Une muse et sa mère/9

La bibliothèque libre.
Éditions Émile-Paul frères (p. 296-318).


IX


Adélaïde-Marie Fagnan, fille d’un haut fonctionnaire des finances sous Louis XVI, avait, épousé à seize ans un magistrat, Dupuy, qui fut conseiller à la Guadeloupe, et mourut en 1842, conseiller à la Cour royale de Paris. Elle était fraîche et charmante. Greuze en a fait sa Jeune Fille à la colombe. Elle était de ces jeunes femmes du début de l’Empire qui admiraient la gloire, et s’honoraient de la récompenser. La gloire lui apparut, entre deux campagnes, sous l’uniforme de l’un des beaux de l’armée, le général comte Alexandre-Louis-Robert de Girardin, second fils du marquis de Girardin, le protecteur de Jean-Jacques Rousseau. Il en résulta un fils, venu au monde à Paris, le 22 juin 1806, et déclaré à l’état civil sous le nom d’Émile Delamothe.

Ses parents le confièrent à un brave homme, Choisel, qui demeurait boulevard des Invalides, et prenait en sevrage les enfants des grandes familles. Il gardait à la même époque des enfants de la princesse de Chimay ; il faut placer là le début des relations de l’enfant avec le docteur Cabarrus, fils d’Ouvrard et de Mme Tallien. Jusqu’à l’âge de huit ans, le garçonnet est l’objet des soins affectueux de ses parents. Arrivent les événements de 1814 : son père se rallie à Louis XVIII, et épouse Mlle de Vintimille ; sa mère ne le considère plus que comme un remords. Et cet enfant de huit ans, en pleine connaissance, voire d’une intelligence précoce, apprend qu’Émile Delamothe n’est pas son nom ; il subit cette dureté du sort : passer de la tendresse à l’indifférence et à l’aversion. Au point de vue affectif, au point de vue social, cette suprême injustice n’est-elle pas la plus douloureuse des écoles ? Quelle expérience de la vie celui qui l’éprouve ne doit-il pas acquérir du coup !

Remis à un ancien officier, Darel, blessé en Égypte et nanti d’un petit emploi dans la vénerie (Louis XVIII a nommé le général de Girardin grand veneur), il est transféré au haras du Pin, en Normandie, chez le père de Darel. Sa marraine, Mlle Du Bourg, qui va devenir Mme de Varaignes, habite non loin de là le château de son père : Émile y a ses entrées ; il en profite pour dévorer la bibliothèque.

Il a dix-sept ans. Mme de Senonnes, femme du secrétaire général de la Maison du roi, le remarque, et l’emmène à Paris. Peu après, Émile suit dans sa disgrâce Senonnes révoqué. Il entre en qualité de commis chez un agent de change. Lesté d’un petit pécule de douze cents francs de rente sur les fonds espagnols, il les joue, et en perd les deux tiers. Il veut alors s’engager dans un régiment de hussards : on le refuse pour faiblesse de constitution.

Le jour de sa majorité, il va trouver son père, et lui demande l’autorisation de prendre son nom. Le père refuse.

— Soit, dit-il, faites-moi un procès !

Et il signe Émile Girardin, puis Émile de Girardin. Et comme il ne tarde pas à acquérir de la réputation par son esprit, Montrond dit au général de Girardin :

— Dépêche-toi de le reconnaître, ou il ne te reconnaîtra pas !

Le marquis de La Bourdonnaye s’entremet pour lui proposer une fortune s’il veut renoncer au nom qu’il a pris ; Émile répond : « Ou le nom, ou rien » ; et le marquis ne peut s’empêcher de lui donner son estime.

Ce père qui se refuse, Lamartine le définit l’excentricité transcendante, et ajoute : « Celui qui n’a pas connu le père ne peut comprendre le fils ». Émile, décidé à sortir de l’ornière, travaille jour et nuit. Il vit en anachorète dans une petite chambre, au rez-de-chaussée, 28 avenue des Champs-Élysées. Il fréquente assidûment le cabinet de lecture de Mme Désauges, au Palais-Royal. Il y rencontre Lautour-Mézeray, qu’il connut en Normandie, et s’y lie avec H. de Latouche, Alexis Dumesnil, Alphonse Rabbe, Eugène de Monglave, Maurice Alhoy. Ses nouveaux amis l’encouragent à écrire. Il jette ses rancœurs sur le papier. Au début de l’année 1828, il publie chez le libraire Désauges un petit volume : Émile, fragmens. Dès la couverture, l’épigraphe, tirée de Delille, indique la tendance du livre :

    Malheureux le mortel, en naissant isolé,
    Que le doux nom de fils n’a jamais consolé !

