Une raillerie de l’amour/Texte entier

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UNE
RAILLERIE
DE L’AMOUR
par
madame desbordes valmore.
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Paris.
CHARPENTIER, PALAIS-ROYAL.

M DCCC XXXIII.
UNE RAILLERIE
DE L’AMOUR.
imprimerie de aug. auffray, passage du caire, 34
UNE
RAILLERIE
DE L’AMOUR
par
madame desbordes valmore.
Séparateur
Paris.
CHARPENTIER, PALAIS-ROYAL.

M D CCC XXXIII.

UNE RENCONTRE.



C’est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection, que le nom de frère ; et, à cette cause, en feismes-nous, luy et moy, nostre alliance.

Si on me presse de dire pourquoy ie l’aymois, ie sens que cela ne se peult exprimer qu’en respondant : Parce que c’estoit lui, parce que c’estoit moy. Ie croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms.

Montaigne.

I.


Un soir, à la sortie de l’Opéra, porté par les flots d’une foule immense, et près d’atteindre le bas du grand escalier, un jeune homme, qui mourait d’envie de respirer et de chanter au grand air ce qu’il avait retenu de l’ouvrage à la mode, s’entend nommer par une voix qui le frappe de surprise et de plaisir.

Ses yeux parcourent rapidement toutes les têtes flottantes dans l’espace, tandis que la voix bien connue répète impatiemment : — Ernest ! Ernest !

Un chapeau de colonel, qui s’élève et s’agite dans l’air, fixe l’attention d’Ernest, et tandis qu’on lui marche cruellement sur les pieds, il étend la main vers son ami en s’écriant : — Quoi ! c’est vous ! attendez-moi… Mais c’est impossible ; on m’étouffe. Où vous trouverai-je ?

— Rue du Mont-Blanc, hôtel des États-Unis.

La réponse d’Ernest se perd au milieu du bourdonnement de ceux qui veulent sortir et qui l’entraînent enfin fort avant dans la rue Richelieu.

Il regarde curieusement tous les jeunes militaires qui passent auprès de lui ; en saisit un par le bras, et prêt à lui sauter au cou, lui demande pardon de sa méprise. Après avoir erré au milieu des gardes à cheval, des piétons, des fiacres et des équipages, il retrouve le sien avec assez d’effort, s’y jette froissé, ivre de joie, parlant tout seul, se penchant tout entier en dehors de sa voiture, pour chercher encore inutilement, à la lueur des réverbères et des lampes mourantes des magasins qui se ferment, son ami d’enfance, son cher et regretté Camille, qu’il vient à-la-fois de retrouver et de perdre.

Une idée lucide traverse le tumulte de son impatience. Il tire le cordon précipitamment et se fait conduire rue du Mont-Blanc, hôtel des États-Unis.

— Le colonel Folly ? demande-t-il en se précipitant vers l’escalier.

— Oui, monsieur, répond le portier sans quitter des yeux les cartes qu’il tient à la main, — au premier à gauche, No 2.

— Au fait, poursuit-il en fermant sa loge, la voiture du colonel n’est pas rentrée ; mais ce monsieur trouvera Charles ; eh bien ! qu’il s’arrange avec lui. S’il fallait répondre à toutes mes visites, je ne finirais pas une partie.

À la clarté vive d’une lampe suspendue au milieu de la rampe de fer, Ernest voit la porte indiquée, entre et frappe en même temps. La lueur d’un grand feu, qui tient lieu de lumière dans l’appartement, lui fait apercevoir un jeune homme nonchalamment couché dans une large bergère, enseveli au fond d’un élégant manteau fourré, dans l’attitude de la réflexion, et qui n’entend pas que quelqu’un s’avance vers lui.

— Il pense à moi ! dit Ernest, se jetant avec transport sur celui qu’il croit être Camille. Charles s’éveille, crie au voleur, en retenant fortement l’ami de son maître qui se recule avec lui, le secoue rudement, et parvient avec peine à lui faire lâcher prise, en l’éveillant tout-à-fait, et en se dégageant de ses bras nerveux.

Le pauvre Charles, rendu à lui-même, se confond en excuses pour l’énergique quiproquo qu’il vient de commettre. Il en est pâle. — C’est ce diable de portier, monsieur, qui nous fait mille contes de voleurs ; il dit qu’il en pleut dans Paris, et qu’il s’en trouve de jolis, de bonne mine comme vous, monsieur. Je crois maintenant que c’est pour nous arrêter au logis, et se donner le loisir de se chauffer en jouant aux cartes dans sa loge.

— Mais, si c’est en dormant ainsi, les portes ouvertes, que vous remplacez la surveillance du portier, les trésors de votre maître, s’il en a, ne sont pas fort en sûreté.

— Oh ! monsieur, reprit Charles, dont les yeux dormaient encore, j’ai le sommeil léger comme celui d’un oiseau. Vous sentez que lorsqu’on a l’habitude des camps, l’œil est toujours entr’ouvert. C’est une vigilance immobile qui vaut celle du chien ; monsieur a dû s’en apercevoir tout-à-l’heure ?

— C’est vrai, dit Ernest, j’oubliais de vous en faire mon compliment ; mais où est votre maître ?

— Au bal, monsieur, répliqua Charles en repliant avec soin le riche manteau du colonel dont il s’était arrangé. Monsieur court partout après un de ses amis qu’il ne trouve nulle part. Je suis de la recherche, moi, et aussi las que monsieur est impatient. J’ai dit à monsieur que je ne me souciais pas de le suivre, et je l’attends en repassant dans ma mémoire toutes nos campagnes.

— C’est-à-dire en rêve, car vous dormiez fort. Vous vous êtes donc bien battu ?

— Moi ? jamais, monsieur ; mais mon maître, comme un lion ! Il a reçu des blessures, qui nous comblent d’honneur ! je dis, nous : monsieur entend bien. La gloire du maître rejaillit sur le serviteur, et je fais trembler bien des laquais avec l’air martial, la moustache et l’épée de mon maître. Je me repose maintenant au coin de la cheminée de tous les travaux de la guerre, tandis que monsieur court les bals depuis huit jours que nous sommes arrivés d’Allemagne.

— Allons ! dit Ernest en soupirant, c’est moi qu’il cherche, sans doute : il faut attendre jusqu’à demain ; dites à votre maître… Non, donnez-moi ce qu’il faut pour écrire ; vous permettez ?… Votre nom ? continua-t-il à son tour en s’asseyant dans la grande bergère.

— Charles, pour vous servir.

— Eh bien ! vous permettez ? monsieur Charles !

— Ah ! monsieur, dit Charles avec un sourire familier. Tenez ! je vois bien d’abord à votre air, que monsieur doit vous aimer ; et si c’est pour vous chercher que j’ai tant couru, je vous assure que je ne regrette plus mes pas ; et puis vous m’avez surpris si agréablement ! C’est drôle une connaissance qui commence par des coups de poings. Vous en ai-je rendu ? monsieur…

Ernest continuait d’écrire sans répondre, et l’empressé Charles jetait tant de bois dans l’immense cheminée, qu’Ernest s’écria :

— Prenez donc garde, mon garçon ; vous allez mettre le feu.

— Pas d’inquiétude, monsieur, repartit le jeune domestique d’un ton tout-à-fait militaire ; … je me connais en feu. Il a fait chaud en Allemagne ; et je n’ai pas eu une boucle de cheveux de brûlée.

Ernest, après avoir écrit, partit heureux et contrarié. Il ne put dire à personne en rentrant, sa rencontre et le bonheur qu’il en ressentait. Sa sœur s’était retirée plus tôt que de coutume ; il ne vit plus de lumière dans l’appartement de leur tante ; il fut donc contraint d’emporter dans le sien la joie qui l’oppressait, qu’il exhalait tout seul par des exclamations, des roulades et des cadences légères ; ce qui l’empêcha de dormir une assez grande partie de la nuit.

Il venait de terminer en Normandie un procès bien normand, dont l’heureuse issue ajoutait à la fortune de sa sœur, toute la fortune de M. de Sévalle, son riche et vieux époux, dont elle était veuve depuis dix-huit mois.

Cette sœur aimée avait alors vingt ans ; elle était charmante. Camille Folly, jeune comme Ernest, dont il avait partagé les études et les plaisirs d’enfance, n’était pas comme la belle Georgina de Sévalle, comblé des dons de la fortune, mais bien de tous ceux qui y conduisent. Après huit ans d’absence passés en Italie et en Allemagne, dans la carrière alors si brillante des armes ; couvert de gloire, et de quelques blessures qui vont bien, quand elles ne tuent pas, il rentrait dans sa patrie, qui le comptait, à vingt-six ans, au nombre de ses plus ardens défenseurs.

Ernest en avait vingt-quatre. Il était donc chef de famille depuis la mort de son père. Ce titre le rendait fier, et donnait un poids respectable à ses jeunes années. — Être l’aîné d’une sœur de vingt ans, pensait-il au milieu des réminiscences de l’Opéra dont il sortait, c’est en être le père ; je me suis fait avocat pour elle. J’ai lutté corps à corps avec un tribunal normand. Je suis en bon train de la rendre heureuse. Camille va m’aider à remplir cette mission. Ô joie ! ô Camille ! mon Pylade au collége, mon Bayard sans peur, mon frère ! s’écria-t-il en se posant au milieu de sa chambre, et chantant avec la vibration qu’il imitait de Laïs :

De l’amitié daigne entendre la voix.

Dès ce soir un mariage se décide, il en fait à lui seul les témoins et les préparatifs. Il rêve qu’il conduit à l’autel sa sœur, douce et brillante, et son ami reconnaissant : il ouvre un bal qui suit la cérémonie religieuse, il danse au bruit d’instrumens mélodieux qui finissent par le plonger dans un profond sommeil ; tandis que les ailes de son imagination effleurent ses plans dans des rêves enchanteurs. Il ne se réveille que fort tard le lendemain à sa grande surprise. Il s’habille à la hâte, franchit, avec l’élan d’un projet de son âge, l’espace de la rue Choiseul à la rue du Mont-Blanc, et sort sans voir ni sa sœur, ni sa tante, qui l’attendirent en vain pour le déjeûner.


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L’AVERSION.


Nous rêvions, nous faisions de ces poèmes vagues,
Comme en portent les vents, comme en chantent les vagues ;
Et tout contens d’aller par le même chemin,
Frères, et non rivaux, nous nous tenions la main.
M. Berthoud.


II.


Il trouva Camille relisant son billet de la veille en achevant sa toilette. Ils se regardèrent un moment sans parler, se reprirent des yeux, car ils s’étaient faits hommes tous deux dans l’absence, et leurs traits, naguère indécis comme une ébauche légère, se remontraient l’un à l’autre complets, comme arrivés au point où l’artiste peut oser signer son ouvrage.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, trop saisis par l’émotion qui mouillait leur cœur pour lui donner un langage. Cet attendrissement muet se changea bientôt en une fièvre de joie, en paroles tumultueuses, et en éclats de rire sur l’étrange façon dont ils s’étaient reconnus la veille. Au milieu de ces élans dont la douceur ne peut se décrire, Ernest prit tout-à-coup un air grave, et s’informa si son ami pouvait lui consacrer toute cette journée.

— Comment donc ! répondit Camille, je te la donne entière, puisqu’elle appartient au bonheur de te retrouver, après une impatience haletante où je me consume inutilement depuis huit jours ; je ne suis occupé que de toi, je ne cherche que toi dans les cercles et les spectacles que j’ai parcourus sans t’y rencontrer. Le chagrin de ne pas te voir, toi ! mon idée fixe depuis notre départ d’Allemagne, m’a fait trouver dans Paris un vide, un ennui, une agitation nerveuse qui me rendait tout insupportable. Personne, dans l’hôtel que tu habitais autrefois, n’a pu me mettre sur tes traces ; tout ce que j’ai recueilli dans ce vague et ce tourbillon où je ne reconnais personne, c’est que l’on te croyait en Normandie pour un procès. Ah ! mon Dieu ! tu as donc des procès ?

— Je t’expliquerai cela, dit Ernest, de plus en plus préoccupé. Présentement il faut me suivre et t’abandonner à moi. Prends garde pourtant, ajouta-t-il avec une hésitation mystérieuse, la démarche où je t’entraîne n’est pas, peut-être, sans conséquence et sans danger. Il le regarda sérieusement. Qui sait si je ne dispose pas en ce moment de ta vie.

— Est-il vrai ? repartit Camille en saisissant son épée avec précipitation, je ne te quitte pas. Ernest se retint de lui sauter au cou ; et son ami le suivit en silence jusqu’à sa voiture qui les attendait, et qui les emporta vivement ensemble. Charles monta légèrement derrière en jetant à Ernest un regard d’intelligence qui disait : Nous nous sommes vus quelque part. — Aussi sa contenance était fière comme celle d’un lutteur qui n’a pas reçu tous les coups.

Ernest eut toutes les peines du monde à s’empêcher de rire de la précaution d’une épée dans une pareille circonstance. Mais il garda son sang-froid, en se plaçant près de Camille, et se contenta de lui serrer fortement la main, comme pour le remercier de l’avoir compris.

Durant le chemin, Camille voulut hasarder quelques questions ; Ernest lui ferma la bouche en répétant trois fois : Tu vas tout savoir. En entrant rue de Choiseul, dans l’élégant hôtel qu’il habitait avec sa sœur : — C’est ici, dit Ernest, dont Camille observait avec surprise l’agitation qu’il ne pouvait maîtriser.

