Le Bec en l’air/Radicale proposition

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 35-39).

RADICALE PROPOSITION


Notre excellent confrère, M. Émile Gautier, qui est un poète, comme l’indique son nom de Gautier, et un savant, comme l’assure son prénom d’Émile, s’émerveillait l’autre matin, dans le Figaro, de la mirifique crinière — et tant polychrome ! — dont s’échevèlent les arbres des boulevards, depuis cette débauche de serpentins de jeudi dernier (jour de la Mi-Carême, si mes souvenirs sont exacts).

Comme poète, il admire.

Comme homme sérieux, il déplore.

Comme savant, il propose un remède.

Certes, le remède que propose Émile Gautier est ingénieux, mais je le trouve insuffisant.

On imposerait, d’après Gautier, aux marchands de serpentins une certaine composition de papier (pâte de bois et colle d’amidon) que la première averse pourrait réduire en une purée sans consistance et tout de suite disparue.

Gautier n’y a pas pensé, mais rien n’empêcherait le gouvernement d’interdire, de la même façon, tous les confettis qui ne seraient pas de cette composition.

Et même, comme on est exposé à en avaler quelques-uns, on pourrait les découper dans de minces pellicules de pâtes pectorales.

Malheureusement, le gouvernement dont nous jouissons pour l’instant a des tendances libertaires qui lui prohibent la moindre immixtion dans toute industrie, et principalement dans celle des frivolités carnavalesques.

C’est dommage, parce que, moi aussi, j’avais une solution au problème, et une solution autrement élégante que celle de Gautier, et combien plus radicale !

D’abord, moi État, je m’octroierais le monopole des serpentins, confetti, spirales, petits balais et autres.

Tous ces ustensiles seraient composés d’un papier spécial qu’on pourrait appeler — si personne ne s’y oppose — du fulmi-papier.

C’est assez dire que mon papier subirait la même préparation qu’on inflige au coton pour le transformer en fulmi-coton (trempage dans un mélange d’acides azotique et sulfurique, lavage, séchage, etc.).

Et, dans la nuit qui suivrait le Mardi-Gras ou la Mi-Carême, à l’heure où le dernier pochard vient de rentrer chez lui, on allumerait le tout.

Ceux de nos lecteurs qui ont eu l’occasion, au cours de leur existence mouvementée, d’allumer cinq ou six kilos de fulmi-coton dans le creux de leur main, savent avec quelle promptitude s’opère la combustion.

Le fulmi-coton a bien des défauts, mais on ne peut pas lui reprocher, quand il brûle, de brûler lentement. (Je tenais à lui rendre ici cette justice.)

Il ne faudrait pas plus de trente secondes pour que tout Paris fût déblayé du million et demi de kilos de papier multicolore qui l’encombre à chaque soir de bacchanal-day.

Le seul inconvénient de mon procédé gît dans le bris probable de toutes les vitres de la capitale.

Et peut-être que les immeubles eux-mêmes suivraient l’exemple des simples vitres.

Mais qu’importe la destruction de Paris, si les gens graves sont satisfaits !

Et les gens graves l’exigent : pas de serpentins dans les arbres, ça n’a pas l’air sérieux !