La préface porte une signature auguste : le vicomte de Chateaubriand ; bien que courte et un peu froide, c’est déjà un coup de maître que d’entrer dans la littérature avec un tel parrain. L’auteur s’adresse à une Mathilde idéale : elle a les yeux bleus : il ne nous en dit pas davantage. Il lui conte sa vie. Imprégné de Rousseau, influencé par Xavier de Maistre, Sterne, La Fontaine, il laisse percer sa prédilection pour Lamartine. On relève dans ce premier écrit des pensées directrices : « J’ai fait du malheur de ma naissance l’étude de toute ma vie ». Il met dans le mariage toutes ses espérances de bonheur : « Cette proscription qui désole mon existence ne cessera entièrement que lorsque j’aurai des enfants ; je le sens, j’ai besoin de recevoir le nom de père pour oublier que le nom de fils ne me fut jamais donné ». Une étrange fatalité s’acharnera à détruire cet espoir : Émile de Girardin aura un fils illégitime que sa première femme, qui ne lui a pas donné d’enfant, adoptera ; et après avoir eu de la seconde une fille, Marie-Clotilde, qui meurt du croup, à peine âgée de six ans, dans les bras de l’impératrice Eugénie à Biarritz (7 octobre 1865), il lui intentera et gagnera une action en désaveu de paternité pour le fils qu’elle mettra au monde par la suite.

Dans Émile, il envisage aussi quelques-unes des difficultés qu’il rencontrera pour se marier, avec, pour dot, le malheur de sa naissance ; il n’ose dire le premier : « J’aime… » Quelques pensées dénoncent pour son âge une étonnante maturité d’esprit. « Je ne hais pas les hommes. Je ne sais pas si je les méprise. — Il semble qu’écrire soit pour l’imagination une existence physique. — Le plaisir qui coûte une illusion ne la remplace jamais »[1].

Quatre éditions s’enlèvent coup sur coup. Ce succès décide l’auteur à publier, la même année, un nouveau volume : Au hasard, pages sans suite d’une histoire sans fin, manuscrit trouvé dans le coin d’une cheminée, et mis au jour par Ad. Bréant. La dédicace occupe une page blanche : un A suivi de points, des guillemets à la ligne qui reste blanche, et, tout en bas et à droite, en petits caractères : « Hommage d’un auteur modeste ». L’introduction explique ce rébus : « Pour laisser à tous ceux qui achèteraient ce livre, la satisfaction d’inscrire eux-mêmes leurs noms sur la page blanche de l’immortalité ». Comme dans Émile, il a jeté là les réflexions que l’injustice de sa situation lui inspire, les pensées que lui suggère une expérience rapidement et douloureusement acquise, et servie par une intelligence aiguë. « Le secret pour avoir une idée, c’est de la piller quelque part. » Idée savoureuse chez le fondateur du Voleur et le protagoniste d’une idée par jour ! « Pourquoi, au lieu de me nommer Montmorency, ne suis-je qu’un bâtard ? — En domptant le caractère, on l’avilit toujours. — Foule abjecte qu’on nomme le peuple, masse passive, décorée de l’appareil d’un nom, qui meurt successivement sans avoir vécu, dont la force matérielle cède à la volonté d’un seul individu, et qui ne se meut que par l’impulsion qu’elle reçoit. — France, noble patrie de la routine. — Je vais au-devant de toutes les jouissances que je puis satisfaire. — L’avarice est un vice digne de pitié. — Espèce humaine, que tu es vile, sois que tu commandes à l’intérêt ou que tu obéisses à la vanité ! — Indépendance !… C’est en toi seule que réside la félicité humaine. — C’est un fâcheux inconvénient de n’être pas riche. »

À la même époque, il publie une romance, musique de A. Brocard, sous ce titre : N’aimez jamais !

Ses succès littéraires aguichent son ami Lautour-Mézeray. Par malheur, la copie de Lautour ne passe nulle part.

— Il n’y a qu’un moyen, c’est de fonder nous mêmes un journal, dit Émile.

Lequel ? Si l’on en faisait un en prélevant les meilleurs articles de tous les autres ? Lautour propose de l’appeler la Lanterne magique.

— Non, nous n’aurions pour abonnés que des enfants.

Et il adopte : le Voleur. Henry Monnier dessine la vignette ; pour le remercier, les deux associés l’invitent à déjeuner huit jours plus tard. Mais pour imprimer le journal, il faut de l’argent. Émile emprunte cinq cents francs. Au lieu de payer l’imprimeur, il place le tout en annonces. Quand Henry Monnier se rend au déjeuner convenu, la poste a déjà apporté une dizaine de mille francs aux fondateurs du Voleur. Le premier numéro paraît le 5 avril 1828. Six mois plus tard, il tire à deux mille cinq cents exemplaires, et rapporte net cinquante mille francs[2].

