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Une nouvelle philosophie de l’expérience

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Traduction par Wikisource .
Gesammelte Aufsätze 1926 – 1936Gerold & Co (p. 135-149).

Une nouvelle philosophie de l’expérience.
(Zuerst erschienen in « Publications in philosophy » ed. by the College of the Pacific, 1932.)




Dans la première conférence que j’ai eu le plaisir de prononcer ici il y a quelques mois, j’ai essayé de donner une brève esquisse de la nature et de la méthode de la philosophie ; et j’ai parlé de la position que je pense que la philosophie prendra dans l’avenir après que sa vraie nature aura été plus généralement et plus correctement comprise.

Aujourd’hui, j’essaierai d’esquisser les résultats d’une application cohérente de la véritable méthode philosophique à un ou deux des grands problèmes traditionnels. Il y a différentes façons d’aborder la philosophie, mais la plus naturelle est de partir d’un problème fondamental autour duquel tous les autres problèmes semblent se regrouper dans un ordre systématique.

Le problème central par lequel je voudrais commencer est la question : « Que pouvons-nous savoir ? ». Il s’agit d’une question véritablement fondamentale. Kant a parlé de cette question comme de l’une des trois grandes questions auxquelles la métaphysique doit répondre. Aucun autre problème n’est à l’origine d’une division aussi nette entre les différentes écoles philosophiques et la réponse donnée à cette question caractérise mieux que toute autre chose les systèmes philosophiques et les attitudes mentales.

Nous trouvons en nous une soif de connaissance, un désir d’explication, une envie de réponses à des questions sans fin ; et tout penseur a des moments dans sa vie où il se demande. « Cette soif peut-elle être étanchée ? Ce désir de connaissance peut-il être satisfait, et si oui, jusqu’où peut-il l’être ? » En d’autres termes, le problème semble être le suivant : « Quelles sont les questions auxquelles on peut répondre ? »

Deux positions extrêmes peuvent être adoptées à l’égard de cette question. L’une consisterait à répondre : « Nous ne pouvons rien savoir ; aucune question ne peut recevoir de réponse définitive. » Et l’autre serait de dire : « Nous pouvons tout savoir, et il n’y a pas de question à laquelle l’esprit humain ne puisse finalement répondre ». La première de ces attitudes s’appelle le scepticisme, et la seconde s’appellerait peut-être le dogmatisme. Le sceptique doute de tout, et le dogmatique ne tolère pas que ses croyances fondamentales soient touchées par le moindre doute.

Aucune de ces deux philosophies, la sceptique ou la dogmatique, n’est vraiment à prendre au sérieux. Le sceptique croit aussi pouvoir répondre à bon nombre de questions, au moins dans la vie de tous les jours, et il n’a pas vraiment l’intention de nier absolument tout ; et le dogmatique, on s’en doute, ne peut s’empêcher de ressentir certains doutes dans son esprit et dans son cœur. Il ne croit pas vraiment que l’on puisse répondre à tout de manière satisfaisante.

La plupart des philosophies se situent donc entre ces deux extrêmes. Elles n’affirment pas qu’il est possible de répondre à toutes les questions et ne croient pas qu’aucun problème ne peut être résolu. Elles croient toutes qu’il existe une certaine limite entre les problèmes pour lesquels nous pouvons trouver les derniers indices et ceux pour lesquels une solution semble à jamais impossible. L’endroit où ils tracent la ligne de démarcation entre ce qui peut être connu et ce qui ne peut pas l’être est, comme je l’ai laissé entendre précédemment, l’un des traits les plus caractéristiques des différentes philosophies.

Ainsi, la plupart des philosophes pensent qu’il y a du connaissable et de l’inconnaissable, qu’il y a des questions auxquelles on peut répondre et d’autres auxquelles on ne peut absolument pas répondre. Et il semble que ce soit l’attitude non seulement des philosophes, mais aussi de tous les gens ordinaires. Nous pensons tous, peut-être, qu’il y a sûrement des questions auxquelles on peut répondre et qu’il y a sûrement des questions auxquelles on ne peut pas trouver de solution.

Mais il y a là une distinction importante à faire. Pour le comprendre, examinons quelques questions de la vie quotidienne, de la science, de la philosophie. Je prends plusieurs exemples à différents niveaux. Supposons que nous demandions : « Quand la dépression prendra-t-elle fin ? » Aucun d’entre nous, je pense, ne connaît la réponse, mais nous ne doutons pas qu’à un moment donné, nous la connaîtrons. La plupart d’entre nous pensent également que si quelqu’un connaissait vraiment tous les faits et était capable de tirer les conclusions qui s’imposent, il serait déjà en mesure de répondre à cette question. Cela signifie que nous ne considérons pas cette question comme sans réponse. Nous ne connaissons pas la réponse, mais nous pensons que la trouver n’est en aucun cas au-delà des possibilités humaines.

