Le Bec en l’air/Une nouvelle monnaie
UNE NOUVELLE MONNAIE
Bien que M. Doumer[1] éprouve une vive répugnance à parler de son métier pendant les repas, il voulut bien cependant — parce que c’était moi — répondre à ma question.
— Pourquoi, mon cher ministre, lui avais-je demandé, cette obstination des Finances à ne point admettre l’emploi du nickel dans la fabrication des pièces divisionnaires ?
— Mon Dieu ! fit M. Doumer en reprenant des tripes, je vous dirai que j’ignore les raisons de mes prédécesseurs. Quant à moi, ma posture en la question est bien simple : non seulement je n’adopte pas le nickel, mais encore je suis disposé à supprimer l’or, l’argent et le cuivre.
— Allons donc !
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.
— Et par quels autres métaux remplacerez-vous ceux-là ?
— Par aucun métal. Toutes les pièces, depuis celles de 100 francs jusqu’à celles de 1 centime, seront en celluloïd.
— En celluloïd !
— Parfaitement.
— Mais vous n’y pensez pas, ma vieille Excellence ! Le celluloïd est une matière sans valeur intrinsèque.
— Et le papier, jeune homme, a-t-il une valeur intrinsèque ?
— Pardon…
— Essayez de déchirer un paquet de billets de mille francs en petits morceaux et de vendre les débris à un chiffonnier, vous verrez ce qu’il vous en donnera, de votre intrinsèque.
— Ça n’est pas la même chose…
— Fondez en un seul lingot 10 francs de sous et vendez-les à un marchand, vous en trouverez 1 franc à peine.
— Oui, mais…
— Et l’argent donc !
— L’argent, oui, je sais…
— Et l’or ! Croyez-vous que si on trouve en Afrique ou en Australie seulement le quart de tout ce qu’on annonce dans les prospectus, la valeur de l’or ne va pas terriblement baisser ? Voyez-vous d’ici l’or à cent sous la livre ?
Il n’y avait rien à répliquer, M. Doumer était dans le vrai.
Avec une obligeance infinie et une urbanité dont je tiens à le remercier ici, publiquement, au nom des Lettres françaises, notre sympathique ministre me développa le nouveau système qui allait permettre à la France de reprendre enfin son rang à la tête des nations.
Une objection me vint, que je croyais définitive :
— Le celluloïd, cher ami, n’est-il point bien inflammable pour un tel emploi ?
— Celui de l’industrie, oui ; mais le nôtre sera rigoureusement incombustible.
— Vous avez trouvé un truc ?
— Oh ! un truc bien simple : nous le ferons fabriquer par la Régie !
- ↑ Quantum mutatus ab illo… !