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Une nouvelle phase de la philosophie spiritualiste

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UNE NOUVELLE PHASE
DE LA
PHILOSOPHIE SPIRITUALISTE

I. F. Ravaisson, Rapport sur la philosophie en France au dix-neuvième siècle. — II. J. Lachelier, du Fondement de l’induction. — III. Alfred Fouillée, la Liberté et le déterminisme.

La philosophie spiritualiste est entrée depuis quelques années dans des voies nouvelles. De jeunes talens se sont fait jour, quelques tentatives intéressantes de synthèse spéculative ont été essayées, une grande ardeur se manifeste dans la jeunesse laborieuse de notre École normale ; tout porte à croire que la philosophie universitaire, un moment éclipsée par les mesures réactionnaires de 1852, aura bientôt repris sa force et son éclat. Nous voudrions faire connaître ce mouvement d’idées, qui, tout renfermé qu’il est dans l’enceinte de l’école, n’en est pas moins digne d’attention, et est appelé peut-être à exercer quelque influence sur les directions futures de la pensée dans notre pays. Nous espérons que, malgré l’aridité des problèmes, nos lecteurs voudront bien nous suivre dans ces régions de la haute abstraction, et, oubliant un instant les tristes débats de la politique, s’élever avec nous sur les cimes froides, mais vivifiantes de la pensée pure.

Le spiritualisme est-il une philosophie qui puisse se prêter au changement, au mouvement, au progrès, et qui soit susceptible de prendre des formes différentes sans se contredire et se détruire lui-même ? C’est ce que ne paraissent pas croire bon nombre d’excellens esprits. Le spiritualisme, dit-on, est la vérité, et il n’y a qu’une seule vérité. Admettez-vous Dieu, l’âme, la liberté, la vie future, vous êtes spiritualiste ; si vous ne les admettez pas, vous ne l’êtes pas. Il n’y a pas de milieu. Il n’y a de choix possible qu’entre le oui et le non, le vrai et le faux ; on ne peut varier que pour se tromper. Cependant, si, au lieu de s’abandonner à ces décisions tranchantes, on étudie l’histoire de la philosophie, on voit aussitôt que le spiritualisme, dans tous les temps, s’est présenté sous les formes les plus libres et les plus variées. Au contraire on peut dire que c’est le matérialisme qui est immobile, et qui n’a jamais revêtu qu’une forme, toujours la même. Toutes les grandes idées, toutes les vues originales sur la nature des choses, appartiennent à des philosophes qui plus ou moins relèvent de la pensée spiritualiste largement entendue. Sans remonter jusqu’à l’antiquité, où, de Socrate à Plotin, toutes les plus grandes écoles sont inspirées de cet esprit, nous trouvons au XVIIe siècle en particulier la démonstration éclatante de cette libre fécondité dans le sein d’une même pensée générale. Descartes, Leibniz et Malebranche appartiennent tous trois, sans aucun doute, au type de la philosophie spiritualiste : Dieu, l’âme, la vie future, sont pour eux des vérités certaines. Ce sont là cependant trois systèmes de philosophie non-seulement différens, mais même opposés. Le dualisme de Descartes, le dynamisme de Leibniz, l’occasionalisme de Malebranche, sont trois hypothèses séparées par les traits les plus accusés, et qui se jouent librement dans le champ d’une croyance commune.

Comment enfin refuserait-on une telle liberté à la philosophie lorsqu’on l’accorde à la théologie elle-même ? Sans sortir du catholicisme et du XVIIe siècle, ce siècle d’autorité et de foi, quelles différences entre le christianisme de Bossuet, celui de Fénelon et celui de Pascal, entre le solide éclectisme de l’un, le quiétisme de l’autre, le jansénisme du troisième ! — Un seul est orthodoxe, dira-t-on : c’est Bossuet (et encore jusqu’à quel point ?). — Mais en théologie vous avez une autorité qui fixe le dogme ; qui décidera en philosophie entre les spiritualistes réguliers et ceux qui ne le sont pas ? On ne s’étonnera donc pas que, dans la philosophie spiritualiste contemporaine, il se soit manifesté une tendance au mouvement, à la nouveauté, à la liberté de spéculation, plus accusée que dans les temps qui avaient précédé. Le champ de la doctrine s’est agrandi et élargi, au risque d’aller quelquefois se confondre avec des doctrines voisines, mais différentes. Cette pensée transformée et rajeunie, mais quelquefois raffinée et téméraire, et poussant la liberté jusqu’à l’audace, a pu légitimement éveiller certains scrupules et provoquer de sages réserves. De quelque manière qu’on la juge, on ne peut que se réjouir de voir la philosophie universitaire rentrer dans les grandes voies de la libre métaphysique, et attester sa vitalité par des œuvres nobles et fortes, et par un enseignement puissant.


I

Est-il bon qu’il y ait une philosophie d’université, une philosophie d’école ? C’est ce que nous n’avons pas à examiner ici. Le fait est qu’une telle philosophie existe partout, avec plus ou moins de liberté, et que partout aussi elle a affaire avec une orthodoxie jalouse qui la suspecte et une philosophie révolutionnaire qui l’insulte[1]. Prenant donc le fait comme il est, nous essaierons d’expliquer par quelles phases diverses et par quels degrés a passé le spiritualisme universitaire, depuis ses premiers représentans jusqu’à l’époque actuelle, par quels liens nos nouveaux philosophes se rattachent à leurs ancêtres et par où ils s’en séparent…

Ce serait une grave erreur de croire que la doctrine universitaire ait toujours présenté ce caractère d’unité, de fixité, de sévère orthodoxie que l’on s’est accoutumé à lui imputer. L’expression même d’école spiritualiste à l’origine n’était pas connue ; l’école, à ses débuts, s’appelait elle-même l’école éclectique, expression plus compréhensive que la précédente. Dès les premières origines de cette école, on y découvre deux tendances différentes : l’une plus spéculative, inclinant vers l’Allemagne, l’autre, plus modeste et tout expérimentale, inclinant vers l’Ecosse. De 1820 à 1830, M. Cousin a penché évidemment du côté de l’alexandrinisme et de l’hégélianisme. Jouffroy au contraire poussait la circonspection métaphysique à un point qui dans un autre temps aurait pu le faire accuser de positivisme. Lorsqu’il disait par exemple que le problème de l’âme est « un problème prématuré, » lorsqu’il distinguait « les questions de fait et les questions ultérieures, » il n’avais pas, un grand chemin à faire pour déclarer que ces questions ultérieures et prématurées étaient en réalité des questions insolubles. Une grande liberté à donc signalé les origines du spiritualisme contemporain.

Ce n’est qu’à partir de 1830 que l’école nouvelle prit décidément la direction de l’enseignement universitaire. C’est de 1830 à 1840 qu’elle s’est constituée à titre de philosophie officielle, de philosophie d’état. Dès lors, réagissant d’une part contre la philosophie trop négative de l’Ecosse, laquelle aboutissait vers le même temps à Hamilton, et d’autre part contre le panthéisme spéculatif de l’école allemande, de plus en plus exagéré par la gauche hégélienne, elle se circonscrivit dans les limites d’un spiritualisme sage et correct, se mettant d’accord le plus possible avec le sens commun et les croyances de la religion naturelle. C’est vers ce temps qu’elle laissa tomber en désuétude son nom primitif d’école éclectique pour prendre le nom et porter le drapeau de l’école spiritualiste.

Cependant un fait nouveau et important allait donner à cette école un caractère plus sévèrement philosophique et lui fournir une base plus solide que ne l’étaient les principes un peu vagues de l’éclectisme : ce fut la découverte et la publication des écrits de Maine de Biran. L’idée fondamentale de ce grand penseur est que l’âme n’a pas seulement conscience des phénomènes qui se passent en elle, mais qu’elle a conscience d’elle-même considérée comme force, c’est-à-dire qu’elle sent en elle-même un pouvoir supérieur aux phénomènes et capable de les produire, un pouvoir qui subsiste un et identique à lui-même dans la variabilité de ses effets. Dans cette idée, l’école spiritualiste crut trouver un principe qui lui permettait d’échapper à la fois à l’empirisme et au panthéisme, — à l’empirisme ; puisque la conscience atteignait quelque chose au-delà des phénomènes, — au panthéisme, puisque la conscience d’une force individuelle et personnelle ne semblait pas pouvoir se concilier avec l’unité de substance. Telle était l’idée, que M. Félix Ravaisson exprimait ici même dans un travail sur M. Hamilton[2], que M. Vacherot développait dans un mémorable article du Dictionnaire des sciences philosophiques. Telle fut l’idée qui fit le fonds de l’enseignement philosophique de l’École normale depuis 1840 jusqu’à nos jours. C’est une erreur commise par M. Sainte-Beuve, ordinairement si bien informé, d’avoir cru que l’influence de Biran était toute récente dans l’Université. Rien de moins exact. Le dynamisme leibnizien et biranien a été, je le répète, toute la philosophie universitaire à partir de 1840. L’enseignement d’Émile Saisset à l’École normale était essentiellement biranien, et sous son influence la philosophie de Leibniz prévalait sur celle de Descartes[3]. Aux yeux du public mal informé, Saisset n’était autre chose que le disciple le plus fidèle de M. Cousin. En réalité, avec une circonspection trop étudiée, qui était le caractère et le défaut de son talent, il représentait une tendance différente et très personnelle. M. Cousin en effet, tout en admirant beaucoup Maine de Biran, qu’il appelait « le plus grand métaphysicien du siècle, » n’a jamais fait qu’une part assez faible à ses idées. Il n’a jamais admis par exemple, ce qui était la doctrine d’Emile Saisset et plus tard de tous ses disciples dans l’Université, que toutes nos idées métaphysiques, cause, substance, unité, identité, durée (sauf l’idée d’absolu), doivent leur origine à la conscience et non à la raison pure. Quant au dynamisme leibnizien, M. Cousin s’en défiait beaucoup, et lui préférait le dualisme de Descartes, quoique, toujours fidèle à l’éclectisme, il cherchât à marier l’un avec l’autre. Sur ce point encore, l’enseignement d’Emile Saisset était plus hardi que celui de son maître, et il inclinait fort à confondre la matière avec la force. Enfin il tenait également de Leibniz sa doctrine du temps et de l’espace, et celle d’une création éternelle et infinie, doctrine grave qui l’entraîna plus tard à une controverse intéressante avec M. Henri Martin (de Rennes).