Prenons une autre question, peut-être un peu plus compliquée. Si l’historien demande : « Qu’a fait Napoléon le 2 janvier 1800 à 5 h 32 de l’après-midi ? » — il se peut qu’on le sache, mais il est probable qu’on ne le sache pas ; il est également possible qu’aucun historien, tant que l’humanité existera, ne puisse jamais répondre à cette question de manière définitive. Ainsi, à partir d’un certain point de vue, cette question peut sembler sans réponse. Il n’y a peut-être aucun moyen, dans la mesure de nos possibilités humaines, de découvrir un jour ce que Napoléon a fait à ce moment-là. Mais si, dans un sens, cette question est peut-être sans réponse, on ne s’emballe pas pour un problème de ce genre ; l’impossibilité, s’il devait être impossible de résoudre le problème, n’est pas d’une nature très grave, car il ne s’agirait pas d’une impossibilité intrinsèque. Il est toujours possible, par exemple, que l’on trouve un document qui nous dise ce que Napoléon a fait à ce moment précis, ou dont on pourrait déduire indirectement ce qu’il a fait.

Examinons rapidement d’autres questions. Les géologues se demandent : « Comment était la Terre il y a un milliard d’années ? ». Il n’y avait certainement pas d’historiens pour nous renseigner sur l’état de la Terre à cette époque, et si nous parvenons à le découvrir, ce sera de manière indirecte. Nous devons tirer des conclusions de notre connaissance des étoiles qui se sont développées. Ces observations, combinées à notre connaissance des lois de la nature, permettent de répondre à cette question de manière de plus en plus précise. Nous sommes en mesure de faire de nombreuses déclarations fiables sur le développement de planètes comme la Terre ou sur les étoiles en général ; et pourtant notre science actuelle n’est pas assez développée pour nous dire exactement quel devait être l’état de la Terre il y a un milliard d’années. Dans un certain sens, il se peut que cette question soit également sans réponse. En effet, la science ne parviendra peut-être jamais à répondre à toutes les questions que l’on peut se poser sur l’état de la Terre à cette époque.

Passons à une autre question. « Quelle est la substance d’une étoile lointaine ? » Je prends cette question à dessein, car un philosophe français, Auguste Comte, représentant du positivisme, a exprimé sa conviction que l’on ne pourrait jamais savoir de quelle substance sont constituées les étoiles lointaines. Aujourd’hui, l’analyse spectrale nous permet de faire des déclarations très précises sur les éléments chimiques et leurs conditions physiques qui forment la matière des soleils distants de milliers d’années-lumière de la Terre. C’est un bon exemple d’un problème qui a été déclaré insoluble par un grand philosophe, mais qui a été, peu de temps après, complétement maitrisé par la science.

Prenons un autre problème. « L’univers est-il fini ou infini dans l’espace et dans le temps ? » Il s’agissait autrefois d’une question philosophique typique. Elle jouait un rôle assez important dans la philosophie de Kant. Il disposait d’une série d’arguments qu’il estimait parfaitement valables du point de vue ordinaire et qui prouvaient que l’univers devait être fini dans l’espace et dans le temps ; et il disposait d’une autre série d’arguments sur la page opposée qui prouvaient que l’univers devait nécessairement être infini à ces deux égards. Il pensait qu’il existait une véritable contradiction entre ces deux preuves, qui ne pouvait être surmontée que par sa propre philosophie, avec sa distinction entre le monde en tant qu’apparence et le monde en tant que réalité. De nouveau, la science moderne, qui rejette entièrement la raison purement spéculative de Kant, dispose d’arguments très précis en faveur de l’idée que l’univers est fini dans l’espace. Il y a d’abord des raisons astronomiques qui donnent une certaine probabilité à ce point de vue, mais il y a aussi des raisons générales dérivées de l’application de la physique moderne aux problèmes concernant la structure de l’univers qui semblent presque inévitablement conduire à la conclusion que l’univers doit être fini dans l’espace, mais probablement pas dans le temps. La preuve reposera sur les observations astronomiques et notre connaissance des lois de la nature, et sur rien d’autre. Ce cas est similaire à celui de la question précédente en ce sens que le problème semble passer du domaine de la spéculation philosophique à celui de l’observation scientifique, passant ainsi d’une question apparemment sans issue à une question à laquelle il est possible de répondre parfaitement. Avec le développement de nos connaissances, nous découvrons des possibilités qui étaient auparavant inconnues des hommes ; le nombre de problèmes insolubles semble donc diminuer. Quelle est la signification de ce processus et peut-il se poursuivre indéfiniment ?