Après avoir été introduit dans un vaste et beau salon où ils se trouvèrent seuls.

— Eh bien ! dit Camille, qu’est-ce que cela devient ? N’est-il pas temps que je sache un peu où nous sommes ?

— Tu vas l’apprendre, répondit Ernest en laissant déborder toute sa joie. Suis-je assez heureux de te retrouver, Camille ! toujours le même, franc, brave, dévoué, sincère, et presqu’aussi gai qu’au temps où nous nous battions en frères. Est-il vrai que plusieurs années nous séparent déjà du collége ? D’honneur, Camille, la jeunesse est si près de l’enfance que je les confonds encore dans ma tête. Notre affection surtout les a liées si étroitement ensemble, que sans avoir eu le temps de rien préparer, je joue ici avec toi l’un de nos tours d’écolier, dont le plan m’a bercé délicieusement toute la nuit.

— S’il s’agit d’un tour d’écolier, dit Camille en se rapprochant d’un grand feu pétillant qui rendait ce lieu doublement agréable, je n’en suis pas moins ton second. Mais à ta gravité, à l’espèce d’irritation qui se révélait en toi, j’ai cru qu’il s’agissait d’un duel, d’un duel à mort, mon pauvre Ernest ; aussi tu vois mon épée !

— Ah ! mon ami, j’ai deviné ton intention ; et tu te préparais de si bonne grâce à te faire tuer sans savoir pourquoi, que ma vie, que tu voulais défendre, t’appartient plus que jamais. Oui, ce trait me pénètre, il peint l’âme ; il vaut cent ans d’amitié !

— Donne-les-moi si tu peux, repartit gaîment Camille, de la gloire, de l’amour, et avec cela beaucoup d’amitié, le siècle serait agréablement rempli ; j’en passerai l’acte quand tu voudras.

— Et je retiens ta signature, poursuivit Ernest en lui saisissant la main avec chaleur et confiance, ah ! mon cher enfant, voilà nos pactes de collége ! oui ! nous voulions cent ans d’amitié, d’amour et de gloire, sans en rabattre une heure, et nous couronnions tout cela d’immortalité. Tu me rends mes plus légères et nes plus douces illusions ! poursuivit-il en essuyant une larme dont il ne fut point honteux, et dont Camille ne rit pas.

— Dis-moi, reprit-il plus bas, en se rapprochant avec quelque inquiétude, ton siècle d’amour est-il commencé ?

— Très-commencé, je te jure, presque envahi même, militairement parlant.

— Est-ce possible ? dit Ernest, d’un air piteux qui fit éclater de rire le sincère colonel, il faut que vous me racontiez tout.

— Je te dirai ce dont je me souviens précisément, cher Ernest, car je n’écris pas de mémoires ; et il y a dans l’amour, dans celui qe j’ai rencontré du moins, tant de fausses guirlandes, tant de distractions, tant de lacunes !…

— Si tu en es là, interrompit Ernest, je respire, et je n’en demande pas davantage.

— J’en suis là, parole d’honneur, mais quel intérêt y prends-tu ?

— Le plus vrai, le plus vif, le mien… je veux dire le nôtre, mon cher camarade. J’ai là-dessus des projets enchanteurs ; ne va pas rire ! je dresse des palais avec une rapidité qui doit au contraire te causer de l’admiration.

— Sois tranquille, Ernest. Je vais me battre en riant ; mais, en amour, je suis le plus sérieux des hommes.

— Apprends alors, poursuivit Ernest, en lui reprenant les mains pour commander toute son attention, apprends que tu es ici chez une femme charmante.

— Tu vas me faire peur, dit Camille en se levant avec vivacité. Nous ne sommes donc pas chez toi ?

— Qu’importe ? nous sommes chez la femme qui m’intéresse le plus au monde.

— Ah ! j’entends ; c’est pour ton compte, repartit le colonel, en se rasseyant avec calme auprès du feu.

— Pour le nôtre en même temps, Camille ! dit Ernest, en appuyant sa main sur son épaule, avec le ton de la confidence.

— Tu plaisantes ! repartit Camille, en le regardant dans les yeux.

— Non. Je suis en amour tout aussi sérieux que toi.

— Moi, je ne comprends pas. Enfin, cette femme charmante, tu en es fort bien accueilli, puisque tu y viens, ce me semble, sans te faire annoncer, et que tu m’y présentes moi-même sans avoir eu le temps de l’en avertir.

— Je suis ici comme chez moi, dit Ernest avec aplomb.

— Ah ! mon Dieu ! serais-tu déjà marié ?

— Non. J’ai dans l’idée que je ne le serai qu’après toi.

— Je t’en félicite ; car je ne le serai, je crois, de long-temps, et je n’y ai pas encore songé. Tu dis donc que la dame est bien belle ?

— Belle ! dit Ernest.

— Et tu l’intéresses ? poursuivit le colonel, en parcourant rapidement des yeux son ami, qu’il jugea de tous points fait pour plaire. Ernest sourit. Et tu l’aimes ?

— Comme je m’aime.

— Et pourquoi m’amènes-tu chez elle ?

— Pour que tu l’aimes aussi.

Camille le regarda, plus surpris que jamais ; et, après un silence qui attendait une explication, il reprit :

— Entendons-nous, de grâce. Pour que je l’aime, comme on aime…

— Oui ! oui ! répondit Ernest en riant, comme on aime une femme belle, jeune, spirituelle, adorable, ornée de tous les dons de la nature, et de la fortune, et du ciel ; entends-tu ? es-tu sourd ?

— Mon ami ! dit vivement Camille, si tu le veux absolument ; … quand la verrons-nous donc ? car je commence à sentir beaucoup d’impatience.

— Tu ne languiras pas long-temps. Son nom peut-être t’a déjà frappé dans le monde où tu m’as cherché : personne encore ne t’a-t-il parlé de la belle madame de Sévalle ?

De l’eau qui tombe sur une flamme nouvellement allumée ne produit pas un effet plus prompt et plus froid que ces dernières paroles. Camille demeura pétrifié durant quelques secondes, et ne sortit de son immobilité que pour s’élancer vers la porte, en s’écriant : Adieu, Ernest !

— Adieu ! te moques-tu ? répond Ernest en lui barrant vivement le passage.

— Non, dit Camille très-vite et pressé de sortir. Je serai ton second dans toutes les affaires possibles ; mais je te laisse la gloire ou le danger de celle-ci. Nous nous verrons ailleurs, chez toi, chez moi, partout. Adieu.

— Arrête donc. Quel obstacle… ?

— Invincible. Ernest, je ne peux te tromper ; de tout son sexe, vois-tu, c’est la seule personne que je déteste.

— Tu l’as donc vue ? dit Ernest stupéfait.

— Assez pour t’avouer que les éloges pompeux que tu m’en fais ne diminueront pas l’éloignement que j’ai d’abord senti pour elle.

— De l’éloignement pour madame de Sévalle ! de l’éloignement ! répétait Ernest presque en colère.

— Mon ami, j’en suis consterné ; mais, si ce n’est pas assez pour justifier ma fuite, ajoute… de l’aversion. Non ; tu as beau faire, continua-t-il, en voyant qu’Ernest voulait l’interrompre ; je ne peux pas la voir. Je la trouve…

— Belle ! si tu as des yeux.

— Oui, belle, très-belle, superbe ! répondit Camille, contraint et malheureux de désobliger Ernest.

— Adorable ! si tu as un cœur.

— J’ai un cœur et des yeux, sois-en sûr ; et, quoique je ne sois pas dans les sentimens qui t’exaltent, je la trouve ce qu’elle est, jeune, élégante, distinguée, décente et noble.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il y a là-dedans des regards, … un sourire, … un je ne sais quoi ; … enfin, tous ces défauts ensemble ternissent les rares perfections dont ton aveuglement la pare avec tant de complaisance.

— Allons ! tu rêves, je crois. Tu n’as pu nommer un seul de ses défauts.

— Mon ami, mon bon Ernest ! dit affectueusement Camille pénétré, en lui serrant la main, je ne trouve au monde rien de si concevable, de si doux, de si désirable, que l’amour. Il te fascine, toi ; et je me crois né pour lui comme pour l’amitié, l’un des besoins les plus passionnés de mon cœur ; qui bat vite, je te jure, de la soif ardente de ces émotions ; juges-en ! mais je ne trouve aussi rien de plus pardonnable que de céder à une antipathie involontaire, et je me sauve.

— Un seul instant, Camille. Ceci est plus sérieux que tu ne penses. Il y a quelque méprise dont je veux être éclairci ; je le veux ! je le veux !

Georgina, qui entra précipitamment croyant son frère seul, mit fin à cette étrange contestation ; et, comme elle resta immobile d’étonnement en apercevant à l’autre porte le colonel qui sortait, elle n’entendit pas que son frère disait tout bas : — Regarde ! est-ce bien là la femme qui te paraît si haïssable ?

Camille ne répondit que par un salut profond à la belle veuve, et glissa des mains d’Ernest, le laissant plus confondu qu’il n’avait été de sa vie.


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L’ANTIPATHIE.


Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont, par le doux rapport, les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
P. Corneille.


III.


— Comment ! mon frère, tu connais ce personnage ? dit Georgina qui attendait inutilement que son frère prît la parole.

— Personnage ! Qu’entends-tu par personnage ? ma sœur, répondit Ernest, froissé dans un autre sens, de l’air un peu dédaigneux qui accompagnait cette question.

— Je te demande si c’est lui qui nous a privées de te voir hier.

— C’est lui ; et parce que c’est l’homme le plus aimable, le plus brave que je connaisse ; qui s’est couvert de gloire dans nos dernières conquêtes, et que je voulais te présenter en qualité…

— De grâce, mon bon frère, quand il te prend fantaisie de nous amener de nouvelles figures, sois donc assez bon pour me les nommer d’avance, afin de ne pas t’exposer à en choisir que je n’aime à retrouver nulle part.

Après l’avoir regardée comme un homme qui rêve, Ernest dit un peu tristement :

— Tu me surprends, ma sœur. Que lui trouves-tu donc de si affreux ?

— Mon Dieu ! mon ami, répondit-elle après avoir un peu songé, je lui pardonnerais de bon ceur d’être laid jusqu’à l’affreux même, pourvu qu’il le fût avec une autre figure que la sienne ; celle-là ne lui va que pour me déplaire. D’abord il arrive je ne sais d’où ; ce qui lui donne un air, un aspect, … que je ne peux souffrir ; et puisque tu me presses de dire ce que j’en pense, je t’avoue que je n’ai vu de ma vie rien de si bon à fuir, que ce monsieur qui vient de sortir presque aussi vite que je le souhaitais.

— Au nom du ciel ! ma sœur, parle clairement, dis les motifs de ta prévention ; s’ils sont justes…

— Justes ! s’ils sont justes ! cher Ernest, ajouta-t-elle d’un ton à se faire pardonner toutes les injustices. Peux-tu me croire légère ? Eh bien ! parlons-en donc, tiens ! car je le déteste assez cordialement pour trouver du plaisir à le dire.

Je l’ai vu un soir, en ton absence, chez notre amie, madame Denneterre, qui veut déjà marier sa fille, qui reçoit chaque étranger comme un gendre, et dont la fille, charmante enfant, naïve et curieuse comme son âge, salue un mari dans chaque personnage nouveau qui se présente chez sa mère, ce qui l’oblige à rougir souvent, et à baisser les yeux comme une fiancée à chaque compliment qu’on lui adresse.

— Pardon, Georgina, le plaisir que tu prends à parler de tes amis te fait oublier la haine que tu as contre le mien.

— Il est ton ami ! dit Georgina presque effrayée. Oh ! non, je n’en veux rien croire ; je l’aurais deviné, j’aurais vu en lui quelques qualités, quelque analogie avec toi. N’est-ce pas qu’il n’est pas ton ami ? continua-t-elle en l’embrassant par inquiétude. Mais revenons à ce qui doit me justifier dans ton esprit. Me justifier ! interrompit-elle avec un peu d’amertume, c’est la première fois que j’en ai besoin avec toi, mon frère !

Enfin, tu étais absent, il n’y a pas dix jours ; tu plaidais pour moi, tu me faisais riche en dépit d’une famille normande. Obligée de me rendre à l’invitation de madame Denneterre, et sans toi, mon cher avocat ! sans notre bonne tante, qu’un froid très-vif rendait paresseuse, j’arrive un peu tard ; le salon était brillant et bruyant ; je crois qu’on se vengeait d’une sonate ; j’entre. Ma parure était éblouissante, on me l’apprit : il faut bien que je te l’avoue, Ernest, c’est une des pièces du procès.

Au silence qui s’était un moment établi, succéda l’un de ces murmures qui n’ont rien de réprobateur pour une femme qui paraît dans le monde sans autre appui qu’elle-même. Quand mes yeux rassurés osèrent parcourir le cercle où se trouvait tout ce que nous avons d’aimable, de spirituel, et d’attentif, ils s’arrêtèrent sur une figure immobile, toute froide, toute ennuyée, toute ailleurs, où je lus un examen si distrait de ma personne que j’en ressentis d’abord quelque surprise, et un peu d’embarras. Je m’inclinai vers la petite Denneterre : « Qui est ce grand monsieur ? lui demandai-je tout bas ; d’où vient-il ? « D’Allemagne, me répondit-elle en rougissant déjà. » C’est donc cela, me dis-je. Il était impossible qu’il n’en vînt pas.

