas, et moi non plus, je ne t’ai pas compris jusqu’à cette nuit. Ne m’interromps pas, écoute ce que je te dis. Il s’agit de régler nos comptes.

Helmer.

Dans quel sens ?

Nora, après un silence.

Nous voici l’un en face de l’autre. Quelque chose n’éveille-t-il pas ton attention ?

Helmer.

Que veux-tu dire ?

Nora.

Voilà huit ans que nous sommes mariés. Réfléchis un moment. N’est-ce pas la première fois que nous deux, mari et femme, nous causons sérieusement ?

Helmer.

Sérieusement, oui… mais quoi ?

Nora.

Huit ans ont passé et plus encore depuis que nous nous connaissons. Et jamais il ne s’est échangé entre nous un mot sérieux sur un sujet grave.

Helmer.

Pourquoi t’aurais-je fait part de mes préoccupations, quand je savais que tu ne pouvais me les enlever.

Nora.

Je ne parle pas de préoccupations. Ce que je veux dire c’est que jamais en rien nous n’avons regardé ensemble le fond des choses.

Helmer.

Mais voyons, ma chère Nora, est-ce là une occupation pour toi.

Nora.

Voilà bien le fait, tu ne m’as jamais comprise. Vous avez toujours été très injustes envers moi, papa d’abord et toi ensuite.

Helmer.

Quoi ! tous les deux ! Mais il n’y a personne qui t’ait aimée autant que nous.

Nora, secouant la tête.

Jamais vous ne m’avez aimée. Il vous a paru agréable d’être en admiration devant moi ni plus ni moins.

Helmer.

Voyons, Nora, que veut dire ce langage ?

Nora.

Je te le dis, Torvald. Quand j’étais avec papa, il m’exposait ses idées et je les suivais. Si j’en avais d’autres qui me fussent personnelles, je les cachais, parce que cela ne lui aurait pas plu. Il m’appelait sa poupée et jouait avec moi comme je jouais avec les miennes… Ensuite je suis venue chez toi.

Helmer.

Tu emploies des expressions singulières pour parler de notre mariage.

Nora, sans changer de ton.

Je veux dire que des mains de papa je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût, et je partageais ton goût ou je le laissais croire, je ne puis le dire au juste. Peut-être l’un et l’autre. Maintenant quand je regarde en arrière, il me semble que j’ai vécu comme les pauvres au jour le jour. J’ai vécu les pirouettes que je faisais pour t’amuser, Torvald, mais cela allait à ton but. Toi et papa, vous avez été bien coupables envers moi. C’est vous qui êtes responsables que je ne sois bonne à rien.

Helmer.

Tu es incompréhensible, Nora, et ingrate. N’as-tu pas été heureuse ici ?

Nora.

Jamais, je croyais l’être, mais je ne l’ai jamais été.

Helmer.

Comment, tu n’as jamais été heureuse ?

Nora.

Non, j’étais gaie, cela oui. Tu étais si gentil pour moi. Mais notre maison n’était qu’un salon de fête. J’ai été grande poupée chez toi, comme j’avais été petite poupée chez papa et nos enfants à leur tour ont été mes poupées. J’aimais à te voir jouer avec moi, comme les enfants s’amusaient à me voir jouer avec eux. Voilà ce qu’a été notre union, Torvald.

Helmer.

Il y a quelques vérités dans ce que tu dis… Bien que tu exagères et que tu grossisses beaucoup les faits. Mais dorénavant tout changera. Le temps du plaisir est passé ; celui de l’éducation commence.

Nora.

L’éducation de qui ? La mienne ou celle des enfants ?

Helmer.

Les deux, Nora.

Nora.

Ah ! Torvald, tu n’es pas homme à m’élever pour faire de moi la véritable épouse qu’il te faut.

Helmer.

Et c’est toi qui dis cela ?

Nora.

Quant à moi, quelle préparation ai-je pour élever des enfants ?