Considérons maintenant un autre problème « purement philosophique », l’un des plus anciens de la philosophie : la « relation entre le corps et l’esprit ». Existe-t-il peut-être deux substances dans le monde, la substance physique et la substance mentale, et quelle est leur interaction ? L’esprit existe-t-il ou faut-il tout expliquer en termes de physique ? La matière existe-t-elle ou faut-il tout expliquer en termes d’esprit ? Telles sont les questions sur lesquelles les philosophes ont débattu. En ce qui concerne ce problème particulier, bon nombre d’entre eux ont adopté l’attitude selon laquelle il s’agit d’un bon exemple de question sans réponse. Ils affirment, par exemple, qu’il n’y aura jamais le moindre espoir de comprendre même l’acte le plus simple de la sensation. Ils soutiennent qu’il est impossible d’imaginer un moyen par lequel un certain processus physique dans le cerveau peut être transformé en une sensation, c’est-à-dire en quelque chose de mental. Des auteurs bien connus ont prononcé un ignorabimus catégorique sur la question de savoir comment le fossé entre les processus mentaux et physiques peut être comblé, tandis que d’autres ont pensé qu’ils pourraient se débarrasser du problème assez facilement par le biais d’une métaphysique dogmatique.

Le problème principal de la métaphysique est censé être la question suivante : « Quelle est l’essence de la réalité ? Le monde est-il essentiellement mental ? S’agit-il de l’esprit, comme l’enseignait Berkeley, ou de la matière, comme l’enseignaient les matérialistes, ou encore de quelque chose qui ne peut être connu, comme la « chose en soi » de Kant ? Ainsi, alors que la plupart des philosophes plus anciens semblaient avoir peu de difficultés à résoudre le problème, Kant soutenait avec force qu’il n’y avait pas de solution au problème métaphysique, c’est-à-dire à toute question concernant la « nature ultime de la réalité ». Et ce, même s’il ne nie pas que ces questions ont un sens parfaitement valable et que l’esprit humain continuera toujours à se les poser.

Une dernière question pour finir, elle aussi typique. « Les animaux ont-ils une conscience ? » La plupart d’entre nous pensent : « Oui, bien sûr ; un chien est, à bien des égards, presque comme un être humain. Comment pourrait-il en être ainsi s’il n’avait pas de sensations et de sentiments ? » Pourtant, il y a eu un philosophe très éclairé, Descartes, qui pensait que la conscience était réservée aux êtres humains et que tous les animaux étaient des automates. Leur comportement devait être considéré comme des réactions mécaniques à certains stimuli, sans l’intervention d’une quelconque « conscience ». Comme on ne peut certainement jamais entrer dans un animal pour voir s’il a des sentiments, on ne peut certainement jamais décider par l’observation et l’expérience si Descartes n’a pas raison. Et nous pouvons même aller plus loin et dire que le même argument s’applique aux êtres humains, car si nous semblons savoir, lorsque nous nous observons, que nous possédons nous-mêmes une conscience, comment pouvons-nous en être sûrs pour nos semblables ? Descartes pensait qu’il y avait un meilleur argument pour que les êtres humains possèdent une âme que les animaux, car l’existence d’autres consciences est toujours déduite par analogie, et il y a une analogie plus étroite entre moi et les autres êtres humains qu’il n’y en a entre les êtres humains et les animaux. Mais, d’un autre côté, rien n’est jamais vraiment prouvé par analogie ; donc, si l’argument de Descartes mène à quelque chose, il doit conduire à douter de l’existence d’une quelconque conscience d’autres êtres, qu’ils soient humains ou animaux. Et il semble que ce doute doive rester à jamais, car il est généralement admis qu’il nous est absolument impossible de prendre directement conscience de la conscience d’autrui. Nous ne pouvons pas avoir une connaissance immédiate des états mentaux d’autrui. Le problème de l’existence d’une vie mentale chez nos semblables ou ailleurs semble donc être un cas typique de ces questions dont nous ne connaîtrons jamais la réponse.

Concluons ce petit tour d’horizon et voyons ce que nous pouvons en apprendre. Parmi nos exemples, il y a des questions dont nous pourrions dire immédiatement que nous sommes capables de les résoudre ; il y en a d’autres pour lesquelles cela semble douteux, et d’autres encore pour lesquelles il semble tout à fait nécessaire d’admettre que nous n’en connaîtrons jamais la réponse.

