Une mine de souvenirs/XII

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s. é. (p. 141-154).

CHAPITRE XII

En mission sauvage



JE partis de Québec pour me rendre à Notre-Dame de Bethsiamits, chef-lieu des missions sauvages du Golfe Saint-Laurent et du Labrador. Cette bourgade est située sur la côte nord du golfe à 60 milles de Tadoussac.

Jetons en commençant un coup d’œil sur cette partie du globe terrestre où Dieu a placé d’abord des tribus sauvages et des Esquimaux. Ce coin de terre forme la grande presqu’île bornée au sud par le golfe Saint-Laurent, à l’est par l’Atlantique, au nord par la baie d’Hudson. Elle fait maintenant partie de la province de Québec. Elle est traversée dans sa longueur, de l’est à l’ouest, par la chaîne de montagnes des Laurentides d’une élévation d’environ 2,000 pieds, mais qui atteint 5,000 à 7,000 pieds au littoral de l’Atlantique où elle se termine abruptement. Le sol de terre légère est sablonneux et graveleux. Il est couvert d’épinettes, de bouleaux et de sapins. Il y a une multitude de grands lacs très poissonneux qui sont la source d’autant de rivières dont les unes se jettent dans la baie d’Hudson, les autres dans l’Atlantique et d’autres dans le golfe Saint-Laurent. Comme elles ont une descente de 2,000 pieds sur leur parcours, il est difficile de supputer les milliards de chevaux-vapeur qu’elles peuvent livrer à l’industrie. Il y a sur la Meshibo (grande rivière des sauvages), une chute puissante de 780 pieds de haut, suivant les calculs d’une société géographique de Londres.

Le fer est très abondant partout le long des Laurentides. Il y a aussi de l’or, car M. Allan Cameron, commis de la Baie d’Hudson, a trouvé deux pépites d’un or jaune pâle comme celui du Yukon, de la valeur de quelques piastres. Ces pépites avaient été entraînées par les eaux hautes de la grande rivière. Malgré des recherches postérieures, on n’a pas pu en trouver d’autres. Les savants nous disent qu’il n’y a pas de chances pour nous d’y découvrir des mines d’or, mais je crois qu’un beau jour quelque voyageur ou arpenteur pourra, par pur accident, trouver des gisements aurifères comme il est arrivé au Yukon.

Les forêts sont remplies d’animaux sauvages propres aux pays du nord. Toutes les espèces de cerfs abondent, surtout vers le nord. Il y a beaucoup de castors, de visons, de loutres, de rats musqués dans les lacs et rivières. Les animaux à fourrure sont très nombreux, principalement les martres noires ; les loups cerviers (lynx), les renards jaunes, blancs et noirs, et fournissent une chasse lucrative, ainsi que l’ours noir et le carcajou. La forêt fournit aussi perdrix de savane et perdrix blanches. Nous avons oublié de mentionner le porc-épic qui donne une des meilleures viandes des bois. Un ragoût de porc-épic et la queue d’un castor sont les mets favoris des chasseurs millionnaires qui de temps à autre viennent faire une cure de santé au Labrador.

Le climat est froid en hiver. Dans l’intérieur des terres, il y a quelquefois des journées bien chaudes, en été, mais les nuits sont toujours fraîches. Il y a des gelées tardives au printemps et précoces à l’automne. Dans la partie ouest on peut récolter des légumes. Dans les baies de la mer on trouve assez de foin pour nourrir les animaux.

Ce vaste territoire était autrefois habité exclusivement par des sauvages. Puis vinrent les blancs qui établirent des postes de commerce pour l’échange des pelleteries. Les missionnaires suivirent. Des maisons de la prière furent construites au Lac Saint-Jean, à Chicoutimi, à Tadoussac, à Portneuf en bas, aux Islets de Jérémie dès le 17e siècle par les Pères Jésuites. L’action de l’Église fut paralysée par la cupidité des marchands. Ceux-ci constatèrent la passion des sauvages pour les boissons fortes. Dans le but de les attirer à leurs magasins, ils échangèrent, à d’énormes profits, les pelleteries des sauvages pour de l’alcool.

Vous savez, chers lecteurs, que le sauvage est un vieillard décrépi dont la force de résistance est presque nulle. La loi du paganisme satanique n’impose aucune restriction aux mauvais penchants de la nature : c’est la loi du laisser aller de l’homme animal de saint Paul. Sous l’empire séculaire de ce manque d’énergie et de caractère, le sauvage en présence de la boisson est presque placé dans l’occasion prochaine de succomber.

Mgr de Laval a bien mérité de l’Église et de la patrie canadienne en établissant des peines très sévères contre les vendeurs de boisson. Il a été persécuté à cause de cela, et ce sera sa gloire éternelle.

