Le Rendez-vous (Balzac)/02

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UNE NOUVELLE SCÈNE
DE LA VIE PRIVÉE.
LE RENDEZ-VOUS.


(SUITE ET FIN[1].)

§ III. — LA MÈRE.

Il se rencontre beaucoup d’hommes dont la nullité profonde est un secret pour la plupart des gens qui les connaissent. Leur rang, une haute naissance, d’importantes fonctions s’ils en exercent, un certain vernis de politesse, une grande réserve dans leur conduite, ou les prestiges de la fortune, sont, pour eux, comme des gardes qui empêchent les critiques de pénétrer jusqu’à leur intime existence. Ils ressemblent aux rois, dont la véritable taille, le caractère et les mœurs ne peuvent jamais être bien connus ou appréciés, parce qu’ils sont vus de trop loin ou de trop près. Ces personnages à mérite factice interrogent au lieu de parler, ont l’art de mettre les autres en scène pour éviter de poser devant eux ; par une heureuse adresse, ils tirent le fil de toutes vos passions, de vos intérêts ; et, se jouant ainsi des hommes qui leur sont réellement supérieurs, ils en font des marionnettes, ils obtiennent le triomphe naturel de la pensée, une et fixe, sur la variété, sur la rapidité de la pensée. Aussi, pour juger ces grands politiques vides, pour peser ces valeurs négatives, l’observateur doit-il avoir un esprit plus subtil que supérieur, plutôt de la patience que de la portée dans la vue, plus de finesse et de tact que d’élévation et de grandeur dans les idées.

Cependant, si ces usurpateurs ont l’habileté de défendre leurs côtés faibles et de paraître redoutables au milieu du monde, il leur est bien difficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs enfans ou l’ami de la maison ; mais presque toujours ces personnes leur gardent religieusement le secret sur une chose qui touche en quelque sorte à l’honneur commun, et souvent elles les aident même à en imposer au monde.

Il y a donc beaucoup de niais qui passent pour des hommes supérieurs, grâce à ces conspirations domestiques ; mais ils compensent le nombre d’hommes supérieurs qui passent pour des niais, en sorte que l’état social a toujours la même masse de capacités apparentes.

Si vous songez maintenant au rôle que doit jouer une femme d’esprit et de sentiment, sans cesse en présence d’un mari de cette trempe, n’apercevrez-vous pas des existences pleines de douleurs et de dévouement dont rien ici-bas ne saurait récompenser des cœurs pleins d’amour et de délicatesse ?

S’il se rencontre une femme forte dans cette terrible situation, elle en sort par un crime, comme fit Catherine ii, si abusivement nommé la Grande, mais comme toutes les femmes ne sont pas assises sur un trône, elles se vouent, la plupart, à des malheurs domestiques qui, pour être obscurs, n’en sont pas moins terribles. Beaucoup finissent par vouloir ici-bas des consolations immédiates aux maux qu’elles souffrent, et souvent elles ne font que changer de peines lorsqu’elles veulent rester fidèles à leurs devoirs. Ces réflexions sont toutes applicables à l’histoire secrète de Julie.

Tant que Napoléon resta debout, le comte d’Aiglemont, colonel comme tant d’autres, bon officier d’ordonnance, intrépide à remplir une mission dangereuse, mais incapable d’un commandement de quelque importance, n’excita nulle envie, passa pour un des braves que favorisait l’Empereur, et fut ce que les militaires nomment vulgairement un bon enfant. La restauration lui ayant rendu le titre de marquis et des biens considérables, il suivit les Bourbons à Gand. Cet acte de logique et de fidélité fit mentir l’horoscope que jadis son beau-père lui avait tiré, en disant qu’il mourrait colonel ; au second retour, il fut nommé lieutenant-général.

Redevenu marquis, M. d’Aiglemont eut l’ambition d’arriver à la pairie. Alors il adopta les maximes et la politique du Conservateur, s’enveloppa d’une dissimulation qui ne cachait rien, devint grave, interrogateur, peu parleur ; il passa pour un homme très-profond. Retranché sans cesse dans les formes de la politesse, muni de formules, retenant et prodiguant les phrases toutes faites qui se frappent régulièrement à Paris pour payer les sots en petite monnaie, il fut réputé homme de goût et de savoir. Entêté dans ses opinions aristocratiques, il fut cité comme ayant un beau caractère. Si, par hasard, il devenait insouciant et gai comme il l’était jadis, l’insignifiance et la niaiserie de ses propos avaient une valeur diplomatique.

— Oh ! il ne dit que ce qu’il veut dire !… pensaient de très-honnêtes gens.

Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts. Sa bravoure lui donnait une haute réputation militaire que rien ne démentait, parce qu’il n’avait jamais commandé en chef. Sa figure mâle et noble exprimait des pensées larges, et sa physionomie n’était une imposture que pour sa femme. En entendant tout le monde rendre justice à ses talens postiches, le marquis d’Aiglemont finit par se persuader à lui-même qu’il était un des hommes les plus remarquables de la cour, où, grâce à ses dehors, il sut plaire, et où l’on crut de lui tout ce qu’il en croyait lui-même.

Mais, devenant modeste au logis, il y sentait instinctivement la supériorité de sa femme, toute jeune qu’elle fût ; et, de ce respect involontaire qu’il lui portait, naquit un pouvoir occulte dont la marquise se trouva forcément investie, malgré tous ses efforts pour en repousser le fardeau. Conseil de son mari, elle en dirigeait les actions et la fortune. Cette influence contre nature était pour elle une espèce d’humiliation et la source de bien des peines qu’elle ensevelissait dans son cœur.

D’abord, elle avait assez le sentiment de la femme pour comprendre qu’il est bien plus beau d’obéir à un homme de talent que de conduire un sot, et qu’une femme obligée de penser et d’agir en homme n’est plus ni femme ni homme, abdique toutes les grâces de son sexe en en perdant les malheurs, et n’acquiert aucun des priviléges dont nos mœurs et nos lois ont doté les plus forts.

Puis, il y avait une bien amère dérision au fond de son existence. N’était-elle pas obligée d’honorer une idole creuse, de protéger elle-même un homme qui, pour salaire d’un dévouement de toutes les heures, lui jetait l’amour égoïste d’un mari ; ne voyait en elle que la femme ; ne daignait pas, ou ne savait pas, injure tout aussi profonde, s’inquiéter de ses plaisirs, ni d’où venaient et sa tristesse et son dépérissement ? Comme la plupart des maris, il plaignait sa femme, tout en l’accusant de faiblesse. Il demandait compte au sort ou au hasard de lui avoir donné pour épouse une jeune fille maladive ; et, s’il y avait une victime, c’était lui. La marquise, chargée de tous les malheurs, de toutes les difficultés de cette triste existence, devait sourire encore à son maître imbécille, parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le bonheur sur un visage pâli par de secrets supplices.

Cette responsabilité d’honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement à la jeune marquise une dignité d’épouse, une conscience de vertu qui lui servirent de sauvegarde contre les dangers du monde. Puis, pour sonder le cœur humain à fond, peut-être le malheur intime et caché par lequel son premier, son naïf amour de jeune fille était couronné, lui faisait-il prendre en horreur les passions ; peut-être, n’en concevait-elle pas le bonheur, l’entraînement et les enivrantes espérances qui font méconnaître à certaines femmes les lois de sagesse, les principes de vertu sur lesquels la société repose.

Oubliant comme un songe les douceurs et la tendre harmonie que la vieille expérience de madame de Belorgey lui avait promises, elle attendait avec résignation la fin de ses peines en espérant mourir jeune. Depuis son retour de Touraine, sa santé s’était chaque jour affaiblie, et la vie semblait lui être mesurée par la souffrance, souffrance élégante d’ailleurs, maladie presque voluptueuse en apparence, et qui pouvait passer, aux yeux de bien des gens, pour une fantaisie de petite maîtresse.

Les médecins avaient condamné la marquise à rester couchée sur un divan ; elle s’y étiolait au milieu des fleurs dont elle était entourée, et qui se fanaient comme elle. Sa faiblesse lui interdisait la marche et le grand air ; elle ne sortait que dans une voiture fermée. Sans cesse environnée de toutes les merveilles de notre luxe et de notre industrie modernes, elle ressemblait moins à une malade qu’à une reine indolente.

Quelques amis, amoureux peut-être de son malheur et de sa faiblesse, sûrs de toujours la trouver chez elle, et spéculant sans doute aussi sur sa bonne santé future, venaient lui apporter les nouvelles, l’instruire des mille petits événemens qui rendent à Paris l’existence si variée. Sa mélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie de l’opulence, une richesse misérable, une belle fleur rongée par un insecte noir.

