Une poignée de vérités/La lutte. (3) Les Canadiens-Anglais comprennent mal leur intérêt

La bibliothèque libre.
Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 36-40).



3 — LES CANADIENS-ANGLAIS COMPRENNENT MAL LEUR INTÉRÊT.


J’ai dit que le patriotisme des Canadiens-anglais est mal compris et qu’ils ont tort de vouloir angliciser et protestantiser tout le pays. D’abord ils emploient, comme on l’a vu, de bien mauvais moyens : ce n’est pas avec du vinaigre que l’on prend les mouches. Plus les Canadiens-français seront persécutés, plus ils s’entêteront ; leur histoire le prouve. On peut même dire que toutes les brimades qu’on leur fait subir leur donnent de nouvelles forces pour résister.

En second lieu, il est insensé de penser un instant à anéantir une race qui se trouve être la plus prolifique du monde. Les ménages de dix, douze, quinze enfants sont chez elle chose commune. N’oublions pas que de soixante mille individus ils sont devenus près de quatre millions, dont un million aux États Unis. (Inutile de dire qu’aux États Unis nos Canadiens subissent les mêmes tracasseries. Il ne s’agit plus là de les angliciser mais de les américaniser. L’étude de l’expansion canadienne aux États-Unis fera l’objet d’un autre volume.)

Faisons une hypothèse : supposons que les Canadiens-français soient tous anglicisés. Voilà la langue française supprimée. Les orangistes, les Ontariens, sont dans la joie ; ils jubilent, ils n’ont jamais été aussi heureux. Enfin voilà le rêve réalisé : une nation, une langue, une religion.

Qu’a-t-on gagné à ce chambardement ? Je ne suppose pas que les anglais aient craint un seul instant que les Canadiens-français aillent appeler la France à leur secours. Les Anglais savent à quoi s’en tenir là-dessus : ils savent que nos Canadiens-français ne songeront jamais à envisager un tel parti, qu’ils préfèrent ce qu’ils ont acquis sous la domination anglaise, qu’ils ne tiennent pas à changer de régime. Car, malgré les menaces qu’on leur fait ils sont encore plus heureux que s’ils étaient des colons français.

Chez eux la vie est large, il n’y a pas de paupérisme dans leurs campagnes. On leur a laissé leurs éducateurs religieux, leurs prêtres pour dire la messe, les conduire et les conseiller.

Or ce que le Canadien-français aime par dessus tout, c’est sa religion. Sous le régime français, plus ou presque plus d’éducation religieuse, plus de communautés autorisées. Toutes ces choses sont chez nous choses de jadis et l’on comprend pourquoi nos Canadiens regrettent la France de jadis. Les Anglais savent fort bien que le grand amour des Canadiens-français pour la France est tout platonique. Ces derniers n’ont pas oublié que notre beau pays, notre magnifique France est le berceau de leur race, ils l’aiment à la façon dont on aime une mère.

Mais ils entendent garder vis-à-vis d’elle une attitude indépendante.

Ils ne songent pas davantage à appeler les États-Unis à leur secours. Ce serait tomber de Charybde en Scylla, car les États-Unis, cette colossale république, pourrait quand elle le voudrait les assimiler tous sans se gêner le moins du monde et leur enlever jusqu’au souvenir de leur langue et de leur religion.

Le fait est là : les Canadiens-français acceptent le régime actuel, parce que malgré les ennuis et les tracasseries auxquels ils sont en butte, ils savent très bien qu’ils ne pourront trouver mieux. Dans la province de Québec entr’autres, ils jouissent relativement de plus de libertés qu’ils n’en jouiraient chez nous. S’ils se plaignent, s’ils réclament c’est surtout dans les autres provinces où ils sont en minorité. Et encore ces plaintes ne s’adressent pas aux Anglais d’Angleterre mais aux Anglais du Canada, je parle évidemment de ceux qui les haïssent et qui souhaitent la disparition de cette race “inférieure”.

Que l’Angleterre se rassure : elle peut compter sur la fidélité des Canadiens-français ! Qu’elle ne s’imagine pas que ceux-ci disparus, que la langue française supprimée, elle en sera plus forte. Bien au contraire, elle sera diminuée et appauvrie parcequ’un pays qui parle deux langues est supérieur à ses voisins. Et puis, qu’elle n’oublie pas que par deux fois, les Canadiens-français ont sauvé le Canada et l’ont conservé à la Couronne britannique au moment des deux guerres contre les États-Unis,

Mais dira-t-on, cet aveuglement des Canadiens-anglais doit pourtant avoir une cause ? Il n’en a pas : il est inexplicable, c’est de l’intolérance.

Et pourtant dans la province de Québec, on est tolérant, on respecte scrupuleusement les droits, la religion, les coutumes des Canadiens-anglais. Ah ! si ceux-ci se mettaient à apprendre le français comme les autres ont appris l’anglais, il n’y aurait plus de conflits, plus de « frictions », on se connaîtrait mieux, on arriverait à se comprendre, à s’aimer ; le Canada tout entier y gagnerait. Dans certains centres, les Canadiens-anglais se sont donné la peine d’apprendre le français. Résultat : l’entente entre les habitants de ces pays trop rares est parfaite et la prospérité bien plus grande.