Si j’ai insisté quelque peu sur le rôle philosophique d’Emile Saisset à l’École normale, c’est que ce rôle a été trop oublié et trop effacé, et qu’il appartient à l’un de ses plus fidèles élèves et amis de lui faire la part juste qu’il mérite, et qui ne lui a pas été faite ; mais je ne dois pas oublier que dans le même temps et sous une forme plus libre, plus vive, plus facile, M. Jules Simon professait des doctrines analogues, seulement avec une certaine nuance d’alexandrinisme. C’est ainsi qu’il enseignait par exemple le dogme de l’incompréhensibilité divine, dogme qui eût pu l’entraîner assez loin, si le temps eût été favorable alors aux hardiesses critiques, comme il le fut quelques années plus tard.

Nous ne pouvons parler que par ouï-dire de l’enseignement des différens maîtres qui avaient précédé MM. Jules Simon et Emile Saisset à l’École normale, à savoir MM. Damiron, Ad. Garnier et Vacherot ; mais nous les avons assez connus personnellement et par leurs écrits pour savoir que M. Damiron introduisait dans son enseignement une nuance de religiosité et un sentiment moral très touchant, que M. Ad. Garnier donnait l’exemple de la plus fine analyse psychologique, que M. Vacherot enfin, non encore dégagé complètement de l’orthodoxie de l’École, jetait cependant dès lors des regards hardis sur le monde idéal et spéculatif, qui l’attirait puissamment.

Nous arrivons au moment où la philosophie universitaire allait recevoir à la fois un double assaut, et, frappée en même temps de droite et de gauche, sombrer pendant quelques années, comme il arrive trop souvent en France aux causes raisonnables et tempérées. Une opposition intérieure grandissait qui devait miner peu à peu l’édifice si habilement construit par le savant organisateur de la philosophie officielle. Dans le sein même de l’École normale, jusque-là si pacifique et si docile, des générations nouvelles portées par un autre souffle venaient étonner et inquiéter l’enseignement spiritualiste. M. Taine, à peine sorti des bancs du collège, se montrait déjà chef d’école et embarrassait l’orthodoxie sévère de ses maîtres par les objections de sa critique acérée et mordante ; M. About déployait son ironie voltairienne, M. Prevost-Paradol son noble, mais froid spinozisme. Chacun obéissait aux pentes de son esprit ; mais tous, ou du moins les plus distingués, se déclaraient rebelles à la philosophie de Cousin, de Jouffroy, de Maine de Biran, trouvant l’une trop théâtrale, l’autre trop modeste, la dernière trop abstraite et trop subtile. En même temps la sagesse aveugle des grands politiques, qui, suivant Platon, ne savent jamais ce qu’ils font, secondait de son mieux ce mouvement révolutionnaire en frappant la libre pensée dans M. Vacherot, dans Amédée Jacques, en donnant aux hardiesses philosophiques le prestige de la persécution. Bientôt, après les événemens de 1852, l’une des deux chaires de, l’École normale fut supprimée, l’agrégation de philosophie abolie, l’enseignement réduit à la logique. Tout effort pour lutter contre le courant critique, positiviste, panthéiste, qui allait devenir la philosophie dominante sous l’empire, fut désarmé et étouffé d’avance. Quiconque avait l’esprit libre était précipité dans la négation et le scepticisme, tant on avait fait d’efforts pour donner à la vérité l’apparence de la contrainte. Tout milieu éclairé entre la foi et le doute fut discrédité et découragé, et l’on sema l’athéisme dans l’intérêt de la religion. Grande leçon, oubliée sans doute, comme la plupart des leçons de l’expérience et de l’histoire, et dont nous sommes peut-être appelés, dans l’intérêt de l’ordre social, si bien compris, à voir se renouveler pour nous la déplorable expérience !

Pendant ce temps de misère intellectuelle, l’enseignement philosophique de l’École normale dut perdre toute son importance. La section de philosophie n’existait plus, ou n’était plus qu’une annexe généralement négligée. Cependant cette époque même n’a pas été stérile, puisque c’est elle qui a fourni à l’Université M. Lachelier, l’un des maîtres nouveaux qui sont l’objet de cette étude.

En France, les réactions sont vives, mais elles durent peu, tant, il y a de ressort dans notre race, tant nous sommes incapables de dormir longtemps en silence. Avant même les réformes de M. Duruy, et dès 1857, la philosophie fut réveillée à l’École normale par l’enseignement jeune, brillant, aimable, excitateur, de M. Caro, tempéré lui-même par l’enseignement plus sévère et plus didactique de M. Albert Lemoine. Sous ces deux guides diversement remarquables et dont les qualités se mariaient heureusement, les traditions de Cousin et de Jouffroy furent renouées et rajeunies : une nouvelle génération de maîtres distingués fut acquise à l’Université, et c’est d’elle que nous viennent aujourd’hui nos meilleurs professeurs. Dans cette période, ce fut encore le spiritualisme de Jouffroy et de Biran qui inspira les maîtres et les disciples, associé chez quelques-uns au sentiment chrétien, de la nuance tendre et raffinée que représentait naguère parmi nous le regrettable père Gratry.

C’est en 1863, à l’époque où M. Duruy rétablissait l’agrégation de philosophie, service que les amis de la pensée libre ne doivent jamais oublier, c’est alors, dis-je, qu’apparaît l’origine du mouvement philosophique que nous avons à étudier. C’est dans cette agrégation que se manifestèrent les talens nouveaux qui dirigent aujourd’hui l’enseignement philosophique de l’École normale, et qui sont appelés à exercer une grande influence sur l’avenir de la philosophie universitaire ; mais pour bien comprendre ce nouveau mouvement il faut retourner en arrière et remonter un peu plus haut.

Parmi les écrivains philosophiques qu’avait suscités l’initiative ardente de M. Cousin, il en était un des plus éminens que l’opinion plaçait dans son école, mais qui lui-même s’en tenait à distance, et ne se comptait pas au nombre des disciples de l’école éclectique. C’était le savant et profond auteur de l’Essai sur la métaphysique d’Aristote. Ce travail tout historique ne paraissait pas devoir indiquer un chef d’école ; quelques pages d’un grand caractère, mais rapides et obscures, formant la conclusion de l’ouvrage, laissaient à peine entrevoir à quelle direction philosophique l’auteur appartenait. Cependant l’esprit souffle où il veut. Ces quelques pages suffirent pour enflammer l’esprit et l’imagination d’un jeune philosophe, M. J. Lachelier, que bientôt un commerce philosophique plus intime devait unir au maître. Plus tard, M. Ravaisson donna un développement plus large et plus riche à ses idées dans son Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle, travail original et puissant qui excita une vive admiration dans la jeune université. Enfin, président de l’agrégation de philosophie, comme l’avait été M. Cousin, il exerça naturellement et sans effort une grande influence sur de jeunes esprits qui durent se teindre et s’imprégner de ses couleurs. Cette influence au reste était d’une nature toute différente de celle qu’a si longtemps exercée M. Cousin. Celui-ci était un esprit excitateur, mais dominateur ; il enflammait, mais il gouvernait. M. Ravaisson a une action moins directe et moins vive ; en revanche, il n’est pas à craindre avec lui que l’influence dégénère en domination. Il agit, s’il est permis de le dire, comme le dieu d’Aristote, qui meut tout en restant tranquille. Un tel gouvernement philosophique, si cette expression peut convenir à une action tout intellectuelle, se concilie avec la plus entière liberté. Son disciple, M. Lachelier, n’a recueilli sa pensée que pour la transformer et la subtiliser, la rendant à la fois plus précise et plus téméraire. Un autre penseur, venu quelque temps plus tard, s’étant formé tout seul et ne relevant que de lui-même, M. Alfred Fouillée, entrait dans des voies analogues, et se rencontrait avec les philosophes précédons plutôt qu’il n’en subissait l’action.