Si, parfois, elle allait dans le monde, c’était pour obéir aux exigences de la position à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection de son chant pouvaient lui permettre d’y recueillir des applaudissemens dont une jeune femme est presque toujours flattée ; mais, pour elle, ses succès dans le monde étaient vides : elle ne les rapportait à aucune espérance, à aucun sentiment… Son mari n’aimait pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujours gênée dans les salons où sa beauté lui attirait tous les regards. Sa situation excitait une sorte de compassion cruelle, une curiosité triste. Elle était atteinte d’une inflammation assez ordinairement mortelle, dont les femmes parlent en secret, et à laquelle notre néologisme n’a pas encore su trouver de nom ; or, malgré le silence au sein duquel sa vie s’écoulait, sa souffrance n’était un secret pour personne ; et, toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindres regards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter de rougir, n’apparaissait-elle jamais que riante, gaie, belle, affectant une fausse joie, se trouvant toujours bien, et prévenant les questions sur sa santé par de pudiques mensonges.

Cependant, en 1817, un événement contribua beaucoup à modifier l’état déplorable dans lequel Julie avait été plongée jusqu’alors. Elle eut une fille ; elle voulut la nourrir ; et, pendant deux années, les distractions vives et les plaisirs que donnent les soins maternels, la sollicitude qu’ils exigent, lui firent une vie moins malheureuse. Elle se sépara nécessairement de son mari ; les médecins lui pronostiquèrent une meilleure santé ; mais la marquise ne voulut pas croire à ces présages hypothétiques ; et, comme toutes les personnes pour lesquelles la vie n’a point de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort un heureux dénoûment.

Au commencement de l’année 1819, la vie lui fut plus cruelle que jamais ; car, au moment où elle s’applaudissait du bonheur négatif qu’elle avait su conquérir, elle entrevit d’effroyables abîmes. Victor s’était, par degrés, déshabitué d’elle, et ce refroidissement d’une affection déjà si tiède et peut-être égoïste, pouvait amener plus d’un malheur que son tact fin et sa prudence lui faisaient prévoir. Quoiqu’elle fût certaine de conserver un grand empire sur son mari, et d’en avoir obtenu pour toujours l’estime, elle craignait l’influence des passions sur un homme aussi nul, aussi vaniteusement irréfléchi.

Souvent ses amis la surprenaient livrée à de longues méditations, et les moins clairvoyans lui en demandaient le secret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait ne songer qu’à des frivolités. Il y a presque toujours un sens profond dans les pensées d’une mère de famille : le malheur, nous mène à la rêverie, aussi bien que le bonheur vrai.

Parfois, en jouant avec sa fille, Julie la regardait d’un œil sombre, et cessait de répondre à ces interrogations enfantines qui font tant de plaisir aux mères, pour demander compte à sa destinée du présent et de l’avenir ; alors, ses yeux se mouillaient de larmes, quand soudain un cruel souvenir lui rappelait la scène de la revue aux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père retentissaient derechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d’en avoir méconnu la sagesse : de cette désobéissance folle, venaient tous ses malheurs, et souvent elle ne savait, entre tous, lequel était le plus rude.

Non-seulement les doux trésors de son âme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamais parvenir à se faire comprendre de son mari, même dans les choses les plus ordinaires de la vie. Puis, elle sentait la faculté d’aimer, toujours aussi forte, aussi active en elle que jadis ; et l’amour permis, l’amour conjugal, s’était évanoui sous la souffrance et dans la pitié. Elle avait pour son mari cette compassion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous les sentimens. Enfin, ses conversations avec quelques amis, les exemples, et certaines aventures du grand monde, lui apprenaient que sa vie n’aurait pas dû s’écouler ainsi, qu’il y avait un bonheur à goûter ; et Julie devinait, par toutes les blessures qu’elle avait reçues, les plaisirs profonds et purs qui unissent si parfaitement les âmes fraternelles.

Dans le tableau que sa mémoire lui faisait du passé, la figure candide de sir Arthur se dessinait toujours plus pure et plus belle, mais rapidement ; elle n’osait s’arrêter à ce souvenir : le silencieux et timide amour du jeune Anglais était le seul événement qui eût laissé des vestiges dans ce cœur sombre et solitaire. Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortés, qui chaque jour attristaient davantage l’esprit de Julie, se reportaient-ils, par un jeu naturel de l’imagination, sur cet homme, dont les manières, les sentimens et le caractère paraissaient lui offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cette pensée avait toujours l’apparence d’un songe, d’un caprice : c’était un rêve impossible, toujours clos par des soupirs ; et Julie se réveillait plus malheureuse, sentant encore mieux ses douleurs latentes après les avoir endormies sous les ailes d’un bonheur imaginaire.

Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folie et d’audace ; elle voulait des plaisirs à tout prix ; mais plus souvent elle restait en proie à je ne sais quel engourdissement stupide ; elle écoutait sans comprendre, ou elle avait des pensées si vagues, si indécises, qu’elle n’eût pas trouvé de langage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés, dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle était obligée de dévorer ses larmes, car à qui se serait-elle plaint ? de qui pouvait-elle être entendue ? Puis, elle avait cette extrême délicatesse, si belle chez les femmes, cette ravissante pudeur de sentiment, qui consiste à taire une plainte inutile, à ne pas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier le vainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, ses propres vertus à son mari ; elle se vantait de goûter un bonheur qu’elle n’avait pas, et toute sa finesse de femme était employée en pure perte à des ménagemens ignorés de celui-là même dont ils perpétuaient le despotisme. Par momens, elle était ivre de malheur, et sans idée, sans frein ; mais heureusement, une piété vraie la ramenait à une espérance suprême ; elle se réfugiait dans la vie future, et cette admirable croyance lui faisait accepter de nouveau sa tâche douloureuse. Ces combats si terribles, ces déchiremens intérieurs, ces longues mélancolies étaient inconnus, sans gloire ; nulle créature ne recueillait les regards ternes, les larmes amères jetés par Julie au hasard et dans la solitude.

Les dangers de la situation critique à laquelle la marquise était insensiblement arrivée par la force des circonstances, se révélèrent à elle dans toute leur gravité pendant une soirée du mois de janvier 1820.

Quand deux époux se connaissent parfaitement, qu’ils ont pris une longue habitude d’eux-mêmes, que la femme, sachant interpréter les moindres gestes de son mari, s’occupe à pénétrer les sentimens ou les choses qu’il lui cache, alors des lumières soudaines éclatent souvent après des réflexions ou des remarques précédentes, dues au hasard, ou primitivement faites avec insouciance. Une femme se réveille souvent tout à coup sur le bord ou au fond d’un abîme.

Ainsi, la marquise, heureuse d’être seule depuis quelques jours, devina le secret de sa solitude.

Inconstant ou lassé, généreux ou plein de pitié pour elle, son mari ne lui appartenait plus.

En ce moment, elle ne pensa plus à elle, à ses souffrances, à ses sacrifices : elle ne fut plus que mère, elle ne vit plus que la fortune, l’avenir, le bonheur de sa fille — sa fille, le seul être d’où lui vint quelque félicité, son Hélène, seul lien qui l’attachât à la vie !… Maintenant, Julie voulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyable sous lequel une marâtre pouvait étouffer la vie de cette chère créature.

À cette sinistre prévision de l’avenir, elle tomba dans une de ces méditations ardentes qui dévorent des années entières d’existence. Entre elle et son mari, désormais, il devait se trouver tout un monde de pensées dont elle seule porterait le poids ; jusqu’alors, sûre d’être aimée autant que Victor pouvait aimer, elle s’était dévouée à un bonheur qu’elle ne partageait pas ; mais aujourd’hui, n’ayant plus la satisfaction de savoir que ses larmes faisaient la joie de son mari, seule dans le monde, elle n’avait plus que le choix des malheurs. Au milieu du profond désespoir, du découragement sans bornes où elle était, dans le calme et le silence de la nuit, au moment où, quittant le divan sur lequel elle avait gémi près d’un feu presque éteint, elle allait contempler sa fille d’un œil sec, et à la lueur d’une lampe, son mari rentra.

Le marquis était gai ; il baisa sa fille au front quand Julie lui eut fait admirer le sommeil de cette charmante enfant ; mais il accueillit l’enthousiasme de sa femme par une phrase banale.

— À cet âge, dit-il, tous les enfans sont gentils !…

Puis il baissa les rideaux du berceau, regarda Julie, et, lui prenant la main, il l’amena près de lui sur ce divan, où tant de fatales pensées venaient de surgir.