Mais dans ce dernier cas, il faut faire une distinction très importante. Si nous demandons, par exemple, ce que Napoléon a fait à un moment précis de sa vie, il est très probable que personne ne connaîtra jamais la réponse. Pourtant, comme je l’ai déjà souligné, une telle question n’est pas sans réponse dans un sens essentiel du terme. Il se trouve qu’elle est sans réponse pour nous parce que nous ne possédons aucune preuve historique concernant les faits ; il n’y a aucune expérience présente dont nous pourrions déduire exactement ce que Napoléon a fait à ce moment-là, mais elle n’est pas inconnaissable en principe. Il est simplement inconnaissable en raison de circonstances accidentelles, et non en raison de la nature intrinsèque des choses.

Il y a une énorme différence entre ces deux types d’impossibilité. Il faut distinguer les problèmes insolubles en principe de ceux que l’homme ne peut pas résoudre parce qu’il ne dispose pas des significations techniques nécessaires à la solution. Chaque fois qu’il rencontre une question sans réponse, le philosophe doit se demander à laquelle de ces deux classes elle appartient. Il est probable qu’aucun être humain ne saura jamais à quoi ressemble l’autre côté de la lune, car la lune ne tourne toujours qu’un seul et même côté vers la terre. Mais l’impossibilité de connaître la face cachée de la lune n’est que pratique ou technique ; elle est due au fait que l’homme n’a pas encore inventé de vaisseau qui lui permette de faire le tour de la lune, mais une telle entreprise ne serait nullement contraire aux lois de la nature, et même si elle était contraire aux lois de la nature, on pourrait imaginer que les lois de l’univers soient différentes de telle sorte qu’il ne serait plus impossible à l’homme de regarder l’arrière de la lune. Nous voyons donc que notre question appartient bien au premier groupe ; les raisons pour lesquelles on ne peut y répondre ne sont que de nature accidentelle. Cela peut intéresser le scientifique, mais le philosophe ne s’en préoccupe pas, il est préoccupé par l’autre groupe de problèmes : ceux qui sont insolubles en principe : la raison pour laquelle ils ne peuvent être résolus n’est pas un état de fait accidentel dans l’univers, mais elle semble plus profonde ; dans ce deuxième cas, on parle d’impossibilité philosophique ou logique.

La différence entre les deux groupes est la suivante : dans le premier cas, nous pouvons au moins imaginer des moyens de trouver une solution, même si ces moyens n’existent nulle part dans le monde, alors que dans le cas de l’impossibilité philosophique, aucune imagination ne peut nous rapprocher de la réponse ; il n’y a pas de moyens sur lesquels même l’imagination pourrait essayer d’atteindre le but. Nous ne pouvons pas imaginer ce que nous devrions faire ou ce qui devrait se produire dans le monde pour nous conduire à la réponse à notre question précédente : « Comment une sensation peut-elle naître de mouvements de molécules du cerveau ? » Cette question appartient donc au deuxième groupe ; les philosophes s’en sont toujours préoccupés.

Dans la plupart des philosophies, il y a des problèmes de ce genre : certaines questions sont considérées comme « dépassant notre entendement » ou comme des mystères que nous ne pouvons pas comprendre.

Notre « philosophie de l’expérience » adopte une attitude tout à fait différente. Pour la comprendre, posons la question suivante : « Quel est le critère qui nous permet de décider si un problème “insoluble” appartient au premier ou au second groupe ? » Je pense que le critère doit être énoncé de la manière suivante : toutes les questions auxquelles on peut en principe répondre (y compris celles qui peuvent être techniquement insolubles à un moment ou à un endroit donné) trouvent toujours une réponse d’une certaine manière, à savoir par référence à une observation (qu’il s’agisse de la nature ou de nous-mêmes), ou par toute méthode scientifique qui présuppose toujours l’observation, c’est-à-dire l’apparition de certaines impressions sensorielles — en bref, par l’expérience.