Là où il n’y a pas de boisson, les sauvages réjouissent le cœur du missionnaire : ils pratiquent la religion aussi bien que les blancs et mieux que bien des blancs.

Mais depuis deux siècles la situation des sauvages a bien changé. La population a diminué de plus des trois quarts. Ils ne vivent plus exclusivement de chasse et de pêche ; ils s’habillent comme nous autres avec des tissus manufacturés. Pour la chasse le fusil a remplacé la flèche.

L’état de leurs forces physiques n’est plus le même : leur sang n’est plus aussi pur. Plusieurs sont victimes de la tuberculose et de la scrofule. Les sauvages ne vivent pas vieux. On n’a pas besoin de tous les doigts de la main pour compter les vieillards. À l’aide de ces renseignements, il sera plus facile à mes lecteurs de suivre mon récit.

J’arrivai à la bourgade sauvage de Bethsiamits en juin 1873. Je fus surpris d’y trouver une assez belle église dont l’intérieur bariolé de rouge était la gloire des sauvages. Je pus dire la messe à laquelle assistèrent tous les hommes, femmes et enfants de la tribu. Cet acte de foi était d’autant plus édifiant qu’ils avaient déjà entendu une messe à six heures du matin, célébrée par le Père Babel, et que c’était un jour de semaine.

J’appris qu’ils étaient tous revenus de leur chasse d’hiver. Les veuves et les vieillards avaient passé l’hiver à l’ombre de leur clocher paroissial. Le même soir de ce beau jour pour moi, je les vis tous revenir à l’exercice du soir.

Pendant la journée, les chasseurs allèrent échanger leurs pelleteries pour se procurer de la nourriture, des habits et du tabac.

Le prêtre, pendant tout le temps que les sauvages sont à la mer, exerce son ministère évangélique. Il baptise, catéchise, confesse, marie et administre l’Extrême-Onction aux mourants. Il est maître d’école au besoin. Par une disposition miséricordieuse de la Providence, 95 pour cent des sauvages meurent près de leur chapelle, suivant l’expérience de 60 ans du Père Arnaud, qui a passé sa longue vie au milieu d’eux.

Ce bon Père Arnaud, ce missionnaire célèbre, ce grand meneur d’hommes, a établi à Notre-Dame de Bethsiamits une résidence modèle de vie chrétienne. C’est lui qui a fait l’éducation de l’enfant Jean-Baptiste Estlo, qui devait devenir le chef respecté de la tribu. Ce chef fut un homme d’une conduite exemplaire, un homme qui, dans le bois comme à la mer, disait sa prière et son chapelet tous les jours avec sa famille. Il prêchait plus par l’autorité de l’exemple que par la parole ; il n’a jamais goûté la boisson et n’a jamais permis qu’il en fut apportée sur la réserve.

Ce vrai Charlemagne était un grand patriote qui voyait plus loin que le temps présent. Il voulait que sa race, la première placée par Dieu dans ce pays, se maintînt pure et sans alliage jusqu’à Ponasiolits, la fin du monde. Il disait que la langue française était très utile aux garçons, mais nuisible aux filles au point de vue du maintien de la race. Il ne voulut jamais permettre à ses filles de parler français. « C’est le seul moyen, » disait-il, « de se garder « iliniou », l’homme qui vit. Puis une fois en me regardant, il me dit : « Je suis certain de ne pas me tromper, car le Père Arnaud me dit que je suis du côté du grand manitou. »

Admirons ici, chers lecteurs, la conduite gouvernementale de ce chef d’état, qui travaille à sauver son peuple en union avec l’Église. Ce qui réussit à rendre heureuse une peuplade sauvage, peut avoir le même succès dans un vaste empire. Que le pouvoir temporel, absolu dans sa sphère, comme nous l’avons déjà dit, laisse l’Église agir dans la sienne et l’aide de toutes ses forces à pousser les fidèles vers leur fin dernière, vers le salut de leurs âmes ; alors les fidèles de l’Église et les citoyens de l’État jouiront après leur mort d’un bonheur sans fin dont ils auront un avant-goût en ce monde. Nous allons voir le zèle de ce chef Estlo pour procurer le bonheur des sauvages.

Un hiver qu’il était monté chasser à la hauteur des terres, il rencontra une famille de sauvages Naskapis. Il l’exhorta de venir à la mer voir l’homme de la prière, l’envoyé du Grand Manitou qui avait un message spécial pour Natsipi et les Naskapis qui chassaient à la hauteur des terres. « Nous partirons ensemble, au départ des glaces, pour la mer. En attendant, voici des médailles de la sainte Vierge, la Reine du Ciel. Cette reine est tellement puissante que son image va te protéger ainsi que ta femme et tes quatre enfants. » Natsipi en prit une, sa femme en prit deux pour elle et une pour chacun de ses enfants. Puis les deux chasseurs se séparèrent. À la fonte des neiges, le chef Estlo attendit vainement pendant neuf jours son compagnon d’une journée.