— Vous êtes bien belle ce soir, madame d’Aiglemont !… s’écria-t-il avec cette gaîté fausse et insupportable dont la marquise connaissait tout le vide.

— Où avez-vous passé la soirée ? lui demanda-t-elle en feignant une profonde indifférence.

— Chez madame de Roulay…

Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait le transparent avec attention. Il ne voyait même pas les traces des larmes versées par sa femme. Julie frissonna. Le langage ne suffirait pas à exprimer le torrent de pensées qui s’échappa de son cœur.

— Madame de Roulay donne un concert lundi prochain. Elle se meurt d’envie de t’avoir. Il suffit que depuis long-temps tu n’aies paru dans le monde pour qu’elle désire te voir chez elle. C’est une bonne femme ! Elle t’aime beaucoup. Tu me ferais plaisir d’y venir. J’ai presque répondu de toi…

— J’irai… répondit Julie.

Le son de la voix, l’accent et le regard de la marquise eurent quelque chose de si pénétrant, de si particulier, que, malgré son insouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement.

Ce fut tout.

Julie avait deviné que madame de Roulay possédait le cœur de son mari.

Elle resta plongée dans une rêverie engourdissante, regardant le feu, muette, immobile. Victor faisait tourner l’écran dans ses doigts, avec l’air ennuyé d’un homme qui a été heureux ailleurs, et qui se trouve, chez lui, presque las de son bonheur. Après un ou deux baillemens, il prit un flambeau d’une main, et de l’autre alla chercher languissamment le cou de sa femme, et voulut l’embrasser ; mais Julie se baissa, lui présenta son front, et y reçut le baiser du soir, ce baiser machinal, sans amour, espèce de grimace qu’alors elle trouva odieuse.

Quand Victor eut fermé la porte, la marquise tomba sur son siége ; ses jambes chancelaient ; elle fondit en larmes.

Il faut avoir subi le supplice de quelque scène analogue pour comprendre tout ce que celle-ci cache de douleurs, et pour deviner les longs et terribles drames dont elle est le principe. Ces simples et niaises paroles, ces silences entre les deux époux, les gestes, les regards, la manière dont le marquis s’était assis devant le feu, l’attitude qu’il eut en cherchant à baiser le cou de sa femme, tout avait servi à faire, de cette heure, le plus tragique dénoûment de la vie solitaire et douloureuse menée par Julie.

Dans sa folie, elle se mit à genoux devant son divan, y plongea son visage comme pour ne rien voir, et pria Dieu, donnant aux paroles habituelles de son oraison un accent intime et une signification nouvelle qui eussent déchiré le cœur de son mari, s’il l’eût entendue.

Elle demeura pendant huit jours préoccupée de son avenir, plongée dans son malheur, l’étudiant, et cherchant à elle seule les moyens de ne pas mentir à son cœur, de regagner son empire sur le marquis, et de vivre assez pour veiller au bonheur de sa fille.

Alors elle résolut de lutter avec sa rivale, de reparaître dans le monde, d’y briller ; de feindre pour son mari un amour qu’elle ne pouvait plus éprouver, de le séduire ; et lorsqu’elle l’aurait soumis par ses artifices à son pouvoir, d’être coquette avec lui comme le sont ces capricieuses maîtresses qui se font un plaisir de tourmenter leurs amans. Ce manége odieux était le seul remède possible à ses maux. Ainsi, elle deviendrait maîtresse de ses souffrances, elle les ordonnerait, elle s’y soumettrait selon son bon plaisir ; puis, elle les rendrait plus rares tout en subjuguant son mari, tout en le domptant sous un despotisme terrible. Elle n’eut plus aucun remords de lui imposer une vie difficile.

D’un seul bond, elle s’élança dans les froids calculs de l’indifférence ; et, pour sauver sa fille, elle devina par une seule pensée les perfidies, les mensonges des créatures qui n’aiment pas, les tromperies de la coquetterie, et toutes les ruses atroces qui nous font haïr si profondément une femme quand nous lui découvrons tant de corruption innée. À l’insu de Julie, sa vanité féminine, son intérêt, et un vague désir de vengeance, s’accordèrent avec son amour maternel pour la faire entrer dans une voie mauvaise, où de nouvelles douleurs l’attendaient. Mais elle avait l’âme trop belle, l’esprit trop délicat et surtout trop de franchise pour être long-temps complice de ces fraudes. Habituée à lire tout en elle-même au premier pas dans le vice, car ceci était du vice, sa conscience devait parler plus haut que ses passions et que ses intérêts ; car, chez une jeune femme dont le cœur est encore pur, et où l’amour est resté vierge, le sentiment de la maternité même est soumis à la voix de la pudeur ; la pudeur est toute la femme.

Néanmoins, Julie, n’apercevant aucun danger, aucune faute dans sa nouvelle vie, apparut chez madame de Roulay. Sa rivale comptait voir une femme pâle et languissante ; la marquise avait mis du rouge ; elle se présenta dans tout l’éclat d’une parure élégante qui rehaussait encore sa beauté.

Madame de Roulay était une de ces femmes qui prétendent exercer à Paris une sorte d’empire sur la mode et sur le monde ; elle dictait des arrêts, qui, reçus dans le petit cercle où elle régnait, lui semblaient universellement adoptés ; elle avait la prétention de faire des mots ; elle était souverainement jugeuse ; littérature, politique, hommes et femmes, tout subissait sa censure, et elle défiait celle des autres. Sa maison était en tout un modèle de bon goût.

Au milieu de ces salons remplis de femmes élégantes, de belles femmes, Julie triompha de madame de Roulay. Spirituelle, vive, sémillante, elle eut autour d’elle les hommes les plus distingués de l’assemblée. Pour le désespoir des femmes, sa toilette était irréprochable ; et toutes la lui envièrent. La coupe de la robe, la forme de corsage avaient une grâce inconnue ; Julie en avait commandé, pour elle seule, l’étoffe à Lyon, et fait détruire le dessin.

Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanter la cavatine de Tancredi, les hommes accoururent de tous les salons pour entendre cette célèbre voix, muette depuis si long-temps. Un profond silence régna. La marquise éprouva une vive émotion en voyant toutes les têtes pressées aux portes, et tous les regards attachés sur elle. Cherchant son mari, elle lui lança une œillade pleine de feu, d’intelligence, et vit avec plaisir qu’en ce moment son amour-propre était extraordinairement flatté.

Toute heureuse de ce triomphe, elle ravit l’assemblée dans la première partie du morceau ; jamais ni la Malibran, ni la Pasta, n’avaient fait entendre des chants aussi parfaits de sentiment et d’intonation ; mais, au moment de la reprise, elle aperçut, en regardant au hasard dans les groupes, les yeux de sir Arthur, dont le regard fixe la dévorait et ne la quittait pas. Elle tressaillit vivement, et sa voix s’altéra.

Madame de Roulay s’élança de sa place vers la marquise.

— Qu’avez-vous ?… ma chère ?… Oh ! pauvre petite… Elle est si souffrante !… Je tremblais en lui voyant entreprendre une chose au-dessus de ses forces…

La cavatine fut interrompue ; Julie dépitée ne se sentit pas la force de continuer ; elle subit la compassion perfide de sa rivale ; toutes les femmes chuchottèrent ; et, à force de discuter cet incident, elles devinèrent la lutte qui s’était établie entre la marquise et madame de Roulay, qu’elles n’épargnèrent pas dans leurs médisances.

Les bizarres pressentimens qui avaient si souvent agité Julie, se trouvaient tout à coup réalisés. En s’occupant de lord Arthur, elle s’était complu à croire qu’un homme en apparence aussi doux, aussi délicat, devait être resté fidèle à son premier amour ; et, parfois, elle avait pensé qu’elle était l’objet de cette belle passion, la passion pure et vraie d’un homme jeune, dont toutes les pensées appartiennent à celle qu’il aime, dont tous les momens lui sont consacrés, qui n’a point de détours, qui rougit de ce qui fait rougir une femme, qui pense comme une femme, ne lui donne point de rivales et se livre à elle sans songer à l’ambition, à la gloire ou à la fortune. Elle avait rêvé tout cela de lord Arthur, par folie, par distraction ; et, tout à coup, elle crut voir ce rêve accompli. Elle lut sur le visage presque féminin du lord anglais, les pensées profondes, les mélancolies douces, les résignations douloureuses dont elle était elle-même victime. Elle se reconnut en lui. Le malheur et la mélancolie sont les interprètes les plus éloquens de l’amour, et correspondent entre deux êtres souffrans avec une incroyable rapidité. La vue intime et l’intus-susception des choses et des idées sont chez eux complètes et justes. Aussi la violence du choc que reçut la marquise, lui révéla tous les dangers de l’avenir. Trop heureuse de trouver le prétexte de son trouble dans son état habituel de souffrance, elle se laissa accabler sous l’ingénieuse pitié de madame de Roulay.