Pareil succès engendre des imitateurs : Émile de Girardin les absorbe, ou les écrase. Une annonce du 5 janvier 1829 avise les abonnés du Grec que ce journal cesse de paraître, et qu’ils recevront en son lieu et place le Voleur, sans aucune augmentation de prix, pendant toute la durée de leur abonnement. Le 10 avril suivant, même opération avec le journal l’Atlas. Quant au Forban, au Pirate, au Compilateur, ils végètent sans gloire.

Nous avons rencontré dans l’entourage de Sophie Gay la plupart des noms qui signent les articles du Voleur : Béranger, Vigny, Soumet, Émile Deschamps, Rességuier, Belmontet, Hugo, le comte Daru, Elisa Mercœur, Mme Tastu. Mais le journal ne publie pas uniquement de la reproduction ; il donne parfois de l’inédit, par exemple des vers de Marceline Desbordes-Valmore, les Deux Ramiers, ou d’Alexandre Dumas. Arsène Houssaye affirme que les rédacteurs

Émile de Girardin Pastel par C. de Muller Collection de Madame L. Détroyat
Émile de Girardin Pastel par C. de Muller Collection de Madame L. Détroyat


n’étaient pas payés : peut-être pas en argent, mais ils recevaient des dédommagements, témoin ce billet d’Émile de Girardin adressé à Alexandre Dumas, au café Desmares, rue du Bac-Saint-Germain : « Monsieur, le portrait pour lequel vous avez bien voulu accorder quelques séances est terminé, et les abonnés du Voleur le recevront le 30. Je serais charmé de pouvoir en compléter l’envoi par un article dont vous seriez l’objet, et auquel je serais heureux d’ajouter tout le bien que je pense de l’auteur d’Henri III, si l’ami que vous pourriez charger de ce soin se bornait à un précis biographique. Veuillez agréer, monsieur, l’expression de ma sincère et haute admiration ». Tel est le début des relations du grand publiciste et du grand romancier[3].

Le 31 mai 1828, le Voleur publie un article d’une colonne, signé d’un E., et consacré au dernier roman de Sophie Gay. « Il se manufacture à Paris tant de romans médiocres et détestables, qu’à moins de les lire tous, et quel supplice plus grand ! il est très difficile de distinguer dans la foule ceux de ces ouvrages dignes de l’intérêt des lecteurs éclairés qui savent apprécier le mérite et la difficulté de ce genre. C’est là notre excuse d’avoir attendu la deuxième édition de la nouvelle production de Mme Gay pour en parler : sans doute c’est déjà une recommandation qu’un nom connu par un grand nombre de succès ; mais depuis que le talent ne fonde plus de réputations que pour en faire des raisons de commerce écrites sur des couvertures, la célébrité de l’auteur est peut-être un motif de plus de se défier de la célébrité de l’ouvrage… Mme Gay a réussi, et si nous nous abstenons d’entrer dans plus de détails de son livre, c’est que nous ne voulons pas qu’elle puisse prendre un éloge pour une louange ! » Il semble que quelqu’un ait signalé à Émile de Girardin l’ouvrage en question, en le priant d’en parler. Le 28 juin, le Voleur publie une élégie de Sophie Gay, l’Inconstant ; le 10 juillet, un extrait inédit des Harmonies de Lamartine, précisément la Perte de l’Anio, que l’auteur envoya de Florence à Delphine Gay ; le 25 juillet, une poésie inédite d’Émile Deschamps. Ce ne sont sûrement pas là de simples coïncidences.

Le 20 décembre, le Voleur revient à la charge pour annoncer que Scribe termine un volume où il a reproduit « les situations neuves et dramatiques de l’intéressant roman de Théobald ». Le 15 et le 25, il annonce le recueil de vers de Delphine, le Dernier Jour de Pompéi, et cite un fragment. Le 30 janvier 1829, troisième citation extraite de ce même volume, avec un article de deux colonnes et demie où on lit : « La critique pourrait peut-être indiquer dans ces derniers vers plus d’imagination que de sensibilité ; mais heureusement nous n’avons pas à décider si Mlle Delphine Gay possède, selon l’expression de M. Victor Hugo, une âme complète de poète. Notre tâche s’arrête à signaler dans ses chants, en même temps qu’une pureté et une science très remarquable de la phrase poétique, une puissante faculté d’enthousiasme, et c’est par l’accord de ces deux qualités si distinctes que Mlle Delphine Gay conserve le surnom que lui a mérité la nationalité de son génie. » Le 5 mai, nous apprenons que MM. de Jouy et Antoine Béraud ont tiré de ce volume un livret de tragédie lyrique, que l’Opéra l’a reçu, et que Rossini doit en faire la musique.

