Une poignée de vérités/La lutte. (5) Les Français

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Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 44--).


5 — LES FRANÇAIS.


Pour terminer la liste des ennemis de nos frères Canadiens, ajoutons-y le dernier venu. Devinez qui ? Le français.

Mais oui ! le français. Empressons-nous de dire que celui-là pêche le plus souvent par ignorance.

Le français qui arrive au Canada, qui y séjourne quelque temps, n’arrive pas à se mettre dans la tête, à comprendre, à réaliser, comme on dit ici, que depuis trois cents ans le Canadien-français lutte sans répit pour sa langue, pour sa foi, pour son existence même. Il ne pense pas assez que le Canada est une jeune nation qui, avant de se perfectionner comme elle l’a fait, dans les sciences, les arts, la politique, a dû résoudre d’abord, l’impérieux problème de la vie matérielle.

C’est pour ce motif, que le français a une tendance inavouée à se croire supérieur au Canadien. J’ai assisté à des scènes bien caractéristiques de ce fait : Un Français était un jour invité chez des Canadiens. Le repas, comme toujours (ou presque) en Canada, était simple, sans recherche culinaire : (la lutte pour la vie a quelque peu fait oublier aux Canadiens les recettes qui font la gloire de nos cordons bleus). Notre Français ne manqua pas d’en faire la remarque à haute voix. Il donna quelques conseils, il fit des comparaisons : il insinua que chez nous, en France, avec les mêmes éléments, le repas eût été meilleur. Il n’y avait pas la moindre malice dans ces innocentes observations. Mais l’amphitryon n’était tout de même pas content. Son invité aurait dû comprendre que les Canadiens-français ne peuvent pas être tous des Lucullus, des Vatel, ou des Brillat-Savarin. Il aurait dû savoir, aussi que l’art culinaire est l’apanage des vieilles nations où l’implacable problème du « primo vivere » est en partie résolu.

Un autre grand tort du Français, (ici je parle du catholique peu sincère), c’est une irrésistible tendance à la moquerie.

Que de fois ne m’a-t-on pas présenté Monsieur un tel, ou Madame une telle, « votre compatriote que vous serez heureux de rencontrer ». Jamais je ne manquais de les questionner dès qu’on nous laissait seuls : « Êtes-vous contents d’être au Canada ? aimez-vous les Canadiens ? » — « Mais oui, mais oui, nous sommes très contents me disait-on. Le Canada est un pays d’avenir. On y fait d’excellentes affaires. Les Canadiens-français sont aimables, hospitaliers, mais, entre nous, ils exagèrent avec leurs communions, leurs adorations, leurs retraites fermées. Croirez-vous que notre maire, qui est, sans conteste, un homme supérieur, dit son chapelet tous les soirs avant de se coucher ? »

« Eh ! bien, ma chère dame, mon cher monsieur, en quoi cela peut-il vous gêner si cet homme que vous-même reconnaissez être supérieur, est sincère dans ses convictions ? »

« Oh ! pour cela, il n’y a pas de doute tous nos Canadiens sont convaincus. » — « Alors, terminai-je, respectez ces convictions et plus tôt que de vous en moquer, admirez-les. »

— Un jour, dans une salle de rédaction d’un journal français aux États-Unis, j’affirmais que les Canadiens-français aimaient véritablement leur religion, qu’ils étaient sincères. On me fit cette phénoménale riposte : « Bah ! c’est vous qui le dites ! on sait que vous donnez dans la calotte ! » Toujours la moquerie, toujours la blague !

Le prêtre français lui-même, malgré sa bonne volonté et des efforts sérieux n’arrive pas toujours à se faire aimer comme un curé canadien. Il ne « réalise » pas tout de suite les terribles souffrances endurées par sa paroisse pour maintenir la langue et la foi. Il n’a pas au même point que ses fidèles, la sainte horreur de l’anglicisation ou de l’américanisation. Dans plusieurs villes de l’Ouest Américain, où il y a des curés français, j’ai vu les Canadiens-français s’éparpiller et abandonner leur langue au lieu de se grouper autour du presbytère, comme ils le font d’habitude. C’est autant de perdu pour l’influence française.

Comme nous l’avons dit pourtant, c’est par ignorance que péche le français. Comme quelqu’un qui connaît mal sa route, il fait des faux pas.

Par exemple, ce sera un officier débarquant un beau dimanche à Québec en tête de sa compagnie et oubliant d’assister à la messe. Mettons à part toute question d’opinion religieuse : n’est-il pas élémentaire, quand on est reçu chez quelqu’un de se soumettre aux usages de la maison ? Cet officier n’était certainement pas prévenu : péché d’ignorance !

Notre gouvernement lui-même en envoyant en visite officielle dans le Québec, le plus beau, le plus réussi de nos francs-maçons, Mr Viviani, n’a-t-il pas commis une maladresse ? On se demande s’il ne l’a pas fait exprès, car, enfin, il doit bien savoir que la province de Québec est essentiellement catholique et pratiquante d’un bout à l’autre, de long en large.

En revanche lorsqu’un Français s’est donné la peine de comprendre les Canadiens qui ont tant souffert et qui souffrent toujours de l’abandon où nous les avons laissés, lorsqu’il s’est bien rendu compte des efforts inouïs qu’ils ont fait pour conserver intact le dépôt de nos traditions, lorsqu’il est lui-même resté fidèle à ces traditions, il devient aussitôt un membre de la grande famille : on le respecte, on l’aime comme on aime les siens — témoins tels ingénieurs, tels médecins, tels commerçants, tels agriculteurs qui ont admirablement réussi en Canada, témoins aussi ces braves et bons pères capucins de Limoilou à Québec, ou les pères Oblats de Saint Sauveur qui sont devenus les plus grands amis de leurs paroissiens.