L’interruption de la cavatine était un événement dont plusieurs personnes s’entretenaient assez diversement : les unes déploraient le sort de Julie, et se plaignaient de ce qu’une femme aussi remarquable fût perdue pour le monde ; les autres voulaient savoir la cause de ses souffrances et de la solitude dans laquelle elle vivait.

— Hé bien ! mon cher Flesselles, disait le marquis à l’un de ses amis, tu enviais mon bonheur en voyant madame d’Aiglemont, et tu me reprochais de lui être infidèle ?… Va, tu trouverais mon sort bien peu désirable, si tu restais comme moi en présence d’une jolie femme pendant une ou deux années, sans oser lui baiser la main, de peur de la lui briser. Il y a de ces bijoux délicats qui ne sont bons qu’à mettre sous verre, parce qu’il faut trop les respecter à cause de leur fragilité, de leur grâce ou de leur cherté… Sors-tu souvent ton beau cheval pour lequel tu crains, m’a-t-on dit, les averses et la neige ?… Voilà mon histoire… Il est vrai que je suis sûr de la vertu de ma femme ; mais mon mariage est une chose de luxe. Si tu me crois marié, tu te trompes fort ; et, certainement, mes infidélités, sont très-légitimes… Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place ?… Il y a bien des hommes qui auraient moins de ménagemens que moi. Je suis sûr, ajouta-t-il à voix basse, que ma femme ne se doute de rien… Aussi je ne me plains pas, je suis très-heureux… Seulement, il n’y a rien de plus ennuyeux pour un homme sensible que de voir souffrir une pauvre créature à laquelle on est attaché…

— Tu as beaucoup de sensibilité, répondit M. de Flesselles, car tu es rarement chez toi…

Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs ; mais lord Arthur resta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris la gravité pour base de son caractère. Le lord, interprétant peut-être en faveur de son amour, les étranges paroles du mari, attendit avec patience le moment où il pourrait se trouver seul avec le marquis d’Aiglemont, et quand l’occasion s’en présenta.

— Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infinie l’état de madame la marquise, et si vous saviez que, faute d’un régime particulier, elle doit mourir misérablement, je pense que vous ne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si je vous parle ainsi, j’y suis en quelque sorte autorisé par la certitude que j’ai de sauver madame d’Aiglemont, et de la rendre à la vie et au bonheur. Il est peu naturel qu’un homme de mon rang soit médecin, mais cela est ainsi. Or, je m’ennuie assez pour qu’il me soit indifférent de dépenser mon temps et mes voyages au profit d’un être souffrant, au lieu de satisfaire de sottes fantaisies. Les guérisons de ces sortes de malades ne sont rares que parce qu’elles exigent beaucoup de soins, de temps et de patience ; il faut surtout être riche ; il faut voyager, suivre scrupuleusement des prescriptions qui varient chaque jour, et qui n’ont rien de désagréable. Nous sommes tous deux riches et gentilshommes ; rien ne s’oppose à ce que notre entreprise soit couronnée par un succès complet. Si cette proposition vous sourit, je vous préviens que vous pouvez l’accepter sans crainte, car vous serez à tout moment le juge de ma conduite ; je n’entreprendrai rien sans vous avoir pour guide, pour conseil et surveillant.

— Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu’il n’y a guère qu’un Anglais qui puisse faire une semblable proposition… Permettez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l’accueillir ; j’y songerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme…

En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l’air de Sémiramide, son regina, son guerriera. Des applaudissemens unanimes, mais des applaudissemens sourds, pour ainsi dire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain, témoignèrent de l’enthousiasme qu’elle excita.

Lorsque M. d’Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vit avec une sorte de plaisir douloureux le prompt succès de ses tentatives… Son mari, réveillé par le rôle qu’elle venait de jouer, voulut l’honorer d’une fantaisie, et la prit en goût, comme il eût fait d’une actrice. Julie trouva plaisant d’être traitée ainsi, elle vertueuse et mariée ; elle essaya de jouer avec son pouvoir ; et dans cette première lutte, sa bonté la fit succomber une dernière fois, mais ce fut la plus terrible de toutes les leçons que le sort lui gardait.

Vers deux ou trois heures du matin, Julie était sur son séant, sombre et rêveuse dans le lit conjugal ; une lampe à lueur incertaine éclairait faiblement la chambre ; le silence le plus profond y régnait ; et, depuis une heure environ, la marquise livrée à de poignans remords, versait des larmes dont il serait difficile de faire comprendre l’amertume. Il fallait avoir l’âme de Julie pour voir, comme elle, l’horreur d’une caresse calculée, tout ce qu’il y a de sinistre dans un baiser froid ; espèce de prière à laquelle on ne croit plus, apostasie du cœur jointe à une sorte de prostitution. Elle se mésestimait elle-même, elle maudissait le mariage, elle aurait voulu être morte ; et, sans un cri jeté par sa fille, elle se serait peut-être précipitée par la fenêtre, sur le pavé… M. d’Aiglemont dormait paisiblement près d’elle, sans être réveillé par les larmes chaudes que sa femme laissa tomber sur lui.

Le lendemain, Julie sut être gaie. Elle trouva des forces pour paraître heureuse, et cacher, non plus sa mélancolie, mais une invincible horreur. De ce jour, elle ne se regarda plus comme une femme irréprochable ; elle s’était menti à elle-même, et dès-lors elle était capable d’une dissimulation sans bornes, d’une profondeur étonnante dans le crime. Son mariage était cause de cette perversité à priori, sans motif, et qui ne s’exerçait encore sur rien. Elle s’était déjà demandée pourquoi elle résisterait à lord Arthur, à un amant aimé, puisqu’elle se donnait, contre son cœur et contre le vœu de la nature, à un mari qu’elle n’aimait pas. Toutes les fautes et les crimes peut-être, ont pour principe un mauvais raisonnement ou quelque excès d’égoïsme. La marquise oubliait que la société ne peut exister que par nos sacrifices, et que les malheureux sans pain, obligés de respecter la propriété, ne sont pas moins à plaindre que les femmes quand elles sont blessées dans ce qu’elles ont de plus cher.

Quelques jours après cette scène, dont le lit conjugal garda les secrets, M. d’Aiglemont présenta lord Grenville à sa femme. Julie reçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sa dissimulation. Elle imposa silence à son cœur, elle voila ses regards, elle donna de la fermeté à sa voix ; et, lorsque l’espoir d’une prompte guérison lui eut souri, que les paroles et les manières du jeune Anglais lui permirent de croire qu’elle n’aurait à redouter aucune séduction, elle n’opposa point de résistance à la volonté de M. d’Aiglemont, et tous trois partirent pour les eaux d’Aix.

§ IV. — LA DÉCLARATION.

Moncontour, ancien manoir, situé sur un de ces blonds rochers, au bas desquels passe la Loire, non loin de l’endroit où Julie s’était arrêtée en 1814, est un de ces petits châteaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles, sculptés, brodés comme une dentelle de Malines ; un de ces châteaux mignons, pimpans qui se mirent dans les eaux du fleuve, avec leurs bouquets de mûriers, leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades à jour, leurs caves en rocher, leurs festons de lierre échevelés, leurs escarpemens et leur gaieté. Les toits de Moncontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. Il y a mille vestiges de l’Espagne dans cette ravissante habitation : les genêts d’or, les fleurs à clochettes embaument les airs ; l’air vous caresse ; la terre sourit partout, et partout de douces magies enveloppent l’âme, la rendent paresseuse, amoureuse, l’amollissent et la bercent.

Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille les passions. Il y a de la passion dans le ciel pur, dans les eaux scintillantes… Là, meurt plus d’une ambition, là vous vous couchez au sein d’un tranquille bonheur comme le soleil, chaque soir, dans ses langes de pourpre et d’azur.

Par une douce soirée du mois d’août, en 1821, deux personnes gravissaient les chemins pierreux qui découpent les rochers sur lesquels est assis le château, et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer sans doute les points de vue multipliés qu’on y découvre.