Rendu à Bethsiamits, il raconta au Père Arnaud la rencontre qu’il avait faite.

— Tu lui as donné une médaille de la sainte Vierge ?

— Oui, notre Père.

Il l’a reçue avec joie ?

— Oui, il paraissait bien content.

— Espère, mon cher Jean-Baptiste, la sainte Vierge va nous l’amener : prie beaucoup pour eux pendant la messe.

Le même jour où la lune était « ronde » (pleine lune) Natsipi arrivait avec sa famille à la décharge du lac, lieu convenu du rendez-vous avec le chef Estlo. Celui-ci n’y était pas, mais avant son départ il avait planté, dans le sol, deux gaules inclinées vers la mer, très rapprochées l’une de l’autre, et une droite. Natsipi et sa femme lurent aussitôt cette lettre ouverte, écrite en caractères vieux comme le monde. Le premier bâton disait : « Je pars pour la mer » ; le deuxième bâton : « Je vais aller à petites journées, très lentement, en t’attendant » ; le troisième bâton, planté bien droit et un peu éloigné des autres : « Je t’attendrai à Bethsiamits, sous ma tente, c’est-à-dire, je te nourrirai. » Mais le chasseur sauvage, désappointé, ne voulait pas partir ; il ne voulait plus descendre. Son épouse ne cessait de le presser. « Allons voir la maison de la prière qui est si belle, paraît-il, puis nous reviendrons à notre terrain de chasse. » Après deux jours d’hésitation, Natsipi décide d’aller voir la belle maison du Grand Manitou. Ils partirent, lui, sa femme et ses quatre enfants. Après deux heures d’aviron, ils mirent à terre pour faire le portage d’un long rapide. Natsipi chargea le canot sur ses épaules et partit en courant. Quelle ne fut pas sa surprise de voir, en arrivant au bout du portage, un homme de haute taille, d’une belle apparence, habillé comme un chef, lui dire en bon sauvage : « Ne crains rien. Je ne veux te faire aucun mal ; je viens seulement te dire de ne pas aller voir la robe noire, car je te ferai mourir de faim l’an prochain. » Puis il disparut tout à coup dès qu’il vit la femme arriver avec ses quatre enfants. Celle-ci avait entendu quelqu’un parler à son mari, mais elle n’avait rien vu.

« Ma femme », dit Natsipi, « nous n’irons pas plus loin ; nous allons retourner dans nos bois. » Mais son épouse tint bon : elle voulait voir la « maison du ciel » de l’homme de la prière. « C’est ton wendigo », dit-elle, « qui t’a apparu. » (Il faut que vous sachiez, amis lecteurs, que les sauvages payens croient qu’un mauvais génie les accompagne partout. Le missionnaire a changé le wendigo en ange gardien.) « Voilà au moins dix fois », continua-t-elle, « qu’il t’avertit pendant la nuit, qu’il va te faire mourir, et tu vis encore. Le chef Estlo nous a dit que la robe noire nous donnerait un wendigo qui nous aimerait pendant nos voyages. Continuons notre route, mon homme, et tout va bien aller. »

Ils continuèrent leur route pendant une dizaine de jours. L’étranger ne se montra pas, mais Natsipi était triste et inquiet, tandis que sa femme ramait avec un courage sans pareil et se moquait des menaces du wendigo.

Ils arrivèrent au dernier portage, et c’est ici que devait se livrer le combat final entre l’étranger, Natsipi et sa famille. Celui-ci, chargé de son canot, s’avançait lentement dans le petit sentier qui conduisait aux eaux paisibles de la rivière, quand tout à coup il fut cloué au sol par le son formidable d’une voix qui éclata comme un coup de tonnerre : « Arrête, je viens te tuer. » Natsipi jeta son canot par terre, regarda l’étranger, au teint noir et aux yeux rouges de colère, tourna sur ses talons et vint rencontrer sa femme. Celle-ci, jetant par terre son bagage, dit à son mari : « Viens avec moi ; ton mauvais génie sait faire plus de train que de besogne. » Elle met en évidence toutes ses médailles et s’avance hardiment à la rencontre du wendigo. Arrivée au sommet d’une butte, elle aperçoit l’étranger assis sur la pince du canot. Elle s’avance vers lui en lui montrant de la main une médaille de la sainte Vierge. L’étranger s’évanouit, c’est-à-dire devient invisible à l’instant même. La sauvagesse, se tournant vers son mari, lui dit : « Nous pouvons aller voir la maison du ciel maintenant ; ce peureux-là ne viendra plus nous barrer le chemin. » En effet il n’apparut plus.