Tout cela, à vrai dire, était beaucoup plus confus que nous ne le disons ici. Il n’y avait pas d’école proprement dite, il y avait plutôt une tendance commune avec de très grandes différences, plutôt un esprit général que des doctrines définies, plus de souffle spéculatif, plus de libéralisme métaphysique, plus de mysticisme dans le sentiment, plus de poésie dans l’expression, plus de subtilité et d’obscurité dans la pensée. Chacun de ces philosophes a ses pensées propres qu’il serait assez difficile peut-être, de réduire à un même système, dominées cependant par une maxime commune et fondamentale : c’est que l’explication suprême doit être cherchée dans ce qui est le plus élevé et non dans ce qui est inférieur ; c’est que le fond des choses est l’esprit, la pensée, la liberté, et non la matière, qui, malgré le cri des sens aveuglés, n’est que l’ombre et l’apparence de la réalité.


II

La philosophie de M. Ravaisson a déjà été dans la Revue l’objet d’un travail approfondi, dû à la plume savante et autorisée de M. Vacherot[4]. Nous n’y revenons que pour signaler le point de départ du mouvement philosophique plus jeune et plus récent que nous voulons étudier. Cette philosophie, à vrai dire, se compose plutôt de vues brillantes et profondes, jetées en phrases courtes et abruptes, d’une manière à la fois fière et nonchalante, que de doctrines rigoureusement définies, sévèrement liées, abondamment développées. La discussion, l’analyse, l’exposition des conséquences, la détermination précise des idées, en un mot tout ce qu’on appelle dans l’école les procédés discursifs, y sont subordonnés ou même sacrifiés à la méthode synthétique et intuitive. L’auteur voit et affirme : à vous de voir comme lui ; mais, à défaut de dialectique, l’éclat et la force de la pensée, la beauté de l’expression, la noble grandeur de l’émotion philosophique, subjuguent et captivent. La pensée générale est obscure et se prête difficilement à l’analyse. On est sur les confins de toutes les philosophas, sans savoir précisément à laquelle on a affaire. N’était la langue sévère, quelquefois même ardue de l’auteur, on serait tenté de dire qu’une telle philosophie appartient plutôt au domaine de la poésie qu’à celui de la science. Ce qu’on ne peut lui refuser, c’est de s’emparer fortement de l’imagination. Les esprits nets et exacts ont de la peine à entrer dans cette manière de penser et de dire ; mais ils sont les premiers à en subir le prestige.

Autant qu’on peut résumer une pensée flottante et légèrement nuageuse, nous croyons pouvoir dire que toute la philosophie de M. Ravaisson est dominée par la distinction fondamentale, empruntée à Aristote, de la matière et de la forme, — la matière correspondant à peu près à ce que dans les écoles modernes, on appelle la substance, et la forme à ce qu’on appelle les attributs ; mais, tandis que dans la philosophie moderne la substance ou substratum semble être le fond même de la réalité et l’être vrai, pour Aristote au contraire et pour M. Ravaisson c’est dans la forme, dans l’essence, c’est-à-dire dans les attributs de l’être, qu’est la réalité proprement dite. Qu’importe en effet que le Jupiter olympien soit en marbre ? Ce n’est pas là ce qui en fait la beauté ; sa beauté est dans la forme dont il est revêtu, et cette forme est la figure d’un dieu. La matière n’est donc que la condition de la réalité, elle n’en est pas le fond. Plus il y a de réalité dans les choses, moins il y a de matière, et dans l’absolue réalité toute matière, c’est-à-dire toute substance, doit s’évanouir. D’après ces vues tout aristotéliques, M. Ravaisson tend à supprimer en philosophie la notion de substance, c’est-à-dire du substratum mort et nu auquel viendraient s’ajouter, comme accessoires, les attributs des choses.

On comprend de quelle valeur pourrait être une telle vue, si elle était expliquée, défendue et développée. Toute la force du matérialisme par exemple réside dans l’importance, exagérée peut-être, qui a prise en philosophie la notion de substance. Supprimez cette notion, et le matérialisme n’a plus de fondement ni de raison d’être ; mais, justement parce que cette négation de l’idée de substance est fondamentale, on voudrait la voir établir sur des raisons précises et fortement démontrées. Au contraire ce n’est qu’en passant par quelque parenthèse hardie et décisive que notre philosophe écarte l’idée de substance ; ne lui demandez aucune discussion sur ce point. Est-ce même là un des points essentiels de sa doctrine philosophique, ou l’une de ces vues conjecturales que les philosophes hasardent quelquefois, sans se soucier de ce qu’elles deviennent ? C’est ce qu’on ne saurait décider. Les maîtres de la philosophie ne se contentent pas de jeter ainsi des idées ; ils les prouvent par des raisons propres, ils les défendent contre les objections par des argumens précis ; ils en développent les conséquences par une analyse féconde. Prouver, discuter, développer, telles sont les trois conditions essentielles d’une méthode rigoureusement philosophique. J’avoue qu’avant de faire usage de ces procèdes, il faut être capable de penser, et la philosophie de M. Ravaisson est nourrie de fortes pensées ; toutefois ce ne sont que des matériaux, matériaux précieux qu’il ne daigne pas tailler lui-même et qu’il abandonne avec une belle indifférence à leur incertaine destinée.

J’en dirai autant d’une autre idée que M. Ravaisson emprunte encore à Aristote et qu’il avance encore en passant. Comme Aristote, il distingue la cause efficiente et la cause finale ; comme lui, il accorde à celle-ci une très haute importance en philosophie ; il va même jusqu’à affirmer qu’au fond les causes efficientes se réduisent aux causes finales, et que celles-ci sont les seules causes rentables. On voit ici encore la gravité d’une telle doctrine. Tandis que les autres écoles contemporaines, s’appuyant ou prétendant s’appuyer sur les sciences positives, tendent à écarter la cause finale de la science et de la métaphysique comme un préjugé suranné, ce serait évidemment de belle guerre de reprendre l’offensive, et, creusant plus avant dans la pensée de nos adversaires qu’ils ne le font eux-mêmes, de leur démontrer que ce qu’ils appellent cause efficiente n’est en réalité que la cause finale elle-même, de même que ce qu’ils appellent matière n’est en réalité que force et esprit. Rien ne serait plus important, à la condition qu’au lieu d’une assertion nous eussions une démonstration, et c’est toujours ce qui fait défaut. Ce sont là des vues plutôt que des théorèmes. On peut penser les choses de cette manière, si on le veut ; mais on n’est pas forcé de les penser ainsi. Encore une fois, j’accorde que la dialectique n’est pas toute la philosophie, et même que le penseur est supérieur au dialecticien ; mais il faut être à la fois l’un et l’autre. La philosophie se compose de pensées et d’argumens. Les argumens sans pensées, comme dans la scolastique, sont « vides ; » mais les pensées sans argumens sont « aveugles, » pour emprunter à Kant la distinction célèbre qu’il applique à l’union nécessaire des concepts et des sensations.

Quoique le fond des idées de M. Ravaisson soit emprunté au péripatétisme, on peut dire que c’est un péripatétisme modifié et transformé par l’influence de Descartes, de Biran et même de Schilling. C’est la philosophie d’Aristote spiritualisée en quelque façon par le contact de là philosophie moderne. Le caractère général de cette philosophie depuis Descartes est de se placer au point de vue subjectif, au centre même de la conscience, dans la perception du moi. M. Ravaisson admet hautement cette pensée fondamentale ; c’est dans la conscience que l’esprit a de lui-même qu’il trouve le type de toute réalité. Il insiste surtout sur cette pensée de Biran, que l’âme saisit en elle non pas seulement ses phénomènes, mais son être, sa causalité, et si l’on pouvait admettre la notion de substance, sa substantialité. Il va même beaucoup plus loin que Maine de Biran, et tandis que celui-ci limitait à notre activité personnelle le domaine de la conscience, et ne nous mettait en communication avec le divin et l’absolu que par une sorte d’illumination mystique, M. Ravaisson hasarde cette pensée peut-être téméraire, mais profonde, — que l’âme, en prenant conscience d’elle-même, prend conscience de l’absolu. C’est Dieu même que nous sentons en nous, suivant la doctrine de l’apôtre, in Deo vivimus, et la nature, comme nous-mêmes, est pleine de Dieu, πάντα πλήρη Θεῶν, πλήρη ψυχῆς (panta plêrê Theôn, plêrê psuchês).