Ces deux personnes étaient Julie et lord Grenville ; mais c’était une Julie toute nouvelle. La marquise avait un teint frais, de vives couleurs, les couleurs de la santé. Ses yeux, vivifiés, par le bonheur, par une force secrète, puissance de vie féconde, étincelaient à travers une humide vapeur, semblable à celle qui donne aux regards des enfans d’irrésistibles attraits. Elle souriait ; elle était heureuse de vivre ; elle vivait ; elle concevait la vie ; elle marchait gaiement ; et à la manière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile de voir que nulle souffrance n’allourdissait, comme autrefois, ses moindres mouvemens, n’allanguissait ni ses regards, ni ses paroles, ni ses gestes. Sous l’ombrelle de soie blanche qui la garantissait des chauds rayons du soleil, elle ressemblait à une jeune mariée sous son voile, à une vierge prête à se livrer aux enchantemens de l’amour.

Arthur la conduisait avec un soin d’amant. Il la guidait comme on guide un enfant, la mettant dans le meilleur chemin, lui faisant éviter les pierres, lui montrant une échappée de vue, ou l’amenant devant une fleur, toujours mu par un sentiment perpétuel de bonté, par une intention délicate, une connaissance intime du bien-être de cette femme, sentimens qui semblaient être innés en lui, autant et plus peut-être que le mouvement nécessaire à sa propre vie. Ils marchaient du même pas, sans être étonnés d’un accord qui paraissait avoir existé dès le premier jour où ils marchèrent ensemble… Ils obéissaient à une même volonté, s’arrêtaient, impressionnés par une même sensation ; et leurs regards, leurs paroles correspondaient à des pensées mutuelles.

Parvenus tous deux en haut d’une vigne, ils s’assirent sur une de ces longues pierres blanches que l’on extrait continuellement des caves pratiquées dans le rocher ; et, en s’asseyant, Julie s’écria :

— Oh ! le beau pays !… C’est ici qu’il faut vivre !…

— Victor !… cria-t-elle, venez donc !… venez donc !…

M. d’Aiglemont répondit d’en-bas par un cri de chasseur, mais sans hâter sa marche ; seulement, il regardait sa femme de temps à autre, lorsque les sinuosités du sentier le lui permettaient.

Julie aspira l’air avec plaisir en levant la tête et en jetant à sir Arthur un de ces coup-d’œil fins, qui disent tout ce que les femmes pensent.

— Oh ! s’écria-t-elle, je voudrais rester toujours ici !… Peut-on jamais se lasser de voir cette belle vallée ? Savez-vous le nom de cette jolie rivière ?…

— C’est la Cise !…

— La Cise !… répéta-t-elle.

— Et là-bas ? devant nous ?… Qu’est-ce ?…

— Ce sont les côteaux du Cher, dit-il.

— Et sur la droite… Ah ! c’est Tours !… Oh ! voyez donc quel effet produisent les clochers de la cathédrale dans le lointain !…

Puis, elle resta muette, et laissa tomber la main qu’elle avait étendue du côté de la ville, sur la main d’Arthur. Tous deux silencieux contemplèrent le paysage et les beautés de cette nature harmonieuse. Le murmure des eaux, la pureté de l’air et du ciel, tout s’accordait avec les pensées qui vinrent en foule dans leurs cœurs aimans et jeunes.

— Oh ! mon Dieu ! que j’aime ce pays ! répéta Julie avec un enthousiasme croissant et naïf.

— Vous l’avez habité long-temps ?… reprit-elle. À ces mots, lord Grenville tressaillit.

— C’est là, répondit-il avec mélancolie, en montrant un bouquet de noyers sur la route ; là, que je vous vis pour la première fois…

— Oui, mais j’étais déjà bien triste ; cette nature me sembla sauvage, et maintenant…

Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regarder.

— C’est à vous, dit enfin Julie, après un long silence, que je dois ce plaisir… Il faut être vivante pour éprouver les joies de la vie, et, jusqu’à présent, j’ai été morte à tout bonheur. Vous m’avez donné plus que la santé, vous m’avez appris à en sentir toute la valeur…

Les femmes ont un art merveilleux pour exprimer leurs sentimens, sans employer des paroles trop vives ; leur éloquence est surtout dans l’accent, dans le geste, l’attitude et les regards.

Lord Grenville se cacha la tête dans ses mains, car des larmes roulaient dans ses yeux. Ce remercîment était le premier que Julie lui eût adressé depuis leur départ de Paris.

Pendant une année entière, il avait soigné la marquise avec le dévoûment le plus entier. Secondé par M. d’Aiglemont, il l’avait conduite aux eaux d’Aix ; puis, sur les bords de la mer à La Rochelle. Épiant à toute heure, à tout moment, les changemens que ses savantes et simples prescriptions produisaient sur la constitution délabrée de Julie, il l’avait cultivée comme une fleur rare peut l’être par un horticulteur passionné. La marquise avait reçu ces soins intelligens avec tout l’égoïsme d’une Parisienne habituée aux hommages, ou avec l’insouciance d’une courtisane qui ne sait, ni le prix des choses, ni la valeur des hommes, et qui les prise au degré d’utilité dont ils lui sont.

L’influence exercée sur l’âme par les lieux, est une chose digne de remarque. Si la mélancolie nous gagne infailliblement lorsque nous sommes au bord des eaux, une autre loi de notre nature impressible fait que, sur les montagnes, nos sentimens s’épurent, et la passion y gagne en profondeur ce qu’elle paraît perdre de vivacité. L’aspect du vaste bassin de la Loire, et l’élévation de la jolie colline où les deux amans s’étaient assis, causaient peut-être le calme délicieux dans lequel ils savourèrent d’abord un bonheur inconnu, celui de deviner toute la passion cachée par des paroles insignifiantes en apparence.

Au moment où Julie acheva la phrase dont milord Grenville avait été si vivement ému, une brise caressante agita la cime des arbres, répandit la fraîcheur des eaux dans l’air, et les nuages ayant couvert le soleil, des ombres molles et douces permirent d’apercevoir toutes les beautés de cette splendide nature.

Julie détourna la tête pour dérober à son sauveur la vue des larmes qu’elle réussit à retenir et à sécher dans ses yeux, car l’attendrissement d’Arthur l’avait promptement gagnée. Elle n’osa pas le regarder, car il aurait lu trop de bonheur sur sa physionomie ; et, par un instinct de femme, elle sentait qu’à cette heure dangereuse elle devait ensevelir son amour au fond de son cœur. Cependant le silence pouvait être redoutable ; alors Julie, s’apercevant que lord Grenville était hors d’état de prononcer une parole, continua d’une voix douce :

— Vous êtes touché de ce que je vous ai dit, milord. Peut-être cette vive expansion est-elle un reproche indirect, et tout à la fois le repentir d’une âme aussi gracieuse et bonne que l’est la vôtre… Vous m’aurez crue ingrate en me trouvant constamment froide et réservée, ou mocqueuse et insensible pendant ce voyage qui, heureusement, va se terminer bientôt… Je n’aurais pas été digne de recevoir vos soins si je ne les avais pas appréciés… Milord, je n’ai rien oublié… Malheureusement je n’oublierai rien… ni la sollicitude qui vous faisait veiller sur moi comme une mère veille sur son enfant, ni surtout la belle confiance de nos discours, la noblesse de vos procédés ; mais il est hors de mon pouvoir de vous récompenser…

À ce mot, Julie s’éloigna vivement, et lord Grenville ne fit aucun mouvement pour l’arrêter… La marquise alla sur une roche, à une faible distance, et y resta immobile. Leurs émotions furent un secret pour eux-mêmes. Sans doute ils pleurèrent ; et, dans ce silence, les chants des oiseaux si gais, si prolixes d’expressions tendres au coucher du soleil, durent augmenter la violente commotion qui les avait forcés de se séparer. La nature leur exprimait l’amour dont ils n’osaient se parler.

— Hé bien, milord,… reprit Julie.

Elle était debout, devant lui, dans une attitude pleine de dignité.

— Hé bien, milord, répéta-t-elle en prenant la main d’Arthur, je vous demanderai de rendre pure et sainte la vie que vous m’avez restituée… Ici, nous nous séparerons… Je sais, ajouta-t-elle en voyant pâlir Grenville, que, pour prix de votre dévoûment, je vais exiger de vous un sacrifice encore plus grand que ceux dont je devrais mieux reconnaître l’étendue… Mais, il le faut… Vous quitterez la France…

Arthur se leva.

— Oui, dit-il.

En ce moment, il montra M. d’Aiglemont, qui, tenant sa fille dans ses bras, parut de l’autre côté d’un chemin creux, sur la balustrade du château. Il y avait grimpé pour y faire sauter sa petite Hélène.