Une question peut en principe recevoir une réponse (j’aimerais dire : c’est une « bonne question ») si nous pouvons imaginer les expériences que nous devrions faire pour donner la réponse. Une réponse à une question est toujours une proposition. Pour comprendre une proposition, il faut pouvoir indiquer exactement les circonstances particulières qui la rendraient vraie et les autres circonstances particulières qui la rendraient fausse. « Circonstances » signifie faits d’expérience ; et ainsi l’expérience décide de la vérité ou de la fausseté des propositions, l’expérience « vérifie » la proposition, et donc le critère de la solubilité d’un problème est sa réductibilité à l’expérience possible. Nous pouvons savoir ce qui est vérifiable. Une question est « bonne » si nous pouvons indiquer le chemin de sa vérification par l’expérience possible — bien que, pour une raison pratique, nous puissions être incapables de suivre ce chemin. Avant de parler des problèmes qui sont considérés comme appartenant au genre strictement sans réponse (c’est-à-dire par certains philosophes, car il n’y a pas d’accord général sur ce point), demandons-nous s’il y a peut-être des questions auxquelles on peut répondre et dont le critère ne réside pas dans l’expérience ? Celles-ci dépasseraient évidemment le domaine de l’expérience ; les propositions qui y répondent devraient être vérifiées d’une autre manière, elles porteraient sur des faits extérieurs et indépendants de l’expérience.

De nombreux penseurs croient que de tels problèmes et de telles solutions existent ; le domaine au-delà de l’expérience dont relèvent ces questions et ces réponses serait le domaine de la « métaphysique », et le critère qui nous assurerait de la vérité de ces réponses ne serait pas l’expérience, mais la « raison ». Les philosophes qui croient qu’il existe de telles vérités qui ne peuvent être expliquées par l’expérience mais reposent sur la raison, sont appelés rationalistes (ratio = raison), et il est naturel pour eux de penser que toutes les vérités philosophiques les plus fondamentales sont de ce type. Ceux qui ne croient pas que nous ne puissions avoir aucune connaissance réelle dérivée de notre raison, mais qui soutiennent qu’elle doit toujours reposer sur l’expérience, sont appelés empiristes (empeiria = expérience). On comprend ainsi pourquoi le métaphysicien est généralement en même temps rationaliste, alors que l’empiriste rejette la possibilité d’une métaphysique, c’est-à-dire d’une connaissance qui dépasserait le monde de l’expérience. Il est vrai que dans l’histoire de la philosophie on trouve parfois des points de vue intermédiaires, de sorte que les équations rationaliste = métaphysicien, empiriste = non-métaphysicien, ne sont pas tout à fait correctes historiquement, mais ces points de vue sont dus à certaines confusions qui compliquent la question et dont nous n’avons pas à nous préoccuper.

En général, les deux parties admettent l’existence d’une certaine frontière qui enferme tout ce qui est connaissable par l’expérience et le sépare du reste du monde. Mais le métaphysicien croit que ce mur peut être franchi par notre raison, alors que l’empiriste pense que c’est impossible et le regrette. Les deux croyaient généralement qu’il y avait des questions définitivement sans réponse, et les deux les trouvaient dans la région métaphysique. La différence est que l’empiriste était convaincu que tous les problèmes de cette région étaient insolubles, tandis que le rationaliste pensait pouvoir résoudre les plus importants d’entre eux grâce à sa raison.

Ce débat entre le rationalisme et l’empirisme s’est poursuivi tout au long des siècles, et la principale raison pour laquelle le rationalisme a souvent été considéré comme victorieux réside dans l’existence de ce que l’on appelle les vérités logiques et mathématiques. Tous les meilleurs penseurs, depuis Platon, ont reconnu que ces vérités ne reposaient sur aucune expérience, et pourtant personne n’a pu nier qu’elles étaient non seulement réellement vraies, mais même les plus solidement établies de toutes, et sans aucun doute applicables à la réalité. Mais s’il en était ainsi, alors certaines questions (de nature logique et mathématique) pourraient trouver une réponse sans avoir recours à l’expérience, et notre critère, que nous pensions capable de distinguer les problèmes solubles de ceux qui sont en principe et définitivement insolubles, s’effondrerait.

Nous n’avons pas le temps d’expliquer ici en détail à quel point la philosophie dépend de la décision sur cette question, mais les penseurs les plus profonds l’ont toujours ressentie, et c’est pourquoi ils ont concentré toute leur énergie sur la discussion des soi-disant vérités logiques et mathématiques. Ils estimaient que presque tout était décidé en philosophie s’ils parvenaient à comprendre la nature de ces vérités particulières. Kant a fondé tout son système sur une telle recherche, et il croyait vraiment qu’il parviendrait ainsi à surmonter le conflit entre l’empirisme et le rationalisme.

