Une page d’histoire (Barbey d’Aurevilly)/V

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 27-31).
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V


On a d’elle et de son frère quelques rares lettres imprimées, mais je n’en ai pas vu les autographes. Celles du frère sont ce que devaient être les lettres d’un jeune homme noble de ce temps-là, en passage à Paris. Il l’y appelle « Marguite », au lieu de Marguerite, — abréviation charmante, presque tendre ; mais on ne trouve pas dans ces lettres un seul mot qui indique le genre d’intimité qu’on y cherche. Avait-il l’anxiété terrifiante de voir ses lettres dans les mains qui pouvaient les perdre tous les deux, et la peur transie se réfugiait-elle dans l’hypocrisie des frivolités et des insignifiances ?… Elle, plus libre, osa davantage dans une page que je vais citer, et où sa passion paraît déborder du contenu des mots, comme une odeur passe à travers le cristal d’un flacon hermétiquement fermé : « Mon ami, — écrit-elle, — j’ai reçu une lettre de vous de Paris, qui contient plusieurs choses qui méritent considération d’aucune desquelles il m’était souvenu des autres ; votre lettre que j’ai brûlée m’en a rafraîchi la mémoire et donné sujet de chérir à nouveau vostre passion à mon bien dont les félicités me sont encore présentes au cœur… Le pèlerinage de mes jours estant depuis vostre departie devenu triste et langoureux, partant ne doubtiez pas que je n’aye reçu vos propositions comme elles méritent et ne tiendra point à ce qui dépend de moi que vous n’obteniez entière satisfaction à ce que vous désirez et toutes les fois que vous jugerez à propos de vous témoigner que je suis, mon ami, votre fidèle sœur et amie, Marguerite. » Ailleurs, elle lui dit : « Vos récits de Paris me mettent en joie avec les marques seures de vostre passion qui me sont plus chères que la vie… » Ces lettres sont datées de Valognes, où, pendant une absence de son père à Blois, elle a été confiée à madame d’Esmondeville, qui devait la décider à son mariage avec messire Jean Le Fauconnier, vieux et riche de plusieurs seigneuries. « Nous la trouvâmes, — dit-elle pittoresquement, — à moitié couchée sur une sorte de litière. Elle m’embrassa avec une espèce de pitié si froide et si dédaigneuse, que je demeurai ferme de colère et prête du tout à rejeter… Elle étoit entre temps et toujours couchée, occupée à rousler en ses doigts un chappelet et à pincher du thabac qu’elle fichoit mignardement dans son nez. À tout cecy, j’étais restée debout devant la dite d’Esmondeville, qui jettoit sur moi des regards si sévères que j’en étois toute meurtrie. — (L’horreur de l’inceste soupçonné commençait !) — Peu après de là, une vieille vint me prendre par mon écharpe et me conduisit maugré moi en une chambre au plus haut de l’hôtel et m’y laissa seule jusqu’à la nuit. » Plus tard, on la força d’épouser ce messire Le Fauconnier, et c’est ainsi qu’elle introduisit l’adultère dans l’inceste, mais l’inceste dévora l’adultère, et des deux crimes fut le plus fort. Elle eut des enfants de ces deux crimes, mais ils ne vécurent pas, et elle put monter sur l’échafaud sans regarder derrière elle dans la vie, et ses yeux attachés sur le frère qui montait devant et qui la précédait dans la mort. Après l’exécution, le roi ordonna de remettre leurs deux cadavres à la famille, qui les fit inhumer dans l’église de Saint-Julien-en-Grève avec cette épitaphe :

« Ci gisent le frère et la sœur. Passant, ne t’informe pas de la cause de leur mort, mais passe et prie Dieu pour leurs âmes. »

L’église de Saint-Julien-en-Grève est devenue l’église abandonnée de Saint-Julien-le-Pauvre et ceux qui y passent n’y prient plus devant l’épitaphe effacée. Mais où il faut passer pour prier pour eux, — si on prie, — c’est dans ce château où ils sont certainement plus que dans leur tombe. J’y suis passé cette année, par un automne en larmes, et je n’ai jamais vu ni senti pareille mélancolie. Le château dont alors on réparait les ruines que j’aurais laissées, moi, dans leur poésie de ruines, car on ne badigeonne pas la mort, souvent plus belle que la vie, ce château a les pieds dans un lac verdâtre que le vent du soir plissait à mille plis… C’était l’heure du crépuscule. Deux cygnes nageaient sur ce lac où il n’y avait qu’eux, non pas à distance l’un de l’autre, mais pressés, tassés l’un contre l’autre comme s’ils avaient été frère et sœur, frémissants sur cette eau frémissante. Ils auraient fait penser aux deux âmes des derniers Ravalet, parties et revenues, sous cette forme charmante ; mais ils étaient trop blancs pour être l’âme du frère et de la sœur coupables. Pour le croire, il aurait fallu qu’ils fussent noirs et que leur superbe cou fût ensanglanté…