Une oubliée — Madame Cottin d’après sa correspondance/1

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I


Mme Cottin, depuis sa mort, n’a pas occupé l’opinion à l’égal de certaines de ses contemporaines à la fin du dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neuvième ? Mme de Staël, Mme Roland, Mme d’Agoult (Daniel Stern), pour ne parler que des plus connues. Pis que cela, vers 1880, une grande partie de la jeunesse ignorait jusqu’à son nom, bien que ces jeunes gens et ces jeunes filles fussent censés avoir appris la littérature française.

Cependant il est question d’elle dans tous les dictionnaires biographiques, sans parler de divers articles de revues, dont le dernier date de 1888, et des notices de ses éditeurs. Mais, comme on ne la lit plus, ce n’est pas là qu’on aurait été la chercher. Nous n’allons d’ailleurs en citer que les principaux.

De ces éditions, il semble qu’il n’y ait presque rien des toutes premières, parues en 1798, 1800, 1802, 1805, 1806, qui probablement ne devaient pas être d’un grand nombre d’exemplaires. La plus ancienne, par Coignet, se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal et n’a qu’un volume. Il y en a aussi dans quelques bibliothèques particulières.

Des notices accompagnant ses œuvres, les unes honnêtement ternes, comme celle de Petitot, dans l’édition Foucault de 1820, s’étendent surtout sur les ouvrages et disent peu de chose de la vie de l’auteur.

Auguis, dans son avant-propos de l’édition Dabo (1810), reproduit ensuite par Ménard et Davenne en 1824, n’en dit pas beaucoup plus ; mais il s’en sert comme prétexte pour se livrer à une foule de considérations personnelles, tout à fait étrangères au sujet : sur la politique du moment par exemple, dont Mme Cottin ne s’occupait pas. Elle avait eu assez des affaires publiques pendant la cruelle période qu’inaugurait l’année de son mariage et qui lui avait coûté le bonheur, dans la vie de son époux. De là, ce prétendu biographe passe aux diverses classes composant la société d’alors, et aux fonctionnaires dont Mme Cottin ne connaissait aucun. Au sortir du leurre égalitaire de la Révolution, le galon, le panache avaient repris leurs droits. Auguis nous trace, avec désinvolture, sur le monde officiel qui l’entoure, des portraits genre La Bruyère, mais cette fois en caricature. Après quoi, il revient à son héroïne durant quelques lignes consacrées à ses qualités de bonté, de douceur, de modestie, de charité inépuisable, à son talent d’écrivain qu’il admire sans réserve ; puis ce fantaisiste repart en considérations sur les motifs qui peuvent bien pousser une femme à devenir auteur. Tout à coup, voilà Homère et Ossian qui interviennent, on se demande pourquoi, si ce n’est pour nous faire connaître ce qu’il pense du barde Scandinave découvert ou inventé par Macpherson. Et il nous ramène aux femmes de plume du temps : Mme Necker, mère de Mme de Staël ; celle-ci dont il parle brièvement ; Mme de Beauharnais, Mme de Montesson, Mme de Flahaut, Mme d’Houdetot, et ne se permet qu’un rappel de la « divine Émilie » au travers d’un cruel portrait de Mme du Deffand. Le tout entremêlé d’appréciations manquant souvent de justesse, généralement démodées et sur un ton fort acerbe.

La plus intéressante de ces divagations, et cette fois s’appliquant à son objet, c’est le jugement de Mme de Genlis sur sa rivale, dans son livre l’Influence des femmes sur la littérature. La jalousie entre femmes de lettres ne date pas d’aujourd’hui, car celle-ci abîme Mme Cottin sans ménagement. Tout ce que la critique a de plus amer, elle l’emploie pour faire ressortir les défauts qu’elle a voulu trouver dans ses ouvrages.

« Claire d’Albe est sans intérêt, sans imagination, ni vraisemblance et d’une immoralité révoltante ; l’amour y est furieux et féroce. La vertueuse héroïne se livre sans pudeur à des emportements effrénés et criminels. La main d’une femme, quel que soit son âge, ne peut copier les scènes cyniques de cet adultère. La fausseté des sentiments peut seule en égaler l’indécence. Un homme même ne saurait transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit un discours dont l’extravagance et l’impiété font toute l’énergie. Amélie Mansfield retombe dans ces mêmes défauts, l’héroïne est passionnée jusqu’à la fureur, le dénouement en est révoltant. Ce n’est pas peindre l’amour, c’est peindre la rage semblable à celle que les animaux féroces éprouvent dans une certaine saison de l’année. Mathilde est imitée d’autres romans[1]. Dans Elisabeth, l’esprit et les jolies phrases remplacent la sensibilité et jettent de la froideur sur l’ouvrage. »