Comme l’a déjà fait remarquer avec sagacité M. Vacherot, le spiritualisme de M. Ravaisson et de ses disciples prend le problème tel que le posent les matérialistes, mais en sens inverse. Tandis que ceux-ci expliquent tout par la dernière matière ; ceux-là expliquent tout par la dernière forme. Pour les uns, les formes supérieures ne sont que des combinaisons des inférieures ; pour les autres, les inférieures ne sont que des degrés des supérieures. La nature, dans l’une ou l’autre hypothèse, est donc une échelle de formes graduées, et passant de l’une à l’autre par un progrès continu ; mais ce progrès n’est pour les uns qu’une complication d’accidens fortuits, pour les autres c’est une ascension vers le meilleur. Les forces physiques et chimiques, la vie, l’instinct, l’activité, l’amour, la liberté même, ne sont que des apparitions successives de cette spontanéité universelle dont la source est en Dieu. Le matériel est déjà spirituel, le spirituel est déjà divin. L’âme et Dieu sont des objets d’expérience intérieure : ce sont des faits. C’est pourquoi M. Ravaisson appelle sa doctrine un spiritualisme positif, et il oppose cette doctrine à ce qu’il appelle le demi-spiritualisme de l’école éclectique, accusant d’une manière très tranchée et quelque peu hautaine sa séparation d’avec cette école, et paraissant avoir particulièrement à cœur de ne pas se laisser confondre avec elle.

Certains esprits timorés pourraient reprocher aux vues précédentes de côtoyer de très près le panthéisme, de si près même que parfois on croit y être ; mais nous sommes d’avis de ne pas abuser de ce spectre du panthéisme, qui finit par paralyser toute philosophie. A force de ne voir plus que des trappes autour de soi, on n’ose plus ni parler, ni penser, ni bouger. Exprimez-vous sincèrement quelques doutes, comme le faisait Socrate, vous êtes un sceptique. Accordez-vous quelque chose aux sciences de la matière, vous êtes un matérialiste. Essayez-vous de concilier le déterminisme et la liberté, vous êtes un fataliste. Voyez-vous Dieu en toutes choses, vous êtes un panthéiste. En vérité, cette perpétuelle évocation des mauvaises doctrines est quelque chose d’irritant, et finirait presque par vous en donner le goût, comme en politique on deviendrait révolutionnaire à force d’entendre perpétuellement dénoncer par un fanatisme absurde la révolution.

Il est permis d’ailleurs d’invoquer ici une distinction solide et profonde d’un philosophe allemand, Krause, entre le panthéisme et ce qu’il appelle le panenthéisme. Autre chose en effet est dire que tout est Dieu ἕν ϰαὶ πᾶν (hen kai pan), autre chose de dire que tout est en Dieu πᾶν ἐν Θεῷ (pan en Theô). M. Ravaisson est donc un panenthéiste ; mais rien n’autorise à croire qu’il soit un panthéiste ; et pour nous, nous le suivrions, sans grand scrupule, sur ce terrain glissant. Ce n’est pas là c’est sur un autre point que nous sommes tentés de lui faire une querelle. Ce que nous lui reprochons sérieusement, c’est la persistance froide avec laquelle il écarte ce qu’il appelle le demi-spiritualisme, c’est-à-dire tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l’école éclectique. Nous ne pouvons approuver cette sorte d’avance faite aux préjugés vulgaires. Depuis longtemps, l’école éclectique a cessé d’exister à titre d’école, et ici même, du vivant de M. Cousin, nous écrivions : « L’éclectisme est dans l’histoire. » Il reste des esprits libres, liés par une pensée générale et commune, et sans aucun mot d’ordre. Ceux d’entre eux qui admiraient et aimaient le plus M. Ravaisson ont été légitimement affectés de voir qu’il ne voulait pas même d’eux pour disciples. Et pourquoi ces séparations, je vous le demande ? Est-ce donc le temps de former des petites églises ? N’est-ce pas mettre les intérêts d’une philosophie particulière au-dessus des intérêts généraux du spiritualisme ? Pour nous, rien de plus contraire à nos propres tendances et aux directions que nous avons toujours essayé dans la mesure de nos faibles forces d’imprimer aux recherches philosophiques de nos élèves et de nos amis. Nous avons toujours combattu le séparatisme et prêché la conciliation et les rapprochemens sous un drapeau de large liberté. Quelles que fussent nos vues personnelles, et tout en prétendant autant que qui que ce soit à l’indépendance philosophique, jamais nous n’avons voulu, pour notre part, renoncer à la tradition, nous souvenant toujours que nous sommes les héritiers des Cousin, des Jouffroy, des Saisset. Il ne faut pas toujours tout recommencer. Marchons en avant, mais ne tirons pas l’échelle. Si l’on fait autant d’écoles qu’il y a de tendances personnelles, chacun de nous sera une école : tot capita, tot doctores, — autant de bonnets, autant de docteurs ! Qu’importe qu’on ait un tiers, un quart, une moitié de spiritualisme ? On en a ce qu’on peut, et il peut être aussi dangereux d’en avoir trop que pas assez. Pour moi, je voudrais un large symbole, comprenant tous les degrés ou toutes les fractions de l’idée spiritualiste, depuis le mysticisme de Malebranche jusqu’à l’empirisme de Locke. « Il y a bien des places dans la maison du Seigneur. » Cette querelle faite une fois pour toutes, nous sommes les premiers à reconnaître que, s’il y a aujourd’hui dans l’Université française un penseur à qui appartienne légitimement la direction de la pensée spiritualiste, c’est à l’auteur du Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle.


III

M. Lachelier est un disciple de M. Ravaisson ; mais c’est un disciple émancipé, plus hardi que le maître, et d’une trempe différente. La méthode, la tournure d’esprit, la doctrine même, tout est dissemblable. Il n’y a de commun qu’une certaine direction générale de la pensée, l’emploi de certaines formules et une tendance finale analogue. Et d’abord l’auteur procède d’une manière toute différente. Au lieu de ces jets de lumière électrique entrecoupés par la nuit, qui caractérisent la méthode intuitive et hardie de M. Ravaisson, c’est au contraire une pensée systématique et continue qui se poursuit sans interruption de la première ligne jusqu’à la dernière du remarquable travail sur le Fondement de l’induction. Cet enchaînement est tellement serré qu’il forme en quelque sorte un seul et même nœud, ou plutôt une suite de nœuds enchevêtrés l’un sur l’autre, et qu’il faut dénouer avec le même effort depuis le premier jusqu’au dernier. Rien pour le repos de l’esprit, rien pour l’agrément, rien pour la lumière. Ceux qui ont accusé la philosophie universitaire d’être une philosophie littéraire et superficielle n’auront plus à se plaindre. Ici, la sévérité philosophique est poussée jusqu’à l’âpreté. Quoique remarquablement écrit, d’une manière forte et pure, quelquefois même colorée, le travail de M. Lachelier est à peu près aussi facile à lire qu’un traité d’algèbre, encore avec cette différence que la langue algébrique, étant d’une précision absolue, ne demande, pour être comprise, que de l’attention et de la patience, tandis que les signes indéterminés de la langue philosophique obscurcissent et fatiguent la pensée, si l’auteur ne vient continuellement à votre aide pour en fixer l’interprétation : c’est ce que ne fait pas assez M. Lachelier ; c’est pourquoi son livre, si attachant par le fond des choses, impose à l’esprit une fatigue excessive que l’auteur, avec un peu plus de complaisance pour son lecteur, aurait pu notablement soulager.

Cette méthode laborieuse a sa source dans un esprit naturellement chercheur et profond, que rien de banal ne peut contenter, et qui creuse à une si grande profondeur qu’on se demande avec inquiétude s’il y a bien quelque terrain solide sous ses pas. On est entraîné avec lui de couche en couche sans savoir s’il y en a une derrière. Lorsqu’on croit être en possession de la vérité, il se trouve que ce n’est qu’une apparence, et qu’au-dessous de cette apparence il y a une vérité plus vraie qui cependant n’est encore elle-même qu’une apparence, de sorte que lors même qu’il semble s’arrêter et nous dire : « Nous y voilà nous y sommes, » on se défie, et l’on se dit involontairement qu’il ne tiendrait encore qu’à ce malicieux enchanteur de faire évanouir cette forme de vérité comme les précédentes, et de nous abandonner dans une nuit sans fond. Ainsi, quoique l’auteur dans ce travail cherche surtout à découvrir pour la science une base solide et inébranlable, il se trouve précisément que l’impression qu’il produit et qu’il laisse serait plutôt celle d’un scepticisme transcendant, avec le mysticisme en perspective et comme dernier mot. Et cependant le charme d’une pensée active et vivante est quelque chose de si puissant qu’on aimé encore mieux le hasard de « cette course infinie » à travers les choses, comme dit Platon, que la sécurité apparente d’un dogmatisme routinier.

