Une raillerie de l’amour/10

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LA CONTRE-ÉPREUVE.


Donne la main à mon dépit : dis m’en, je t’en conjure, tout le mal possible ; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable.

Molière.

X.


Madame de Sévalle était à peine rentrée dans son appartement, qu’Ernest escalada gaîment l’escalier, tout fier des tendres noirceurs qu’il venait d’ébaucher avec Camille ; la solitude du salon lui fit craindre que sa sœur ne fût sortie, mais s’étant assuré du contraire, il courut frapper à sa chambre à coucher, criant et priant à travers la porte qu’on eût à lui ouvrir. On ouvrit. Il entra comme un fou, riant aux éclats, n’ayant pas l’air de s’apercevoir de l’accueil sérieux de Georgina.

— Qu’as-tu donc ? mon frère, demanda-t-elle, voyant qu’il riait toujours, et ne comprenant rien à des exclamations qui lui échappaient ; n’essayeras-tu pas de me faire partager cette bouffée joyeuse ?

— Ah ! Georgina ! que j’ai bien de quoi te remettre de ta surprise de ce matin ! Apprends l’incident le plus inattendu, le contraste le plus prononcé, le désaccord le plus absurde ! Camille… mon Dieu ! ma sœur, écoute : car toute sérieuse que te voilà, je suis sûre que tu riras plus que moi…

— Non Ernest ; je ne rirai pas d’aujourd’hui, j’ai du noir dans l’âme, je deviens superstitieuse, je crois, et ma tante affirme qu’on ne rit pas quand on a rêvé de perles.

— Ris, ma sœur, ris, par complaisance d’abord, tu en seras payée par une révélation bien divertissante. Ah ! l’original ! dit-il en s’abandonnant de nouveau à la plus bruyante gaîté. Ma foi ! j’en prends mon parti, car je ne retrouverais de ma vie une meilleure occasion de m’amuser du sort.

— Enfin, de qui parles-tu ? demanda Georgina riant malgré elle sous sa mine toute grave.

— Je te l’ai dit, de cet original, de ta bête noire que je quitte à l’instant.

— Ah !… voilà qui s’explique, répondit-elle rayonnante, tu me ramènes ma bonne humeur, Ernest ; et convenir enfin que c’est un original, te rend toute ma confiance. N’est-ce pas ? mon ami, poursuivit-elle en l’embrassant, n’est-ce pas, qu’il est tout-à-fait… ?

— Oh ! tout-à-fait, tu as bien raison ; mais ce qui va redoubler ton antipathie, c’est que… ah ! je n’y puis penser sérieusement.

— Dis donc vite ! car j’ai aussi terriblement besoin de gaîté !

— Eh bien ! cet homme que tu fuirais au bout du monde, qui t’a fait comprendre la haine, à toi, douce et timide femme, qu’une colombe prendrait pour son symbole ; maudis ta beauté, ma sœur, cet homme… t’adore.

— Il m’adore ! s’écria Georgina en se reculant : allons donc ! tu ris.

— Comment ! si je ris, je te le demande ! cette bizarrerie de l’amour me paraît à-la-fois si choquante et si bouffonne, que tout mon ami qu’il est, je ne peux m’en retenir. Quelle finesse de cœur, dis donc ? n’admires-tu pas avec quelle sagacité il a choisi l’objet de la passion la plus rêveuse, la plus profonde, d’un délire ineffable ! oh ! tu peux t’en réjouir à plein cœur, Georgina, c’est exactement ainsi qu’il s’exprimait avec moi tout-à-l’heure, enhardi par la nuit noire qui nous enveloppait tous deux ; et j’ai eu mille peines à m’empêcher de lui rire au nez.

— En effet, c’est inattendu.

— Réjouissant, ma sœur ; ce défaut de tact, vois-tu, ce heurté dans l’instinct d’un jeune homme que j’ai cru spirituel et fin, accoutumé aux bontés des femmes, me paraît digne de ce qui lui arrive, et de la confusion où je l’ai plongé ; car tu penses bien que le désir de t’en débarrasser tout d’un coup ne m’a pas permis de lui cacher ses succès auprès de toi.

— Comment ! tu lui as reporté ?…

— Oh ! en ami intime, sans miséricorde, et avec une féroce intégrité, dont tu dois me remercier, toi, petit ange ! car il en a été comme atterré de douleur. J’ai senti qu’il fallait briser la glace pour te sauver les ennuis mortels dont tu aurais été accablée, pauvre femme ! mais tu peux être tranquille : tu n’y aurais pas mis toi-même une cruauté plus héroïque.

— Bien obligé, mon frère ; mais il avait dû s’en apercevoir assez déjà pour que cette intégrité fût très-nécessaire.

— Tu connais bien peu l’amour ! tes ris glacés, tes regards indignés, ton froid accueil de ce matin, rien de tout cela n’a percé son bandeau ; il n’y voyait plus. Le ravissement ineffable de retrouver ma sœur dans la céleste madame de Sévalle, avait paralysé son jugement. Il m’a parlé d’éblouissement, de genoux tremblans, que sais-je ? de toutes les folies des amoureux. C’est Renaud désarmé, c’est tout ce qu’il y a de plaisant au monde. Peu s’en faut, je crois, qu’il n’ait défailli sous le poids des émotions nouvelles qui l’ont accablé à ta vue. Qu’en penses-tu ? ma sœur.

— Mais, comme toi, je trouve cela fort extraordinaire.