Enfin, rien ne trouve grâce à ses yeux et voilà la pauvre Mme Cottin bien arrangée ; sa sévère critique n’y allait pas de main morte. Mais le plus amusant, ce sont les précautions par lesquelles Mme de Genlis prépare son public à accueillir le tombereau de pavés qu’elle va déverser sur la tête de l’infortunée. « Il serait fort difficile, dit-elle, de parler d’un auteur célèbre, mort depuis quelque temps et dont les partisans et amis vivent encore, si l’on manquait de droiture ou de courage, ou si l’on avait la faiblesse de craindre de ridicules interprétations et d’injustes ressentiments. On doit juger avec sévérité les ouvrages qui méritent d’être lus ; une critique réfléchie est un hommage, elle suppose une sorte de méditation qui seule est une marque d’estime et la critique même ajoute du poids aux éloges. »

Ainsi donc les romans de Mme Cottin méritent d’être lus… Sous cette plume dénigrante, ceci a sa valeur. On ne voit pas comment son blâme est une marque d’estime ; quant au courage, elle en avait certainement, car personne, à cette époque, ne partageait sa malveillance pour des livres qui enthousiasmaient les contemporains. Un semblant d’éloge arrive cependant : « Les derniers ouvrages de Mme Cottin sont infiniment supérieurs à tous ceux des romanciers français, sans en excepter ceux de Marivaux, et moins encore les ennuyeux et volumineux ouvrages de l’abbé Prévost. » Elle ne parle pas des siens, non pas tant par modestie, sentiment qui lui était inconnu, que parce qu’elle aspirait moins au titre de romancière, qu’à celui d’éducatrice, dont elle avait toute la pédanterie. Mais du moment qu’elle trouve Mme Cottin supérieure à Marivaux et ses héroïnes au-dessus de l’immortelle Manon, voilà sa victime vengée : son ennemie ne croyait pas lui faire la part si belle.

Lady Morgan[2] en parle dans sa relation de voyage intitulée La France en 1816. Un accident de voiture l’ayant forcée à s’arrêter non loin de l’habitation de Mme Cottin aux environs de Paris, elle voulut interroger les gens du pays sur cette illustration littéraire ayant séjourné parmi eux. Elle se désola en constatant que, neuf ans à peine après sa mort, ces paysans ignoraient qu’ « une dame qui travaillait beaucoup » eut jamais possédé « un château » dans le voisinage. Elle était donc la seule à le savoir. « Une demeure qui a été consacrée par la présence du génie, palais ou chaumière, écrit-elle, est un temple que l’esprit et l’imagination ne doivent contempler qu’avec respect. » Cet incident, raconté dans le style pompeux de l’époque, est d’ailleurs, peut-être, un produit de sa propre imagination, car ce voyage est rempli d’inexactitudes et le « château » n’était qu’une simple maison dans le bourg.

Lady Morgan en faisait à lord Byron un récit qui le frappa ; elle y ajoutait : « Dépourvue de beauté, Mme Cottin inspira deux passions ardentes et fatales. Son jeune parent M. D*** [3] se tua d’un coup de pistolet dans son jardin, et son rival sexagénaire M*** [4] s’empoisonna de honte d’éprouver un amour sans espérance qui ne convenait pas à son âge… J’apprends de M. Venès [5] que Mme Cottin était une blonde inclinant vers le roux. »

Il y a eu une Notice historique sur la vie et les écrits de Mme Cottin, parue à Paris en 1818. Il n’en a été tiré que vingt-cinq exemplaires, pour être offerts aux amis de l’auteur.

Didot et Michaud, dans leurs biographies générales, ont donné peu de détails sur sa vie, beaucoup sur ses œuvres.

Les articles de revues nous en disent davantage, grâce à des lettres retrouvées. C’est là qu’on peut suivre l’aimable romancière dans ses sentiments personnels et sa vie intime. Le talent d’épistolière ne le cédait en rien, chez elle, à celui de l’auteur : il l’emportait même, car il était plus simple.