On parla bientôt tous ensemble du grand événement qui occupe Paris et le monde peut-être. Un groupe se forma autour de celui qui arrivait de Vienne sans doute ; sa tête dépassait toutes les têtes, et je ne perdis rien de sa physionomie, ni de ses paroles ; tout m’indigna ! Ce divorce, mon frère, cet affreux divorce qui nous confond tous, qui trouve partout des voix pour le blâmer et le combattre, qui me paraît à moi, comme un grand voile noir étendu sur nos gloires et sur les destinées de la France ; ce divorce, mon frère, il l’approuve, il l’appuie, le défend avec chaleur comme un principe, un devoir ! et cela avec des mots qui tranchent comme une épée. — Quelle horreur ! m’écriai-je de ma place ; ce qui fit retourner et revenir chacun de mon côté. Cette désertion dut lui prouver assez combien son apologie était blessante : il n’en fut pas déconcerté, lui ! quand mon cœur était gros d’amertume ; car je ne m’accoutumerai jamais à ce mot-là, mon frère, il poigne mon âme, il m’épouvante, vois-tu ; et ce mot invoqué contre une femme si bonne, si belle, si inséparable de cette époque de prestige ou de fatalité, la rejeter hors de nos passions qu’elle adoucit, qu’elle enchante ; entendre dire froidement : Il le faut ! par un oracle qui vient d’Allemagne, ah ! c’était trop lourd, trop glacé pour mon cœur : il l’a frappé comme avec un marteau. Je le hais !

On dansa, car on danse de tout chez madame Denneterre. Je fus entourée, obsédée, entraînée comme les autres, malgré moi d’abord, car je voulais m’isoler dans ma tristesse ; mais il me vint à l’idée de prouver à l’orateur que je ne gardais aucune impression de ses arrêts ; je dansai ! Tu sais si j’ai tort d’aimer ce délassement ? Ton ami… laisse-moi dire mon ennemi, se garda bien de s’en apercevoir. Au lieu de faire cercle à l’exemple de tout le monde, il demeura constamment appuyé contre la cheminée, comme une cariatide qui en ferait partie, interrogeant tantôt la pendule, et tantôt la porte d’entrée qui paraissait lui promettre je ne sais quel objet absent, que personne, excepté lui, n’attendait, je t’assure !

Georgina fut obligée de reprendre haleine, car elle avait parlé avec une volubilité et une action qui ne lui étaient pas ordinaires.

Voyant que son frère ne lui répondait pas, et continuait à la regarder d’un air interrogateur, elle poursuivit avec un redoublement de vivacité et d’étourdissement.

— Enfin, comme il ne pouvait pas ignorer que j’occupais assez passablement l’attention, il me fit aussi l’honneur de se baisser vers son voisin, pour lui demander apparemment mon nom ; il s’adressait à Fronval, et tu connais la grâce, l’élégance, l’esprit de Fronval ? Je vis, à son discours animé, qu’il lui faisait de moi un éloge trop flatteur : croirais-tu qu’il n’y répondit que par un regard fixe et vague vers cette porte où lui seul regardait ; et que bientôt après je le vis se retourner du côté du miroir, en dévorant un long signe d’ennui que la glace répéta, et qui me scandalisa, je l’avoue, au point de m’empêcher de danser. Tu comprends ? Ernest, un seul trait peint tout l’homme. Il nous devait à tous une réparation, et il baille !… je n’en voulus pas davantage pour le juger. J’appelle cela, moi, un être nul, tout d’une pièce comme son sabre, une machine de guerre qui voyage ; un curieux sans tact, sans finesse, qui croit observer parce qu’il regarde.

— On ne peut pourtant pas observer en fermant les yeux, dit Ernest.

— Il ne s’agit pas de les fermer, mon frère ; c’est la façon de les ouvrir et de les fixer qui est flatteuse ou choquante ; et moi, je demandai ma voiture. Chacun se précipita pour m’offrir la main : ce convive de mauvais goût resta cloué à la même place, sans s’apercevoir seulement que quelque chose allait manquer à la foule ; aussi, je t’avoue que je toisai son immobilité de mon regard le plus froid ; j’y mis de la glace.

— Il m’en a parlé en effet de ce regard que je ne te connaissais pas : de la glace dans tes yeux, ma sœur ! où l’avais-tu prise, et qu’en as-tu fait ? Et il regardait ses yeux noirs et veloutés, brûlant du ressentiment le plus injuste, le plus frivole peut-être, mais le plus propre à en faire ressortir tout l’éclat. Et le motif de ta haine ? ma sœur ; je brûle de le savoir.

— Comment ! mon frère ! en voilà bien assez, je pense ; j’ai tout dit. Au reste, tu connais l’empire d’une première impression. Je l’ai haï subitement ; et ses apparitions fugitives dans une ou deux soirées semblables, où je l’ai vu glisser comme un mauvais rêve, n’ont fait que me confirmer dans l’opinion que cet homme est composé de tous les élémens incompatibles avec mon caractère.

— Ma surprise est grande ! elle est douloureuse ! s’écria Ernest après un court silence, car par l’un de ces hasards qui traversent et brouillent souvent nos projets les plus chers, il vient de me laisser voir à l’instant qu’il ne te doit rien, et qu’il t’abhorre.

— Il m’abhorre ? ah ! tu me ravis, mon frère, s’écria Georgina radieuse ; mais en es-tu bien sûr ? est-ce, comme chez moi, cette bonne et franche antipathie que je viens de t’avouer ?

— Il me paraît que oui, puisqu’elle l’a forcé de me quitter à ton nom seul, moi qu’il aime, et de se sauver en t’apercevant.

— Eh bien ! voilà qui m’enchante ! quelle confiance tu me donnes à le haïr ! et comme j’en userai !


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IRRITATION.


Ô mes illusions ! qu’il est peu ressemblant !
Le Roi s’amuse.


IV.


Madame Nilys en entrant avec le commandant Nairac n’eut pas l’empire d’interrompre cette conversation, la première peut-être qui eût pris une teinte querelleuse entre Ernest et sa chère Georgina ; car elle poursuivit en voyant ce vieil ami :

— Voici quelqu’un du moins qui ne se détourne pas à ma vue, et ne m’inspire pas non plus l’envie de le fuir.

Le commandant qui ne l’avait jamais vue plus affectueuse, l’en remercia par un gros baiser sur le front, aussi sonore, aussi pur que ceux dont il avait caressé son enfance.

— Je n’en reviens pas, disait madame Nilys, qui continuait son entretien commencé. Dites-moi donc, mon neveu, est-ce bien le jeune Folly que le commandant m’assure avoir rencontré en montant chez moi ?

— Qui ? demanda madame de Sévalle avec anxiété, ce cher ami de collége dont vous parlez sans cesse ? que j’avais arrangé dans ma tête comme un héros de roman ? ce serait lui ?… et vous le connaissez aussi ? commandant.

— Depuis plus de huit ans, ma belle enfant, non pas tout-à-fait comme un héros véritable de roman, mais comme un héros véritable dont notre histoire s’enorgueillit, et je me réjouis sincèrement de le voir admis au bonheur de vous faire sa cour.

— Vous êtes dans l’erreur, mon bon ami ! il s’est sauvé le plus galamment du monde en m’apercevant, et cette vivacité est la seule chose qui ne m’ait pas déplu en lui depuis que mon étoile s’est rencontrée avec la sienne.

— Parlez-vous sérieusement ? pouvez-vous voir avec si peu d’indulgence un jeune et beau militaire qui a déjà fait sur plus d’une belle femme une impression si différente ?…

— Les femmes sont si frivoles !

— Et ma sœur est si sensée !

— Plus que toi ; car d’après les motifs que j’ai de le haïr, avoue du moins que je suis bonne de te pardonner le mystère et l’empressement que tu as mis à l’amener ici.

— Calme-toi, ma sœur, tu vas si vite qu’il m’a été impossible d’expliquer la chose. Ce n’est pas à toi que je voulais le présenter d’abord ; c’est à ma tante, qu’il brûle de revoir, et qui, j’en suis sûr, l’accueillera sans colère.

— Sans colère ? un jeune homme qui brûle de me revoir ! Assurément, mon neveu. Mais où donc est-il ce charmant enfant ?

— Prenez garde, madame, répondit en riant monsieur Nairac, cet enfant-là est bien grandi ; et dans sa carrière aventureuse, il a déjà rivalisé d’honneur et de puissance avec les hommes les plus braves de la nation.

— Quel concert d’éloges ! N’y ajoutez-vous rien ? ma tante. Ne viendra-t-il personne encore pour flatter le portrait d’un original si chéri ?

— Ce que j’en puis dire, ma chère enfant, répondit sa bonne tante que surprenait à son tour l’amère chaleur qui perçait dans les discours de sa nièce, c’est que je l’ai connu comme un aimable étourdi, quand j’allais voir au collége votre frère, dont il partageait les études et les jeux.

— Dites aussi les ennuis et les punitions, ma tante ; lui seul me les faisait supporter. Je haranguais pour lui, il se battait pour moi ; quand mes camarades me sifflaient, nous tombions tous deux sur les cabaleurs, et j’avoue que son bras prêtait d’admirables tours à mon éloquence injuriée. Tu vois, ma sœur, que notre attachement pour lui est presqu’aussi sacré que ma tendresse pour toi. Séparés en entrant dans le monde par son goût passionné pour les armes…

— Comment ! il a des goûts passionnés ?… s’écria Georgina, avec une admiration railleuse.

— Et des haines aussi ; c’est comme toi. Mon bonheur le ramène en France, je le rencontre hier à la sortie de l’Opéra, la foule nous empêche de courir l’un vers l’autre ; il me crie sa demeure, et je le perds de vue sans pouvoir le retrouver. Je cours à son hôtel, il était au bal. Je rentre désappointé, fou d’une impatience que je parviens à tromper par mille projets agréables pour l’avenir. Ce matin enfin, je l’amène pour le présenter à ma tante, sans même lui avoir encore parlé de toi, je te jure… Tu sais maintenant le double effet de cette visite : il ne peut pas te voir, tu ne peux le souffrir, et moi, j’avoue que je n’ai eu de ma vie tant d’humeur contre la bizarrerie des femmes : car c’est uniquement ta faute, ma sœur ; tu lui aurais plu si tu n’avais décidément voulu lui déplaire ; je sais parfaitement à quel point tu es irrésistible, et combien il t’est facile de te faire aimer de tout le monde.

— Tu me dis cela d’un air fâché qui ôte beaucoup de grâce à ton compliment.

— C’est que n’eus jamais moins d’envie de t’en faire.

— Votre frère a raison, mon ange, dit en intervenant madame Nilys, avec son impassible douceur ; vous devez lui pardonner le chagrin qu’il éprouve du dessein où vous paraissez être de vous rendre haïssable pour son ami, quand vous êtes si bonne, je dirai même si adorable pour les autres.

— Et vous, mon bon ami ? dit Georgina, comme en se résignant à tous les reproches.

— Ma foi, je pense de même. Camille Folly est un garçon charmant ; on ne le dit pas insensible au mérite des femmes ; vous êtes l’orgueil et le désespoir de votre sexe, c’est-à-dire l’adoration du nôtre ; et avec tous vos charmes, il y a donc un parti pris de déplaire quand on ne plaît pas.

— Tenez ! repartit Georgina avec assez de sérieux pour que l’on s’aperçût qu’elle désirait terminer ce débat, réservez ces éloges pour l’idole que vous encensez sur mon visage depuis une heure ; car il est bien certain qu’avec le mérite prodigieux qu’il rapporte de la Germanie, il faut qu’il ait aussi, lui, un parti pris de déplaire, puisqu’il ne me plaît pas.

— Allons ! allons ! vous êtes injuste, ma nièce, c’est la première fois que je vous vois manquer d’indulgence. Georgina rougit.

— Le protégé de tout le monde n’en a pas besoin, ma tante ; et comme je trouverais, sans doute, son défenseur dans chaque personne à qui j’en pourrais parler, je prendrai le parti de me taire.

— Est-ce là de l’excès ? je vous le demande, s’écria Ernest.

— Mais, mon frère, il n’y a d’excès que dans les louanges, et dans l’importance qu’on attache à me faire sentir mon tort, je dirais presque mon crime, à ne pas tomber en admiration devant les qualités sublimes de ton ami de collége. Je vous en demande pardon à tous ; mais, le plus modéré dans ceci, le plus raisonnable, c’est lui, c’est ce monsieur lui-même qui a la générosité de me laisser paisiblement le haïr, et de me le rendre le tout son cœur.

— Est-ce possible ? mon neveu.

— Oui, ma tante, il m’abhorre, poursuivit Georgina redevenant gaie, il y met une intégrité d’instinct, une espèce d’harmonie de haine ; c’est lui qui me console de la connaître.

— Tenez ! tenez ! dit le commandant, voilà une jeune personne qui traverse la cour, qui ne vous dira pas non plus que vous avez raison.


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UN ENFANT.


Il est si beau l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisės,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !
Victor Hugo.


V.


La jeune et jolie personne était Nérestine qui, ayant monté l’escalier avec la légèreté d’un oiseau, se jeta toute essoufflée, comme une étourdie, dans les bras de Georgina.

— Ah ! que je suis contente, Georgina ! je vais au bal ! à ce beau bal déguisé où vous allez, n’est-ce pas ? le cœur me bat de joie, et je viens pour… Pardon, madame, dit-elle à madame Nilys, en lui faisant une grande révérence de pension. Messieurs, pardon, je ne vous voyais pas.