Le 20 octobre, en annonçant que la duchesse de Berry accorde son patronage à la Mode, le Voleur se flatte d’avoir vu dans la livraison qui va paraître une romance inédite de Mlle Delphine Gay, le Pêcheur de Sorrente, musique de Mme Pauline Duchambge, et, dans son numéro suivant, le Voleur en publie le texte. Le 25 novembre, un curieux écho attire notre attention : « À l’une des dernières représentations du More de Venise, quelques sifflets ayant fait justice de ce que M. de Vigny appelle des vers, l’un des coryphées des nouvelles doctrines se leva, et avec un geste où se peignait toute son indignation : « Depuis quand les oies sifflent-elles ? — Depuis qu’elles écrivent ! » répondit une voix du parterre. » Pourquoi cette animosité contre Vigny ?

Voici l’année 1830 : le 10 janvier et le 25 février, deux articles paraissent au Voleur sur le nouveau roman de Sophie Gay, le Moqueur amoureux ; le 20, article et citation du poème de Delphine, le Bal des pauvres. Au mois de mai, des flèches contre Bourmont : « Ce qu’il y a de remarquable dans la proclamation de M. de Bourmont, c’est un superbe point d’exclamation après le mot : Soldats ! » Et celle-ci : « Parmi les conseils sanitaires donnés à nos soldats, l’article 7 leur enjoint « de ne pas boire d’eau de mare, sans la passer dans un mouchoir, pour éviter d’avaler les sangsues ». « S’il prenait envie aux requins d’avaler M. de Bourmont, ils sont priés de le passer dans un mouchoir. » On ne s’étonne pas que le Voleur publie le premier le poème de Delphine sur l’Expédition d’Alger. Après la révolution, il donne les Serments, et un peu après le Pêcheur d’Islande.

Il est dûment établi que le Voleur accorde aux dames Gay un traitement de faveur. La Mode va faire chorus. Et Émile de Girardin publie une romance, J’ai rêvé, que Massini met en musique et que les deux auteurs dédient à Mlle Delphine Gay. Émile de Girardin, nommé inspecteur des Beaux Arts par le ministère Martignac en 1828, avait eu, dès le printemps de 1829, l’idée d’une publication féminine, Corinne, pour laquelle il sollicite la collaboration de Marceline Desbordes-Valmore en lui envoyant un prospectus. Il n’est pas autrement question de la Corinne, mais l’idée se transforme : Girardin et son ami Lautour-Mézeray réussiront à mettre sur pied un nouveau périodique, la Mode, appelé à réussir. La marraine d’Émile, Mme de Varaignes, les aide dans leur entreprise. Elle leur présente Auger. Le libraire Levavasseur présente Balzac. Jules Janin, Eugène Sue doivent les soutenir. Sophie Gay s’y emploie activement. Le premier numéro paraît en octobre. Le 10 décembre, Émile de Girardin, reçu en audience particulière par la duchesse de Berry, lui soumet les livraisons de la Mode déjà parues, et publiées sous son auguste patronage : les armes de Madame, encadrées de gracieuses arabesques de Tonny Johannot, décorent la couverture.

Les principaux collaborateurs se nomment Jules Janin, Eugène Sue, Auger, Rességuier, Soumet, Charles Nodier, Elzéar de Sabran, Millevoye, Casimir Delavigne, Gavarni, Hugo, Balzac, Lamartine. On s’étonne que la Mode témoigne tant d’admiration au dernier, et attaque vigoureusement Hernani. Auger se plaît aux supercheries littéraires : il publie un article signé Alexandre III. Un soir, dans son salon, Sophie Gay en fait le plus vif éloge, mais l’attribue au comte Alexandre de Laborde.

— Mais, madame, je n’y suis pour rien, je vous assure, proteste M. de Laborde.

— Modestie, cher comte, c’est votre esprit, c’est votre manière !

Rien ne peut l’en faire démordre, cependant qu’Auger, témoin de la scène, s’amuse prodigieuse ment.

Pour elle et Delphine, la Mode, ouverte à leurs productions littéraires, ne le cède en rien au Voleur dans les éloges qu’elle leur décerne et le soin qu’elle prend de leur renommée[4]. Du fait de la Mode, Delphine devient l’héroïne d’une aventure, assez remarquable à la veille de la révolution de Juillet.