Quant à la doctrine de M. Lachelier, elle paraît aussi s’éloigner notablement de celle de ses premiers maîtres. Il a en effet dépassé depuis longtemps le dynamisme péripatéticien, avec nuance alexandrine, qui paraît être la doctrine de M. Ravaisson. Ce dynamisme, même élargi, est encore une de ces apparences qui doivent trouver leur vérité au-delà dans l’idéalisme kantien. Si l’on peut résumer la philosophie de M. Ravaisson dans ces mots : « tout est esprit, » celle de M. Lachelier se résumera ainsi : « tout est pensée, » à moins pour ce qui est l’objet de la science humaine, — car peut-être y a-t-il un au-delà qui n’est ni pensée, ni objet de la pensée. Ce domaine mis à part, l’hypothèse adoptée par M. Lachelier est celle qui expliquera possibilité de la science humaine, non par les lois objectives de la nature, en tant qu’elles sont susceptibles d’être connues, mais par les lois subjectives de notre pensée, en tant qu’elle est capable de connaître. On sait en effet que l’originalité suprême de Kant a été de transporter du dehors au dedans les conditions de l’existence, et, au lieu de subordonner la pensée aux objets, d’avoir subordonné les objets à la pensée. En un mot, suivant l’idéalisme, je ne pense pas la nature parce qu’elle existe, mais elle existe parce que je la pense. Les lois de la nature, dans leur expression suprême et leur vérité essentielle, ne sont donc que les lois de notre propre pensée. Or ces lois se ramènent, suivant M. Lachelier, à deux fondamentales : la loi des causes efficientes et la loi des causes finales. La première constitue le déterminisme inflexible de la nature : c’est en vertu de cette loi que tout phénomène est contenu dans une série où l’existence de chaque terme détermine celle du suivant. Selon la seconde au contraire, tout phénomène est compris dans un système où l’idée du tout détermine d’avance l’existence des parties. Ces deux lois, comme l’ont dit Leibniz et Kant, sont la réciproque l’une de l’autre : ce sont deux séries en sens inverse, l’une descendante, l’autre ascendante ; ce qui est cause dans l’une est effet dans l’autre, et réciproquement.

Quel est maintenant le fondement de la loi des causes efficientes ? C’est que sans cette loi la pensée serait impossible ; La condition fondamentale de la pensée est l’unité. Je ne puis penser sans lier une idée à une autre idée. Sur quoi repose à son tour cette unité de la pensée ? Sur l’unité même de l’univers, « car la question de savoir comment toutes nos sensations s’unissent pour former une seule pensée est la même que celle de savoir comment tous les phénomènes, peuvent former un même univers[5] ; » or l’unité de l’univers n’est elle-même possible qu’à la condition de former un enchaînement nécessaire, tel que tout phénomène donné se lie toujours rigoureusement à un phénomène précédent. Sans une telle liaison point d’unité de l’univers, point d’unité de la pensée, et par conséquent pas de pensée. Une telle liaison n’est autre chose que la loi de causalité. Enfin d’où vient cet enchaînement inflexible des phénomènes, et pourquoi ne pouvons-nous penser l’un d’eux qu’à la condition d’en avoir préalablement pensé un autre ? Ne serait-ce pas que « ces deux existences ne sont à proprement parler, que deux momens distincts d’une seule, qui se continue en se transformant du premier au second ? » Tous les phénomènes ne seraient-ils pas un seul et même phénomène à la fois un et divers, et dont la continuité se concilie perpétuellement avec le changement ? Ce phénomène, c’est le mouvement. « Tous les phénomènes sont donc des mouvemens, ou plutôt un mouvement unique qui se poursuit autant que possible dans la même direction et avec la même vitesse, quelles que soient du reste les lois suivant lesquelles il se transforme. » L’auteur admet ainsi dans toute son étendue le principe du mécanisme cartésien, et il poursuit ce principe à tous les degrés non-seulement dans le monde inorganique, mais dans la nature organisée et vivante. Il reconnaît qu’une telle conception, si elle était exclusive, serait une sorte de « matérialisme idéaliste ; » mais il ne faut pas oublier qu’elle ne correspond qu’à une seule des lois de notre esprit, celle des lois efficientes, et qu’il reste à expliquer celle des causes finales.

Sans cette loi des causes finales, nous n’aurions, dit M. Lachelier, aucune garantie non-seulement de la conservation des espèces vivantes, mais même de la conservation des corps bruts dans leurs formes déterminées, car ces corps sont composés de corpuscules ou d’atomes qui forment toujours les mêmes combinaisons, ce qui n’est nullement impliqué dans les lois générales du mouvement. Ces petits corps ne sont eux-mêmes que des systèmes de mouvement que les lois du mécanisme sont par elles seules indifférentes à conserver ou à détruire. « Le monde d’Épicure, dit notre auteur, ne nous offre encore, avant la rencontre des atomes, qu’une faible idée du degré de dissolution où l’univers, en vertu de son propre mécanisme, pourrait être réduit d’un instant à l’autre : on se représente encore des cubes ou des sphères tombant dans le vide, mais on ne se représente pas cette sorte de poussière infinitésimale sans figure, sans couleur, sans propriété appréciable par une sensation quelconque. Une telle hypothèse nous paraît monstrueuse, et nous sommes persuadés qu’il restera toujours une certaine harmonie, au moins entre les élémens de l’univers ; mais d’où le saurions-nous, si nous n’admettions a priori que cette harmonie est en quelque sorte l’intérêt suprême de la nature, et que les causes dont elle semble le résultat nécessaire ne sont que des moyens sagement concertés pour l’établir ? » La loi des causes finales est donc aussi essentielle à l’intelligence de la nature que la loi des causes efficientes.

Quelle est la raison de cette seconde loi ? L’auteur se sert encore ici du même principe que précédemment, à savoir le besoin de l’unité de la pensée ; mais il s’agit ici d’une unité d’une autre espèce. La première n’est en réalité qu’une unité superficielle et extérieure. Qu’est-ce en effet que le mouvement ? Ce n’est autre chose que la possibilité de passer sans interruption d’une place à une autre dans l’espace et dans le temps. C’est une unité vide et sans réalité intrinsèque. Une pensée qui reposerait uniquement sur l’unité mécanise de la nature glisserait à la surface des choses sans pénétrer dans les choses elles-mêmes. Étrangère à la réalité, elle manquerait elle-même de réalité, et ne serait que la forme vide d’une pensée. Il faut donc trouver un moyen de rendre à la fois et la pensée réelle et la réalité intelligible, en substituant à l’unité purement extérieure du mécanisme universel l’unité interne et organique d’une harmonie systématique. Sans ce principe, la pensée pourrait encore exister ; « mais cette existence purement abstraite serait pour elle un état d’évanouissement et de mort. » La loi des causes finales rend la vie à la pensée en la donnant à la nature.

Une fois en possession de ce principe, notre philosophe idéaliste prétend retrouver l’une après l’autre toutes les vérités dont il avait fait abstraction dans la première phase de ses recherches. C’est ainsi qu’il ressaisit ou croit ressaisir l’objectivité de la nature, le principe de la force, de l’activité, de la spontanéité, de la liberté, qu’il s’élève à l’âme humaine, dont il maintient à son point de vue la spiritualité. En un mot, comme il s’exprime lui-même, si le principe des causes efficientes conduit à une sorte de matérialisme idéaliste, le principe des causes finales nous ramène « au réalisme spiritualiste. » Cependant ce n’est pas encore là le dernier mot de la philosophie ; ce n’est qu’un second étage qui en appelle lui-même un troisième : « cette seconde philosophie, dit l’auteur en terminant, en subordonnant le mécanisme à la finalité, nous prépare à subordonner la finalité elle-même à un principe supérieur, et à franchir par un acte de foi morale les bornes de la pensée, en même temps que celles de la nature. » C’est au seuil de ce troisième monde, annoncé et promis d’une manière si mystérieuse, que s’arrête l’auteur. Il n’a voulu qu’expliquer la possibilité de la science ; mais il laisse entrevoir qu’au-dessus de la science il y a autre chose, à savoir la morale et la religion. Serait-ce donc que, suivant lui, la philosophie ne s’élève pas jusque-là et que tout son office n’est autre, que de préparer la pensée à l’anéantissement d’elle-même, de telle sorte qu’elle ne serait d’abord tout que pour n’être ensuite plus rien ? Nous ne pouvons le dire, l’auteur nous ayant refusé toute explication sur ce monde nouveau qu’il nous entr’ouvre sans vouloir y entrer. Sans y entrer plus que lui, et nous renfermant dans les limites qu’il a fixées, essayons de dire jusqu’où nous croyons qu’on peut le suivre dans ses spéculations séduisantes, et quelles sont les limites où la sévère raison nous force de. nous arrêter malgré lui.