— C’est tout simple, dit Ernest, le bal !

— Vous en êtes donc aussi ? chère petite.

— Les premières invitées ! à ce qu’assure ma mère : cette fête sera très-belle. Ma robe est un chef-d’œuvre ; mais je suis dans un cruel embarras, Georgina, et vous seule pouvez réparer ce contre-temps terrible.

— De quoi s’agit-il donc ? mademoiselle ; demanda Ernest, je suis effrayé.

— Et moi donc, monsieur ! je n’avais pas une goutte de sang dans les veines, quand on s’est aperçu, en essayant cette parure, que la guirlande de tête n’était pas d’accord avec la garniture. pas

— Quelle catastrophe ! s’écria monsieur Nairac.

— Eh bien ! où est le malheur ? dit madame Nilys avec calme, mettez une toque.

— Une toque pour danser la gavotte ! Oh ! il n’y a pas moyen, madame, répondit gravement Nérestine.

— Pourquoi non ? dit Ernest, une toque élégante comme celle de Georgina vous siérait très-bien.

— Hélas ! monsieur ! repartit l’enfant, je ne suis mariée ni veuve, et je ne peux porter que des fleurs.

— C’est très-malheureux ! dit Ernest.

— Vous êtes folle, Nérestine, interrompit doucement Georgina, pour vous coiffer selon votre âge, à défaut de fleurs, vous mettrez des perles ; vous mettrez les miennes, dit-elle tout bas en l’embrassant. Ah ! ma tante ! c’est unique : j’en ai rêvé cette nuit…

— Vous avez rêvé de perles ? Georgina ! dit madame Nilys avec un peu d’effroi : il y aura des larmes aujourd’hui.

— Chacun a sa chimère, dit Ernest au commandant qui riait.

— Ah ! que je vous aime ! Georgina. Au fait les perles sont jolies, quand on ne peut porter les diamans.

— Où donc est l’obstacle aux diamans ? demanda monsieur Nairac.

— Mais, monsieur, il faut se marier pour porter cette parure.

— Ainsi donc, vous enviez le sort d’une mariée et celui d’une veuve, répliqua Ernest. Mais lequel de ces deux états préférez-vous ?

— Ah ! je n’en sais rien, monsieur, cela m’est égal pourvu que je danse.

— Vous vous plaisez à la faire déraisonner, dit Georgina, vous voyez bien que le bal lui fait tourner la tête.

— C’est que ma mère prétend que tous les mariages s’arrangent au bal, répondit naïvement Nérestine.

— Elle est trop au dépourvu, et vous êtes impitoyables, interrompit Georgina ; si folle, si peu sur ses gardes, elle songe à peine à ce que vous lui dites.

— J’y songe, au contraire, répondit Nérestine à demi-voix, et je voulais vous parler seule à ce sujet : mais, s’ils restent là, je dirai tout sans le vouloir.

— Il y a quelque confidence en l’air, dit madame Nilys, suivez-moi, messieurs, et laissons-les ensemble.

— Si vous étiez curieuse, répondit le commandant à voix basse, je vous mettrais au fait, car j’ai tout deviné ! Je suis votre serviteur, mesdames, ajouta-t-il tout haut, en suivant madame Nilys et son neveu qu’elle emmenait ; allons, mademoiselle, cria-t-il, tenez-vous sous les armes, les militaires qui arrivent d’Allemagne sont sans doute disposés à vous les rendre.

Georgina n’entendait pas ; elle suivait des yeux Ernest avec une préoccupation pénible.

— Il a deviné ! dit, par exclamation, Nérestine.

— Ne soyez pas trop longtemps, ma nièce : le commandant Noxis reste à diner…

— Soyez tranquille, madame, répondit-il, les jeunes filles ne font pas attendre leurs secrets.

Et madame de Sévalle sonna pour demander ses perles.


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CONFIDENCE.


D’une bouche qui rit on voit toutes les dents.
Victor Hugo.


VI.


« Est-ce que vous n’avez pas deviné aussi ? demanda Nérestine à la jeune veuve distraite, aussitôt qu’elles furent seules.

— Quelque contredanse nouvelle, peut-être ? un concert où vous jouerez avec Hérold ; n’est-ce pas cela ?

— Non… Aidez-moi un peu, Georgina. Maintenant, qu’il y a du silence, j’ai presque peur. Quand on parle tous ensemble, on ne sait plus ce qu’on dit, et les secrets s’échappent sans qu’on ait la peine d’y penser.

— Voulez-vous que je les rappelle ?

— Non ; je vais m’enhardir. Mais, vraiment, vous n’avez pas deviné qu’il s’agit de mariage ?

— Ah ! c’est de mariage, toujours ? mais vous sortez à peine de pension !

— Est-ce qu’on en sort pour autre chose ? Je sais assez bien l’italien pour me passer de maître ; Hérold n’a pas d’écolière plus forte que moi ; je dessine d’après nature ; je danse presque aussi bien que vous : qu’est-ce qu’il me faut donc pour être mariée ?

— Qu’un mari, assurément. Et le choix est-il fait enfin ? vous convient-il ?

— C’est ma mère qui pense à cela. Quoiqu’elle n’ait pas dit précisément : Le voilà ! je l’ai deviné, et je l’aime autant qu’un autre. On assure que toutes les dames cherchent à s’en faire remarquer, parce qu’il est beau, qu’il est brave, et dans une position à aller à tout : il a eu trois blessures, dit-on, mais pas une au visage ; toutes là, dit-elle en montrant sa poitrine qu’elle regardait au miroir, et la croix d’honneur par dessus ! On dit que c’est en entrant à Vienne…

— Ah ! mon Dieu ! dit en elle-même Georgina, c’est lui !

— Oui, poursuivit Nérestine, qui avait remarqué le mouvement de Georgina. Vous l’avez vu. Depuis dix jours, il est venu deux fois chez ma mère.

— Il est écrit que toute la nature viendra me parler de cet homme et m’en faire l’éloge !

— Chère Georgina, reprit l’enfant en caressant sa jeune confidente, n’est-ce pas que c’est un charmant mariage ? un vrai mariage de convenance ? comme dit votre bonne tante. Vous pouvez le lui confier aussi ; mais n’en parlez pas à ma mère, car elle m’a défendu expressément de me douter de ses projets, et je fais comme si je ne m’en doutais pas.

— Faites donc comme si vous ne m’en aviez rien dit, et ne m’en parlez plus ! dit vivement Georgina, en prenant des mains de Sophie les perles qu’elle apportait pour Nérestine. « Merci, Sophie. Allez, Nérestine, allez vous occuper de votre parure pour demain. Moi, je ne vous presse pas d’assister à la mienne pour aujourd’hui, et j’ai grand besoin d’y songer. » Elle jetait, en parlant ainsi, un regard au miroir, et ne fut pas du tout contente de l’expression nouvelle de sa physionomie. « Comme je suis ! dit-elle. Qu’est-ce que j’ai donc ? »

Nérestine, après avoir promené un long regard sur ses perles, et embrassé Georgina avec une passion d’enfant, rejoignit la femme-de-chambre qui l’attendait, et courut essayer l’effet de sa coiffure du lendemain. Sa jolie petite tête, fluide et blonde, ne cessa de se balancer devant une grande glace, que lorsqu’elle alla oublier sur l’oreiller toutes les combinaisons que l’envie de plaire dans un bal lui avait fait inventer pour suppléer au diadême de fleurs.


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PROJET.


J’étais au Carrousel, passant avec la foule
Qui, par ses trois guichets, incessamment s’écoule,
Et traverse ce lieu quatre cents fois par an
Pour regarder un prince ou voir l’heure au cadran.
Je m’arrêtai : le suisse avait fermé la grille.
Feuilles d’automne.


VII.


Georgina, retirée dans sa chambre, ne songea qu’à se distraire d’un nom qui l’avait fatiguée tout le jour ; mais ce nom bruissait dans ses réflexions : c’était comme un insecte opiniâtre qui tournait autour de sa tête, et son front, qu’elle avait vu troublé dans le miroir, se pencha sous sa main, tout pesant comme après un orage. Les causes en repassèrent devant elle. Elle soupira.

Pour la première fois elle avait eu avec son frère, qui l’adorait, des expressions trop vives. Avec sa tante, douce et vieille amie, qui lui faisait deviner souvent ce que peut être une mère qu’elle n’avait jamais connue, elle avait montré presque de l’obstination et de l’humeur. Le plus fidèle ami de son père, qui le remplaçait quelquefois dans cette maison orpheline, par la sagesse de ses conseils, l’avait vue animée… pour ne pas dire en colère ; et cette idée lui donnait de la honte. Après avoir senti sa faute et la douleur de l’avoir commise, elle se mit à haïr d’autant plus celui qui l’y avait portée. Aux motifs fondés ou imaginaires qu’elle croyait avoir de s’en plaindre, se joignit la crainte qu’il n’apportât la division entre elle et ceux qui l’aimaient ; alors son ressentiment s’éleva contre lui, au point de la mettre mal avec tout le monde. Les projets de madame Denneterre se mêlèrent aussi dans sa rêveuse colère.

Affreuse frivolité ! pensait-elle : cette mère qui le regardait toute rouge d’indignation pendant son apologie du divorce, la voilà qui s’agite pour qu’il épouse sa fille !… Divorce, mariage,… cela peut donc entrer à-la-fois dans une âme ? Elle soupira encore. Cet état de mécontentement lui parut très-pénible, elle le sentit bien davantage quand il fallut descendre.

Son frère, qui vint lui même l’avertir que l’heure du diner était sonnée depuis longtemps, s’aperçut de l’effort de son sourire, quand elle prit sa main pour le suivre. Le dîner se passa presque silencieusement de son côté, bien que chacun prît soin de ne pas rappeler la matinée un peu nuageuse pour leur intérieur si égal. Ernest était rêveur ; elle le crut fâché, sans réfléchir qu’il pouvait supposer d’elle la même chose ; car ses prévenances mêmes avaient quelque chose de contraint qui leur ôtait leur grâce accoutumée.

Le commandant parla de tous les mariages qui couvaient dans le monde, et de celui qui les surmontait tous. Il s’occupait avec passion de cette partie de l’état civil, et madame Nilys pesait gravement, avec lui, les chances de bonheur qu’offraient tous ces hymens parés du même nom, des mêmes fleurs, et si différens dans leurs suites.

— On appelle, disait-elle, mariages de convenance ceux où se trouve des deux côtés une fortune égale, les mêmes héritages en perspective. Pour moi, je ne trouve de convenant et de convenable, qu’un mariage d’inclination réciproque, fondée sur la conformité des principes, des caractères et des âges. C’est la millième fois que je le répète, mes enfans : pardonnez-le-moi ; car c’est à-la-fois un souvenir de mon sort et un vœu pour le vôtre.

Georgina baissa tristement les yeux ; car ce vœu de madame Nilys avait été cruellement trahi dans son union, à elle, timide et douce fille ; la vive tendresse de cette bonne tante lui avait donné en vain le courage de combattre l’alliance bizarre qui, trois ans auparavant, avait enchaîné ce jeune ange au vieux comte de Sévalle. Georgina, malgré bien des larmes versées en secret, avait obéi à son père, qui semblait n’avoir attendu que cette preuve de soumission pour quitter la vie sans regret, et sans crainte sur l’avenir de sa fille.

Ernest écoutait sa tante et son ami d’un air d’approbation, et soupirait de temps en temps en regardant sa sœur d’un air sournois. Ses gracieuses espérances étaient alors effeuillées, comme les bouquets d’un lendemain de bal.

Il ne pouvait en dissimuler tout son chagrin, lorsqu’on lui remit une lettre apportée à l’instant pour lui.

Il se leva vivement, demanda la permission de se retirer, et passa dans sa chambre, où il parcourut à la hâte ce billet de Camille.

Paris, ce … 1809.

« Je t’ai quitté d’une manière si brusque, mon cher Ernest, que tu dois en être aussi blessé que j’en suis confus. Le commandant Nairac, que j’ai rencontré dans ma fuite, et sous ta porte, m’a appris, à ma grande consternation, que c’est envers ta sœur que je suis coupable d’une franchise, que tu peux nommer brutale. Sans le mystère que tu m’en as fait, jamais tu n’aurais approfondi mes sentimens pour celle que je ne croyais pas t’être si intimement chère. Me voilà dans une position détestable, car je t’aime trop pour ne pas souffrir profondément de l’idée de ne plus te voir, et tu sais trop maintenant ce que je pense pour qu’il me soit possible de te le cacher ; je n’ose ni t’attendre, ni t’aller chercher. J’ai voulu du moins te faire connaître combien je suis malheureux d’un incident si bizarre, et t’assurer que tu n’auras jamais d’ami plus vrai que

Camille Folly. »


Parbleu ! mon cher Camille, dit Ernest en marchant avec agitation, vous aimerez ma sœur, vous en deviendrez fou ; et, vous, madame de Sévalle, vous partagerez son amour, vous souffrirez, vous pleurerez, et vous l’épouserez ; je n’aurai pas étudié en droit, je n’aurai pas gagné vos procès en Normandie pour en perdre un avec vous.

Je vous accorde huit jours pour vous bien haïr ; après ce temps, si vous ne vous adorez pas, je me mets de la partie, et je deviens l’ennemi irréconciliable de tous deux.