En réalité, il n’y est pas parvenu. Sa solution du problème était tout aussi insatisfaisante que celle donnée par l’école empiriste, par exemple par son leader le plus célèbre au dix-neuvième siècle, John Stuart Mill. Il s’est efforcé de prouver que la raison seule ne pouvait résoudre aucun problème et que le seul test de la vérité de toute proposition reposait sur l’expérience ; il a tenté de montrer que les propositions logiques et mathématiques (telles que ) n’avaient pas d’autre raison d’être vraies que le fait qu’elles étaient toujours considérées comme telles par l’expérience. Mais un examen critique de son argumentation révèle les erreurs les plus graves, et nous devons conclure qu’il a totalement échoué dans sa tentative de démontrer la nature empirique des propositions logiques ou mathématiques.

À l’époque de Kant et au dix-neuvième siècle, les énormes difficultés de ce problème n’étaient pas clairement visibles et les penseurs les plus anciens sont parvenus à leurs résultats de manière plutôt superficielle, mais lorsque, au cours des deux ou trois dernières décennies, le problème de la nature des propositions mathématiques s’est présenté aux mathématiciens sur leur propre territoire et qu’il a exigé une solution définitive dans l’intérêt des seules mathématiques pures, il a été repris par les logiciens, les philosophes à l’esprit empirique et les mathématiciens, sous la direction des plus subtils et des plus critiques d’entre eux.

Le travail de tous ces penseurs n’est pas encore tout à fait achevé — il reste encore quelques petites lacunes à combler — mais il n’y a plus le moindre doute sur la nature de la solution finale. Elle peut être exprimée brièvement de la manière suivante : les propositions mathématiques et logiques sont d’une nature si différente des propositions empiriques ordinaires qu’il est peut-être même imprudent de les appeler toutes les deux par le même nom. Il est si difficile de se rendre compte de cette différence, et elle n’a jamais été clairement perçue auparavant, parce que les deux sont exprimées dans le langage par des phrases de la même forme. Lorsque je dis : « La latitude de San Francisco est de 38° », et lorsque je dis : « La cinquième puissance de 2 est 32 », les deux phrases ne semblent pas seulement avoir une construction grammaticale similaire, mais elles semblent également transmettre une information réelle. L’une parle d’une certaine ville de Californie de la même manière que l’autre semble parler de certains nombres : comment pourrait-il y avoir une différence intrinsèque entre elles ? L’analyse logique stricte a montré qu’il existe la plus grande différence imaginable. Il s’agit simplement du fait que les propositions empiriques traitent réellement de quelque chose dans l’univers, elles communiquent des faits réels, alors que les propositions mathématiques ne traitent de rien de réel. Les « nombres » ne peuvent être trouvés nulle part dans le monde réel, de la même manière que San Francisco peut y être trouvé. Il n’est pas vrai non plus que les nombres sont simplement des imaginations de l’esprit humain, comme les dragons ou les anges, et il n’est pas vrai qu’ils appartiennent, avec d’autres objets « irréels », à un monde qui leur est propre, que Platon a appelé le royaume des Idées, et auquel de nombreux philosophes actuels croient également, en lui donnant des noms différents. Le fait est que les nombres ou d’autres entités logiques ne peuvent pas être considérés comme des « objets » dans quelque sens que ce soit. Les propositions qui les traitent apparemment ne communiquent aucun « fait » à leur sujet et ne sont donc pas des « propositions » à proprement parler. De quoi s’agit-il ?

Elles ne sont rien d’autre que certaines règles qui déterminent l’usage du langage, c’est-à-dire de l’expression par combinaison de « signes ». Elles concernent les symboles et non la réalité. Elles s’appliquent néanmoins, dans un certain sens, au monde des faits, car les symboles (mots, lettres, etc.) sont utilisés pour parler des faits. En bref, ils parlent de la réalité, mais ne disent rien à son sujet. La meilleure façon de le comprendre est de se référer à des exemples simples. Je prendrai d’abord un exemple mathématique, puis un exemple logique.

Vous admettrez tous qu’il n’y a absolument aucune différence de signification entre les deux phrases suivantes : « J’ai dans ma poche douze dollars » et « J’ai dans ma poche sept plus cinq dollars ». Eh bien, la fameuse « proposition » selon laquelle sept plus cinq égalent douze n’est rien d’autre que la règle qui nous dit que nous pouvons transformer l’une des phrases en l’autre sans en changer la signification. Vous observez qu’il ne s’agit pas de l’expression d’un fait quelconque dans l’univers. Elle n’affirme pas qu’il y a douze objets dans le monde, ou sept ou cinq ; elle n’affirme pas que quelqu’un peut compter ou a compté des objets : elle permet seulement de comprendre qu’un homme qui dit « Voici douze choses » et un autre qui dit « Voici cinq plus sept choses » n’ont pas dit quelque chose de différent, mais ont seulement utilisé des mots différents pour exprimer la même signification (à condition, bien sûr, qu’ils aient utilisé les mots cinq, sept et douze dans leur sens ordinaire ; et lorsque j’ai parlé tout à l’heure des grandes difficultés de cette question, j’avais surtout à l’esprit la difficulté de clarifier le « sens ordinaire »). Que notre règle arithmétique « s’applique » à n’importe quel objet n’a rien de remarquable ou de merveilleux, car elle ne dit rien sur aucun objet.