— Julie, je ne vous parlerai point de mon amour ; nos âmes se comprennent trop bien ; et quelque profonds, quelque secrets que fussent nos plaisirs de cœur, vous les avez tous partagés… Maintenant j’acquiers la délicieuse preuve de la constante sympathie de nos cœurs ; mais je fuirai… J’ai plusieurs fois calculé trop habilement les moyens de vous rendre veuve…

— Et moi aussi,… dit-elle en laissant paraître sur sa figure troublée les marques d’une surprise douloureuse…

Mais il y avait tant de vertu, tant de certitude d’elle-même, et les trophées de tant de victoires remportées sur elle-même, dans l’accent et le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grenville demeura pétrifié d’admiration… L’ombre même du crime s’était évanouie dans cette naïve conscience… Un sentiment religieux dominait sur ce beau front, et devait toujours chasser les involontaires et mauvaises pensées dont notre imparfaite nature sera toujours tributaire, et qui montrent tout à la fois la grandeur et les périls de notre destinée.

— Votre mépris nous aurait sauvés !… dit-elle.

— Il m’aurait tuée… reprit-elle en baissant les yeux. — Vous ne me haïssez pas ?…

Ils restèrent encore un moment silencieux, occupés à dévorer leurs peines… Bonnes et mauvaises, leurs pensées étaient fidèlement les mêmes, et ils s’entendaient aussi bien dans leurs intimes plaisirs que dans leurs fécondes douleurs.

— Je ne dois pas murmurer… Le malheur de ma vie est mon ouvrage, ajouta-t-elle.

Elle leva au ciel des yeux pleins de larmes.

— Milord, s’écria M. d’Aiglemont de sa place, en faisant un geste, c’est ici que nous nous sommes rencontrés, là, au bas de ces peupliers !…

L’Anglais répondit par une brusque inclination de tête.

— Je devais mourir jeune et malheureuse, reprit Julie ; car ne croyez pas que je vive… Le chagrin sera tout aussi mortel que la terrible maladie dont vous m’avez guérie. Je ne me crois pas coupable ; non, les sentimens que j’ai conçus pour vous sont irrésistibles, éternels ; mais ils ont été involontaires, et je veux fuir le danger, je veux rester vertueuse. Cependant je serai tout à la fois fidèle à ma conscience d’épouse, à mes devoirs de mère, et aux vœux de mon cœur… Écoutez, reprit-elle d’une voix altérée, je n’appartiendrai jamais à cet homme…

Elle montra son mari.

— Les lois du monde exigent que je lui rende l’existence heureuse, j’y obéirai ; je serai sa servante, mon dévouement pour lui sera sans bornes, mais d’aujourd’hui je suis veuve. Je ne veux être une prostituée, ni à mes yeux ni à ceux du monde ; si je ne suis point à M. d’Aiglemont, je ne serai jamais à un autre. Vous n’aurez de moi que ce que vous m’avez arraché… Voilà l’arrêt que j’ai porté sur moi-même. Il est irrévocable ; milord… Maintenant, apprenez que si vous cédiez à une pensée criminelle, la veuve de M. d’Aiglemont entrerait dans un cloître, soit en Italie, soit en Espagne… Le malheur a voulu que nous ayons parlé de notre amour, cette scène était inévitable peut-être ; mais que ce soit pour la dernière fois que nos cœurs aient si fortement vibré… Demain, vous feindrez de recevoir une lettre qui vous rappelle en Angleterre, et… nous nous quitterons… pour ne plus nous revoir…

L’effort était au-dessus des forces d’une femme, Julie sentit ses genoux fléchir, un froid mortel la saisit, elle s’assit pour ne pas tomber dans les bras d’Arthur.

— Julie ! cria lord Grenville !…

Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre, et dans cette déchirante clameur, il y avait tout ce que l’amant, jusque-là muet, n’avait pu dire.

— Hé bien ! qu’a-t-elle donc ?… demanda M. d’Aiglemont.

En entendant ce cri, le marquis avait hâté le pas, et il se trouva soudain devant les deux amans.

— Ce ne sera rien !… dit Julie avec cet admirable sang-froid que la finesse naturelle aux femmes leur permet d’avoir assez souvent dans les grandes crises de la vie ; la fraîcheur de ce noyer a failli me faire perdre connaissance, et mon docteur a dû en frémir de peur… Je suis pour lui comme une œuvre d’art qui n’est pas encore achevée… Il a peut-être tremblé de la voir détruite…

Puis, audacieusement, elle prit le bras de lord Grenville, sourit à son mari, regarda le paysage avant de quitter le sommet des rochers, et entraîna son compagnon de voyage en lui pressant la main, après s’être écriée :

— Voici, certes, le plus beau site que nous ayons vu !… Je ne l’oublierai jamais !… Voyez donc, Victor, quels lointains !… quelle étendue et quelle variété. C’est un pays qui fait concevoir l’amour !…

Riant d’un rire presque convulsif, mais riant de manière à tromper un mari, elle sauta gaîment dans les chemins creux, et disparut.

— Eh quoi, si tôt !… dit-elle, quand elle se trouva loin de M. d’Aiglemont ; dans un instant nous ne pourrons plus être, et nous ne serons plus jamais nous-mêmes, nous ne vivrons plus…

— Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures sont encore loin, et alors si nous marchons ensemble, s’il nous est permis de mettre des paroles dans nos regards, nos cœurs prolongeront dans le silence les cruelles délices de ce moment.

Alors ils se promenèrent sur la levée, au bord des eaux, aux dernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vagues paroles, douces comme les murmures de la Loire, mais qui remuaient l’âme ; et le soleil, au moment de sa chute, jetait des reflets rouges avant de disparaître ; image mélancolique de leur fatal amour.

M. d’Aiglemont les suivait ou les devançait, se mêlant peu de la conversation, car il était très-inquiet de ne pas retrouver sa voiture à l’endroit où il l’avait laissée. La conduite aussi noble que délicate de lord Grenville pendant ce voyage, ayant détruit tous les soupçons que ce dévouement bizarre pouvait inspirer au marquis, celui-ci laissait depuis quelque temps sa femme libre, et vivait sur la foi punique du lord-docteur.

Alors, Arthur et Julie marchèrent encore dans leur triste et douloureux accord de leurs cœurs flétris. En montant à travers les escarpemens de Moncontour, ils avaient tous deux une vague espérance, un inquiet bonheur dont ils n’osaient pas se demander compte ; mais en descendant le long de la levée, ils avaient renversé le frêle édifice qui s’était élevé dans leur imagination, et sur lequel ils n’osaient respirer, semblables aux enfans qui prévoient la chute des châteaux de cartes qu’ils bâtissent. Ils étaient sans espérance.

Le soir même, lord Grenville partit ; et le dernier regard qu’il jeta sur Julie, prouva malheureusement qu’il se méfiait de lui depuis le moment où la violence de leur sympathie leur révéla l’étendue de la passion qu’ils avaient si long-temps couvée.

Quand Victor et Julie se trouvèrent le lendemain assis tous deux au fond de leur voiture, sans leur compagnon de voyage, et qu’ils parcoururent avec rapidité la route que jadis la marquise avait faite en 1814, accompagnée par sir Arthur, dont alors elle avait presque maudit l’amour, elle retrouva mille impressions oubliées. Le cœur a sa mémoire à lui. Telle femme ne se rappellera rien, se souviendra pendant toute sa vie des choses qui importent à ses sentimens ; et Julie eut souvenance de détails même frivoles ; elle reconnut les plus légers incidens de son premier voyage.

Victor, redevenu passionnément amoureux de sa femme depuis qu’elle avait recouvré toute la fraîcheur de la jeunesse et sa merveilleuse beauté, se serra près d’elle à la façon des amans. Lorsqu’il essaya de la prendre dans ses bras, elle se dégagea doucement, et trouva je ne sais quel prétexte de fatigue pour éviter cette innocente caresse ; puis bientôt elle eut horreur du contact de Victor, dont elle sentait et partageait la chaleur, par la manière dont ils étaient assis. Elle voulut se mettre seule sur le devant de la voiture ; mais son mari lui fit la grâce de la laisser dans le fond. Elle le remercia de cette attention par un soupir auquel il se méprit ; et cet ancien séducteur de garnison, interprétant à son avantage la mélancolie de sa femme, il la mit à la fin du jour dans l’obligation de lui dire avec une fermeté qui lui imposa :

— Mon ami, vous avez déjà failli me tuer, vous le savez. Si j’étais encore jeune fille sans expérience, je pourrais recommencer le sacrifice de ma vie ; mais je suis mère, j’ai une fille à élever. Je me dois autant à elle qu’à vous. Subissons un malheur qui nous atteint également. Vous êtes le moins à plaindre, puisque vous avez su trouver des consolations que mon devoir, notre honneur commun, et, mieux que cela, la nature m’interdisent.