Helmer.

Nora !

Nora.

Ne le disais-tu pas tout à l’heure, ne disais-tu pas qu’il y a une tâche que tu n’osais pas me confier ?

Helmer.

Je l’ai dit dans un moment d’irritation. Maintenant tu vas t’en servir comme de tremplin ?

Nora.

Mon Dieu, tu l’as très bien dit. C’est une tâche supérieure à mes forces. Il y en a une autre à laquelle je dois m’appliquer auparavant. Je veux penser d’abord à m’élever moi-même. Tu n’es pas homme à me faciliter ce travail. Il faut que je l’entreprenne seule. Voilà pourquoi je vais te quitter.

Helmer, se levant d’un bond.

Quoi ! que dis-tu ?

Nora.

J’ai besoin d’être seule pour me rendre compte de moi-même et de tout ce qui m’entoure. Voilà pourquoi je ne puis demeurer avec toi.

Helmer.

Nora ! Nora !

Nora.

Je veux partir tout de suite. Cette nuit je trouverai asile chez Christine.

Helmer.

Tu divagues. Tu n’as pas le droit de partir, je te le défends.

Nora.

Dorénavant tu ne peux rien me défendre… J’emporte tout ce qui est à moi. Je ne veux rien recevoir de toi ni maintenant ni jamais.

Helmer.

Mais que veut dire cette folie.

Nora.

Demain je pars pour mon pays. Là je pourrai vivre plus facilement.

Helmer.

Aveugle que tu es, pauvre créature sans expérience !

Nora.

Je tâcherai d’acquérir de l’expérience, Torvald.

Helmer.

Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants. Tu ne penses pas à ce que l’on va dire.

Nora.

Je n’y puis penser. Je ne sais que ce qui m’est indispensable.

Helmer.

Ah ! c’est irritant. De sorte que tu manqueras à tes devoirs les plus sacrés.

Nora.

Qu’appelles-tu mes devoirs les plus sacrés ?

Helmer.

Tu as besoin que je te le dises ? Est-ce que ce ne sont pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants ?

Nora.

J’en ai d’autres non moins sacrés.

Helmer.

Tu n’en as pas. Quels sont ces devoirs ?

Nora.

Mes devoirs envers moi-même.

Helmer.

Avant tout tu es épouse et mère.

Nora.

Je n’y crois plus. Je crois que je suis avant tout un être humain, avec les mêmes droits que toi, ou que du moins je dois tâcher de l’être. Je sais que la majorité des hommes te donnera raison et, que ces idées sont imprimées dans les livres, mais maintenant je ne puis penser à ce que disent les hommes et à ce qu’ils impriment dans les livres. Je ne sais rien, mais je vais tout tirer de moi-même. Il faut que je forme moi-même mes idées là-dessus, et que j’essaye de m’en rendre compte.

Helmer.

Quoi ! Tu ne te rends pas compte que ton poste est au foyer. N’as-tu pas un guide infaillible sur ces questions ? N’as-tu pas la religion ?

Nora.

Hélas ! Torvald, je ne sais pas exactement ce que c’est que la religion.

Helmer.

Tu ne sais ce que c’est.

Nora.

Je ne sais que ce que m’a dit le pasteur Hausen en me préparant à la confirmation « La religion c’est ceci, cela et le reste. » Quand je me trouverai seule et affranchie, j’examinerai cette question comme tant d’autres. Je verrai si le pasteur disait vrai, ou du moins si ce qu’il m’a dit était vrai par rapport à moi.

Helmer.

Oh ! voilà qui est inouï d’une femme si jeune !… Mais si la religion ne peut te servir de guide, laisse-moi au moins sonder ta conscience, car je suppose que tu as du moins du sens moral, ou est-ce que cela te manque aussi, réponds ?

Nora.