Sans doute il est impossible aujourd’hui à un esprit réfléchi de ne pas tenir compte de la révolution puissante opérée par Kant en philosophie. Ou la philosophie n’est qu’un leurre, une science vaine, ou il faut que toutes les grandes phases de son développement correspondent à des acheminement vers la vérité, à des degrés de vérité. Tout grand système philosophique est une parcelle de la vérité éternelle : dans cette maxime était le fondement solide de l’éclectisme, et nous la retenons énergiquement. L’idéalisme de Kant doit donc avoir sa vérité ; mais il n’est ni nécessaire ni probable qu’il soit toute la vérité. Les choses, au moins les choses extérieures, ne nous sont connues que par les effets qu’elles produisent sur nous, c’est-à-dire par nos affections, par nos sensations, lesquelles, d’un commun accord, sont éminemment, inévitablement subjectives, car une sensation ne peut être que le mode d’un sujet sentant. Nous savons d’ailleurs que les sensations ne sont que les affections produites sur chaque espèce de sens par une cause commune, le mouvement. Admettons, si l’on veut, que le mouvement n’est encore lui-même qu’un phénomène subjectif et idéal, admettons que l’espace et le temps, malgré leur caractère absolu, ne sont aussi que des formes de la sensibilité ; allons plus loin, et, l’entendement lui-même étant toujours mêlé de sensibilité, imprégné de sensibilité, jusqu’à une profondeur que nul ne peut déterminer, supposons que les lois primordiales de l’entendement soient elles-mêmes profondément modifiées par cette influence ; poussons enfin aussi loin qu’on le voudra l’idéalisme : il restera toujours un résidu que l’on ne peut réduire au moi pensant ; c’est d’abord le réel de la sensation, c’est son existence même, car aucune loi de notre esprit, aucune condition logique de la pensée humaine ne peut faire qu’une sensation surgisse en nous par cela seul que notre entendement en a besoin. C’est en second lieu l’ordre de nos sensations, j’entends les relations nécessaires qui existent entre elles, et dont les relations de temps ne sont peut-être que des expressions symboliques, mais qui doivent avoir une raison intrinsèque et objective, car, je le demande, pourquoi notre sensibilité obéirait-elle à notre entendement ? Pourquoi l’ordre de nos sensations serait-il la reproduction fidèle du plan logique prédéterminé par l’esprit ? Qu’on ne l’oublie pas, nos sensations sont passives, involontaires ; elles ont leur origine dans des causes qui nous échappent, et dont la direction est hors de notre pouvoir. Quelle est donc la puissance mystérieuse qui fait naître les sensations au fur et à mesure que notre esprit l’exige, d’après ses propres lois ? Pour donner à cette difficulté fondamentale une forme précise, les lois rationnelles de notre esprit exigent que telle étoile soit dans le ciel, à telle place, à tel moment du temps : eh bien ! par quel mystère la sensibilité, faculté fatale et aveugle, en dehors de notre puissance, fait-elle surgir en nous la sensation d’une étoile précisément au moment fixé a priori par l’entendement ? Nos sensations en effet pourraient très bien ne former qu’un chaos, et le besoin que notre esprit a de l’ordre et de l’unité ne suffirait pas pour assujettir à cet ordre une matière indisciplinée, si elle-même, dans les profondeurs de son essence, ne contenait quelque chose qui répondît à cette loi d’unité. En un mot, nous accordons que le monde où nous vivons peut bien être un monde phénoménal, dont le fond essentiel nous est inconnu ; mais nous sentons en même temps que ce monde se rattache à ce fond essentiel d’une manière rigoureuse, tout comme le ciel phénoménal ou apparent qui tombe sous les sens est rigoureusement le symbole du ciel astronomique que la science conçoit et démontre, et dont il est cependant si différent. Ainsi se concilient pour nous le subjectivisme et l’objectivisme. Plus nous approfondissons l’ordre des choses, plus nous approchons de la réalité essentielle sans y atteindre jamais.

Mais pourquoi, dira-t-on, cette cause inconnue de nos sensations que nous appelons l’objet ne serait-elle pas le moi lui-même, l’esprit lui-même, le sujet pensant ? Pourquoi la faculté productrice de l’univers ne serait-elle pas l’imagination ? On passe ainsi de l’hypothèse de Kant à celle de Fichte, et, quoique M. Lachelier ne s’explique pas nettement sur ce point, il y a lieu de croire qu’il se rattache plutôt à cette seconde hypothèse qu’à la première. Pour nous, nous ne voyons ici qu’une question de mots, et non pas une nouvelle lumière sur les choses. Si le moi pose l’univers ou le crée, c’est évidemment sans en avoir conscience, car nul de nous n’a jamais eu conscience d’être le créateur de l’univers. Or un moi dont je n’ai pas conscience, c’est ce que j’appelle un non-moi. Tout ce qui sort du domaine de la conscience sort du domaine du sujet, et, rigoureusement parlant, doit s’appeler un objet. Ce que la philosophie appelle l’être en opposition à la pensée, c’est précisément ce quelque chose d’inconscient, sinon pour soi, du moins pour nous, qui est la cause de l’ordre et de l’existence de l’univers. Quelle que soit l’identité essentielle et objective qui puisse exister entre le sujet et l’objet, entre l’infini et le fini, l’opposition subsiste toujours, à moins de confondre toutes les idées par un langage arbitraire.

Il faudrait d’ailleurs distinguer bien des degrés dans l’idéalisme et s’entendre sur ce qu’on appellera l’intelligence, la pensée. S’agit-il de la pensée humaine ou de la pensée absolue, de la pensée en soi ? Pour Kant, c’est évidemment du premier sens qu’il est question. Pour Fichte, le moi n’a d’abord été que le moi humain ; puis, dans sa seconde philosophie, il est devenu le moi divin, le moi absolu. Enfin pour Schelling et pour Hegel, c’est bien la pensée absolue, l’idée absolue, qui est le fond de la réalité. Dans un tel système, il est évident que l’esprit humain, en tant qu’il est limité et circonscrit par la conscience, a parfaitement le droit de s’opposer l’univers comme un non-moi, comme un objet, l’idée ou l’absolu étant précisément ce fondement objectif que nous supposions tout à l’heure à nos sensations. Suivant cette hypothèse, non-seulement l’objet est affirmé comme réellement existant, mais encore il peut être connu en soi et dans son essence par la méthode absolue. La réalité objective de l’univers non-seulement n’est pas mise en question, mais elle semble même mieux garantie que dans aucun autre système, puisque les lois rationnelles auxquelles la science ramène les phénomènes cosmiques sont, non pas seulement de purs rapports entre des causes et des substances inconnues, mais ces causes et ces substances elles-mêmes. Reste à savoir maintenant pourquoi on appellerait du nom de pensée des lois objectives qui n’ont pas conscience d’elles-mêmes, et si le caractère essentiel de la pensée n’est pas la conscience. Si l’on nous dit que dans la pensée il faut distinguer le fond et la forme, le pensé et le pensant (cogitatum et cogitans), c’est là une distinction qui revient précisément à la distinction classique de l’intelligible et de l’intelligence. Dire que tout est pensée reviendrait donc à dire que tout est intelligible, que le fond des choses, c’est l’intelligible ? Est-ce bien la peine d’employer des formules si arbitraires et si étranges pour dire tout simplement ce qui n’a jamais fait l’objet d’un doute pour aucun métaphysicien ?

Nous ne pouvons donc accorder au subtil auteur du Fondement de l’induction que « tout est pensée, » à moins d’entendre ce mot dans un sens tellement large et tellement vague qu’il signifie précisément ce qu’on a l’habitude de lui opposer. Au moins faudrait-il distinguer une pensée objective de la pensée subjective, — et cette pensée objective, en tant qu’elle se manifeste sous la forme de l’étendue, nous l’appelons matière, — et la pensée subjective, en tant qu’elle se manifeste à elle-même par la conscience, nous l’appelons esprit, — et nous les distinguons l’une de l’autre en ce que la première nous apparaît toujours à l’état de dispersion et de pluralité, et qu’elle n’a son unité qu’en dehors d’elle-même dans l’esprit qui la pense, tandis que l’esprit, se caractérisant par la conscience, nous apparaît dans un état permanent de concentration et trouve son unité en lui-même. Être esprit, c’est être un ; être matière, c’est être plusieurs. Ainsi la distinction de la matière et de l’esprit devrait encore subsister, si loin qu’on pousse le système de l’identité. Il en est de même de l’individu et du tout, la personnalité individuelle ne pouvant se comprendre sans un principe de distinction qui la limite et la circonscrive dans l’unité universelle. Comme nous l’avons dit déjà ici même dans un autre travail[6], — la pluralité des substances ne peut expliquer l’unité du moi ; l’unité de substance ne peut expliquer la pluralité des moi. Ainsi l’unité primitive, appelée Dieu (substance, force, pensée, idée, volonté, comme on voudra), a laissé émaner d’elle des unités secondaires appelées âmes qui se distinguent d’une part de la cause suprême par la conscience de leur individualité, de l’autre des pluralités coexistantes appelées corps, par la conscience de leur unité. Si c’est là du demi-spiritualisme, nous sommes des demi-spiritualistes. Pour nous au contraire, c’est là le vrai milieu, et tout ce qui le dépasse est à nos yeux un ultra-spiritualisme, qui peut d’un instant à l’autre se changer en son contraire.