— Tenez !… ajouta-t-elle, vous avez étourdiment oublié dans un tiroir trois lettres de madame de Roulay : les voici. Ceci vous prouvera que vous avez en moi une femme pleine d’indulgence, et qui n’exigeait pas de vous les sacrifices que les lois nous condamnent à faire ; mais j’ai assez réfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que nous sommes prédestinées au malheur. Ma vertu repose sur des principes arrêtés et fixes ; je veux vivre, mais vivre irréprochable.

Le marquis fut abasourdi par la logique dont les femmes savent étudier toutes les ressources aux clartés de l’amour ; il fut subjugué par l’espèce de dignité qui leur est naturelle dans ces sortes de crises. La répulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce qui froissait son amour et les vœux de son cœur est certes une des plus belles choses de la femme, et c’est peut-être une vertu naturelle qu’aucune loi, qu’aucune civilisation ne fera taire. Et qui oserait les en blâmer ? Quand elles ont imposé silence à cette aversion, ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance. Si les esprits rigides blâment l’espèce de transaction conclue par Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées lui en feront un plus grand crime. Cette réprobation générale accuse tout le malheur qui attend les désobéissances aux lois sociales.

§ V. — LE RENDEZ-VOUS.

— Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, dit M. d’Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelle il venait de boire son café après le dîner.

Le marquis regarda madame de Wimphen d’un air moitié malicieux, moitié chagrin ; puis il ajouta :

— Je pars pour une longue chasse où je vais avec le grand-veneur. Vous serez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c’est ce que vous désirez un peu, je crois…

— Guillaume !… dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faites atteler.

Madame de Wimphen était cette Louise à laquelle jadis madame d’Aiglemont voulait conseiller le célibat.

Les deux femmes se jetèrent un regard d’intelligence qui prouvait que Julie avait trouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidente précieuse et charitable, car elle était très-heureuse en mariage ; et, dans la situation où se trouvaient ces deux femmes, peut-être le bonheur de l’une était-il une garantie de son dévouement au malheur de l’autre ; en ce cas, la dissemblance des destinées est peut-être un lien puissant de l’amitié.

— Est-ce le temps de la chasse ?… dit Julie en jetant un regard indifférent à son mari.

Le mois de mars était à sa fin.

— Madame, le grand-veneur chasse quand il veut, et où il veut… Nous allons en forêt royale, tuer des sangliers…

— Prenez garde qu’il ne vous arrive quelque accident…

— Un malheur est toujours imprévu… répondit-il en souriant…

— La voiture de monsieur !… cria Guillaume.

M. d’Aiglemont se leva, baisa la main de madame de Wimphen, et, se tournant vers Julie :

— Madame, si je périssais victime d’un sanglier…

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda madame de Wimphen…

— Allons, tenez, dit-elle à Victor.

Puis, elle sourit en répondant à Louisa :

— Tu vas voir !…

Et Julie tendit son col à son mari, qui s’avança pour l’embrasser ; mais la marquise se glissa de telle sorte que le baiser conjugal glissa sur la ruche de sa pèlerine.

— Vous en témoignerez devant Dieu !… reprit M. d’Aiglemont. Il me faut un firman pour obtenir même cette légère faveur !… Voilà comment ma femme entend l’amour… Elle m’a amené là, je ne sais par quelle ruse… Bien du plaisir…

Et il sortit.

— Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon !… s’écria Louisa quand les deux femmes se trouvèrent seules…

— Oui… répondit Julie, mais son obéissance est fondée en partie sur la grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une femme très-vertueuse selon les lois ; je lui rends sa maison agréable ; je ferme les yeux sur ses intrigues ; je ne prends rien sur la fortune ; il peut gaspiller les revenus à son gré ; j’ai soin seulement de conserver notre capital… À ce prix, j’ai la paix !… Il ne s’explique pas, ou ne veut pas s’expliquer mon existence. Mais si je mène ainsi mon mari, ce n’est pas sans redouter les effets de son caractère… Je suis comme un conducteur d’ours qui tremble qu’un jour la muselière ne se brise… Si Victor croyait avoir le droit de ne plus m’estimer, je n’ose prévoir ce qui pourrait arriver ; car il est violent, il est plein d’amour-propre, de vanité ; il n’a pas l’esprit assez subtil pour prendre un parti sage dans une circonstance délicate où ses passions mauvaises seraient mises en jeu ; il est faible de caractère : il me tuerait peut-être provisoirement, et mourrait de chagrin le lendemain… Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre…

Il y eut un moment de silence.

— J’ai été bien cruellement obéie… reprit Julie, en lançant un regard d’intelligence à Louisa ; mais je ne lui avais pas interdit de m’écrire… Ah ! il m’a oubliée… et il a eu raison. Il serait par trop funeste que sa destinée fût brisée ; n’est-ce pas assez de la mienne ?… Croirais-tu, ma chère, que je lis les journaux anglais, rien que dans l’espoir de voir son nom imprimé !… Eh bien, il n’a pas encore paru à la chambre des lords…

— Tu sais donc l’anglais ?…

— Je ne te l’ai pas dit !… Je l’ai appris !…

— Oh, pauvre petite !… s’écria Louisa en saisissant la main de Julie, mais comment peux-tu vivre encore ?…

— Oh, ceci est un secret !… répondit la marquise en laissant échapper un geste de naïveté enfantine… Écoute ?… Je prends de l’opium. L’histoire de la duchesse de…… à Londres, m’en a donné l’idée… Tu sais, Maturin en a fait un roman… Mes gouttes de laudanum sont très-faibles… Je dors. Je n’ai guère que sept heures de veille, et je les donne à ma fille…

Louisa regarda le feu, n’osant contempler son amie, dont elle conçut pour la première fois toute la vie, toute la misère.

— Louisa… garde-moi bien le secret dit Julie après un moment de silence.

Tout à coup un valet entra, et apporta une lettre à la marquise.

— Oh ! s’écria-t-elle.

Quand le laquais se fut retiré :

— Je ne demanderai pas de qui ?… lui dit madame de Wimphen…

Julie lisait ; elle n’entendait plus rien… Son amie, attentive, vit les sentimens les plus actifs, l’exaltation la plus dangereuse, se peindre sur le visage de la marquise ; elle rougissait, elle pâlissait tour à tour… Puis, elle jeta la lettre dans le feu.

— Cette lettre est incendiaire ! Oh ! mon cœur m’étouffe !… Elle se leva, marcha ; ses yeux brûlaient.

— Il n’a pas quitté Paris !… s’écria-t-elle !…

Son discours saccadé, que madame de Wimphen n’osa pas interrompre, fut scandé par des pauses effrayantes ; et, à chaque interruption les phrases étaient prononcées d’un accent de plus en plus profond. Les derniers mots eurent quelque chose de terrible.

— Il n’a pas cessé de me voir, — à mon insu !… — Il vit d’un regard. — Un regard chaque jour le soutient dans la vie. — C’est sa nourriture. — Est-ce aimer cela ! — Tu ne sais pas Louisa ?… — Il meurt !… — Il me demande à me dire adieu !… — Il va venir. — Il sait que mon mari s’est absenté ce soir pour plusieurs jours, et il va venir ici. — Il va venir dans un moment. — Oh ! j’y périrai. — Je suis perdue. — Écoute ! reste avec moi. — Devant deux femmes, il n’osera pas !… Oh ! reste ici !… — Je me crains !…

— Mais mon mari sait que j’ai dîné avec toi, répondit madame de Wimphen ; il doit venir me chercher…

— Eh bien ! avant ton départ, je l’aurai renvoyé. Je serai notre bourreau à tous deux ! — Mais il va croire que je ne l’aime plus !… Et cette lettre !… Oh ! ma chère, il y a des phrases que je vois écrites devant moi en traits de feu…

Une voiture roula sous la porte.

— Ah !… s’écria la marquise, il vient publiquement et sans mystère !…

— Lord Grenville !… cria le valet.

La marquise resta debout, immobile. En voyant Arthur pâle et maigre, hâve, il n’y avait plus de sévérité possible.

Quoique lord Grenville fût violemment contrarié de ne pas trouver Julie seule, il parut calme et froid ; mais, pour ces deux femmes initiées aux mystères de son amour, sa contenance, le son de sa voix, l’expression de ses regards, eurent un peu de la puissance attribuée à la torpille. La marquise et madame de Wimphen restèrent comme engourdies par la vive communication d’une douleur horrible.

Le son de la voix de lord Grenville faisait palpiter si cruellement madame d’Aiglemont, qu’elle n’osait lui répondre de peur de révéler à son amant l’étendue du pouvoir qu’il exerçait sur elle ; lord Grenville n’osait regarder Julie, en sorte que madame de Wimphen fit presqu’à elle seule les frais d’une conversation sans intérêt. Lui jetant un regard empreint d’une touchante reconnaissance, Julie la remercia du secours qu’elle lui donnait ; et, alors, les deux amans, imposant silence à leurs sentimens, restèrent dans les bornes prescrites par le devoir.