Les premières lettres dont on a eu connaissance et les plus importantes par l’émotion qui les a dictées, ont paru dans la Revue de Paris en 1830. Henri de Latouche les a reproduites dans un article intitulé : Lettres inédites de Mme Cottin. Cet amant grinchu de la douce Marceline Desbordes-Valmore, n’aime pas les femmes écrivains, ce qui n’était pas très aimable pour son amie la poétesse. Prenant sans doute prétexte des scrupules que Mme Cottin exprime à ce sujet dans la préface de son premier livre et sur lesquels revient une des héroïnes de Malvina : « Une femme, dit-il, qui consent à peindre au lieu d’inspirer abdique un empire. C’est devenir prêtre quand on est dieu. La publicité est un triomphe obtenu sur la pudeur, qui effarouche même l’amitié. L’amour s’accoutume rarement aux yeux rougis de veilles et aux doigts tachés d’encre. Même spirituelles et jolies, elles ne sont pas aimées, peut-être même pas désirées. Quand le cœur d’une femme s’est trahi sur le papier, quand il n’est plus un mystère dont on puisse espérer être seul possesseur, où est le prix de sa conquête ? Ces idées de célébrité féminine ont vieilli depuis Sapho, mais les philosophes comprennent le rôle de Phaon. Qui sait si, pendant qu’il était sourd aux déclarations publiques de la dixième muse, il n’aimait pas en secret quelque grisette de Mytilène ou de Samos… Rivarol aima une couturière dont il disait : « Elle a le goût d’un bon fruit et l’esprit d’une rose. » Beaucoup prennent leur esprit pour du talent et la vanité des éloges pour la gloire. Quelques-unes subissent un véritable instinct. Mme de Sévigné traçait à son insu des pages immortelles, et Mme Deshoulières n’échafaudait des tragédies que pour l’applaudissement du parterre. »

Nous avons bien changé tout cela, et ces impressions ont vieilli depuis Latouche, bien qu’on ne saurait affirmer qu’il n’y ait plus d’hommes de nos jours qui pensent de même. Les femmes de lettres ne seraient pas légion comme en ce moment, si elles avaient dû abdiquer leur charme, leur attirance, leur féminité, en un mot renoncer à l’amour, au désir ; il semble au contraire qu’elles l’inspirent d’autant plus.

Latouche concède toutefois à Mme Cottin qu’elle était née poète. Il en reproduit les lettres les plus touchantes et les plus belles, que nous donnerons dans l’autre partie de cet ouvrage. Il termine par l’inévitable comparaison avec Mme de Staël « qui était un homme et un grand homme ». Il montre « la dissemblance de leur manière d’artiste dans l’emploi des caractères de femme et les moyens d’émouvoir le drame. La première ne fait jamais succomber ses héroïnes, la seconde toujours ». Contrairement à d’autres biographes, et sans tenir compte qu’elles lui ont été fournies par l’historien des Croisades, il juge que : « Ses esquisses sur les Croisades sont infidèles aux couleurs historiques. Pas plus cependant que les écrits du dix-huitième siècle et ceux des maîtres longtemps cités pour exemple. Malek Adel est tout aussi turc qu’Orosmane ; seulement, l’auteur resta étranger à l’intuition de ces sortes d’études. Mais si, dans la correspondance intime, au milieu d’épanchements secrets, on retrouve tout l’éclat d’un style pur, tout le talent d’un écrivain de l’école de Rousseau, nombreux comme lui, un peu redondant, habile à rendre avec chasteté les émotions les plus passionnées, d’une clarté, d’une correction infaillible, on a la preuve d’un talent involontaire. »

Garay de Monglave, dans le Dictionnaire de la Conversation, revient sur cette question de convenance ou d’impropriété pour une femme, de s’adonner aux lettres. Il cite Montaigne, La Bruyère, Boileau, J.-J. Rousseau, lançant des anathèmes sur la femme auteur. « Toute femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de tout le monde. Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, tant qu’il y aura des hommes sensés sur la terre. » On reconnaît là la justesse de vue du philosophe de Genève et sa longue portée. Que dirait-il à cette heure ? Sans doute que les hommes sont fous…

Garay de Monglave n’est pourtant pas de cet avis. Il trouve que les femmes aujourd’hui sont propres à tout, excellent dans tout : les rangs des amis des lettres et des beaux-arts leur sont ouverts avec empressement ». Et il loue sincèrement les œuvres de Mme Cottin. Sa biographie est d’ailleurs l’une des mieux faites, et ses appréciations sont plus intéressantes que d’autres.