IV

M Alfred Fouillée, collègue de M. Lachelier à l’École normale supérieure, et qui partage avec lui la direction de notre enseignement philosophique, est un jeune écrivain qui en peu de temps s’est placé au premier rang par deux ouvrages diversement et également remarquables : l’un historique, l’autre théorique, le premier sur la Philosophie de Platon, le second sur la Liberté et le déterminisme, dont lui Caro a déjà signalé et discuté quelques opinions[7], mais que nous avons à considérer par un autre endroit et dans ses principes. Le talent de M. Fouillée est d’un tout autre genre que celui de lui Lachelier, et sa doctrine philosophique ne présente pas les mêmes caractères. L’un, nous l’avons vu, est rigoureusement ce que l’on appelle un idéaliste ; l’autre appartient plutôt au spiritualisme proprement dit. L’un est plus condensé, plus systématique, plus exclusif ; l’autre est plus riche, plus abondant, plus ingénieux en détails, plus psychologue, et aussi d’un esprit plus ouvert, plus conciliateur. L’un est porté à tourner toutes les idées dans le sens de sa propre pensée ; l’autre aime à les étager les unes au-dessus des autres pour les amener à la sienne. M. Lachelier a peut-être plus de force ; M. Fouillée a plus de largeur. L’un et l’autre ont une forte imagination ; mais l’un se contient, l’autre déborde. Ils sont tous les deux obscurs, l’un par concision, l’autre par diffusion, Sans doute il ne faut pas être superficiel ; cependant je ne voudrais pas qu’un philosophe français écrivit une ligne sans se demander : Que dirait Voltaire ? sauf à passer outre si la conscience l’ordonne ; mais combien de fois aussi n’arriverait-il pas que l’on changerait une expression affectée pour une plus simple, une idée téméraire pour une plus solide, si l’on avait toujours devant les yeux ce maître de la critique et de, la raison ! Malgré toutes les différences d’esprit et d’opinion qui séparent ces deux penseurs, ils ont un caractère commun : c’est, au début de la science, une extrême rigueur, dégénérant presque en subtilité, et à la fin une tendance à absorber la philosophie dans un acte de foi. C’est un spiritualisme raffiné, dont la science n’est que l’enveloppe, dont la morale et la religion sont le fond.

Nous avons résumé la philosophie de M. Lachelier dans cette formule : « tout est pensée ; » peut-être pourra-t-on également résumer la philosophie de M. Fouillée dans cette autre formule : « tout est liberté. » Telle paraît être du moins la tendance de son dernier ouvrage, car dans son livre sur la Philosophie de Platon il semblait avoir pris pour principe l’intelligence plus que la volonté. Il ramenait tout à l’intelligible. Le principe suprême, suivant lui, était le principe de la raison suffisante. Tout a sa raison, disait-il avec Leibniz ; tout a son idée, disait-il avec Platon. Enfin le principe de causalité lui-même n’était qu’un cas particulier du principe de raison. Dans un récent ouvrage au contraire, il semble que ce soit la volonté qui prenne la place de l’intelligence. La loi de causalité, qui n’était que conséquence, est devenue principe ; l’idée se subordonne à la liberté.

Au reste, cette prédominance de la volonté sur l’intelligence est le caractère de plusieurs philosophies récentes, et M. Fouillée nous paraît sur la pente de ces écoles. C’est par exemple la doctrine de M. Secrétan, de Lausanne, philosophe d’une haute valeur et d’une vraie originalité, qu’il est d’autant plus opportun de citer ici que sa Philosophie de la liberté, ouvrage jusqu’ici peu connu en France, commence à exercer quelque action sur notre jeunesse philosophie que. Suivant M. Secrétan, l’essence de Dieu est la liberté absolue, et tous ses attributs ne sont que les noms différens de cette liberté. Toute hardie qu’elle est, la philosophie de M. Secrétan se rattache à la tradition chrétienne, et elle est d’un caractère profondément religieux. Toute différente est une autre philosophie, qui, repose également sur le même principe, la philosophie pessimiste et misanthropique de Schopenhauer. Celui-ci subordonne également l’intelligence à la volonté, laquelle est la seule chose en soi, l’intelligence n’étant que son mode d’apparition. À cette doctrine de la volonté se rattache encore la seconde philosophie de Schelling, qui devait être, suivant lui, la partie positive de son système, la première n’en formant que la partie abstraite et négative. M. Ravaisson, dans son Rapport, semble aussi incliner à cette pensée. Si nous comprenons bien le livre de M. Fouillée, ce serait là le dernier mot de sa philosophie, car, nous l’avons dit, il fait sortir, l’intelligence de la volonté, et considère celle-ci comme un acte absolu, non déterminé, mais déterminant, qui par conséquent commande aux motifs, au lieu d’être guidé par eux.

Nous consentirions, pour notre part, à faire remonter plus haut qu’on ne le fait d’ordinaire le rôle et le pouvoir de la volonté. Si par exemple on considère non la liberté humaine, mais la liberté divine, il faut reconnaître que la philosophie de l’école fait en général une part bien faible à cette liberté dans l’acte créateur. Elle n’aurait autre chose à faire qu’à exécuter servilement un modèle tout formé, que porte éternellement en elle l’intelligence absolue. Où serait la toute-puissance dans un acte aussi inférieur ? On répète sans cesse que Dieu a fait le monde de rien, comme si c’était une grande merveille ! Qu’importe de quoi le monde est fait ? C’est l’idée du monde qui est une merveille ; ce n’est pas l’étoffe dont il se compose. Celui qui crée le marbre serait-il supérieur, à celui qui crée la statue ? C’est toujours l’erreur des matérialités, qui croient la matière plus importante que la forme.

Nous nous inscrivons donc en faux contre cette maxime des écoles, que « Dieu crée les existences, et non les essences. » Admettre avec Platon que les essences des choses créées existent éternellement, et que Dieu ne fait que produire extérieurement ce monde préconçu, cette photographie anticipée ; — lui associer, même à titre idéal, un tel monde, ou même des mondes à l’infini, avec lesquels il habite sans l’avoir voulu, c’est, comme l’objectait Spinoza à Leibniz, et Fénelon à Malebranche, c’est soumettre Dieu à un fatum. C’est là une sorte de panthéisme idéal qui subordonne Dieu au monde, puisque l’image du monde est nécessaire à son existence.

Sans doute la vérité ne peut pas être l’objet d’un acte libre de Dieu, ni d’aucune puissance au monde. Sans doute, étant donné un triangle, il est nécessaire, de toute nécessité, que ses trois angles soient égaux à deux angles droits ; mais est-il nécessaire qu’un triangle soit donné ? Voilà la question. Un triangle est la synthèse de trois lignes distribuées d’une certaine manière ; or cette synthèse est-elle nécessaire, éternelle, absolue, existant par elle-même ? Ne faut-il pas une activité préalable, une puissance productrice, pour rapprocher ces trois lignes de manière qu’elles se coupent entre elles ? Nous distinguons parmi les artistes humains ceux qui copient et ceux qui créent. L’activité divine ne saurait-elle que copier sans créer ? Créer, c’est inventer ; l’invention est acte de volonté et de puissance, et non pas seulement d’intelligence. Le modèle divin lui-même, le paradigme de Platon, ce qu’il appelle αὐτόζωον (autozôon), l’animal en soi, est donc lui-même l’œuvre de la volonté divine. Il est, si l’on veut, engendré, mais non créé. C’est le premier-né de Dieu, πρωτοτόϰος, πρωτογενὴς (prôtotokos, prôtogenês). Et c’est peut-être là ce que signifie le mystère profond de la théologie chrétienne, à savoir que le Père engendre le Fils.