Que veux-tu, Torvald ? Il m’est difficile de te répondre. Je ne sais, je ne vois pas clair là-dedans, je ne sais qu’une chose, c’est que mes idées sont complètement distinctes des tiennes. Je vois aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais, mais que ces lois soient justes, cela je ne puis l’admettre. Qu’une femme n’ait pas le droit d’éviter un souci à son vieux père moribond, et de sauver la vie à son mari, cela n’est pas possible.

Helmer.

Tu parles comme une enfant. Tu ne comprends rien à la société à laquelle tu appartiens.

Nora.

Non, non, je n’y comprends rien, mais je puis m’enquérir et me rendre compte de qui a raison de la société ou moi.

Helmer.

Tu es malade, Nora. Tu as la fièvre, et je crois même que tu n’as pas ton bon sens.

Nora.

Cette nuit je me trouve plus alerte d’esprit, plus sûre de moi que jamais.

Helmer.

Et c’est avec cette sûreté, cette lucidité que tu abandonnais ton mari et tes enfants ?

Nora.

Oui.

Helmer.

Cela ne peut avoir qu’une explication.

Nora.

Laquelle ?

Helmer.

Tu ne m’aimais pas.

Nora.

C’est vrai. C’est en effet le nœud de tout.

Helmer.

Nora ! Et c’est ainsi que tu me le dis ?

Nora.

Je le regrette, Torvald, parce que tu as été bon pour moi. Mais qu’y faire ? Je ne t’aime pas.

Helmer, faisant des efforts pour demeurer calme.

De cela, je suppose, tu es aussi parfaitement convaincue.

Nora.

Absolument. Et c’est pour cela que je ne veux pas rester ici davantage.

Helmer.

Et comment peux-tu m’expliquer comment j’ai perdu ton amour ?

Nora.

C’est très simple. C’est l’œuvre de cette nuit, quand j’ai vu que le prodige attendu ne se produisait pas, alors j’ai compris que tu n’étais pas l’homme que je croyais.

Helmer.

Explique-toi, je ne te comprends pas.

Nora.

Pendant huit ans j’ai attendu tranquillement. Je savais parfaitement que les prodiges ne s’accomplissent pas tous les jours. Enfin, ce moment d’angoisse est arrivé. « Maintenant le prodige va s’accomplir » me disais-je. Tant que la lettre de Krogstad a été dans la boîte aux lettres, je n’ai pas pensé une minute que tu serais obligé de subir les exigences de cet homme. Je croyais fermement que tu lui dirais : « Allez et publiez tout. » Et quand cela serait arrivé !…

Helmer.

Ah ! oui… quand j’aurais livré ma femme à la honte, au mépris…

Nora.

Quand cela serait arrivé, j’étais tout à fait sûre que tu allais te présenter pour répondre de tout, en disant : « C’est moi le coupable ! »

Helmer.

Nora !

Nora.

Tu vas dire que je n’aurais pas accepté un pareil sacrifice. C’est vrai. Mais à quoi aurait servi mon affirmation à côté de la tienne. Eh bien ! c’était là le prodige que j’espérais avec terreur et pour l’éviter, je voulais mourir.

Helmer.

Nora, j’aurais travaillé avec plaisir pour toi jour et nuit, et j’aurais subi toutes espèces de privations et de peines, mais il n’y a personne qui offre son honneur pour l’être qu’il aime.

Nora.

Des milliers de femmes l’ont fait.

Helmer.

Oh ! Tu penses comme une enfant, et tu parles de même.

Nora.

Soit ! Mais tu ne penses pas, tu ne parles pas comme un homme que je puisse suivre. Une fois rassuré, non sur le danger qui me menaçait, sur celui que tu craignais, toi tu as tout oublié. Je suis redevenue ton oiseau chanteur, la poupée que tu étais disposé à porter dans tes bras comme avant et avec plus de précautions, puisque tu avais découvert que j’étais plus fragile. (Elle se lève.) Écoute, Torvald. À ce moment il m’a paru que j’avais vécu huit ans dans cette maison avec un étranger, et que j’avais eu de lui trois enfants. Ah ! je n’y veux pas penser. Cela me donne envie de me déchirer moi-même.

