Une nuit au Luxembourg/Préface

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Société du Mercure de France (p. 7-14).


On lisait, dans le Temps du 13 février 1906 :

« Nécrologie. — Nous venons d’apprendre la mort subite de notre confrère de la presse étrangère, M. James-Sandy Rose, décédé hier dimanche en son domicile, 14, rue de Médicis. Malgré ce nom anglais, il était Français ; né à Nantes en 1865, il s’appelait Louis Delacolombe. Élevé aux Etats-Unis, il était revenu en France il y a dix ans, et n’avait cessé depuis lors d’être le correspondant très apprécié du Northern Atlantic Herald. »

Le lendemain, 14 février, le même journal insérait cette note dans ses Faits divers :

« Le Mystère de la rue de Médicis. — Nous avons annoncé hier la mort subite de notre confrère de la presse étrangère, M. James-S. Rose. Cette mort pourrait bien être suspecte. Dès maintenant, on soupçonne fortement une femme du quartier latin, Blanche B…, d’y avoir au moins participé. Cette femme est connue pour s’habiller, même en plein hiver, de couleurs très claires, et c’est ce qui l’a fait remarquer par la concierge. Elle demeure d’ailleurs derrière la maison du crime, — si toutefois il y a crime, — rue de Vaugirard. Voici, dit-on, ce qui se serait passé :

M. J.-S. Rose, qui avait des habitudes assez régulières, n’ayant pas été vu pendant quelques jours, on a forcé sa porte, et on l’a trouvé inanimé. La mort remontait à quelques heures seulement, ce qui ne coïncide pas avec le laps de temps pendant lequel il est resté invisible et ne laisse pas de compliquer la question. On suppose que la femme B…, ayant passé la nuit avec lui, l’a endormi au moyen d’un narcotique (dont le malheureux ne s’est pas réveillé), ou l’a étranglé à un moment où il était sans défense ; puis, le vol accompli, elle se serait enfuie précipitamment. Dans sa hâte, chose extraordinaire ! elle a oublié sa robe et serait partie enveloppée dans un grand manteau. Du moins on n’explique pas autrement, chez M. Rose qui vivait seul, la présence d’une élégante robe blanche… »

Le surlendemain, troisième écho :

« Le Mystère de la rue de Médicis. — La jeune femme, d’abord impliquée dans cette affaire, serait depuis quinze jours à Menton avec M. Pap…, député des bords du Danube. Ils ont écrit l’un et l’autre de là-bas à des amis communs. L’instruction ne fait aucun progrès, au contraire… »

D’autres journaux, que j’eus alors la curiosité de consulter, avaient brodé sur la mort de mon ami des histoires encore plus folles. La police, ayant pour cela de bonnes raisons, ne faisant aucunes communications à la presse, les journalistes poussèrent le dérèglement jusqu’à l’insanité ; puis leur imagination à bout, ils se turent.

En réalité, l’immixtion de Blanche B…, dans cette histoire était uniquement due aux bavardages d’un jeune employé, voisin de M. James-Sandy Rose, et qui avait remarqué dans la chambre une robe de femme en étoffe blanche. Je raconte, à la fin de ce volume, les faits qui ont troublé l’imagination de cet éphèbe. Ni la police, qui se désintéressa aussitôt de l’affaire, ni la justice, qui ne fut point saisie, n’eurent à impliquer qui que soit dans un « mystère » qui, s’il est vraiment un mystère, n’est pas de ceux que les administrations peuvent résoudre, ni des magistrats.

Les jours suivants, le Temps laissa de côté la rue de Médicis. Au bout d’une quinzaine, un jeune journaliste fort bavard, accompagné d’un monsieur âgé qui prenait aussi des notes sur un calepin, mais ne disait rien, vint sonner chez moi. Il avait la prétention de m’interroger. Je voulus bien lui répondre que M. James-S. Rose était mort d’apoplexie ou du moins subitement ; que j’étais son ami et qu’il m’avait institué son héritier ; que les bruits de crime étaient absurdes et les bruits de « mystère », ridicules.

— Qu’y a-t-il, dis-je, de plus normal que la mort ?

Le vieux monsieur acquiesça, tandis que le jeune journaliste murmurait :

— Cependant…

— Tout ce qu’il y a, repris-je, d’intéressant dans cette histoire banale, et triste pour moi seul, peut-être, c’est que M. James-Sandy Rose laisse un ouvrage inédit et qu’il m’a chargé par testament de le publier, ce que je vais faire…

Je jetai sur le jeune journaliste un coup d’œil persuasif :

— C’est un des livres les plus curieux que j’aie jamais lus et, quoique l’auteur me fût familier, une véritable révélation pour moi…

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis. Le public, sans savoir ce qu’il y a dans ce livre, l’attend avec impatience.

— Ah !

— Quand vous l’aurez lu, quand vous l’aurez seulement vu, vous serez de mon avis.

Cette innocente réclame fut ponctuellement insérée dans le Temps et dans le Nouveau Courrier des Provinces, que le vieux monsieur était prié d’alimenter. J’en tirai quelques minutes d’amusement, pas autre chose.

Le voici, ce livre, et naturellement sans commentaires. Conformément aux prescriptions impératives du testament, j’en ai, non pas corrigé, mais redressé le style quand cela a été nécessaire, car Louis Delacolombe, élevé en anglais, avait gardé dans son langage quelques traces de ses années d’éducation. Je pense qu’il a été écrit au courant de la plume, et d’une main fiévreuse, en l’espace de quelques jours.

J’ai résumé dans une note finale le résultat de mon enquête personnelle. Il n’est pas nécessaire de la lire, mais je crois cependant qu’elle intéressera ceux qui auront été intrigués par le récit énigmatique de mon ami.

P. S. — Le dessin de la page 17, qui est de la main de M. Sandy Rose et que j’ai inséré à l’endroit marqué par lui, s’il a une signification, je n’ai pu la pénétrer. Cela semble représenter une médaille grecque dédiée à la déesse Coré. Mais KOPH veut dire aussi jeune fille et même poupée. D’ailleurs connaît-on de telles médailles ?