Vous, monsieur le colonel, battez-vous en Italie, en Allemagne, et partout ; commandez un régiment, enlevez des drapeaux et des croix d’honneur, c’est bien ; mais tout cela doit entrer dans votre contrat de mariage avec ma sœur deux fois plus riche que vous, et devenue veuve à bon compte, pour porter le nom de votre femme. Sur mon honneur, vous serez mon frère ; je n’en veux pas d’autre, moi ! fut-ce un maréchal d’empire. C’est écrit dans ma tête, qui vaut bien les deux vôtres. Je n’aurai pas besoin du fameux droit d’aînesse, qui était pourtant une bien belle chose, pour vous faire faire ma volonté en rendant ma sœur heureuse par votre bonheur.

— Monsieur, dit en entrant le domestique qui avait remis la lettre, le jeune soldat demande s’il doit attendre une réponse.

— Il y a donc là quelqu’un ?

— Oui, monsieur, un militaire, car il a une moustache.

— Eh ! c’est M. Charles ; est-il là ?

— Il est en bas, monsieur, près du feu, où il raconte la guerre comme si on y était.

— C’est cela même. Faites-le monter. Eh bien ! monsieur Charles ! poursuivit-il dès qu’il parut, il vous est donc enjoint d’attendre une réponse ?

— Non, monsieur, dit Charles, saluant en portant la main au front ; c’est moi qui en voudrais une. Si vous pouviez me la donner pour changer un peu l’humeur de mon maître, je vous en aurais de l’obligation, car il est tout retourné depuis ce matin. Il met l’appartement sens dessus dessous, ce qui me donne plus de mal et plus de peur que quand nous étions au camp, où j’ai toujours vu monsieur d’un sang-froid qui me faisait dire d’avance : Bon ! encore une bataille de gagnée. Mais depuis qu’il est rentré, franchement, c’est comme une déroute. On dirait qu’il m’est passé une bombe entre les jambes ; et, de ce que je crois, parlant peu et parlant bien, que c’est avec vous, son meilleur ami, qu’il a pris ce nouveau genre d’être, je prie instamment monsieur de remettre les choses comme elles étaient avant qu’il ait eu le bonheur de le revoir.

— Comment diable ! Mais c’est un plaidoyer, cela ! Je vous jure, monsieur Charles, qu’il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez bientôt aussi paisible qu’au régiment, et que vous n’ayez plus aucun motif de regretter la guerre. Dites-moi d’abord si votre maître est chez lui.

— Oui, monsieur. Il s’est fait servir à dîner dans l’hôtel ; mais, bah ! il s’est arrèté de manger pour écrire la lettre que je viens d’apporter ; ce qui fait que je suis à jeun.

— Allez dîner, mon enfant ; et faites en sorte que votre maître ne sorte pas avant que je me rende chez lui.

Charles ne se le fit pas redire ; et n’ayant répondu que par un de ses éloquens sourires, il descendit promptement l’escalier.

Ernest le regardait courir, tout en cherchant ce qu’il allait tenter, comme un homme qui hésite entre plusieurs chemins qui s’ouvrent devant lui. Tout-à-coup, il prend ses gants et son chapeau, se met à rire, s’arrête encore indécis, rit de nouveau, et s’écrie : « Allons ! je jette la plume au vent. Ne sommes-nous pas dans le temps des succès et des grandes entreprises ? Ce ne sera pas le mariage le plus extraordinaire de cette époque ; puisse celui pour lequel se préparent ces fêtes brillantes, être aussi raisonnable, et n’avoir pas de suites plus funestes ! »

Ernest, en rêvant ainsi, traversait à pied le Carrousel, où il avait suivi, par un instinct de curiosité, plusieurs groupes émus qui prenaient cette direction, et qui, comme lui, peut-être, plongeaient dans l’avenir un regard inquiet.

Il ne put s’empêcher de ralentir son pas. en songeant qu’au-delà des grilles dorées, un grand sacrifice venait d’être consenti par une femme tendre et généreuse, dont la retraite et la silencieuse douleur, formaient le premier nuage sur une étoile brillante, dont la sienne se séparait avec violence. Absorbé un moment dans cette idée mélancolique, il crut que des lumières traversant les longues salles du château, précédaient une ombre élégante et triste, qui se perdit bientôt avec ses lueurs dans une obscurité profonde.

Attendri de cette apparition, qui devait sans doute être la dernière dans ce palais qu’elle avait enchanté, ce ne fut pas sans effort que son attention retourna aux projets qui intéressaient sa propre destinée. La foule indifférente qui circulait dans la rue Saint-Honoré ; les oisifs ou les étrangers, arrêtés devant les objets de luxe déployés dans les magasins étincelans de lumières, le ramenèrent à des idées moins sérieuses, et il se hâta d’arriver à l’hôtel des États-Unis, animé d’un espoir qui flattait son imagination un peu aventureuse.


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L’ÉPREUVE.


Ce jeune homme, si absorbé dans ses pensées, était beau comme une de ces figures qu’on rêve quand on s’endort sur une bonne action. Je l’aimais déjà beaucoup !

Charles Nodier.

Nota. Cette épigraphe, ainsi que celle du chapitre 21, sont extraites de la ravissante nouvelle de M. Charles Nodier, intitulée : Baptiste Montauban ou l’Idiot, qui fait partie du premier volume du Conteur, recueil charmant de Contes et Nouvelles, qui obtient le plus grand succès.


VIII.


— Cher Ernest ! s’écria Camille en l’apercevant, et la parole lui manqua, surpris et ravi qu’il était de sa présence ; après ce premier élan, il ne sut comment engager un entretien qu’il avait tant souhaité. Ernest le tira de peine, en lui serrant cordialement la main. Ce fut surtout au grand contentement de Charles qui, sur un regard de son maître, descendit paisiblement renouer son dîner qu’il avait coupé en deux par sa course.

— N’en parlons plus, dit Ernest en répondant aux yeux de Camille. J’avais eu des idées… charmantes pour moi seul ; c’est un mécompte, une méprise de l’amour ; qu’il ne soit plus question que de notre amitié ; elle s’est formée sans tiers, et n’en aura pas besoin pour durer autant que nous. Laisse-moi parler, poursuivit-il en voyant que Camille voulait l’interrompre, ton émotion m’en dit plus que tous les discours ; ce n’est plus qu’à moi d’excuser ce qui s’est passé en te l’expliquant. Ma franchise te prouvera que, loin de garder du ressentiment de la tienne, je rejette ceci sur une espèce de fatalité qui semble vouloir nous séparer sans cesse ; mais nos premières affections sont les plus doux échos de la mémoire, il faut qu’elle se brise pour ne plus en parler : ne penses-tu pas ainsi, quoique le plus mobile ?

— Tu traduis mon silence, répliqua vivement Camille, et je me trouve absurde d’avoir donné tant d’éclat à une aversion…

— Mon Dieu ! sommes-nous maîtres de nos penchans ? poursuivit Ernest sans avoir l’air d’entendre ce dernier mot si dur.

— Si j’avais pu prévoir que ta sœur fût à Paris, j’aurais peut-être pressenti que c’était chez elle, à elle, que tu voulais me présenter ; mais où l’aurais-je été supposer ? moi, qui la sais mariée en Normandie, et la proie d’un mari vieux et jaloux ; car c’est ainsi que tu me l’as écrit, peu avant de m’apprendre la mort de ton père. Je me donne au diable si je me figurais une sœur austèrement perdue pour toi et pour le monde, dans la femme dont tu me parlais ce matin comme… ma foi ! comme d’une maîtresse dont tu voulais que je devinsse à mon tour l’admirateur…

— Voilà mon tort ! J’ai voulu ruser, et la finesse est déplorable ; mais tu savais pourtant que ma sœur était veuve ?

— Je l’ignorais, je te jure.

— Et moi je te jure que je te l’ai écrit ; quoique je fusse dans ma correspondance avec toi fort sobre de détails de famille, assez peu réjouissans pour un militaire ; mais un événement qui me rendait ma sœur, et la rendait à elle-même, me semblait d’une valeur à te toucher toi-même : cette lettre, sans doute, ne t’est point parvenue.

— J’étais, je te le répète, dans une entière ignorance de ta position.

— Eh bien ! écoute. Quelques mois après la mort de mon père, qui avait marié ma sœur au riche monsieur de Sévalle, elle partit avec lui pour le Havre, où notre excellente tante voulut la suivre, croyant la consoler d’une chaîne si sérieuse et si mal assortie. Moi, je restai seul à Paris, tout glacé, tout défait de ce bizarre hymen, maître absolu de mes actions ; me livrant autant par désœuvrement que par goût à l’étude du barreau, j’appris à plaider, à crier, à fronder avec une passion qui m’attira quelque succès ; car le mariage de ma sœur, mariage incomplet et forcé, m’avait mis de fort mauvaise humeur contre la vie ; si je ne persuadais pas mes juges par la douceur et l’onction, je les emportais dans le tourbillon de ma colère, et comme elle était toujours sincère, je les en aveuglais le plus innocemment du monde. La mort soudaine de M. de Sévalle laissa tout-à-coup ma chère Georgina libre, et maîtresse d’une immense fortune. Elle avait pleuré son esclavage, elle pleura son bienfaiteur, et revint enfin à Paris où sa richesse, où sa beauté surtout, lui attirèrent bientôt un monde d’adorateurs, dont pas un, jusqu’ici, n’est parvenu à lui plaire. Tu parais, toi, et… quel singulier contraste ! comme toutes les lois de la sympathie se trouvent renversées ! écoute ! écoute ! c’est trop saisissant ; tu me déclares, avec une franchise que tu ne savais pas être un coup de poignard, que madame de Sévalle est la seule femme que tu détestes, et je découvre presque au même instant que tu es, toi, le seul homme qu’elle ait distingué, le seul par qui son imagination, dormeuse jusqu’ici, se soit laissée éblouir, surprendre, et que…

— Allons donc, Ernest ! cela n’est pas possible, s’écria Camille effrayé.

— C’est ce que je me suis dit comme toi, répondit froidement Ernest, j’espérais m’abuser dans le soupçon que m’a fait concevoir d’abord l’émotion et la rougeur de Georgina lorsqu’elle t’a reconnu ce matin ; mais elle a laissé éclater une joie si vraie, en apprenant que tu es mon ami, mon Camille, son autre frère, le doux fantôme de sa jeune solitude, car elle te connaît par moi dès l’enfance, et t’a vu de tout temps à travers mon amitié ; elle a montré tant d’étonnement et de tristesse en apprenant que peut-être tu ne reviendrais plus, que j’ai lu jusqu’au fond de son cœur, aussi clairement que tu m’as laissé lire dans le tien ; enfin, c’est une ironie du sort, un éclat de rire au nez de tous les faiseurs de romans ; leur système s’écroule devant cette preuve triomphante et froide comme la raison même ; et je forcerai ma tante même, ma romantique tante, à convenir qu’il n’a pas le sens commun.

Ernest aurait pu parler une heure sans crainte d’être interrompu ; Camille loin de partager l’enjouement, ou la tristesse railleuse du jeune avocat, n’avait fait que changer de supplice. Il se retraçait les regards de glace qui avaient terni l’éclat de la belle veuve à ses yeux à lui, naturellement adorateur d’une grâce indulgente dont il l’avait jugée entièrement dépourvue ; car son oreille entendait encore ce mot jeté vers lui, ce mot : quelle horreur ! qui tintait dans son orgueil et en faisait de la haine ; et la confidence inattendue de son ami le bouleversa. Leur entretien en fut demeuré là, peut-être, si Ernest, qui suivait son rôle avec un naturel diabolique, n’eût ajouté :

— Oublie ce que je viens de te dire dans l’abandon et dans l’imprudence de l’amitié. Notre position n’aura bientôt plus rien d’embarrassant ; un voyage projeté par ma sœur nous laissera du temps pour respirer : elle passe une partie de la belle saison dans ses terres de Normandie ; à son retour peut-être tu seras à la guerre ou marié, tout sera dit. Jusqu’à ce départ, une ou deux visites, dont ma tante prendra la moitié, satisferont à ce que la politesse exige ; si tu la rencontres, un salut d’usage, quelques mots qui font le tour des relations du monde ; et puis l’absence, et puis le temps détruiront en elle une impression qui pourrait la rendre malheureuse. D’ailleurs, ajouta-t-il en soupirant, je serai là pour guérir sa raison surprise.

— Tu ne lui diras jamais, j’espère, que je la hais.

— Laisse-moi le soin de l’éclairer sans l’affliger et sans compromettre mon meilleur ami : mais parlons d’autres choses, car nous tombons dans un sérieux qui ne nous ressemble pas du tout.


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LA MIGRAINE.


Toi qui as compté, aux jours de mon enfance, les battemens impétueux de mon cœur, lorsque fraîche comme la fleur naissante du printemps je jouais libre et heureuse.

Ah ! dis-moi, ces yeux n’étaient-ils pas plus brillans ? ces lèvres n’étaient-elles pas plus souvent entr’ouvertes par le sourire ? Il me semble que j’étais alors un enfant insouciant et folâtre.

Lucrétia Davidson.

IX.


Georgina, comme toutes les personnes mécontentes d’elles-mêmes, cherchait à se faire donner raison par quelqu’un pour trouver de la tranquillité à tout prix : elle se justifiait par des révélations pleines de pathétique, dont les teintes, un peu forcées, jetaient sur le jeune colonel des ombres qui la frappaient, elle, d’une pure et favorable lumière.