Cependant, si loin que l’on pousse l’activité créatrice et la toute-puissance de la liberté, on ne peut aller, sans tout confondre, jusqu’à lui sacrifier l’intelligence. On peut admettre que la liberté crée l’idée du monde ; on ne peut admettre qu’elle crée l’idée de Dieu. La volonté absolue ne peut être antérieure à l’idée absolue, et en généralisa volonté ne peut, sans cesser d’être elle-même, être indépendante de l’intelligence. Elles peuvent être, elles doivent être coéternelles, coessentielles, identiques en essence, si l’on veut, l’une à l’autre, mais l’une ne peut absorber l’autre sans se détruire et se changer en son contraire. Qu’appelle-t-on volonté ? C’est l’activité raisonnable, appetitus rationalis, disaient les scolastiques ; ὄρεξις μετὰ λόγου (orexis meta logou), disait Aristote. La raison est donc un élément essentiel de la volonté. Bossuet la rangeait parmi les opérations intellectuelles. « Je ne veux rien, disait-il, si ce n’est pour quelque raison. » Si donc vous retranchez la raison, l’intelligence, la pensée, que reste-t-il ? Une puissance aveugle qui n’est pas plus la volonté que son contraire. On peut bien l’appeler ainsi, si l’on veut, car les dénominations sont libres ; mais on peut tout aussi bien l’appeler la force, l’instinct, la nécessité ; c’est un je ne sais quoi, un x qui ressemble à la volonté humaine, disait Spinoza, « comme le chien, signe du zodiaque, ressemble au chien, animal aboyant. »

Ce qui prouve à quel point le principe de la volonté absolue est indéterminé, c’est qu’on en peut faire sortir indifféremment les conséquences les plus contraires. M. Secrétan par exemple, portant dans sa philosophie les tendances d’une âme religieuse, aboutit à un optimisme chrétien qui, tout en faisant au mal la part la plus large, trouve dans la rédemption la victoire définitive du bien. Au contraire le philosophe de Francfort, nourri dans la philosophie du XVIIIe siècle, aboutit au pessimisme, et, posant également le principe de la liberté absolue, il pense que cette volonté aveugle et indifférente ne peut produire « que le plus mauvais des mondes possibles. » En un mot, ou bien l’on destitue la liberté absolue de tout attribut, et le résidu est une force aveugle, aussi indifférente au bien qu’au mal, — ou, sous le nom de volonté, on entend une puissance active, aimante et sage, et l’on revient à la trinité psychologique de la philosophie vulgaire, et c’est une pure illusion de croire qu’on a découvert un principe nouveau.

M. Fouillée nous paraît osciller sans cesse entre ces deux tendances. D’une part en effet il nous dit : « La liberté, c’est l’absolu ; » c’est « la suprême indépendance ; » c’est encore « ce dont tout dépend, et qui ne dépend de rien. » Or en quoi un tel absolu qui détermine £out, sans être lui-même déterminé, « qui est ce qu’il est parce qu’il l’est, » se distingue-t-il du fatum antique, que l’auteur combat avec Leibniz au début de son ouvrage, mais dont il dit que la notion se confond avec celle de l’absolue liberté ? D’autre part cependant il dit que cet absolu doit être représenté « sous la forme active de l’esprit, comme un être vivant et personnel qui se détermine lui-même par la pensée, par le désir, par l’action, et qui est tout entier dans l’action. » Ainsi la liberté absolue, étant à la fois pensée, désir et action, se confond avec les trois facultés de l’âme. Tantôt l’auteur, avec un infatigable esprit d’investigation, cherchant un dernier mot qu’il ne trouve jamais, nous dit que dans toutes les doctrines il y a un « résidu, » un « je ne sais quoi, » et que ce résidu, c’est la liberté même, qui n’est « ni déterminée, ni indéterminée, mais déterminante, » plaçant ainsi la puissance et la volonté au-dessous de tout ; tantôt au contraire, craignant avec raison le vague et l’obscurité d’une telle pensée, il ramène la liberté à l’amour, à la bonté, au sacrifice, au désintéressement, que sais-je ? à toutes les vertus. « C’est la liberté, dit-il, qui est la justice, c’est la liberté qui est la charité, c’est la liberté qui est la religion. » C’est encore elle « qui est l’égalité et la fraternité. » En un mot, elle est tout. Nous nous demandons si c’est bien recommander un principe que de le confondre ainsi avec toutes les idées.

Sans doute il y a un dernier résidu au fond de toutes choses, un dernier terme où tout doit se confondre et s’identifier ; sans doute, au-delà de tout ce que nous pouvons connaître et nommer, au-delà même de ce que nous pouvons pressentir et imaginer par quelque lointaine analogie, il y a encore un inconnu, un je ne sais quoi, que les gnostiques, dans leur langue mystérieuse, appelaient éloquemment « l’abîme et le silence, » que la théologie chrétienne appelle le Père, que vous pouvez appeler, si vous le voulez, l’absolu, la liberté, la volonté, etc. ; seulement ne croyez pas par tous ces noms représenter des idées distinctes. Il y a une limite au-delà de laquelle le langage humain, comme la pensée humaine, ne peut plus rien atteindre ni représenter. La philosophie est impuissante à exprimer l’inexprimable, à définir l’indéfinissable. La musique semble le seul langage qui puisse nous mettre en communication avec cette source infinie ; là est peut-être le secret des émotions ineffables que produisent en l’âme un Beethoven par ses immortelles symphonies, ou encore les auteurs inconnus de nos chants sacrés ; mais là aussi la philosophie expire, car elle n’a à sa disposition que le langage humain, celui qui précise et qui détermine ; ce qui dépasse cette limite appartient au domaine de la poésie et de la religion.

Si les conclusions métaphysiques de M. Fouillée nous paraissent pécher par le défaut de clarté, ce qui est peut-être plus la faute de la nature des choses que la sienne, nous louerons au contraire les belles analyses psychologiques, vraiment neuves et dignes d’entrer dans la science, par lesquelles il nous montre l’âme s’élevant peu à peu à la liberté par les différens degrés de l’idée, du désir et de l’amour. Nous ne pouvons qu’indiquer ici les développemens ingénieux, brillans, éloquens, que l’auteur a donnés à ses pensées. Le principal trait du talent de M. Fouillée est l’abondance. Les idées naissent sous sa plume les unes des autres avec une fécondité surprenante. Néanmoins cette abondance n’est pas sans dangers. Développer n’est pas toujours éclaircir. Nous avons donné quelques exemples de cette tendance à noyer toutes les idées les unes dans les autres qui est l’écueil de ce brillant talent. Il y a en lui quelque chose de cette obscurité qui caractérise les écrivains quiétistes, et qui a son origine dans un excès d’imagination uni à l’excès d’analyse. Il doit craindre le raffinement et la subtilité. Cette belle et noble intelligence donne trop d’espérances à la science solide et saine pour que nous ne l’invitions pas aussi à se défendre contre les diffusions et les effusions du mysticisme sentimental. Il a de l’âme, il a de l’esprit, il pense et il écrit. Qu’il se résigne à se priver de ses propres richesses, à être sévère envers sa propre pensée, à ne pas vouloir trop dire ni tout dire. Il n’est pas à craindre qu’il se dessèche ; il doit apprendre à se châtier et à se borner.

L’obscurité, la subtilité et le raffinement, tels sont les défauts de la nouvelle école ; elle les rachète amplement par la force, la profondeur, la noblesse de la pensée. On doit lui savoir gré d’avoir restitué à la philosophie un caractère hautement scientifique, et de n’avoir pas reculé devant les questions difficiles. Elle doit seulement ne pas avoir trop peur des idées simples, et ne pas se laisser aller au plaisir trop facile de retourner les idées reçues. La profondeur est une belle chose ; mais il y a quelquefois tel degré de profondeur où l’on ne sait plus ce qu’on dit. On pourra chicaner sur l’orthodoxie de telle ou telle formule ; mais ce qu’on ne contestera pas, c’est l’élévation morale et religieuse des trois philosophes dont nous avons exposé les idées. Ce qu’on peut leur reprocher au point de vue philosophique, c’est d’avoir trop sacrifié à la synthèse, et de mettre un peu tout dans tout. Il y a deux problèmes en philosophie : distinguer et unir. L’ancien spiritualisme distinguait trop, et négligeait le lien continu des choses ; le nouveau spiritualisme confond trop peut-être, et laisse échapper les différences et les oppositions. C’est le propre de la critique de toujours contredire, et de vous demander précisément ce que vous ne faites pas. Séparez-vous les choses, je vous demande de les réunir ; les unissez-vous, je vous demande de les séparer. S’il en était autrement, c’est que la philosophie aurait dit son dernier mot. Hélas ! nous n’en sommes pas là.


PAUL JANET.

  1. Voyez par exemple en Allemagne, le pamphlet sanglant de Schopenhauer sur la philosophie d’université (Über die Universitäts-Philosophie).
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1840.
  3. Dans cet ordre d’idées, nous devons signaler le remarquable ouvrage la Science et la nature, dans lequel l’auteur, M. Magy, l’un des élèves d’Émile Saisset, a développé avec une rare originalité le point de vue du dynamisme. Ce travail à lui seul mériterait un examen spécial. Nous ne l’avons pas compris ici dans notre étude, parce qu’il n’appartient par aucun côté ni par aucun lien au groupe que nous voulions faire connaître.
  4. Voyez la Revue du 15 juin 1868.
  5. Il semble que l’auteur entre ici dans un cercle vicieux flagrant, car après avoir dit qu’il faut expliquer l’objet par le sujet, la nature par la pensée, c’est au contraire ici dans la nature, c’est-à-dire dans l’objet, qu’il cherche l’explication de la pensée. Ce cercle vicieux n’est qu’apparent, car il est évident qu’il n’est question ici que d’un univers idéal, qui n’existe qu’en tant qu’il est pensé. On saisit ici l’une des causes de l’obscurité de notre auteur. Il ne fait aucun effort pour prévenir les confusions qui peuvent se faire dans l’esprit du lecteur. C’est à vous de le suivre, si vous pouvez.
  6. Voyez la Revue du 15 mai 1868.
  7. Voyez la Revue du 1er août dernier.