Le numéro du 11 décembre 1829 contient un article : « l’Assemblée législative de la mode », non signé. On s’amuse volontiers à des jeux de ce genre depuis que le féminisme s’avise de se montrer agressif ; le Miroir du 14 mars 1821, par exemple, contient une amusante fantaisie sur l’Académie des bonnes femmes de lettres. Ici, l’auteur suppose qu’une Chambre des représentants vient d’être nommée pour décréter les lois de la mode ; il profite de l’occasion pour railler quelque peu la vraie Chambre. La reine, c’est-à-dire la mode, assiste à la séance d’ouverture de la session ; le discours de la Couronne contient des allusions à celui qui vient d’être prononcé à la Chambre des députés. On nomme une commission de l’adresse et une autre des pétitions. On élit un bureau et une présidente. Pour la présidence, « toutes les espérances se seraient dirigées sur Mme la princesse de Ch[imay], quelques membres de la gauche assurant d’une manière positive qu’elle devait avoir vingt-cinq ans en thermidor an XI : on ajoute qu’à ce calcul une explosion subite de murmures se serait fait entendre et que le tumulte était à son comble, quand une lettre de Mme la princesse de Ch[imay], annonçant qu’une grossesse avancée l’empêchait de se rendre à ses devoirs, serait venue calmer les craintes ; on repousse Mme H[amelin] à gauche, la comtesse Du C[ayla] à droite ; quelques voix conciliatrices rap pellent les droits de Mme R[écamier], mais son âge est inférieur à celui de plusieurs des honorables membres, et elle a donné sa démission de la Mode pour se livrer dans une retraite absolue au culte des arts et de l’amitié ». Discussion. On décide alors qu’au lieu de choisir la plus âgée, on prendra la plus jeune : la question reste indécise entre M" de Béarn, de Beauvilliers, de La Panouse, et Cécile de Noailles ; cette dernière offre le fauteuil à Mlle Delphine Gay, motion accueillie avec les plus vifs transports. Après le départ de la reine, on décide le maintien du bureau provisoire. « Cette sage motion est adoptée : Mlle Delphine Gay, nommée présidente, prend possession du fauteuil et remercie l’Assemblée par une allocution où se trouvent réunis la puissance de son talent et le charme de son caractère. » Après quoi l’on décrète les manches courtes.

Que se passe-t-il ensuite ? Une lettre de Louise Smith, future baronne Georges de Vaufreland[5], à Louise Vernet nous l’apprend (20 décembre 1829) : « Que je voudrais donc savoir si vous êtes abonnés à la Mode ! En attendant, je vais te dire ce qui vient d’arriver aux rédacteurs du journal, parce que, de toutes manières, je crois que cela t’amusera. Dans le numéro qui a paru il y a eu hier huit jours, il y avait un article qui n’était pas du tout ce qu’il y a de plus clair, à ce que m’a dit maman, et dans lequel on fait M" Delphine Gay présidente de la mode ; elle avait pour secrétaire Mlle Cécile de Noailles, Mlle de Béarn, Mlle de Beauvillers et Mme de La Panouse. Beaucoup d’autres femmes de la société étaient nommées ; on se moquait beaucoup de Mme de Vernon, dame de la cour, âgée de plus quatre vingts ans ; il n’y avait personne qui ne fût scandalisé en voyant les noms de ces jeunes personnes imprimés dans un mauvais journal comme la Mode ; le prince de Mouchy en fut indigné ; il en parla à la duchesse de Berry, qui chercha à excuser les rédacteurs de la Mode ; il porta ses plaintes au roi qui a obligé la duchesse de Berry de retirer sa protection. Le numéro d’hier n’a pas encore paru ; nous en savons la raison ; il devait y avoir la continuation de l’article de samedi, mais ils n’ont pas eu la liberté de le faire paraître. »

Et en effet, dans le numéro suivant, le duc de Lévis retire à la Mode le patronage de la duchesse de Berry à cause de cet article, dont Auger se déclare l’auteur, article, dit le noble duc, « qui blesse toutes les convenances, non seulement en parodiant la plus auguste de nos institutions (!), mais en faisant jouer un rôle ridicule à des personnes de la haute société dont le nom ne devrait jamais être prononcé sans leur aveu ». À la suite de quoi, Delphine Gay refuse la présidence en une spirituelle poésie « À Mademoiselle ***», et Émile de Girardin et Lautour-Mézeray déclarent la Chambre dissoute.

Le Voleur du 31 juillet 1831 annoncera en trois lignes que le duc de Mouchy, ancien capitaine des gardes du corps, arrêté en Vendée, vient de passer à Versailles et à Sèvres entre deux gendarmes pistolet au poing[6].

La révolution de Juillet a triomphé. Aussitôt « la soif des places dévore toute la meute des anciens mécontents ». Émile de Girardin laisse passer le flot. Il attend jusqu’au 12 août pour écrire au géné ral Gérard, ministre de la Guerre. Il n’a encore que vingt-quatre ans ; il se contente de demander une décoration. Il détaille son rôle au cours des trois Glorieuses.

« Général, Votre réponse qui m’accorde une audience est arrivée trop tard, à mon extrême regret, pour que je puisse en profiter. Je n’ose pas vous importuner par une seconde demande.