Sa tante, qui ne demandait pas mieux, l’écoutait avec une crédule indulgence, et se sentait, par sa bonté même, prête à partager l’indignation de sa Georgina. Ses mains se joignirent dans le sentiment d’une triste surprise, quand elle apprit tout ce dont Camille s’était rendu coupable. Son opinion hardie sur le grand divorce qui répandait dans l’air un goût d’orage, fit même frissonner madame Nilys, qui trembla sur les principes du jeune fanatique. « Ils sont tous ensorcelés, » dit-elle d’une voix douce qu’elle s’efforçait de grossir, pour rendre courage à sa nièce chérie, qui jamais n’avait mis dans ses paroles une douceur si pénétrante. Chaque trait contre le pauvre absent s’échappait sous une caresse. Jamais la tendre amie, qui l’écoutait et la regardait ensemble, ne l’avait trouvée si captivante, qu’en la voyant belle de haine et triste de l’absence de son frère, sorti sans lui parler ! sans lui demander, comme de coutume, ce qu’elle désirait faire de la soirée. C’était un événement qui la frappait d’une superstitieuse frayeur.

— Ah ! ma tante, poursuivit-elle avec un profond soupir, j’ai bien peur que ce grand ami d’Ernest ne justifie un jour la triste impression qu’il a faite sur moi, et qu’il ne m’enlève l’amitié de mon frère : cela serait affreux ! et il me semble que j’en recèle le pressentiment.

— Non, non, Georgina, ma fille ! il n’amènera personne à vous méconnaître. Oubliez-vous qu’Ernest vous aime comme je vous ai toujours aimée ? et je ne présume pas que vous ayez peur de perdre la tendresse de votre bonne tante ! Georgina ne répondit qu’en la baisant aux mains et au front, et en la regardant avec âme.

— Pourtant, d’où vient que j’ai le cœur tremblant ? poursuivit-elle bientôt ; n’est-ce pas là, ma tante, ce qu’on appelle… un instinct répulsif ?

Sa tante n’osa prononcer ; mais ses yeux ne purent s’empêcher de prier pour Camille.

— Ma bonne, mon aimable tante ! dit la vindicative, je n’ai que vous deux pour m’aimer, et je sens de jour en jour que je n’aimerai jamais que vous deux.

— À cet égard, mon enfant, j’en serais bien fâchée ; car, sans vouloir faire naître en vous des idées tristes, il n’est pas inutile de vous rappeler que j’ai trois fois votre âge, et que nous ne voyagerons pas toujours ensemble. Votre frère ne se mariera-t-il jamais ? Que voulez-vous devenir ? Vous retirerez-vous seule dans votre château de Normandie ? en ferez-vous une Chartreuse ? C’est passé de mode ; et vous n’aurez jamais, j’espère, d’amour malheureux ni de repentir à cacher dans la solitude. Garderez-vous dans le monde votre titre de veuve, pour vous en défaire quand il ne sera plus temps ? Croyez-moi, ma fille, suivez l’ordre de la nature ; son livre s’ouvre pour vous tout éclairé d’espérance : créez-vous une famille, soyez mère ; car vous n’aurez peut-être jamais comme moi une tendre nièce pour vous consoler de ne l’être pas.

Georgina garda le silence. L’image qu’elle haïssait semblait faire un voile entre elle et tous les hommes, et se placer debout au milieu de ses réflexions : c’était obsédant. Je n’aurai jamais le temps de m’occuper de bonheur, pensait-elle, avec un tel obstacle devant moi !…

— Est-ce Ernest que j’entends ? poursuivit-elle tout haut, arrachée à sa rêverie par le bruit d’une voiture ; et sa jolie tête se releva de dessus les genoux de sa tante, qui l’y berçait comme un enfant.

— Votre frère est sorti à pied, dit madame Nilys. C’est quelque visite.

— Tant pis, ma tante, répliqua-t-elle du ton le plus affectueux ; aucune ne me rendra le charme de causer paisiblement avec vous.

— J’entre sans me faire annoncer, dit en s’avançant madame Denneterre, enveloppée de cachemires et de dentelles qui lui cachaient presqu’entièrement la figure. Le commandant, qui vous quitte, et qui est venu faire la paix pour sa longue disparition, m’a assuré que vous ne deviez pas sortir de la soirée, et que je pouvais venir en malade vous demander une de vos grâces, Georgina, afin de passer la nuit en repos.

— Madame de Sévalle l’assura qu’elle était disposée à tout faire pour sa tranquillité.

— Mais de quoi s’agit-il ? J’espère que ce n’est pas une cause sérieuse qui vous oblige de sortir si indisposée ; car je vous trouve en effet abattue.

— Au point, ma chère, qu’il m’est impossible d’aller demain au bal, et d’y accompagner Nérestine qui en pleure. Je tombe de migraine, et la pauvre enfant me croit au lit ; mais, en bonne mère, je viens vous demander de me remplacer à ce bal, et de prendre ma fille avec vous.

Après plusieurs complimens, madame Denneterre ajouta confidentiellement qu’elle n’importunerait pas long-temps ses amies pour conduire sa fille dans le monde ; — car vous avez remarqué, sans doute, chère Georgina, de quelles attentions elle y est déjà l’objet ?

Georgina sourit obligeamment sans répondre.

— Vous aurez, je crois, occasion de vous en apercevoir davantage au bal de demain, où je vous donne tous mes droits d’observation. Vous êtes si bonne, et ma confiance en vous aussi, ma chère, dit-elle en prenant la main de madame Nilys, va si loin, que je ne laisserai pas au hasard le soin de vous apprendre ce dont je me suis aperçu avec quelque étonnement ; c’est que Nérestine, par ses grâces d’enfant, et sa figure que l’on trouve étonnamment bien, semble attirer sur elle seule les yeux d’un jeune homme du plus haut mérite. J’y porte trop d’intérêt et de surveillance pour ne pas voir clair dans les hasards qui le conduisent partout où nous sommes. Ne l’auriez-vous pas vu, ma chère, à l’une de nos soirées ?

— Je ne crois pas, répondit Georgina, avec une espèce de terreur et en regardant sa tante.

— Il n’est pas possible, reprit madame Denneterre, que vous n’ayez du moins entendu nommer le colonel Folly ?

Madame Nilys, qui attendait en vain la réponse de sa nièce, se crut obligée de lui en sauver l’embarras, en assurant qu’elle connaissait d’enfance le jeune colonel, et qu’il était l’ami d’Ernest.

— Ah ! vous m’enchantez, dit madame Denneterre, voilà qui arrange les choses à merveille ; il ne manquera pas de venir saluer au bal la sœur de son ami, et c’est le prétexte le plus naturel qu’il puisse jamais trouver pour s’approcher de ma fille en mon absence.

Madame Nilys prit sur elle le reste de l’entretien, qui se termina promptement entre une personne qui souffrait horriblement de la tête, et l’autre qui souffrait davantage de la crainte de désobliger une nièce charmante et préoccupée, sans prendre aucun soin de dissimuler la contrainte de sa position.

Il fallait, en effet, que madame Denneterre fût bien malade pour se soustraire, par sa volonté à ce bal où devait briller Nérestine. Elle se retira donc, non sans avoir tendrement embrassé la jeune veuve et sa tante, et pressé leurs mains avec toute la force que lui laissait sa malencontreuse migraine.

— Concevez-vous, ma tante, tout le plaisir que me promet ce bal ? dit-elle, dès que madame Denneterre fut sortie.

— Il est certain que le hasard vous sert mal, reprit sa bonne tante, triste ou gaie suivant la physionomie changeante de madame de Sévalle. Mais, mon enfant, une contrariété ne doit pas aller jusqu’à la douleur. Il est fort inutile, parce que madame Denneterre a la migraine, de vous en donner une.

— Ah ! si c’était vrai, ma tante ! et si j’allais être malade, mon Dieu, quel bonheur !

— En effet, Georgina, ce bonheur me ferait un grand bien !

Georgina demeura honteuse et pensive, de ce reproche simple, mais pénétrant par l’accent qui l’avait prononcé. Sa tante, qui cherchait tous les moyens de dégager ses idées un peu sombres, poursuivit après un silence.

— Au reste, je ne suis pas fâchée d’apprendre que la petite Denneterre occupe le personnage (car c’est ainsi que l’on désignait Camille depuis l’affreux portrait qu’en avait fait Georgina dans sa propre justification), je craignais que vous n’eussiez été injuste, mais je vois qu’il manque de goût et de jugement. Et puis cela vous sauvera du moins de ce qu’il y a de plus à craindre au monde, d’être obsédée par un homme qui déplait : vous en voilà quitte, et s’il épouse cette petite étourdie…

— Je n’en suis pas quitte, chère tante : il faudra subir sa vue, et même sa conversation, car vous voyez d’ici qu’il va se croire obligé de m’honorer demain de ses flatteries, dans mon personnage de mère dont votre amie vient de m’honorer. J’en ferai l’apprentissage d’une manière bien heureuse ! Quelle flatteuse position !… je n’en puis déjà plus, ma tante ; et puisque Ernest ne juge pas à-propos de se ressouvenir que nous l’attendons, poursuivit-elle en regardant la pendule avec un soupir, je vous demande la permission de me retirer, pour me préparer à l’importance du rôle qui m’est confié.

La figure calme de madame Nilys s’avança au-devant des lèvres boudeuses de Georgina, et elles se séparèrent.


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LA CONTRE-ÉPREUVE.


Donne la main à mon dépit : dis m’en, je t’en conjure, tout le mal possible ; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable.

Molière.

X.


Madame de Sévalle était à peine rentrée dans son appartement, qu’Ernest escalada gaîment l’escalier, tout fier des tendres noirceurs qu’il venait d’ébaucher avec Camille ; la solitude du salon lui fit craindre que sa sœur ne fût sortie, mais s’étant assuré du contraire, il courut frapper à sa chambre à coucher, criant et priant à travers la porte qu’on eût à lui ouvrir. On ouvrit. Il entra comme un fou, riant aux éclats, n’ayant pas l’air de s’apercevoir de l’accueil sérieux de Georgina.

— Qu’as-tu donc ? mon frère, demanda-t-elle, voyant qu’il riait toujours, et ne comprenant rien à des exclamations qui lui échappaient ; n’essayeras-tu pas de me faire partager cette bouffée joyeuse ?

— Ah ! Georgina ! que j’ai bien de quoi te remettre de ta surprise de ce matin ! Apprends l’incident le plus inattendu, le contraste le plus prononcé, le désaccord le plus absurde ! Camille… mon Dieu ! ma sœur, écoute : car toute sérieuse que te voilà, je suis sûre que tu riras plus que moi…

— Non Ernest ; je ne rirai pas d’aujourd’hui, j’ai du noir dans l’âme, je deviens superstitieuse, je crois, et ma tante affirme qu’on ne rit pas quand on a rêvé de perles.

— Ris, ma sœur, ris, par complaisance d’abord, tu en seras payée par une révélation bien divertissante. Ah ! l’original ! dit-il en s’abandonnant de nouveau à la plus bruyante gaîté. Ma foi ! j’en prends mon parti, car je ne retrouverais de ma vie une meilleure occasion de m’amuser du sort.

— Enfin, de qui parles-tu ? demanda Georgina riant malgré elle sous sa mine toute grave.

— Je te l’ai dit, de cet original, de ta bête noire que je quitte à l’instant.

— Ah !… voilà qui s’explique, répondit-elle rayonnante, tu me ramènes ma bonne humeur, Ernest ; et convenir enfin que c’est un original, te rend toute ma confiance. N’est-ce pas ? mon ami, poursuivit-elle en l’embrassant, n’est-ce pas, qu’il est tout-à-fait… ?

— Oh ! tout-à-fait, tu as bien raison ; mais ce qui va redoubler ton antipathie, c’est que… ah ! je n’y puis penser sérieusement.

— Dis donc vite ! car j’ai aussi terriblement besoin de gaîté !

— Eh bien ! cet homme que tu fuirais au bout du monde, qui t’a fait comprendre la haine, à toi, douce et timide femme, qu’une colombe prendrait pour son symbole ; maudis ta beauté, ma sœur, cet homme… t’adore.

— Il m’adore ! s’écria Georgina en se reculant : allons donc ! tu ris.

— Comment ! si je ris, je te le demande ! cette bizarrerie de l’amour me paraît à-la-fois si choquante et si bouffonne, que tout mon ami qu’il est, je ne peux m’en retenir. Quelle finesse de cœur, dis donc ? n’admires-tu pas avec quelle sagacité il a choisi l’objet de la passion la plus rêveuse, la plus profonde, d’un délire ineffable ! oh ! tu peux t’en réjouir à plein cœur, Georgina, c’est exactement ainsi qu’il s’exprimait avec moi tout-à-l’heure, enhardi par la nuit noire qui nous enveloppait tous deux ; et j’ai eu mille peines à m’empêcher de lui rire au nez.

— En effet, c’est inattendu.

— Réjouissant, ma sœur ; ce défaut de tact, vois-tu, ce heurté dans l’instinct d’un jeune homme que j’ai cru spirituel et fin, accoutumé aux bontés des femmes, me paraît digne de ce qui lui arrive, et de la confusion où je l’ai plongé ; car tu penses bien que le désir de t’en débarrasser tout d’un coup ne m’a pas permis de lui cacher ses succès auprès de toi.