Pendant que nos voyageurs sont à franchir la distance qui les sépare de Notre-Dame de Bethsiamits, nous allons prendre le temps de faire quelques réflexions d’une importance majeure pour le salut de notre âme.

Est-ce que ce wendigo était bien le démon ? Était-ce une imagination, une hallucination ? Vous pouvez croire ce que vous voudrez ; vous êtes libres. Ces apparitions ont été racontées plus de cent fois par les témoins oculaires et auriculaires, soit au Père, soit aux sauvages de la tribu. Pour moi, je crois que c’est une apparition du démon que Dieu a permise pour procurer sa gloire. Une de mes grandes raisons est que le démon s’est montré trop lui-même : c’est-à-dire lâche fanfaron qu’il est.

Quand il attaque quelqu’un qui ne veut pas se défendre, qui rend les armes sans combattre, le démon est un loup insatiable du sang de sa victime, mais dès qu’on prend les armes pour se défendre, qu’on engage le combat, armes en main, il se sauve comme un vaincu et un maudit de Dieu qu’il est.

Amis lecteurs, vous avez, je le sais, des milliers de victoires enregistrées dans le Livre de Vie à la suite de combats avec le démon. Pourquoi ? Parce qu’au premier moment de l’attaque par ce vilain, vous avez pris l’attitude d’un soldat devant l’ennemi, vous avez couru à vos armes. L’arme que le démon n’a jamais pu briser, c’est la prière à Dieu par Marie. Quand vous serez tentés de faire un mauvais coup, prenez un Ave Maria en bouche et foncez sur lui qui se sauvera comme un poltron qu’il est, et il roulera au fond des enfers. Un autre démon pourra venir aussitôt et engager un autre combat. Vite, ayez recours à vos armes, aux vieilles armes de la vigilance chrétienne et de la prière qui toutes deux ont combattu depuis six mille ans et n’ont pas encore perdu une seule bataille. Quelle gloire pour l’Inventeur de ces armes invincibles et indestructibles et quel mérite pour ceux qui s’en servent !

Nous avons quitté nos sauvages filant leurs six nœuds à l’heure dans leur glissant canot d’écorce. Ils arrivèrent à la mission et cherchèrent le chef Estlo qui les conduisit au parterre en face de l’Église. Sachant que le Père Arnaud était pour passer là sous peu, il les fit asseoir sur l’herbe. Tout à coup la porte du presbytère s’ouvre, un beau vieillard, un peu voûté, portant sur sa tête une couronne de cheveux blancs comme la neige, et sur la figure un air de bonté captivante, apparait à leur regard. Le Père Arnaud, car c’était lui, les aperçut, et courut en s’écriant : « Natsipi ! Natsipi ! » ; puis le pressant sur son cœur, il lui dit dans la belle, très belle langue sauvage : « Mon cœur se fond avec le tien pour n’en faire qu’un. Tu veux prier, n’est-ce pas ? » Natsipi répondit : « Ni wi aiamiàn (je veux prier). » Et sa femme de s’écrier : « Et moi aussi, je veux prier. » Puis ils racontèrent au Père Arnaud toutes les menaces du mauvais génie dans le but de les empêcher de venir prier avec lui.

Le Père Arnaud les instruisit des vérités de notre sainte religion, les baptisa, les admit à la Table Sainte. Ils restèrent attachés à la réserve de Bethsiamits et tinrent toujours une conduite exemplaire.

Heureux pour l’éternité sont ceux qui ne résistent pas à la grâce de Dieu qui veut sauver tout le monde.

Dieu donne les moyens de se sauver aux infidèles, aux hérétiques, comme aux chrétiens, aux jeunes et aux vieillards, aux pauvres comme aux riches. Mais le plus grand nombre font comme les Juifs : « Vous résistez toujours à l’Esprit-Saint, » leur disait saint Étienne. Combien de personnes ont entendu dans le secret de leur conscience la voix de l’Esprit-Saint leur disant : « Fais-toi catholique… Il n’y a qu’un Dieu… qu’une seule religion… Luther et Henri viii sont deux misérables voluptueux… qui ont fait dire à l’Évangile ce qui flattait leur passion… Classe-les avec Mahomet : ils ne valent pas mieux… Tu n’es pas dans le chemin du ciel… Va trouver le prêtre comme a fait saint Paul. »

Voilà, amis lecteurs, ce qui se passe entre l’âme d’un non-catholique et l’Esprit-Saint qui souffle là où il veut. Un bon nombre suivent ce souffle divin et se font catholiques ; d’autres refusent et restent assis dans les ténèbres à l’ombre de la mort.

Oh ! mes chers amis, ne refusons jamais d’obéir à la grâce de Dieu. Souvenons-nous bien qu’il y a une grâce qui sera la dernière.