Une peinture retrouvée : « la Vierge à la Vigne » de Paul Delaroche

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UNE PEINTURE RETROUVÉE


« LA VIERGE À LA VIGNE » DE PAUL DELAROCHE


Qui se souvient aujourd’hui des querelles passionnées provoquées jadis par l’apparition aux divers Salons de chacun des envois de Paul Delaroche ? Le temps, depuis lors, a fait son œuvre. On peut désormais, quelque opinion qu’on professe sur l’artiste, l’exprimer en toute impartialité, sans avoir à redouter les invectives du romantisme militant ; la violence des adversaires n’est plus qu’un souvenir : l’auteur de l’Hémicycle de l’École des Beaux-Arts, pour ceux mêmes que leurs tendances éloignent le plus de lui, a tout au moins conquis le droit au respect.

On n’apprendra donc pas avec indifférence que sa Vierge à la vigne, qui passait pour détruite, vient d’être retrouvée à Londres, où elle occupe sa place dans une importante collection.

L’histoire est bien simple. On sait que Delaroche, après l’accueil hostile fait à sa Sainte Cécile en 1837, n’exposa plus au Salon, ni même en France. Il revint tout entier à la peinture religieuse et voyagea en Italie, avec la pensée de se préparer à exécuter ses projets pour la décoration de l’église de la Madeleine, — projets qui, d’ailleurs, ne furent jamais réalisés.

C’est à ce moment là qu’on le persuada d’exposer désormais à Londres, à la « Royal Academy ». Il y envoya, en 1844, sa Vierge à la vigne, inscrite an catalogne sons le no 303, et sous le titre : the Holy Family ; en 1847 Napoléon abdiquant à Fontainebleau le 31 mai 1814, dont l’original est au musée de Leipzig et dont la réplique (celle, probablement, de la Royal Academy) fut acquise par M. John Naylor et gravé par François. À l’exposition de 1850 figura le Cromwell ouvrant le cercueil de Charles Ier, du Salon de 1831 ou 1833, qui se trouve actuellement à Nîmes.

Il semble que la Vierge à la vigne suscita peu d’enthousiasme chez les académiciens anglais. Elle émut en revanche les critiques et le public. La sensation produite fut profonde, exagérée même, à ce qu’il nous paraît aujourd’hui, et les Français de Londres contribuèrent largement à la popularité dont fut l’objet leur compatriote, si vivement attaqué dans son pays. L’Art Union, la seule revue d’art qui existât alors en Angleterre et qui jouissait d’une autorité considérable, fit à cet toile un accueil enthousiaste. Il est curieux de relire l’article de cette revue, écrite à une époque où les idées d’art n’avaient pas encore pris en Angleterre le développement qu’elles ont atteint depuis lors, où Shee présidait la « Royal Academy », dont Turner, Etty et Landseer étaient les principaux peintres.

Voici en quels termes, textuellement traduits, Samuel Carter-Hall appréciait l’œuvre de Paul Delaroche : « Comme composition, sentiment plastique et perfection technique, cette œuvre égale les plus célèbres œuvres des écoles d’autrefois. La Vierge est debout, portant l’Enfant dans ses bras : sur un tertre, derrière elle, est couché saint Joseph, dont la tête rappelle celle du même personnage, différemment posé, dans une petite Sainte Famille du Titien, qui est à Florence.

Quoi qu’on en dise, en peignant un pareil sujet, M. Delaroche n’a pas en vain provoqué les comparaisons que le tableau ne pouvait manquer d’appeler. N’aurait-il jamais peint autre chose, que ce tableau magnifique le classerait d’emblée au nombre des plus grands peintres religieux… En contemplant cet inimitable ouvrage, exquis de tendresse, nous évoquons aussitôt, non pas les nombreux tableaux inspirés par le même thème, mais ceux-là précisément que rappelle son aspect. Jusqu’à un certain point, ce tableau nous reporte, non pas à Raphaël, mais à ses maîtres — si l’on peut dire, — à ceux dont l’étude lui acquit la richesse et la noblesse du style, comme Masaccio, et ceux qui peignirent l’âme


Paul Delaroche. – La Vierge à la vigne.
Ancienne collection de Lord Northbrook.

avant de peindre le corps… Le tableau de M. Delaroche n’a que peu d’égaux, avant comme après lui. Nous nous réjouissons de lui ouvrir les portes de notre « Royal Academy », car il instruira plus d’un artiste anglais. Puissent nos peintres se vanter de l’avoir étudié, et puisse cette étude leur profiter !