« Peut-être, dit-il, ses héroïnes ont-elles trop de sensibilité, mais l’auteur fait ressortir des caractères et non des portraits de fantaisie dont les autres auteurs sont si prodigues… Ces tableaux ne peuvent être d’une femme dont le cœur n’a pas éprouvé ce qu’elle sait si bien peindre… Indulgente aux défauts des autres, elle évitait ce qui pouvait leur déplaire. Elle se trouvait bien avec des gens médiocres et ne s’apercevait même pas de sa supériorité ; si elle l’avait aperçue, elle en aurait été embarrassée. Bonne et sensible, elle parlait peu et écoutait rarement ; distraite, préoccupée, elle était toujours seule au milieu d’un cercle nombreux ; mais, dans les réunions d’amis, son regard s’animait, sa parole devenait énergique ; on retrouvait l’éloquence du cœur et la sensibilité qui font le charme de ses écrits. »

En 1840, parut, encore dans la Revue de Paris, un article de Desalle Régis intitulé Madame Cottin. Voici comment il l’apprécie : « Une femme qui a écrit comme elle a pensé et senti ; qui a senti et pensé comme elle a vécu ; en qui tout fut naturel, spontané, vrai, abondant et qui ne puisa jamais qu’au dedans d’elle-même la substance de son œuvre. Je ne sais pas de plus complète harmonie entre les fictions d’un écrivain et les sentiments, les émotions intimes, les mobiles constants, tout le caractère en un mot de sa propre vie. Cette vie fut un roman comme tout ce que l’auteur écrivit, mais un roman calme, reposé, chastement mélancolique, tout en dedans, sans aventures ni péripéties extérieures. Et si par là elle contraste avec les scènes émouvantes, les orages profonds des créations littéraires qui couvèrent sous son aile, c’est que toujours son imagination renchérit sur les instincts de l’âme. Elle offre ce rare exemple d’un écrivain prenant au sérieux, et jusqu’à l’illusion la plus complète, toutes les joies, les douleurs, les larmes, les vertus et jusqu’aux faiblesses mêmes, réalisées et embellies par son pinceau… Elle est visiblement sous l’influence du génie de Rousseau.

« Son style est sans art, incorrect. Son mauvais moule classique, guindé, solennel, prétentieux, conforme au mauvais goût de l’époque, est racheté par l’abondance, la chaleur, la grâce, l’énergie. »

À la suite de cette appréciation si élogieuse, et dont la critique ne porte que sur la forme, celui qui écrit ces lignes donne, sur la vie de Mme Cottin, de courts détails plus exacts que ceux des autres biographes et parle de son amour pour le philosophe Azaïs.

Le Plutarque français de 1861 publie sur Mme Cottin une étude par Alissan du Chazet, commençant par une biographie inexacte. Il dit ensuite qu’elle a eu une destinée contraire à ses goûts et opposée à ses principes. Sa célébrité est une bizarrerie de sa vie plutôt qu’une inconséquence de son esprit ». Il eût peut-être été plus juste de dire que sa destinée était d’être célèbre malgré elle. Contrairement à Dessalle Régis, il loue son style varié, son instinct poétique, ses descriptions pittoresques. « C’était une enchanteresse par son âme affectueuse et tendre, sa grâce piquante et naïve et son esprit sans art. Les sentiments les plus doux et les plus purs la rendaient irrésistible. » Deux lettres suivent de Mme Cottin pendant son séjour en Italie, l’une sur Isola Bella, l’autre sur Venise.

Il ajoute : « Des quatre femmes de cette époque, au talent supérieur, Souza, Genlis, Staël et Cottin, ayant écrit des romans ingénieux et passionnés, Mme de Genlis est dramatique et pittoresque[6] ; Mme de Souza[7] un modèle de grâce, de goût et de vérité dans la peinture de la vie des classes élevées ; Mme de Staël[8] vise à l’effet, ses expressions neuves et énergiques sont inégales, à force de génie, elle a cru pouvoir se passer de goût, ses écrits sont virils. Les romans de Mme Cottin sont d’une femme qui unit l’attrait de la vertu à la sensibilité. Genlis fait réfléchir, Staël penser, Souza sourire, Cottin rêver et pleurer. »

Cet article est accompagné du portrait de Mme Cottin, gravé par Chasselat et dessiné par Migneret.

François Soubies, une des gloires de Bagnères-de-Bigorre comme avocat, préfet des Hautes-Pyrénées en 1848, puis député de ce même département, a publié, dans la Petite Gazette du 30 mai 1865, deux lettres de l’auteur de Mathilde adressées à sa sœur Fanny Soubies.

En 1868, la Revue d’Aquitaine a donné, sous le nom de Tamizey de Larroque, une biographie contenant également des inexactitudes, plus deux lettres venant de la collection Delpit, adressées au citoyen Victor de Lamothe à Saint-Foy-sur-Dordogne, pendant l’emprisonnement du cousin de Mme Cottin à Versailles. Elles sont datées de 1793.

Mais le plus grand nombre de lettres qui aient été retrouvées, sont celles que donne M. de Gannier[9] dans le Correspondant d’août 1888, sous le titre : Madame Cottin pendant la Terreur. La biographie est encore très inexacte. Suivant lui, le père de Marie ou Sophie Risteau, directeur de la Compagnie des Indes à Paris, serait mort peu après la naissance de sa fille, ce qui aurait été cause du retour de cette dernière aux environs de Tonneins et de l’influence protestante qu’aurait eue sur elle sa famille. On verra plus loin que M. Risteau, dans son livre de raison, mentionne non seulement la naissance de sa fille, mais aussi son mariage.