» À présent que les solliciteurs les plus pressants doivent être satisfaits, je me décide à vous rappeler qu’après avoir assuré la défense de ma rue et de mon quartier, je fus l’un des premiers à cheval le mercredi 27 ; qu’après avoir exécuté déjà un ordre du général La Fayette, de retour j’accompagnai votre première sortie jusqu’à la place Vendôme, et je vous restai toujours activement attaché jusqu’au jeudi soir. Peut-être n’avez-vous pas oublié la proposition de Charles X que je fus chargé de vous transmettre vendredi 29 ?

» Ce dernier jour, après vous avoir quitté, j’exécutai une partie des ordres du général Pajol. L’un de mes chevaux a servi encore pendant ces trois jours à M. Larrant, directeur du Courrier électoral, que vous avez eu quelque temps près de vous.

» J’ai dû me retirer samedi, mon activité n’étant plus utile, et un service d’ordonnance plus régulier se trouvant établi.

» Je n’ai sollicité rien de mes amis dont quelques uns ont été appelés à des fonctions importantes, mais je suis informé qu’un certain nombre de croix seront distribuées, et j’ose en solliciter une ; j’ai mis tous mes efforts à la mériter, et ma vie à risquer ne me coûterait pas encore pour l’obtenir. » Arrêté deux fois, comme suspect, place de la Bourse et caserne de la Pépinière, mercredi 27, avant qu’on se fût décidé à signer aucun ordre ni dépêche, il m’a fallu défendre ma vie, et je l’aurais infailliblement perdue sans mon titre de neveu de Stanislas Girardin.

» Un homme du peuple nommé Dastuque, qui m’a sauvé à cette occasion, a été placé par M. le comte Alexandre de Laborde à ma recommandation pour ce fait.

» Je ne sollicite pas de place, général ; ma fortune actuelle est engagée dans plusieurs journaux qui ont toujours autant qu’il a été dans leur nature concouru aux derniers événements. Le Courrier des électeurs et l’Aigle dont je possède une partie ont signé tous les deux la protestation. La plus grande partie de la Mode et du Voleur m’appartient, ainsi qu’une partie de l’agence qui expédie aux cent journaux des départements tous les jours leurs nouvelles.

» Je n’insisterai pas une seconde fois, général ; je ne puis invoquer un meilleur témoignage que le vôtre ; je vous ai constamment servi le 27 et le 28 : un instant, général, vous m’avez témoigné une si grande bonté qu’elle me rassure sur le succès de cette démarche. Oh ! général, que vous pouvez inspirer de reconnaissance et de dévouement, et les temps sont encore assez gros d’événements pour que le dévouement d’un homme de mon activité et de mon âge ne soit pas à dédaigner ! »

Le dernier paragraphe porte coup. Il dénote l’assurance d’un homme qui sait ce qu’il vaut. Six semaines après, il vaut d’ailleurs un peu plus : il ajoute un nouveau journal à la liste de ceux qu’il possède déjà, et, toujours avec son ami Lautour-Mézeray, il demande à la reine son patronage, qu’elle accorde, pour le Garde national, « entreprise éminemment nationale »[7].

Il ne demeure plus dans une modeste chambre aux Champs-Elysées : il habite un appartement 20, rue du Helder, au coin de la rue Taitbout. Il possède au moins deux chevaux, sa lettre au général Gérard en fait foi. Il avait dit : « Pour surgir de l’obscurité il n’est qu’un moyen ; c’est de gratter la terre avec ses ongles si on n’a pas d’outil ; mais de la gratter jusqu’à ce qu’on ait arraché une mine de ses entrailles ». De cette mine, il a désormais découvert le filon.

Sa mise est élégante, irréprochable, sa taille petite, mais élancée et svelte, ses manières sont distinguées. Il a la main et le pied d’un homme racé. La figure est pâle, d’une pâleur nullement maladive, avec des traits fins, un regard spirituel, perçant, parfois dédaigneux, partant d’un œil auquel un petit trait donnait un caractère qui le faisait reconnaître à ne point s’y méprendre. La parole nette et l’accent ferme dénotent une intention bien arrêtée. D’une bravoure peu commune, d’un sang froid imperturbable, il dirige une volonté de fer vers le but qu’il s’est fixé. Le 20 février 1831, il va pour la quatrième fois sur le terrain. S’il montre de la fierté dans l’habitude de la vie, il charme dans l’intimité. Dès cette époque, il est journaliste dans l’âme. « Il est journal, il a toujours été journal, il mourra journal », a dit de lui Auger. Et Arsène Houssaye conte que, surpris une nuit par le coup de sonnette inhabituel du mari de la comtesse L… K…, dont il était l’amant, il s’écria désespéré :

— Ô mon Dieu ! Je suis sûr qu’on vient me chercher parce que les machines ont sauté !

Il est prudent de se méfier des anecdotes racontées par Arsène Houssaye ; si celle-ci n’est pas vraie, elle fait image, et l’image n’est sûrement pas fausse[8].