Nous regrettons infiniment que cet œuvre n’ait pas été placée, non seulement d’après son mérite, mais encore avec les égards dus au grand peintre français par les artistes anglais. Elle avait droit à la place d’honneur dans la salle principale qui lui aurait été certainement assignée si l’on n’avait fait appel qu’aux sentiments désintéressés du jury[1]. »

Libre à nous de sourire à présente de l’exaltation du critique anglais de 1844. Il n’en reste pas moins que la Vierge à la vigne l’avait frappé avec une force singulière et qu’il avait été touché par les sentiments qui s’y exprimaient. Peut être savait-il que la douce Madone n’était autre que la propre femme de l’artiste et que l’Enfant était son fils. C’est avec tout l’amour qu’il éprouvait pour elle que Delaroche avait peint la belle, sage et spirituelle fille d’Horace Vernet.

Sans doute fut-ce une émotion pareille à celle de Samuel Carter-Hall qui détermina M. Thomas Baring à acquérir la Vierge à la vigne à l’exposition de la « Royal Academy » pour le prix de 10.000 francs — prix considérable pour une peinture moderne de dimensions relativement petites[2].

M. Thomas Baring était le second fils de Sir Thomas Baring et le frère de Francis Thornhill Baring, premier Lord Northbrook. Quand il mourut, en 1873, il légua à son neveu Lord Northbrook toute sa collection de tableaux anciens des maîtres hollandais et flamands, ainsi que ses tableaux modernes hollandais, flamands, français et anglais (il ne possédait aucune peinture italienne ou espagnole).

Or, à la mort de Sir Thomas Baring, en 1848, sa magnifique collection de tableaux anciens avait été vendue, conformément à ses dispositions testamentaires, et toutes les peintures italiennes et espagnoles en avaient été rachetées, après l’inventaire, par M. Baring, son fils, de sorte que c’est de la réunion de ces tableaux et de ceux légués au second Lord Northbrook que se compose aujourd’hui la collection Northbrook, l’une des principales collections privées de Grande-Bretagne. La Vierge à la Vigne orna par conséquent l’hôtel de M. Baring, 40, Charles Street, Berkeley Square, jusqu’à la fin de 1853, époque de l’incendie de cet hôtel. À la nouvelle qu’il reçut de la catastrophe, Delaroche crut son œuvre entièrement détruite. Il écrivit à M. Labouchère : « Bien franchement, je suis fâché de la perte de ma pauvre Vierge, bien plus par le souvenir que j’y attachais que par l’estime que je pouvais avoir pour cet ouvrage. Il n’en reste donc plus rien !… M. le marquis de Ganay possède une tête d’étude, dessin à la sanguine pour lequel Mme Delaroche avait posé ».

En réalité, le tableau n’avait que très peu souffert ; seuls, quelques points avaient été touchés et le dommage fut si habilement réparé par la suite qu’il est nécessaire d’y regarder de bien près pour découvrir où a passé la main du restaurateur. La fraîcheur des tons est intacte ; malgré la patine du temps, on dirait qu’ils viennent d’être posés.

C’est tout de même une aventure extraordinaire que celle de cette peinture : achetée en 1844 par un grand collectionneur anglais, elle passa, en 1853, pour avoir été brûlée, et son auteur lui-même regretta toujours sa perte. Tous les biographes de Delaroche, les dictionnaires et encyclopédie d’art français et anglais n’en parlèrent jamais, depuis lors que comme d’une œuvre détruite. Elle vivait cependant, ignorée, dans un coin de la célèbre collection de Lord Northbrook. C’est de là qu’elle sortit sans bruit, il y a quelques mois, pour être acquise chez Christie, en vente publique, par un amateur qui avait su se renseigner.

Cinquante-huit années d’oubli et l’œuvre qui reparaît intacte ! Le fait est sans exemple et valait d’être signalée, ne fût-ce que pour empêcher le tableau original d’être un jour traité de copie.

M. H. SPIELMANN
  1. The Art Union, juin 1844. p. 160
  2. La toile ne mesure en effet que 1 m. 22 sur 76 cent. Elle est signée à gauche : Delaroche. Elle a été gravée par Jesi.