Ce point apparaît peut-être encore plus clairement lorsque nous examinons un exemple purement logique, comme par exemple le Principe du Tiers Exclu. Lorsque je dis : « Mon ami viendra ou ne viendra pas demain », le principe logique dont il vient d’être question m’assure que cette affirmation est toujours vraie, quel que soit le moment ou l’endroit où elle est faite — mais cette affirmation est-elle vraiment une proposition ? affirme-t-elle quelque chose à propos de mon ami ou de sa venue, ou même à propos de tout autre fait dans le monde ? De toute évidence, non. Elle parle de mon ami et de sa venue, mais ne dit rien à leur sujet, elle n’affirme rien du tout. Après avoir entendu la phrase, je n’en sais absolument pas plus sur le monde qu’avant ; la phrase ne m’a communiqué aucun fait.

Or, les règles de la logique et des mathématiques pures représentent toutes les vérités qui ont leur origine dans la « raison pure », et dont elle est si fière. Mais nous voyons que leur « vérité » et leur applicabilité générale, qui ne peuvent être niées, sont d’un type très particulier, insignifiant : elles sont purement formelles, elles ne transmettent aucune connaissance, elles ne traitent d’aucun fait, mais seulement des significations au moyen desquelles les faits sont exprimés.

C’est ainsi que s’effondre le seul soutien apparent du rationalisme. La nature réelle des « propositions » logiques et mathématiques a été élucidée : le nouvel empirisme ne nie pas leur vérité absolue et leur caractère purement rationnel, mais il soutient qu’elles sont « vides », qu’elles ne contiennent aucune « connaissance » dans le même sens que les propositions empiriques ; la raison pure est incapable de produire une connaissance réelle, sa seule affaire est l’arrangement des symboles qui sont utilisés pour l’expression de la connaissance.

Après avoir rendu compte de ce qu’on appelle la « connaissance rationnelle », l’empirisme a maintenant le droit et le pouvoir de revendiquer tout le champ de la connaissance. Nous ne connaissons rien d’autre que par l’expérience, et l’expérience est le seul critère de la vérité ou de la fausseté de toute proposition réelle. Vous vous souviendrez que la vérifiabilité par l’expérience était aussi le critère des questions auxquelles on peut en principe répondre. En tenant compte de ces deux résultats, nous concluons qu’il n’y a pas de problèmes réellement insolubles. Toutes les questions propres et toutes les propositions propres (qui peuvent toujours être considérées comme des réponses à certaines questions) sont liées à l’expérience de la même manière : elles en découlent et peuvent, en principe, recevoir une réponse et être testées par elle.

Mais qu’en est-il de ces problèmes apparemment insolubles que nous avons semblé découvrir parmi les questions de la philosophie ? « Comment les processus physiques dans le cerveau produisent-ils les processus mentaux ? » « Les animaux et les plantes sont-ils ou non des êtres conscients ? » Que deviennent ces problèmes ?

Heureusement, les mêmes méthodes analytiques qui nous ont aidés à comprendre la logique et les mathématiques (et auxquelles je n’ai même pas pu faire allusion dans cette conférence) nous permettent de répondre à la question et d’éliminer toutes les difficultés qu’elle semble cacher. Là encore, je ne peux qu’indiquer le résultat sans être en mesure de prouver ce que j’avance à cette occasion. Réduit à sa plus simple expression, le résultat est simplement le suivant : les problèmes dits insolubles sont en principe insolubles, parce qu’ils ne sont pas des problèmes du tout. Il est vrai qu’ils ont la forme grammaticale de questions et que, dans de nombreux cas, il est très difficile de les distinguer des vraies questions, mais un examen attentif des mots qui apparaissent dans la question et de la manière dont ils sont combinés montre qu’elles violent les règles de la grammaire logique et qu’elles n’ont donc aucun sens. J’ai déjà essayé de le préciser dans ma première conférence, et nous voyons maintenant l’importance de notre premier résultat sous un angle différent.