— Comment ! tu lui as reporté ?…

— Oh ! en ami intime, sans miséricorde, et avec une féroce intégrité, dont tu dois me remercier, toi, petit ange ! car il en a été comme atterré de douleur. J’ai senti qu’il fallait briser la glace pour te sauver les ennuis mortels dont tu aurais été accablée, pauvre femme ! mais tu peux être tranquille : tu n’y aurais pas mis toi-même une cruauté plus héroïque.

— Bien obligé, mon frère ; mais il avait dû s’en apercevoir assez déjà pour que cette intégrité fût très-nécessaire.

— Tu connais bien peu l’amour ! tes ris glacés, tes regards indignés, ton froid accueil de ce matin, rien de tout cela n’a percé son bandeau ; il n’y voyait plus. Le ravissement ineffable de retrouver ma sœur dans la céleste madame de Sévalle, avait paralysé son jugement. Il m’a parlé d’éblouissement, de genoux tremblans, que sais-je ? de toutes les folies des amoureux. C’est Renaud désarmé, c’est tout ce qu’il y a de plaisant au monde. Peu s’en faut, je crois, qu’il n’ait défailli sous le poids des émotions nouvelles qui l’ont accablé à ta vue. Qu’en penses-tu ? ma sœur.

— Mais, comme toi, je trouve cela fort extraordinaire.

— Je vois bien ; cependant, la haine perce trop à travers ton étonnement : tu ne saisis pas le côté plaisant de cette aventure.. Il y a de quoi le rendre la fable de Paris : sa simplicité me fait mourir de rire.

Ernest parlait et riait avec tant d’éclat, que madame Nilys voulut en savoir la cause ; et vint à son tour frapper chez sa nièce.

— Qu’avez-vous donc ? mon neveu, vous avez l’air d’un écolier en vacance.

— Ah ! ma tante ! venez, j’ai de quoi démonétiser vos lois sur les sympathies.

— Mon frère ! dit à demi-voix Georgina, est-il bien nécessaire ?…

— Quelle discrétion ! ma sœur, es-tu folle ? le ridicule ne tombe pas sur toi, sois en repos. Les amans haïs sont les seuls dont on se moque.

— Mais ceci est une confiance trahie, Ernest ; et je ne pense pas qu’il soit bien permis…

— Tu rêves, je crois ; je ne laisserai pas échapper l’occasion de me divertir aux dépens de l’amour le plus romanesque…

— Quel amour romanesque ? mon neveu, je brûle d’entendre…

— Et moi de parler, reprit impitoyablement Ernest sans regarder sa sœur. Sachez que l’objet de l’aversion de Georgina et des sarcasmes dont le criblait sa malice, est un amant candide, blessé par ses grands yeux noirs pleins de flèches ; il languit, ma tante, il se consume, il l’adore.

— Qui ? ce froid observateur ? ce flegmatique ? cet automate ? est-ce bien croyable ?

— Moi, je pense que non ; mon frère se trompe. Je n’en crois pas un mot, parce que je n’y comprends rien, parce que tout ceci est en l’air, qu’il n’en peut donner d’autre preuve que… sa complaisance, peut-être, à se moquer d’un homme que j’ai trouvé… singulier, et dont il veut me venger en le déchirant un peu à son tour. Merci ! mon frère, je n’avais pas besoin de cette générosité pour oublier notre petite querelle, il ne faut pas aller trop loin par amitié pour moi. Moi, Ernest, je suis innocente dans tout ceci : je le vois dans le monde, il n’est à mes yeux qu’un étranger ; j’ignore s’il a le moindre droit à cette bienveillance qu’on doit aux amis de sa famille ; ses défauts seuls me frappent, me préviennent d’un subit éloignement ; il ne fait rien pour le détruire, voilà ma justification ; je la crois entière, ma tante, ne trouvez-vous pas ? mais, toi ! mon frère, que ta position est différente ! il est ton ami, ton premier ami ! tu l’estimes, tu admires sa bravoure, sa bonté, son esprit, ses grâces… oui ! oui ! ses grâces, tu m’en as parlé aussi, tout le monde lui en accorde : et maintenant tu le persifles, tu ne vois plus en lui qu’un être que l’on doit immoler sans pitié. Tiens, j’ai peine à comprendre une telle mobilité, je ne t’y reconnais pas. Elle a quelque chose qui m’afflige, et si c’est par un excès de ta tendresse pour moi, j’aurai beau faire, Ernest, je ne pourrai jamais t’en avoir une obligation égale à ce qu’elle doit coûter à ton cœur.

— Voici de la nouveauté, dit gaîment Ernest, de quelle grâce te crois-tu forcée à défendre si chaudement un homme que tu ne peux souffrir.

— Il ne s’agit pas de lui, mon frère, je n’y pense pas, je le hais, c’est établi, convenu ; mais, ce que tu dois à une prévention, juste ou injuste, mon ami, c’est le silence, l’indulgent silence ; ainsi, n’en parlons plus : veux-tu ?

— Avec plaisir, Georgina, puisque tout t’irrite aujourd’hui ; mais, tu ne m’a pas donné, conviens-en, l’exemple de la modération ; tu le déchirais, ce matin, avec une joie de femme, qui ne te rendait pas un modèle de condescendance pour l’aveuglement dont tu m’accusais alors en sa faveur.

— Tu exagères peut-être, Ernest : et puis, mes torts m’appartiennent, je ne veux pas qu’on m’en prenne la moitié ; ainsi n’en parlons plus. J’ai bien autre chose à penser, vraiment ! poursuivit-elle en s’efforçant de reprendre un air dégagé, laisse-moi, mon frère, rêver au bal de demain.

— Voilà ce que tu as dit de plus analogue avec ton caractère, répondit Ernest en l’embrassant ; faisons la paix, et s’il faut parler sérieusement, reçois ma parole que l’objet… infortuné de notre première altercation vive, ne troublera plus nos entretiens. J’empêcherai même qu’il ne vienne me prendre demain, comme il s’obstinait à le vouloir ; je trouverai un moyen…

— Et tu m’accompagneras au bal ? j’espère.

— À moins que tu ne m’enveloppes dans la proscription, je suis à toi. Quant à lui, j’espère, malgré sa passion, lui ôter bientôt l’envie de se présenter devant son irréconciliable ennemie.

— Me rendre l’auteur de votre rupture ! une amitié sacrée ! de collége !

— Il n’est rien que je ne sacrifie, même à tes caprices. Bonsoir, ma bien aimée sœur.

— Bonsoir, Georgina, dit en sortant madame Nilys, j’espère que demain la danse vous distraira.

— C’est possible, ma tante, la danse m’enchantera demain !

À peine fut-elle seule, qu’elle tomba dans un fauteuil en poussant un profond soupir ; il est certain que de toute cette journée étouffante, c’était le premier moment où elle pouvait respirer, ou souffrir en liberté.


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L’ENTRETIEN


Oh ! si le cœur repris aux pensers de jeunesse,
Comme s’il espérait, hélas ! qu’elle renaisse,
S’arrête, se relève avant de défaillir,
Et s’oublie un seul jour à rêver sans vieillir…
Joseph Delorme.


XI.


— Ernest, il s’agit d’amour, dit madame Nilys en faisant entrer son neveu chez elle, vous oubliez trop les convenances ; il me semble que je devais être la première instruite.

— C’est un amour sans conséquence, ma tante, puisqu’il est repoussé par celle qui l’inspire.

— Comment ! un jeune homme malheureux, véritablement épris, vous appelez cela un amour sans conséquence ? Savez-vous qu’à mon tour je ne vous reconnais plus ? Je ne vous ai pas appris, je crois, à vous railler d’une inclination pure et vraie ; elle est digne au moins de l’intérêt des âmes tendres.

— Vous allez me gronder aussi, répondit Ernest, enchanté de la douce compassion qu’il excitait en faveur de son ami ; eh bien ! ma tante, je veux vous faire juge dans cette affaire, et vous forcer à en rire comme moi : c’est un roman.

— J’écoute, dit madame Nilys en s’arrangeant dans sa bergère, et oubliant que minuit avait sonné.

— Vous savez qu’après sa visite de ce matin, ma sœur a laissé parler toute son âme contre lui. Je me persuade d’abord que cette haine est partagée. La rapidité de sa fuite, le trouble que je remarque en lui, tout sert à me le faire croire. Il m’écrit presque aussitôt pour s’excuser de cette brusque disparition ; afin de lui sauver, ainsi qu’à Georgina, la contrainte de quelques visites bien froides, je me rends chez lui en toute hâte. Je cherchais des phrases pour rompre notre position fausse et gênante, quand il m’ouvre son cœur avec cette confiance, cette loyauté, cet abandon de l’amour qui rend si simple, si crédule ! et je demeure muet et confondu.

— Enfin ? Ernest.

— Enfin, je lui réponds par un éclat de rire bruyant comme le clairon d’une armée, qui l’étonne et le déconcerte ; il pâlit, ma gaîté redouble, il me presse, m’étouffe, m’assassine de questions ; alors, ma foi, je me crois obligé de lui découvrir qu’il est dans une direction dangereuse, qu’il doit rétrograder, s’il ne veut devenir la risée de tous nos jeunes gens, et ce qui est bien pis, de toutes nos femmes à la mode, dont il a captivé déjà l’intérêt et l’amour-propre.

— Ah ! je le sais ! mais il paraît qu’il n’y répond pas ainsi que madame Denneterre se le persuade. Elle raconte alors à son neveu la visite de madame Denneterre, ses projets sur Camille, et l’obligation que sa nièce a contractée de conduire Nérestine au bal, afin de ne point perdre cette brillante occasion d’attirer les vœux du jeune colonel. À sa manière d’en parler, continue-t-elle, j’ai cru ce mariage presque sûr ; mais je vois que votre ami n’est pas un étourdi qui donne son cœur pour une gavotte ; et comment l’avez-vous laissé ?

— Chez lui, tout seul et dans l’accablement. Quand il m’a vu sortir, il m’a jeté un long regard terne et douloureux, en me pressant la main d’une façon assez alarmante.

— Et vous n’êtes pas resté avec lui ?

— Pourquoi faire ?

— Quelle froideur ! mon neveu ; il fallait au moins me l’amener, me le présenter, comme il l’avait demandé ce matin ; il est clair à présent qu’il voulait m’intéresser à son amour. Vous ne savez pas que ceci est plus sérieux qu’il ne paraît. Un grand amour et une grande haine peuvent amener d’étranges événemens.

— Je ne vois pas la nécessité d’y expoma sœur. Elle ne trouvera jamais, il est vrai, un parti qui lui convienne mieux dans vos principes et les miens, ma tante ; mais tout à part qu’il soit des autres hommes, par un caractère honorable, des actions d’éclat et une figure à faire tourner toutes les têtes, nous ne pouvons ouvrir les yeux par force à quelqu’un qui veut les fermer ; je me ferais un crime d’en tourmenter ma sœur.

— Mon Dieu ! Ernest, ce n’est point par la force que je veux m’y prendre, vous savez si tel est mon caractère. N’est-il pas d’autre moyen d’éclairer ? N’est-ce pas d’ailleurs un devoir d’arracher la haine d’un cœur naturellement bon ; et faut-il qu’une femme se livre à cette vilaine passion ? Au reste, ne vous en mêlez plus. Amenez-moi cet intéressant jeune homme, et laissez-moi l’espoir de le consoler. Surtout, Ernest, ajouta-t-elle avec l’accent de la prière, promettez-moi de ne plus rire de votre ami ; je le prends sous ma protection, j’en suis folle pour ma nièce ; et peut-être l’aimera-t-elle un jour pour moi.

— Ah ! ma tante ! répondit Ernest en lui baisant la main, et paraissant ne céder qu’avec effort, vous me chargez là d’un rapprochement qui aura peut-être des suites fâcheuses ; mais, je vous obéirai, je tâcherai même de ne pas rire de ce pauvre Camille, … qui était pourtant bien récréatif dans son idéalité allemande, pauvre apôtre de Goethe, et surtout dans son espoir, consterné, morne comme un flambeau que je venais d’éteindre.

Il ferma la porte avec bruit, déclamant ainsi tout haut le long du corridor, afin que Georgina fût bien convaincue que sa gaîté ne l’avait pas abandonné.


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LA TOILETTE.


Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour.


XII.


Le lendemain, il écrivit à son tour à Camille, afin de ne pas toujours ruser de front avec la candeur de son ami.

— Si ce n’était pour son bonheur, pensait-il en tournant sa lettre, je ne chercherais à le guérir de sa cécité, qu’en me battant avec lui : il est vrai qu’il est dur de tuer un homme pour qui l’on donnerait sa vie. Ah ! qu’ils méritent bien tous deux d’être mis en pénitence, pour m’avoir engagé dans un chemin moins droit que ma conscience ! Car, moi qui fais le maître d’école, j’ai beau sentir la pureté de mes intentions, me voilà embarqué à pleines voiles dans des ruses dont l’honneur n’est pas tout-à-fait content. Il me faut donc un prix proportionné au sacrifice. Il me faut son âme pour racheter la mienne. Peut-il être moins que mon frère pour s’acquitter envers moi ?

Et ces réflexions cachetèrent son billet.


« L’occasion se présente de satisfaire aux convenances d’une façon qui ne te déplaira pas. Puisque tu ne peux te dispenser du bal où nous sommes également forcés d’assister, sache que tu trouveras cette obligation que tu déplorais hier, plus agréable que tu ne penses. Viens payer ma tante la visite qu’elle souhaite. Tu sais comme elle est bonne, puisque tu n’as pas oublié le collége. Tu trouveras auprès d’elle un dédommagement fort doux à ce sacrifice, et pour cette fois, la surprise ne te mettra pas en fuite. Ce devoir une fois rempli, nous donnera une longue liberté.