Émile de Girardin est affilié à la jeunesse dorée. Il fréquente chez Alfred Tattet, où il rencontre des financiers et des industriels qui se nomment Ternaux, les frères Mosselmann, Feray, Sallandrouze Lamornaix, Edouard Manuel, les frères Bocher, et dans un autre ordre d’idées des hommes comme Arvers, Musset, Guttinguer, Roger de Beauvoir, Achille Bouchet, Nestor Roqueplan, Alfred Arago, Florimond Levol, Romieu, Sainte-Beuve, d’Alton-Shée, le comte Germain.

Il devient l’hôte assidu du salon de Sophie Gay. Il se tient discrètement debout derrière le fauteuil de Delphine. Il la regarde sans cesse, lui parle bas ; elle détourne son beau visage pour lui répondre, ou lui sourire. Lamartine remarque ce manège : il demande à Sophie Gay quel est cet inconnu ; elle lui conte son histoire, et consulte le poète ami sur de vagues projets de mariage. Lamartine répond que ce jeune homme a « une de ces physionomies qui percent les ténèbres et qui domptent les hasards ».

Une nature aussi noble que celle de Delphine devait donner son estime à l’homme qui, né sans nom et sans fortune, avait su à vingt-cinq ans illustrer l’un et conquérir l’autre, plutôt qu’à l’un de ceux qui, nés avec un nom et une fortune, ne savent ni faire briller le nom, ni même conserver la fortune. Elle compose à Villiers, en 1831, une élégie intitulée Mathilde, dont le sujet lui est fourni, dit une note de bas de page, « par une nouvelle intitulée Émile, publiée il y a plusieurs années ». Mathilde, on se le rappelle, est le nom de l’héroïne à laquelle Émile confie le résultat de ses méditations. Dans son élégie, Delphine résume l’histoire d’Émile de Girardin ; il paraît difficile de le faire avec plus de précision. Puis elle avoue :

     Je le vis. — Des plus fiers l’estime l’honorait…
     Que j’aimai ce front calme, et ce cœur agité…
     Au monde avec courage il dérobait ses pleurs ;
     Moi, je les devinai sous sa fierté frivole ;
     Je dis : « l’amour coupable a causé ces malheurs :

         « Oh ! qu’un amour pur le console ! »…
     Et mon cœur fut à lui !… Par mes soins assidus,
     D’un père il retrouva la tendresse ravie :
     Maintenant je les vois l’un à l’autre rendus…

Dès lors, ce billet de Sophie Allart, — qui s’amuse à signer : Mademoselle (sauf i !!) — daté de Paris le 22 mai 1831, et envoyé à Rome à Louise Vernet, n’a plus rien qui nous surprenne :

« Delphine décidément se marie le 1er  juin, avec Émile de Girardin, reconnu[9], doté, aimé, poétisé. Je vous écrirai s’il y a noce et vous ferai un beau récit sur la Muse qui ne veut pas rester vieille fille comme les neuf sœurs. Faon est un peu petit et maigre pour sa belle moitié ; il y avait sympathie plutôt avec (ici, la main prudente de la destinataire a discrètement pratiqué un trou dans le papier). Je souhaite cependant que Sapho soit heureuse, et je pense que vous faites avec moi des vœux pour cette bonne personne. »

On célèbre le mariage à l’église Saint-Roch, le 1er  juin 1831. Les témoins du marié sont le lieutenant général Charles-Joseph, comte de Pully, grand officier de la Légion d’honneur, chevalier de Saint-Louis, chevalier de la Couronne de fer, âgé de quatre-vingt-un ans, et Marie-François-Joseph Maxime Cromot, baron du Bourg, maréchal de camp, chevalier de la Légion d’honneur, âgé de soixante quinze ans. Ce dernier est le père de M" de Varaignes, la marraine d’Émile. Les témoins de la mariée sont Paul-Laurent de Nérac, propriétaire, soixante sept ans, et Antoine-Xavier-Catherine Froidefont de Bellisle, cinquante-cinq ans, membre de la Chambre des députés, et conseiller d’État. Le marié signe Émile Girardin, d’une petite écriture ronde, ferme et droite ; la mariée signe d’une écriture menue et penchée, et ajoute un paraphe assez compliqué, que simplifiera bien vite la correspondance active de Mme de Girardin. La cérémonie terminée, en dépit de la pluie qui tombe, le jeune couple monte en voiture et file vers la Maison Rouge[10].

Huit jours après la cérémonie, le 9 juin, Chateaubriand écrit à Mme Récamier ces quatre mots « Delphine mariée : ô Muses ! »[11].

Le mariage n’empêchera pas la Muse de chanter.