Dans les exemples donnés ci-dessus, l’analyse devrait élucider la signification correcte dans laquelle les mots « processus physique » et « processus mental » sont censés être utilisés dans le premier problème ; et dans le second problème, l’enquête devrait tourner autour de la signification du mot « conscience » ; et dans les deux cas, il y aurait deux possibilités : ou bien on pourrait trouver une signification quelconque à ces mots et à leur combinaison particulière, de sorte que la question aurait un sens parfaitement valable ; dans ce cas, on verrait immédiatement que la question revêtirait un caractère inoffensif, qu’elle perdrait son grand intérêt « philosophique » et deviendrait un problème scientifique ordinaire, qui serait en principe sûrement résolu par les méthodes de l’observation et de l’expérience. Ou bien il s’avérera qu’aucune interprétation significative des mots et de leur combinaison ne peut être découverte ; dans ce cas, la question a disparu et il ne reste rien d’autre qu’une série de mots assemblés de manière confuse par un esprit confus.

La métaphysique disparaît, non pas parce que les problèmes métaphysiques sont insolubles, comme le croyaient la plupart des anciennes écoles empiristes, mais parce que ces problèmes n’existent pas. Là où il n’y a pas de questions, il ne peut y avoir de réponses ; il serait absurde de chercher une solution là où il n’y a pas de problème. La plupart des anciens empiristes, il est vrai, niaient la possibilité d’une métaphysique avec la même insistance que nous, mais, comme je l’ai déjà dit, non sans un certain regret, car dans leur esprit cela signifiait une limitation de la connaissance humaine, et par conséquent leur attitude pouvait à juste titre être qualifiée de sceptique (je peux mentionner ici les noms de Sextus Empiricus et de David Hume). Mais notre nouvel empirisme n’est nullement sceptique ; au contraire, il nie qu’il y ait en principe une limite à la connaissance humaine ; les limites existantes ne sont pas de nature essentielle, philosophique, mais seulement accidentelle. Elles ne sont que pratiques, techniques, et pourront un jour être surmontées.

Selon notre point de vue, toute connaissance est basée sur l’expérience, mais cela ne signifie plus aucune restriction de la connaissance. Dans les anciennes conceptions, l’impossibilité de la métaphysique était due à quelque regrettable imperfection ou incapacité de l’esprit humain ; dans la nôtre, l’impossibilité est d’ordre logique, elle est due à quelque non-sens intrinsèque dans les phrases qui étaient censées exprimer les « problèmes métaphysiques ». Regretter l’impossibilité de la métaphysique devient impossible ; ce serait la même chose que de regretter l’impossibilité d’un carré rond.

Toutes les vraies questions (c’est-à-dire les combinaisons de mots auxquelles nous pouvons éventuellement donner la signification d’une question) peuvent en principe recevoir une réponse (« Il n’y a pas d’énigme de l’univers », comme l’a dit Ludwig Wittgenstein), et elles ne peuvent recevoir de réponse que par l’expérience, par les méthodes de la science. Un lourd fardeau est enlevé à la philosophie, qui ne peut plus se disputer avec la science. Sa fonction est analytique et critique, elle nous aide à nous débarrasser des simples disputes verbales, et c’est avec un soulagement indicible que nous voyons les grands « problèmes » s’évanouir sans laisser de place vide.

La plus grande différence entre l’ancien empirisme et notre nouvelle philosophie de l’expérience réside, je pense, dans sa méthode. Le premier partait d’une analyse des facultés humaines (telles que la pensée, la perception, etc.) ; le second part de quelque chose de beaucoup plus fondamental, à savoir : l’analyse de « l’expression » en général. Toutes les propositions, toutes les langues, tous les systèmes de symboles, ainsi que toutes les philosophies, veulent exprimer quelque chose. Elles ne peuvent le faire que s’il y a là quelque chose qui peut être exprimé : c’est le matériau de toute connaissance, et dire qu’il doit être donné par l’expérience n’est qu’une autre façon de dire que quelque chose doit être là avant que nous puissions en avoir connaissance et à son sujet.

La position de cette philosophie est inattaquable, car elle repose sur la reconnaissance des faits les plus durs et sur l’étude de la logique la plus stricte. Sur ces bases, notre philosophie de l’expérience se tient très solidement comme sur un rocher ferme au milieu d’une mer déchaînée d’opinions philosophiques diverses. Elle n’est ni sceptique ni dogmatique, elle ne peut s’immiscer ni dans la science ni dans les valeurs humaines ; son seul objet est la compréhension. C’est seulement ainsi qu’elle peut atteindre cette attitude sereine qui appartient à toute philosophie authentique : l’attitude de la Sagesse.