M. de Gannier se livre ensuite à une digression tout aussi fantaisiste sur l’âge de Paul Cottin, qui, dit-il, aurait pu être le père de sa femme. Il confond sans doute avec la cousine de Mme Cottin, Julie Verdier, qui épousa à la même époque un homme ayant le double de son âge et qui était presque un vieillard pour elle. Du reste, une pareille disproportion se voyait fréquemment à cette époque. Le mari de Sophie Risteau n’avait que vingt-quatre ans, et les réflexions de M. de Gannier sur le désappointement des rêves de quinzième année de la jeune fille sont hors de propos. Enfin, il dit qu’au moment où Mme Cottin se retira à Champlan après la mort de son mari, elle fit venir auprès d’elle, avec Julie Verdier, Félicité Jauge, sa nièce. Il n’y a pas eu de Félicité Jauge dans la famille ; cette Félicité était Mme Lafargue, sœur aînée de vingt ans de Julie Verdier.

Ces erreurs rectifiées, nous lui devons la découverte des lettres les plus nombreuses, adressées par Mme Cottin à un homme, cette fois beaucoup plus âgé qu’elle, qui en était tombé amoureux en s’occupant de mettre de l’ordre dans sa fortune. L’authenticité de ces lettres, qu’on lui fit connaître dans les environs de la Flèche où s’était retiré le soupirant malheureux, est établie par la personne qui les tenait d’une Mlle Dervaux, à qui ce correspondant avait laissé son mobilier. Ces lettres n’étaient plus qu’au nombre de trente, après qu’il y en avait eu bien davantage ; mais on en avait dérobé une partie. M. de Gannier ne donne que les principales, qui forment déjà la collection la plus considérable de celles que l’on possède.

Le 9 décembre de la même année, Armand de Pontmartin[10] écrivait dans la Gazette de France, à propos de cet article : « Décidé à écrire sur Mme Cottin, d’après l’intéressant travail de M. de Gannier, je veux la disputer à un injuste oubli et remettre en lumière, ou au moins clair-obscur, son talent et ses ouvrages. Malvina, Mathilde, Amélie Mansfield, Claire d’Albe, son chef-d’œuvre, s’associèrent aux émotions et aux insomnies des rhétoriciens de 1828. Les aventures de Mathilde et de Malek Adel partagèrent longtemps avec la mort de Poniatowski et le Juif Errant l’honneur de tapisser les chambres d’auberge.

« Sainte-Beuve a écrit : « Rien n’égale le succès qu’eurent dans leur temps les romans de Mme Cottin. Elle-même a excité de grandes passions. Elle n’était ni belle ni même agréable, blonde un peu sur le roux, parlant peu, ayant l’air d’être toujours dans les espaces, mais elle avait de l’âme, du feu, de l’imagination. » Puis il jette son goupillon de bénisseur et cherche le défaut de la cuirasse. C’est ainsi que, sans en être sûr, il écrit à son sujet : « M. de Vaisne, si spirituel, s’est tué pour elle, il avait soixante-seize ans. Michaud aussi fut amoureux d’elle… Mme Cottin s’est tuée dans son jardin d’un coup de pistolet. » Bref, tous les matériaux d’un gros mélodrame. Un vieillard spirituel, avalant le célèbre poison de Cabanis[11] pour se punir d’être amoureux, d’être aimable et de ne pouvoir plus aimer ; Mme Cottin se tuant virilement, le tout apocryphe, sur la foi d’une tradition locale, de cancans de portière.

« Ce qui est plus exact, c’est le succès des romans, c’est l’atmosphère de passion romanesque qui circulait autour d’elle, c’est M. de Vaisne, homme d’esprit, ami particulier de Mme de Staël, se passionnant pour le génie de cette femme rousse ni belle, ni jolie. Ces échos, cette gloire, se prolongent tant bien que mal jusqu’en 1830, et puis… rien, l’oubli complet même en province.