  1. Intermédiaire des chercheurs, LXXXV, 792. — D’Estournel : Derniers souvenirs, p. 321. — Bonnes feuilles d’une notice jointe aux notes de Sainte-Beuve, Lov., D, 1991<mall>279. — Monsieur Émile de Girardin, par un journaliste, Paris, 1887, in-12, p. 26. — Lamartine : Cours familier de littérature, XVIII, 277. — D’Alton-Shée : Mémoires, Paris, 1869, I, 155. — Jules Rouquette : les Défenseurs de la République, Emile de Girardin, Paris, 1877, in-8°, 8 pages. — Falloux : Mémoires d’un roya liste, I, 54. — Marquis de Bonneval : Mémoires anecdotiques, Paris, 1900, in-16, p. 256.
  2. D’Alton-Shée : Mémoires, I, 155-179. — L. Séché : la Jeunesse dorée sous Louis-Philippe, Paris, 1910, in-12, p. 231. — Jacques Boulenger, les Dandys, p. 141. — Werdet : Souvenirs de la vie littéraire, Paris, 1879, in-18, p. 198, attribue inexactement la fondation du Voleur à Maurice Alhoy.
  3. 1830, Lov., D, 718°. — A. Houssaye : les Confessions, I, 291.
  4. Lettre d’Émile de Girardin à Marceline Desbordes-Valmore, 10 avril 1829, Lov., D, 71886. — Auger, Mémoires, p. 176, 365, 369. — Th. Muret : À travers champs. Souvenirs et propos divers, Paris, 1838, deux volumes in-12, I, 3.
  5. Elle a un frère, Georges, à Saint-Cyr en 1840. Il était question pour eux de s’appeler Smith d’Érigny. Ils habitaient Saint-Leu-Taverny. Elle épouse en 1834 le baron Georges de Vaufreland, frère cadet du baron Ludovic de Vaufreland, et neveu de Piscatori.
  6. Le Miroir, 14 mars 1821. — La Mode, 1829, p. 308, 326. — Lettre de Louise Smith à Louise Vernet, 20 décembre 1829, arch. Delaroche-Vernet. — Mme de Girardin : Œuvres, I, 321. — Le Voleur, 31 juillet 1831.
  7. Général de Rumigny (1789-1860), publié par Gouraud d’Ablancourt, Paris, 1921, in-8°, p. 255. - Lettre d’Émile de Girardin au général Gérard, Lov., D, 718°. — Le Voleur, 30 septembre 1830.
  8. Duc de La Rochefoucauld-Doudeauville : Esquisses et portraits, Paris, 1844, trois volumes in-8°, II, 95. — Le Figaro, 2 avril 1854, rappelant celui de 1828. — Auger : Mémoires, p. 366. — Bassanville : Salons d’autrefois, III, 136. — Le Voleur, 20 février 1831. — A. Houssaye : les Confessions, VI, 352.
  9. Feu le marquis de Girardin m’a confirmé que le comte Alexandre de Girardin se refusa toujours à reconnaître son fils, bien qu’il profitât de l’influence que ce fils avait su conquérir. À la fin du règne de Louis-Philippe, en présence de ce refus persistant, Émile de Girardin alla trouver le marquis de Girardin, chef de la famille, et le pria d’user de son autorité pour obliger son cadet à le reconnaître. Le comte Alexandre refusa encore. Alors le marquis de Girardin obtint la constitution à la Chambre des Pairs d’une commission qui décida qu’Émile de Girardin était bien le fils du comte Alexandre. Feu le marquis de Girardin m’a déclaré n’avoir pas trouvé la preuve écrite de ce fait, mais il m’en a certifié l’authenticité sur la foi de son père, qui le lui avait raconté.
  10. Les Gay jouiront pendant encore au moins trois ans de cette propriété, après la vente. Froidefont de Bellisle n’exécutant pas les conditions du contrat, Sophie Gay se verra contrainte de lui faire un procès, à lui et à l’union de ses créanciers. Le procès se terminera seulement le 7 avril 1840, par un jugement qui condamne Bellisle et l’union de ses créanciers à payer à Sophie Gay une somme de 33.500 franes, plus les intérêts, et les dépens. — Titres de propriété de la Maison Rouge, arch. Ernault. — Lettre d’Isaure Gay à Euphémie Enlart, 16 septembre 1833, arch. Enlart.
  11. L. Séché : la Jeunesse dorée sous Louis-Philippe, p. 11. — Mme de Girardin : Œuvres, I, 329. — Lettre de Sophie Gabriac [Allart] à Louise Vernet, 22 mai 1851, arch. Delaroche-Vernet. — Acte de mariage, reconstitué sur une expédition délivrée le 24 mars 1877 par Doulcet, archiviste de la Chambre des députés. — Registre des mariages, paroisse Saint-Roch, 1831, p. 60. — Lettre de Sophie Gay à Jules de Rességuier, 31 mai 1832, dans Lafond, l’Aube romantique, p. 131. — Chateaubriand : Mémoires d’outre-tombe, V, 435