Une page d’histoire (Barbey d’Aurevilly)/V
V
n a d’elle et de son frère quelques
rares lettres imprimées,
mais je n’en ai pas vu les autographes.
Celles du frère
sont ce que devaient être les lettres d’un
jeune homme noble de ce temps-là, en
passage à Paris. Il l’y appelle « Marguite »,
au lieu de Marguerite, — abréviation
charmante, presque tendre ; mais on ne
trouve pas dans ces lettres un seul mot
qui indique le genre d’intimité qu’on y
cherche. Avait-il l’anxiété terrifiante de
voir ses lettres dans les mains qui pouvaient
les perdre tous les deux, et la peur transie se réfugiait-elle dans l’hypocrisie
des frivolités et des insignifiances ?…
Elle, plus libre, osa davantage dans une
page que je vais citer, et où sa passion
paraît déborder du contenu des mots,
comme une odeur passe à travers le cristal
d’un flacon hermétiquement fermé : « Mon
ami, — écrit-elle, — j’ai reçu une lettre
de vous de Paris, qui contient plusieurs
choses qui méritent considération d’aucune
desquelles il m’était souvenu des
autres ; votre lettre que j’ai brûlée m’en
a rafraîchi la mémoire et donné sujet de
chérir à nouveau vostre passion à mon
bien dont les félicités me sont encore
présentes au cœur… Le pèlerinage de
mes jours estant depuis vostre departie
devenu triste et langoureux, partant ne
doubtiez pas que je n’aye reçu vos
propositions comme elles méritent et ne
tiendra point à ce qui dépend de moi
que vous n’obteniez entière satisfaction
à ce que vous désirez et toutes les fois
que vous jugerez à propos de vous
témoigner que je suis, mon ami, votre
fidèle sœur et amie, Marguerite. » Ailleurs, elle lui dit : « Vos récits de
Paris me mettent en joie avec les marques seures de vostre passion qui me sont plus chères que la vie… » Ces lettres
sont datées de Valognes, où, pendant
une absence de son père à Blois, elle a
été confiée à madame d’Esmondeville, qui
devait la décider à son mariage avec messire
Jean Le Fauconnier, vieux et riche
de plusieurs seigneuries. « Nous la trouvâmes,
— dit-elle pittoresquement, — à
moitié couchée sur une sorte de litière.
Elle m’embrassa avec une espèce de pitié
si froide et si dédaigneuse, que je demeurai
ferme de colère et prête du tout
à rejeter… Elle étoit entre temps et toujours
couchée, occupée à rousler en ses
doigts un chappelet et à pincher du
thabac qu’elle fichoit mignardement
dans son nez. À tout cecy, j’étais restée
debout devant la dite d’Esmondeville, qui
jettoit sur moi des regards si sévères que
j’en étois toute meurtrie. — (L’horreur
de l’inceste soupçonné commençait !) —
Peu après de là, une vieille vint me prendre par mon écharpe
et me conduisit maugré moi en une chambre au plus haut de
l’hôtel et m’y laissa seule jusqu’à la nuit. »
Plus tard, on la força d’épouser ce messire
Le Fauconnier, et c’est ainsi qu’elle introduisit
l’adultère dans l’inceste, mais l’inceste
dévora l’adultère, et des deux crimes
fut le plus fort. Elle eut des enfants de ces
deux crimes, mais ils ne vécurent pas, et
elle put monter sur l’échafaud sans regarder
derrière elle dans la vie, et ses yeux
attachés sur le frère qui montait devant
et qui la précédait dans la mort. Après
l’exécution, le roi ordonna de remettre
leurs deux cadavres à la famille, qui les
fit inhumer dans l’église de Saint-Julien-en-Grève
avec cette épitaphe :
« Ci gisent le frère et la sœur. Passant, ne t’informe pas de la cause de leur mort, mais passe et prie Dieu pour leurs âmes. »
L’église de Saint-Julien-en-Grève est devenue l’église abandonnée de Saint-Julien-le-Pauvre et ceux qui y passent n’y prient plus devant l’épitaphe effacée. Mais où il faut passer pour prier pour eux, — si on prie, — c’est dans ce château où ils sont certainement plus que dans leur tombe. J’y suis passé cette année, par un automne en larmes, et je n’ai jamais vu ni senti pareille mélancolie. Le château dont alors on réparait les ruines que j’aurais laissées, moi, dans leur poésie de ruines, car on ne badigeonne pas la mort, souvent plus belle que la vie, ce château a les pieds dans un lac verdâtre que le vent du soir plissait à mille plis… C’était l’heure du crépuscule. Deux cygnes nageaient sur ce lac où il n’y avait qu’eux, non pas à distance l’un de l’autre, mais pressés, tassés l’un contre l’autre comme s’ils avaient été frère et sœur, frémissants sur cette eau frémissante. Ils auraient fait penser aux deux âmes des derniers Ravalet, parties et revenues, sous cette forme charmante ; mais ils étaient trop blancs pour être l’âme du frère et de la sœur coupables. Pour le croire, il aurait fallu qu’ils fussent noirs et que leur superbe cou fût ensanglanté…