« Les lettres publiées par M. de Gannier sont d’un réel intérêt. Seulement il y aurait mécompte si l’on s’attendait à trouver, dans cette correspondance antérieure de quatre ou cinq ans au premier ouvrage de Mme Cottin, des traces de la flamme qui, même en s’éteignant, devait laisser une fumée. Durant cette phase préventive, d’un calme relatif, Mme Cottin ne paie tribut au romanesque que par son obstination à pleurer un époux défunt âgé de trente ans de plus qu’elle et médiocrement taillé en héros de roman… Ces cheveux d’un vieillard, qui aurait dû profiter de son âge pour être chauve, me semblent un peu ridicules ; mais au temps de la sensibilité, on pouvait la mettre dans les rares cheveux d’un mari septuagénaire. »

Ici, c’est Pontmartin qui est ridicule, en faisant de l’esprit sur une circonstance qu’il connaissait si mal et en l’agrémentant de plaisanteries de mauvais goût. Paul Cottin était un jeune homme, et non un vieillard ayant le grand tort d’avoir conservé tous ses cheveux. De même, s’il eût été mieux renseigné, au lieu de reprocher à Sainte-Beuve de ne l’être pas assez, il lui eût été facile de dire qu’il y avait confusion et que le suicide du jardin était celui du jeune Lafargue. Ses réflexions sont plus justes lorsque, à propos de la correspondance Gramagnac, il dit : « Les vieillards amoureux, et d’autant plus aveugles qu’ils sont plus amoureux et plus vieux, ne se doutent pas qu’ils deviennent un sujet d’étude pour la femme qu’ils aiment et à laquelle sa parfaite indifférence laisse toute sa liberté d’observation, toute sa clairvoyance. »

Il termine en disant : « L’idée religieuse manquait à tout ce monde-là. Marie Risteau, baptisée dans la religion catholique, qui se laisse faire protestante, débaptiser pour Sophie sans résistance et sans savoir que Sophie signifie sagesse, passa d’une religion à l’autre pour verser dans une troisième, la religiosité. Si elle n’avait pas changé de religion, si sa vivacité, son imagination, sa sensibilité et la bonté de son cœur en avait fait une fervente catholique, elle n’eût probablement pas écrit de romans. Ses contemporains y auraient perdu quelque chose, nous presque rien. Elle y aurait gagné. »

Sainte-Beuve n’était pas beaucoup plus bienveillant. De ce qu’elle appelait l’académicien Michaud par son nom Ferdinand, il conclut qu’il était son amant. Il juge qu’elle se plaisait à tourner la tête à ses amis. Il se moque de sa sensibilité et dit qu’elle n’a pas été plus de son temps, que Mlle de Scudéry du sien.

En 1901 paraît le Roman français au dix-neuvième siècle, de Le Breton, professeur de littérature française à l’Université de Bordeaux. Celui-là est inexcusable, étant sur les lieux, de tomber dans les mêmes erreurs. Il nous dit que Mme Cottin épousa un vieillard, riche banquier à Bordeaux, alors qu’il s’occupait de finances à Paris et qu’il n’avait pas vingt-cinq ans. Il rapporte les bruits de suicide dans le salon, et d’empoisonnement dans le jardin, intervertissant l’ordre des facteurs. Elle-même s’est tuée à la suite d’un grand chagrin d’amour. Il trouve de la ressemblance entre les personnages de Mme Cottin et ceux de Mme de Staël.

« S’il a fallu refaire les œuvres de Mme Cottin, c’est sans doute qu’elles étaient mal faites. Mais ses thèmes n’auraient pas été repris avec autant d’empressement s’ils n’avaient été au goût de son époque. C’était, en matière d’amour, le goût premier Empire. Il n’était pas gai. Malvina et Amélie Mansfield sont des drames de passion bien près du mélodrame. Les amants malheureux sanglotent, crient, rugissent dans un paroxysme de fureur qui appelle la camisole de force. Les héros et les héroïnes sont des âmes de feu aussi, pâmoisons, meurtres, suicides, tableaux terrifiants, refus, perfidies, persécutions, folie. Edmond mord la terre, pousse des cris, déchire sa poitrine.

« Dans la scène finale de Claire d’Albe, il y a de l’extase, des pleurs de joie, des apostrophes au ciel ; la moribonde se laisse aller dans les bras du bien-aimé. Claire est coupable, sa vertu a péri, elle n’y survivra pas ; le lendemain elle expire. Tout cela est bien mauvais, bien théâtral, bien faux, même assez malsain. Mais l’idée que Mme Cottin se faisait de l’amour lui a valu les suffrages de ses lecteurs.