— Je vois bien ; cependant, la haine perce trop à travers ton étonnement : tu ne saisis pas le côté plaisant de cette aventure.. Il y a de quoi le rendre la fable de Paris : sa simplicité me fait mourir de rire.

Ernest parlait et riait avec tant d’éclat, que madame Nilys voulut en savoir la cause ; et vint à son tour frapper chez sa nièce.

— Qu’avez-vous donc ? mon neveu, vous avez l’air d’un écolier en vacance.

— Ah ! ma tante ! venez, j’ai de quoi démonétiser vos lois sur les sympathies.

— Mon frère ! dit à demi-voix Georgina, est-il bien nécessaire ?…

— Quelle discrétion ! ma sœur, es-tu folle ? le ridicule ne tombe pas sur toi, sois en repos. Les amans haïs sont les seuls dont on se moque.

— Mais ceci est une confiance trahie, Ernest ; et je ne pense pas qu’il soit bien permis…

— Tu rêves, je crois ; je ne laisserai pas échapper l’occasion de me divertir aux dépens de l’amour le plus romanesque…

— Quel amour romanesque ? mon neveu, je brûle d’entendre…

— Et moi de parler, reprit impitoyablement Ernest sans regarder sa sœur. Sachez que l’objet de l’aversion de Georgina et des sarcasmes dont le criblait sa malice, est un amant candide, blessé par ses grands yeux noirs pleins de flèches ; il languit, ma tante, il se consume, il l’adore.

— Qui ? ce froid observateur ? ce flegmatique ? cet automate ? est-ce bien croyable ?

— Moi, je pense que non ; mon frère se trompe. Je n’en crois pas un mot, parce que je n’y comprends rien, parce que tout ceci est en l’air, qu’il n’en peut donner d’autre preuve que… sa complaisance, peut-être, à se moquer d’un homme que j’ai trouvé… singulier, et dont il veut me venger en le déchirant un peu à son tour. Merci ! mon frère, je n’avais pas besoin de cette générosité pour oublier notre petite querelle, il ne faut pas aller trop loin par amitié pour moi. Moi, Ernest, je suis innocente dans tout ceci : je le vois dans le monde, il n’est à mes yeux qu’un étranger ; j’ignore s’il a le moindre droit à cette bienveillance qu’on doit aux amis de sa famille ; ses défauts seuls me frappent, me préviennent d’un subit éloignement ; il ne fait rien pour le détruire, voilà ma justification ; je la crois entière, ma tante, ne trouvez-vous pas ? mais, toi ! mon frère, que ta position est différente ! il est ton ami, ton premier ami ! tu l’estimes, tu admires sa bravoure, sa bonté, son esprit, ses grâces… oui ! oui ! ses grâces, tu m’en as parlé aussi, tout le monde lui en accorde : et maintenant tu le persifles, tu ne vois plus en lui qu’un être que l’on doit immoler sans pitié. Tiens, j’ai peine à comprendre une telle mobilité, je ne t’y reconnais pas. Elle a quelque chose qui m’afflige, et si c’est par un excès de ta tendresse pour moi, j’aurai beau faire, Ernest, je ne pourrai jamais t’en avoir une obligation égale à ce qu’elle doit coûter à ton cœur.

— Voici de la nouveauté, dit gaîment Ernest, de quelle grâce te crois-tu forcée à défendre si chaudement un homme que tu ne peux souffrir.

— Il ne s’agit pas de lui, mon frère, je n’y pense pas, je le hais, c’est établi, convenu ; mais, ce que tu dois à une prévention, juste ou injuste, mon ami, c’est le silence, l’indulgent silence ; ainsi, n’en parlons plus : veux-tu ?

— Avec plaisir, Georgina, puisque tout t’irrite aujourd’hui ; mais, tu ne m’a pas donné, conviens-en, l’exemple de la modération ; tu le déchirais, ce matin, avec une joie de femme, qui ne te rendait pas un modèle de condescendance pour l’aveuglement dont tu m’accusais alors en sa faveur.

— Tu exagères peut-être, Ernest : et puis, mes torts m’appartiennent, je ne veux pas qu’on m’en prenne la moitié ; ainsi n’en parlons plus. J’ai bien autre chose à penser, vraiment ! poursuivit-elle en s’efforçant de reprendre un air dégagé, laisse-moi, mon frère, rêver au bal de demain.

— Voilà ce que tu as dit de plus analogue avec ton caractère, répondit Ernest en l’embrassant ; faisons la paix, et s’il faut parler sérieusement, reçois ma parole que l’objet… infortuné de notre première altercation vive, ne troublera plus nos entretiens. J’empêcherai même qu’il ne vienne me prendre demain, comme il s’obstinait à le vouloir ; je trouverai un moyen…

— Et tu m’accompagneras au bal ? j’espère.

— À moins que tu ne m’enveloppes dans la proscription, je suis à toi. Quant à lui, j’espère, malgré sa passion, lui ôter bientôt l’envie de se présenter devant son irréconciliable ennemie.

— Me rendre l’auteur de votre rupture ! une amitié sacrée ! de collége !

— Il n’est rien que je ne sacrifie, même à tes caprices. Bonsoir, ma bien aimée sœur.

— Bonsoir, Georgina, dit en sortant madame Nilys, j’espère que demain la danse vous distraira.

— C’est possible, ma tante, la danse m’enchantera demain !

À peine fut-elle seule, qu’elle tomba dans un fauteuil en poussant un profond soupir ; il est certain que de toute cette journée étouffante, c’était le premier moment où elle pouvait respirer, ou souffrir en liberté.


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