Une page d’histoire (Barbey d’Aurevilly)/II
II
ans le temps où cet amour et
ce bonheur, qui durent être
inouïs, pour être si coupables,
s’enveloppèrent de ténèbres
trahies, comme elles le sont toujours, par
des sentiments incompressibles, il y avait
pourtant une fière énergie dans les cœurs.
Les passions, plus mâles que dans les
temps qui ont suivi, étaient montées à des
diapasons d’où elles sont descendues, et
où elles ne remonteront probablement
jamais plus. C’était vers la fin du
xvie siècle, — de ce siècle de fanatisme et de
corruption, qu’italianisa Catherine de Médicis et cette race des Valois qui furent
les Borgia de la France. Alors, il y avait
en Normandie, — la solide Normandie,
où les hommes, robustement organisés,
gardent mieux qu’ailleurs la possession
d’eux-mêmes, — une famille de seigneurs
venue de Bretagne vers 1400, et devenue,
depuis plusieurs générations, terriennement
normande. Elle habitait sur la
côte de la Manche, à l’est, et non loin de
Cherbourg, un château fortifié par une
tour, qui, de cette tour, s’appelait Tourlaville.
Comme tous les châteaux du
Moyen Âge, ç’avait été longtemps une
fortification de guerre, mais le génie amollissant
de la Renaissance l’avait transformé,
et préparé pour cacher des passions et
des voluptés criminelles et pour les destinées
qui, plus tard, se sont accomplies.
La famille qui vivait là portait sans le savoir un nom fatidique. C’était la famille de Ravalet… Et, de fait, elle devait un jour le ravaler, ce nom sinistre ! Après le crime de ses deux derniers descendants, elle s’excommunia elle-même de son nom. Elle s’essuya de l’ignominie de le porter, et ainsi elle se tua et mourut avant d’être morte.
Elle avait bien, du reste, mérité de mourir. Seulement, elle ne mourut pas comme les autres familles coupables et condamnées. Dieu fit une navrante exception pour elle. Cette outlaw de Dieu qui avait violé toutes ses lois, devait violer, en dernier, la loi providentielle des expiations divines. Chez elle, ce ne furent pas les plus coupables d’une famille sacrilège, dépravée et féroce, qui payèrent pour leurs crimes et les crimes séculaires de leur race. Ce ne furent pas des innocents non plus, — des innocents, qui rachètent tout avec leur innocence ! Chez les Ravalet, il n’y avait pas d’innocents ! Mais ce furent des coupables d’un crime différent des crimes de leurs pères, — de l’abominable lignée des crimes de leurs pères, et qui à ces crimes ajoutèrent le leur, que leurs pères n’auraient pas commis ! En effet, dans celui-ci, du moins, il se retrouva — égaré et contaminé, il est vrai, par les vices héréditaires d’une race perdue, — un jet soudain de nature humaine reparue, que depuis longtemps on ne voyait plus et qu’on ne supposait même plus possible dans la poitrine sans cœur de ces Ravalet !