« Il y avait l’intention de réagir contre la sécheresse de cœur, la froide corruption du dix-huitième siècle. Gauchement écrits, gauchement composés, ils ont plu parce que leur frénésie, leur délire sacré, est la glorification éperdue de la passion. Devoir, honneur, autorité, doux lien conjugal ne sont rien contre la force divine qui pousse les amants et, fussent-ils adultères, ils sont sublimes. Il faut les admirer, les prendre pour modèles. Doctrine plus qu’inquiétante, négation de la morale, antisociale, anarchique, qui ruine le mariage et la famille, et dont le premier inventeur est Rousseau. »

Celui-ci est un peu bien sévère. La pauvre Mme Cottin immorale et anarchiste ! Elle ne se fût pas reconnue, et avec raison, car elle en était bien innocente. Le roman est un délassement de l’esprit, un produit et une jouissance de l’imagination, une étude de mœurs et non forcément une thèse à soutenir, ou la morale prouvée par l’exemple. Le réalisme qui a succédé au romantisme, dont Rousseau et ses disciples ont été les précurseurs, l’a rabaissé et amoindri ; mais, tant que la flamme de l’idéal et de l’enthousiasme l’anime, il est une œuvre d’art et ne doit pas être jugé à un point de vue étroit et bourgeois.

Cependant Le Breton convient à la fin, que : « La passion est en nous la flamme qu’il faut aviver. Point de génie, point d’héroïsme sans la divine étincelle. Il faut remercier ceux qui les exaltent, dussent-ils nous tromper. L’honneur du romantisme sera d’avoir été entre les philosophes et les réalistes, entre deux écoles d’ironie, une école d’enthousiasme et de foi. »

En 1908, Mme Cottin se retrouve sous la plume d’Edmond Pilon dans ses Muses et bourgeoises. « Presque tous les écrits romanesques de ce début du siècle, dit-il, ont les formes les plus sensibles de la passion, une finesse à les peindre et à les exprimer qui est tout le secret de ces âmes littéraires. L’emportement qu’on mettait alors en toutes choses, avait frappé de bonne heure l’imagination de ces jeunes femmes auteurs.

« Les héroïnes de Mme Cottin, quel que soit leur costume, cachemire, crêpe ou levantine rose, soit qu’elles errent aux terrasses ou sous les bois d’automne, soit qu’en robe de percale et en chapeau de paille fleuri elles président aux doux soins de la campagne et de leurs enfants, toutes sont également fines, nerveuses, délicates. Toutes mariées à des hommes âgés, elles vivent impatiemment dans l’attente de l’amour, sous la forme d’un jeune homme de lithographie (genre Tony Johannot). Frédéric, le comte Ernest, Smoloff, Edward Seymour ont le visage sérieux, rêveur et lyrique de ceux que la passion fera souffrir. Traits admirables, maintien noble et modeste, haute cravate, manteau de montagne, chapeaux rabattus, dalles sonores des châteaux ou hôtels seigneuriaux, que font retentir des bottes d’écuyer. Frédéric et Ernest, candides adolescents, sir Edward Seymour, franc libertin, dissimulent Lovelace sous le masque de la vertu…

« La sensible Cottin précipite ces femmes dans les dangereux périls du cœur et des sens. Elles se défendent d’abord, terribles luttes intérieures, raisons sacrées, mère, religion, devoir, époux… Amour est là, rien ne résiste ; fièvre, plaintes, pleurs, les voilà conquises, possédées de l’impérieux tourment. Des hommes, au passé mystérieux et à l’avenir tragique, fascinent des cœurs ingénus ; plus de repos, de santé, de calme, de prière, rien que de fébriles amantes…

« On a dit que sa plume se plaisait à ces scènes amoureuses et brûlantes, telles qu’elle pouvait les souhaiter. Ces héroïnes peu farouches, empressées à céder, trouvent leurs tortures douces et voluptueuses ; cerne de leurs grands yeux, pâleur du front, leur ajoute un éclat ineffable de mort et de beauté. N’importe, ne sont-elles pas à sa ressemblance ? Malvina, Amélie, Claire n’ont-elles pas le même cœur que la charmante femme ? Ce cœur était unique et devait se répandre toujours, à la façon des urnes, sur les pieds divins de l’éternel Adonis. »

Celui-là est un peu bien moqueur. Il juge la femme d’après ses lettres et ses livres à la fois, ce qui est un tort. On est presque toujours sincère dans sa correspondance, tandis qu’on ne l’est souvent pas dans un roman où l’imagination s’échauffe et vous entraîne plus loin que ne le ferait le tempérament. Cet écrivain croit Mme Cottin sensuelle d’après certains traits de sa physionomie, et il n’arrange rien en disant qu’elle mettait dans l’amour un feu qui purifie tout. Il lui attribue délibérément plusieurs faiblesses ; c’est exagéré, bien qu’on prétende que dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte. Ce sont des suppositions que rien ne confirme.