Mais bientôt on annonça M. de Wimphen.

En le voyant entrer, les deux amies se lancèrent un regard, et comprirent, sans se parler, les nouvelles difficultés de la situation. Il était impossible de mettre M. de Wimphen dans le secret de ce drame, et Louise n’avait pas de raisons valables à donner à son mari, en lui demandant à rester près de son amie.

Lorsque madame de Wimphen mit son châle, Julie se leva comme pour aider Louise à l’attacher, et elle lui dit à voix basse :

— J’aurai du courage !… S’il est venu publiquement chez moi, que puis-je craindre ?… Maintenant je résisterai ; mais, sans toi, dans le premier moment… en le voyant si changé, je serais tombée à ses pieds.

Les deux amies s’embrassèrent. Julie était brûlante.

— Hé bien ! Arthur, vous ne m’avez pas obéi ?… dit madame d’Aiglemont d’une voix tremblante, en revenant prendre sa place sur une causeuse, où lord Grenville n’osa s’asseoir.

— Je n’ai pu résister plus long-temps au plaisir d’entendre votre voix, d’être près de vous. — C’était une folie, un délire. — Je ne suis plus maître de moi je me suis bien consulté ; je suis trop faible. — Il faut que je meure ! — Et mourir sans vous avoir vue, sans avoir écouté le bruit de vos pas, le frémissement de votre robe, sans avoir recueilli vos pleurs !

Il se leva brusquement, comme pour s’éloigner de Julie, mais ce mouvement fit tomber un pistolet de sa poche.

La marquise regarda cette arme d’un œil qui n’exprimait plus ni passion ni pensée. Milord Grenville ramassa le pistolet.

— Arthur ?… demanda Julie.

— Madame, répondit-il, en baissant les yeux, j’étais venu plein de désespoir… — Je voulais…

Il s’arrêta.

— Vous vouliez vous tuer chez moi !… s’écria-t-elle.

— Non pas seul !… dit-il d’une voix douce.

— Eh quoi ! mon mari !…

— Non, non !… s’écria-t-il d’une voix étouffée. Mais rassurez-vous, mon fatal projet s’est évanoui : lorsque je suis entré, que je vous ai vue… alors, je me suis senti le courage de me taire.

Julie se leva, se jeta dans les bras d’Arthur en pleurant, et à travers ses sanglots, il distingua de vagues paroles pleines de passion.

— Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. — Eh bien, oui !…

Toute l’histoire de Julie était dans ce cri profond ; cri de nature et d’amour, cri de toute sa vie ; fatale curiosité de femme, et à laquelle presque toutes succombent !… Mais tout à coup, s’arrachant des bras de son amant, elle lui jeta un regard fixe, le prit par la main, saisit un flambeau, l’entraîna dans sa chambre à coucher ; puis, parvenue au lit où dormait Hélène, elle repoussa doucement les rideaux, découvrit son enfant, et mit sa main blanche devant la bougie, afin que la clarté n’offensât pas les paupières transparentes et à peine fermées de la petite fille. — Hélène avait les bras ouverts, et souriait en dormant.

Julie montra par un regard son enfant à lord Grenville. Ce regard disait tout.

— Un mari, nous pouvons l’abandonner quand il nous aime peu ou point. — Nous pouvons mépriser les lois du monde. — Un homme est un être fort, il a des consolations… mais un enfant sans mère !…

Toutes ces pensées, et mille autres plus attendrissantes encore étaient dans ce regard. Hélène s’éveilla.

— Maman !…

À ce mot, Julie fondit en larmes.

Lord Grenville s’assit et resta les bras croisés, muet et sombre.

— Maman !…

Cette jolie, cette naïve interpellation réveilla des sentimens nobles et tant d’irrésistibles sympathies, que l’amour fut écrasé sous les imposantes joies, sous la voix puissante de la maternité… Julie ne fut plus une femme curieuse ou fragile, elle fut mère.

Lord Grenville admirait son idole ; il ne résista pas long-temps ; les larmes de Julie le gagnèrent.

En ce moment, une porte fermée avec violence fit un grand bruit, et ces mots retentirent :

— Madame d’Aiglemont, est-ce que tu es par ici ?…

Le marquis était revenu avant que Julie, frappée d’étonnement, eût retrouvé son sang-froid.

M. d’Aiglemont se dirigeait de sa chambre dans celle de sa femme ; ces deux pièces étaient contiguës.

Heureusement Julie fit un signe à lord Grenville, et celui-ci alla se jeter dans un cabinet de toilette dont la marquise ferma vivement la porte.

— Eh bien ! ma femme, lui dit Victor, me voici… — La chasse n’a pas lieu. — Je vais me coucher…

— Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant, ainsi laissez-moi me déshabiller.

— Vous êtes bien revêche ce soir… Je vous obéis, madame la marquise…

M. d’Aiglemont rentra dans sa chambre ; Julie l’accompagna pour fermer la porte de communication ; puis, elle s’élança pour délivrer lord Grenville, car elle avait retrouvé toute sa présence d’esprit ; et, pensant que la visite de son ancien docteur était fort naturelle, qu’elle pouvait l’avoir laissé au salon pour venir coucher sa fille, elle allait lui dire de s’y rendre sans bruit ; mais quand elle ouvrit la porte, elle jeta un cri perçant !… Les doigts de lord Grenville avaient été pris et écrasés par elle dans la porte.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ?… lui cria son mari…

— Rien, rien… répondit-elle, je viens de me piquer le doigt avec une épingle.

La porte de communication se rouvrit, Julie eut à peine le temps de pousser celle du cabinet de toilette, lord Grenville n’avait pas encore pu dégager sa main, M. d’Aiglemont reparut.

— Peux-tu me prêter un foulard, ce drôle de Charles me laisse sans mouchoir de tête… Autrefois tu te mêlais de mon linge… maintenant je suis livré au bras séculier de ces gens-là, qui se moquent de moi.

— Tenez, voilà un foulard. Vous n’êtes pas allé au salon ?…

— Non !…

— Vous y auriez vu lord Grenville.

— Il est à Paris ?

— Apparemment !…

— Oh ! j’y vais, ce bon docteur…

— Il doit être parti… s’écria Julie.

Le marquis était en ce moment au milieu de la chambre de sa femme, et il se coiffait avec le foulard en se regardant avec complaisance dans la glace…

— Je ne sais pas où sont nos gens… dit-il. J’ai sonné Charles déjà trois fois, il n’est pas venu. Vous êtes donc sans votre femme de chambre… Sonnez-la, je voudrais avoir cette nuit une couverture de plus à mon lit.

— Pauline est sortie… répondit sèchement la marquise

— À minuit !… dit M. d’Aiglemont.

— Je lui ai permis d’aller à l’Opéra…

— Cela est singulier, reprit le mari tout en se déshabillant, j’ai cru la voir en montant l’escalier…

Julie tira le cordon de la sonnette, mais faiblement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous les événemens de cette nuit n’ont pas été parfaitement connus ; mais ils durent être tous aussi simples, aussi horribles que les incidens vulgaires et domestiques qui précèdent. Le lendemain, la marquise d’Aigleinont avait à son réveil les cheveux entièrement blancs.

— Crois-moi, reste garçon ! dit M. d’Aiglemont à M. de Flesselles, lorsque cette nouvelle se répandit, et qu’il demanda la cause de ce malheur à son ami. Le feu a pris aux rideaux du lit où couchait Hélène ; ma femme a eu un tel saisissement, que ses cheveux ont blanchi tout à coup. Vous épousez une jolie femme, elle enlaidit ; vous épousez une jeune fille pleine de santé, elle devient malingre ; vous la croyez passionnée, elle est froide, ou bien, passionnée en apparence, elle est réellement de marbre ; tantôt la créature la plus douce est quinteuse !… Je suis las du mariage.

— Ou de ta femme !…

— Cela serait difficile… À propos… veux-tu venir à Saint-Thomas-d’Aquin avec moi… à l’enterrement de lord Grenville ?…

— Mais, reprit Flesselles, sait-on décidément la cause de sa mort ?

— Son valet de chambre prétend qu’il est resté toute une nuit sur l’appui extérieur d’une fenêtre pour sauver l’honneur de sa maîtresse.

— Mais cela est très-estimable… Nous ne ferions plus cela nous autres…


De Balzac.
  1. Voyez les dernières livraisons de septembre.