Helmer, sourdement.

Je le vois hélas ! je le vois. Il s’est ouvert entre nous un abîme, mais dis, Nora, ne peut-il se combler ?

Nora.

Telle que je suis maintenant, je ne puis pas être ta femme.

Helmer.

Je puis me transformer.

Nora.

Peut-être, si on t’enlève ta poupée.

Helmer.

Me séparer de toi ! de toi, non, non, Nora. Je ne puis me résigner à cette idée.

Nora, se dirigeant vers la porte de droite.

Raison de plus pour en finir.

Elle sort et revient avec son manteau, son chapeau et un petit sac de voyage qu’elle pose sur une chaise près du guéridon.
Helmer.

Nora, pas encore, pas encore. Attends demain.

Nora, mettant le manteau.

Je ne puis passer la nuit sous le toit d’un étranger.

Helmer.

Mais nous pouvons vivre par la suite comme des frères.

Nora, mettant son chapeau.

Tu sais bien que cela ne durerait pas longtemps. (Jetant le châle sur ses épaules.) Adieu, Torvald, je ne veux pas voir les enfants. Je sais qu’ils sont dans des mains meilleures que les miennes. Dans ma situation actuelle je ne puis pas être une mère pour eux.

Helmer.

Mais un jour, Nora, un jour ?

Nora.

Que te répondre ? J’ignore ce qu’il en sera de moi.

Helmer.

Mais, quoiqu’il en soit de toi, tu es ma femme.

Nora.

Écoute, Torvald, quand une femme abandonne le domicile conjugal comme je le fais maintenant, les lois, dit-on, affranchissent le mari de toute obligation envers elle. En tout cas, je t’en tiens quitte, il n’est pas juste que tu sois enchaîné quand je ne le suis pas. Pleine liberté pour tous les deux ! Tiens, voici ton anneau. Rends-moi le mien.

Helmer.

Cela aussi ?

Nora.

Oui.

Helmer.

Le voici.

Nora.

Merci. Maintenant tout est fini. Je te laisse les clefs. La femme de chambre est au courant de tout, mieux que moi. Demain, après mon départ, Christine viendra emballer tout ce que j’ai apporté ici. Je veux qu’on me l’envoie.

Helmer.

Tout est-il fini ! Tu ne veux donc plus penser à moi, jamais, Nora !

Nora.

Bien sûr, je penserai souvent à toi, et aux enfants, et à la maison.

Helmer.

Puis-je t’écrire ?

Nora.

Non, jamais, je te le défends.

Helmer.

Oh !… mais je puis t’envoyer…

Nora.

Rien, rien.

Helmer.

T’aider si tu en as besoin.

Nora.

Je te dis que non… Je n’accepte rien d’un étranger.

Helmer.

Nora, ne serai-je jamais plus pour toi qu’un étranger ?

Nora, prenant le sac de voyage.

Ah ! Torvald, il faudrait pour cela le plus grand des prodiges.

Helmer.

Lequel ?

Nora.

Il faudrait nous transformer tous deux au point… hélas ! Torvald, je ne crois plus aux prodiges.

Helmer.

Mais moi je veux y croire ! Dis, quel est ce prodige ?… Nous devons nous transformer tous deux au point que…

Nora.

Au point que notre union devienne un véritable mariage. Adieu !

Elle sort. On entend se fermer la porte de la rue.



Scène XVII

HELMER, seul, se laissant tomber sur une chaise près de la porte, et cachant son visage dans ses mains.

Nora ! Nora ! (Il relève la tête, et regarde autour de lui.) Elle est partie… elle est partie. (Avec un éclair d’espoir.) Le plus grand des prodiges !

Il sort à son tour, on entend se refermer derrière lui la porte de la maison.


Rideau.


FIN