Enfin, le baron de Cardaillac[12] en a parlé le dernier en 1909. Dans un charmant opuscule fort bien écrit : Madame Cottin à Bagnères, il nous entretient presque exclusivement du séjour que fit Mme Cottin à Bagnères-de-Bigorre, où elle rencontra le philosophe Azaïs qui fut la grande passion de sa vie. M. de Cardaillac, homme de sens et de son temps, avoue que le style de ses livres a terriblement vieilli et que ses personnages ont tourné au ridicule. Mais le sentiment qui les a créés lui paraît admirable et Mme Cottin une femme bien séduisante.

Du reste, on remarquera que plus on se rapproche de nous, plus la critique devient sévère, bien que cette dernière reste absolument courtoise et indulgente. Nous n’en sommes plus à

BAS-RELIEF ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE MADAME COTTIN à Bagnères-de- Bigorne en 1910.
BAS-RELIEF ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE MADAME COTTIN à Bagnères-de- Bigorne en 1910.


l’admiration religieuse et enthousiaste des premiers biographes, soit parce que cette forme de l’écriture est devenue presque insoutenable, soit parce que la tournure de l’esprit actuel, plus caustique et inquisitif, se traduit volontiers par la moquerie et les suppositions les plus libres.

M. de Cardaillac s’étend aussi sur Azaïs, dont, avec sa vive intelligence, il clarifie les conceptions passablement nébuleuses… ennuyeuses, dirions-nous avec l’irrespect d’aujourd’hui. Mais il ne lui pardonne pas d’avoir rejeté la tendresse et le dévouement qui s’offraient à lui.

En somme, tous ces biographes s’occupent de ses œuvres, mais ne donnent pas, à proprement parler, la vie de l’écrivain. Auguis et Michaud, qui pouvaient être plus renseignés, sont ceux qui en disent le moins, intentionnellement sans doute. « On puise toujours aux mêmes sources, » dit l’un d’eux. Évidemment on n’invente pas sur une vie vécue, et forcément on reproduit les mêmes erreurs de dates et parfois de personnes.

Mais lorsqu’une partie de sa correspondance fut découverte et publiée, faisant connaître certaines phases de son existence et de son cœur, il fut permis de reconstituer sa personnalité. C’est elle-même qui nous donne la clé des mystères que la modestie de ses goûts et de sa nature nous aurait plutôt dérobés. Celle que rien ne distingue, qui est perdue dans la foule, a toujours sa vie sentimentale, sa vie particulière ; combien à plus forte raison la femme qui n’a pu s’empêcher de mettre dans des livres le trop-plein de son imagination et de son ardeur.

C’est donc d’après ses lettres qu’on a commencé à la juger, en dehors de ses œuvres, bien qu’à la distance d’un siècle on soit souvent réduit aux conjectures ou à des interprétations erronées.

En réunissant cette correspondance éparse et en la joignant à une autre inédite que la famille a eu la grande obligeance de nous communiquer, nous avons pensé donner au lecteur une impression plus complète qu’on ne l’a fait jusqu’ici. L’idéalisme dans la passion, la poésie, la tendresse, les tentations et les faiblesses, la femme en un mot, voilà ce que nous avons cherché dans Mme Cottin et que nous présentons au public, bien plus encore que l’auteur[13].

  1. Peut-être du Génie du Christianisme, qui avait paru en 1802.
  2. Femme de lettres anglaise, auteur de Saint-Clair or the heiress of Desmond ; The wild Irish girl ; The Missionnary ; France, 1816 ; The Princess ; Autobiography, etc.
  3. M. Lafargue.
  4. M. Jean de Vaisne.
  5. Oncle de Mme Cottin.
  6. Mémoires, Mademoiselle de Clermont, Madame de Maintenon, les Veillées du château, les Petits émigrés, etc.
  7. Adèle de Sénange, Marianne, Charles et Marie.
  8. Corinne, Delphine, l’Allemagne.
  9. On se demande comment il les avait eues, car la famille de Mme Cottin, ayant appris leur existence, les réclama à la personne qui les avait en sa possession. Une correspondance fut échangée sans effet. Puis, un jour, ces lettres parurent sans que la famille en ait eu connaissance.
  10. Auteur des Jeudis de Mme Charbonneau.
  11. Médecin physiologiste, né en 1757, mort en 1808.
  12. Président au tribunal civil de la Seine. Il nous a communiqué des lettres très intéressantes, dont nous lui adressons ici tous nos remerciements.
  13. On trouve encore le nom de Mme Cottin dans Larousse, Bouillet, Bachelet et Desobry, Diction. gén. de biographie et d’histoire ; Rabbe, Biogr. univ, des Contemporains ; Feller, Biogr. univ. ; Vapereau, Dict. univ. de littérature ; La Minerve ; Fraissinet, La France protestante.