Viens à neuf heures ; ma tante sera seule. Quand l’heure du bal approche, les femmes sont à leur miroir, et les hommes ont le temps de se reconnaître. À ce soir, et à toujours…

Ernest Tarenger. »

Paris, ce… février 1810.

Ce billet, que Camille parcourut plusieurs fois, ne l’arracha point à sa préoccupation. L’idée d’inspirer un sentiment tendre sans le partager, lui était revenue souvent en peu d’heures. Il ne songeait pas avec tranquillité au moment de se trouver en face de madame de Sévalle. Pénétré des égards qu’il lui devait, il se faisait tous les raisonnemens imaginables pour ne pas laisser paraître son injustice, et presque son ingratitude, envers cette belle personne. Il était aussi ingénieux à cacher sa haine qu’on l’est d’ordinaire à découvrir son amour à la femme qu’on adore ; tandis qu’il maudissait dans son cœur cette fâcheuse visite, chacun occupait diversement les heures qui coulaient rapides pour tous.

Georgina, lasse d’avance d’un bal qu’elle eût donné cette fois pour le sommeil tranquille qui l’avait fuie toute la nuit, ne regardait qu’à peine les cartons, les corbeilles et les écrins que Sophie ouvrait devant elle.

Madame Nilys contemplait au contraire avec complaisance les vêtemens légers qui devaient embellir sa Georgina, et laissait échapper des mots qui atteignaient à peine l’oreille distraite de la jeune veuve.

— Si j’avais une fille à marier, je ne la mettrais pas sous des ailes si brillantes. Cette petite Denneterre est encore nulle pour le monde. Ses poupées pleurent de son absence. On lui offrira plutôt des bonbons, que la main pour danser ; et d’autres réflexions de ce genre.

Mais l’orgueil des mères ! poursuivait-elle sans un retour sur celui des tantes ; ah ! qu’il y lisait couramment et le traduisait bien, notre La Fontaine, quand il mettait au bec du triste oiseau :

Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.

— Que parlez-vous d’oiseau ? ma tante, dit languissamment madame de Sévalle. Où trouvez-vous la moindre similitude ? Nérestine est charmante, et sa mère, qui l’est encore, n’a qu’un tort à mes yeux, c’est d’avoir la migraine, et de m’empêcher de l’avoir aussi ; car il me semble que j’en souffrirais de bien bon cœur !

Madame Nilys, sans répondre, souriait d’avance à la visite de Camille, qui avait présentement une part dans ses sollicitudes ; et elle rentra chez elle satisfaite du choix qu’avait fait enfin Georgina, de l’ensemble de parure qu’elle aimait le mieux à lui voir.

Et l’heure insensiblement arriva où il fallut se résoudre à devenir la plus belle femme de Paris ; madame de Sévalle avait pour cela si peu de chose à faire, qu’elle s’y prit le plus tard possible, ce qui impatientait Ernest ; car il voyait avec inquiétude cette indolence sur l’un des intérêts les plus puissans d’une femme.

— Elle le hait donc bien, pensait-il, puisqu’elle ne songe pas même à briller devant lui ; lui ! qu’elle croit déjà frappé jusqu’au délire. Est-ce que ma sœur vaudrait mieux que son sexe ? est-ce qu’elle tremblerait de rendre malheureux un homme qu’elle ne saurait aimer ? Chère et aimable sœur ! ce serait là de quoi t’adorer en effet ; car on assure que de toutes les vertus des femmes, celle-là est la plus rare.

— Quelle vertu ? demanda le vieux commandant qui le voyait marcher avec agitation dans le salon où ils étaient alors tout seuls.

— Ah ! pardon, dit Ernest en s’arrêtant devant lui, mais je ne saurais contenir les mouvemens d’impatience dont je suis tourmenté.

— Je l’observe, répliqua son vieux ami. Je ne vais pas beaucoup au-devant des confidences, mais si vous le pouvez, tranquillisez-moi, et soulagez-vous en parlant. N’y a-t-il pas ici quelque amour, quelque projet d’hymen ? J’ai cru l’entrevoir. Vous savez que je les aime, et que je les devine. Cela me désennuie de ne plus me battre. Je me suis occupé tellement dans ma vie des mariages des autres, que j’ai oublié de me marier moi-même. Je recherche ces fêtes avec passion, et comme il est trop tard maintenant pour réparer l’oubli qui me concerne, je ne connais pas de plus grand plaisir que de me trouver mêlé dans ces scènes bruyantes qui me consolent du célibat. Elles étourdissent mes regrets, et me rendent, sans contredit, plus gai que si j’étais en ménage :

Car ma femme aujourd’hui ne serait pas jeune, et me rappellerait à chaque instant que je ne le suis plus.

On n’assiste qu’une fois à sa noce, tandis que l’on peut présider toute la vie à celles des autres. Il y en a d’uniques ! et comme philosophe ou curieux, j’ai placé là le centre de mes observations.

Il est vrai, continua-t-il à lui-même, en voyant qu’Ernest rêvait sans lui répondre, il est vrai que je n’ai pas le bonheur le plus complet qui attend l’homme à sa naissance, et le résigne peut-être plus doucement à mourir, c’est d’être père ; et je ne le suis pas !

Le regard vague et comme désert qui suivit cette réflexion mélancolique toucha Ernest. Elle ouvrit son cœur à la confiance plus que toutes les autres, qui n’étaient en effet peut-être qu’un peu de bruit pour endormir un regret.

Il serra sa main avec l’affection d’un fils, lui découvrit ce qu’il appelait le plus important de ses secrets, et l’œil terne du vieux célibataire se ralluma. Il demanda son rôle dans ce plan un peu tortueux. Ernest, enfin, n’eut point de peine à faire passer dans l’âme vacante de son vieux ami, toute la chaleur qui animait la sienne.

Il est bien vrai que le moyen qu’offrit M. de Nairac parut singulièrement vulgaire et usé, car Ernest était friand de gloire autant que d’amitié ; mais il n’avait pas le temps d’être inventif. Les délicats sont malheureux, dit-il. Et la ruse un peu classique d’un magicien, jeté comme une vieille tradition au milieu d’un bal, leur donna néanmoins assez d’espérance pour les rendre fort contens d’eux-mêmes.

Ce fut donc dans l’intention de faire le tapageur, que le commandant promit d’assister au bal, et sortit pour se mettre en état d’y paraître.


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VISITES.


Venez, enfans ! à vous jardins, cours, escaliers !
Ébranlez et planchers, et plafonds, et piliers !
Que le jour s’achève où renaisse
Courez et bourdonnez comme l’abeille aux champs !
Ma joie et mon bonheur, et mon âme, et mes chants,
Iront où vous irez, jeunesse !
Feuilles d’automne.


XIII.


Ernest fut prêt de bonne heure ; non qu’il négligeât de parer convenablement sa personne, déjà fort agréable, mais il apportait dans toutes ses actions une vivacité qui lui fit trouver bientôt le temps d’une lenteur insupportable.

Enfin, le marteau tombe avec force sur la porte de l’hôtel, des pas d’homme se dirigent vers le salon ; Camille, lui-même, vient mettre un terme à son impatience ; et répondant au regard presque inquiet qu’il promène dans l’appartement : « On se fait belle pour le bal, dit-il ; passons chez madame Nilys ; elle te verra avec le calme heureux que nous rendrons un jour à qui l’a momentanément perdu. Chut ! poursuivit-il, ayant suffisamment excité la mémoire et l’embarras de son ami, entrons chez ma tante ; c’est le sanctuaire de la raison. » Et il passe son bras sous celui de Camille qu’il traîne gaîment à sa paisible confidente.

— Venez ! dit-elle ; venez, monsieur, je retrouverai avec joie dans vos traits quelques reflets du temps où je les ai vus si jeunes. C’est une de mes espérances accomplies ; car ils ont tenu parole en vérité ! et je félicite mon neveu que vous soyez aussi fidèle à l’amitié.

Camille, tout ému de cet accueil simple et facile, salue profondément, et tenant avec respect ses yeux brillans fixés sur elle, madame Nilys y lit à loisir tout ce qu’elle rêve de beau pour l’avenir de sa nièce, tout ce qui a jamais été écrit de plus tendre et de plus pur sur l’amour ; et au fond de tout cela, le mot divorce, mot discordant et fatal qui avait effarouché l’âme de Georgina, ne se présente pas à l’œil observateur de sa tante. Enfin les complimens se répandent avec trop de sincérité de la part de Camille pour n’être pas un remmercîment du bien-être qui succède à l’espèce d’angoisse dont il sort. Une voiture s’arrête, Ernest attentif tremble que Nérestine ne vienne mêler son bavardage enfantin à la conversation engagée heureusement avec sa tante, et se précipite jusqu’au bas de l’escalier, où Nérestine en effet, jolie comme un petit ange, se pend, légère et riante, au bras qu’il lui offre pour monter au salon désert.

— Ah ! bon soir ! dit-elle en entrant ; mais, qu’est-ce que je fais donc, moi ? voyez ! j’ai cru d’abord que ce miroir était une belle personne, et c’est…

— C’est vous ! poursuit Ernest en achevant la phrase qu’elle n’osait finir.

Elle le regarde toute rouge : puis, se retourne encore vers la glace vraie comme Ernest, et, ne sachant que leur répondre, elle rit ; ce qui met Ernest de bonne humeur à son tour.

— Me permettez-vous, mademoiselle, dit-il après l’avoir obligée à s’asseoir devant un grand feu, et se tenant modestement debout devant elle, de remplacer un moment ma sœur ? Nérestine s’incline en baissant les yeux.

— Je le veux bien, monsieur ; mais ce que j’attends d’elle, je ne peux l’attendre de vous.

— Ma sœur est heureuse ; elle a votre confiance entière, et toute votre amitié.

— Oui, puisqu’elle peut me conduire au bal.

— Vous aimez donc bien le bal ?

— Quand ma robe est belle !… la trouvez-vous belle, ma robe ?

— Charmante !

— Eh bien ! je suis sûre qu’elle plaira à tout le monde, car vous avez du goût, M. Ernest, et je n’ai plus peur à présent de n’être pas bien : où donc est Georgina ?

— D’où vous venez ; je pense au miroir.

— Oh ! laissez-moi l’aller trouver ! je veux la remercier de me conduire au bal.

— Demandez-le-moi sans m’en remercier ; je vous réponds de mon obéissance.

— Vous êtes un jeune homme, vous, et maman, qui n’a pu se parer pour moi ce soir, ne me confierait pas à votre complaisance.

Aurez-vous du moins la bonté de me choisir pour votre cavalier ? Nérestine le regarda interdite, et après un petit silence, répondit comme avec regret :

— J’en aurai un autre, je crois. Si vous n’avez fait encore aucune promesse ?…

— Pas une ; mais il y aura tant de monde ! et vous savez que je danse presqu’aussi bien que Georgina, et que je danse toujours. C’est que c’est aimable d’entendre dire : qu’elle est bien ! qu’elle a de grâce ! on baisse les yeux, mais on écoute, et si l’on ne peut s’empêcher de rougir, on n’en est pas plus mal ; … mais, comme je parle donc ! ce n’est pas à vous que je voulais dire cela ; je croyais déjà parler à Georgina.

— C’est dommage, car j’éprouve autant de plaisir à vous entendre qu’elle en trouvera, sans doute ; mais si vous me refusez quelquefois, je ferai nombre parmi vos admirateurs, et je serai l’un de ceux qui dira le plus sincèrement : qu’elle est bien ! qu’elle a de grâce !

— Pourquoi ne le dites-vous donc jamais, devant ma mère surtout ? ajouta-t-elle un peu triste.

— En vérité, je ne conçois pas comment je ne vous l’ai pas dit.

— Voulez-vous que je vous apprenne pourquoi ?

— Oui.

— C’est que… madame votre tante et Georgina me traitent encore comme une enfant, et que vous ne faites pas attention que je ne le suis plus.

— Vous me puniriez, peut-être, si je m’apercevais trop du contraire.

— Vous punir ! M. Ernest, oh ! cela me ferait trop de plaisir pour…, mais ne raillez pas, je vous prie, car cela me gêne quand je danse devant vous,… cela me gêne déjà, dit-elle en détournant les veux et s’étourdissant elle-même ; mais pour vous apprendre, sachez que ma mère… eh ! mon Dieu ! j’allais aussi vous dire un secret.

— Vous est-il bien cher, ce secret ?

Nérestine leva les épaules, avec la candeur d’un enfant qui n’en sait rien encore ; puis tout-à-coup elle salua Ernest d’un air grave et modeste.

— Je veux aller parler à Georgina, dit-elle avec sa voix émue ; faites-moi donc conduire chez elle.

Il sonna, et l’ayant saluée aussi très gravement :

— Conduisez mademoiselle chez ma sœur, dit-il à Sophie, et il courut rejoindre Camille.


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LE CORRIDOR.


Oh ! pourquoi te cacher ? Tu pleurais seule ici.
Devant tes yeux rêveurs qui donc passait ainsi ?
Quelle ombre flottait dans ton âme ?
Était-ce long regret ou noir pressentiment,
Ou jeunes souvenirs dans le passé dormant,
Ou vague faiblesse de femme.
Feuilles d’automne.


XIV.


Georgina venait d’apprendre par Sophie qu’on avait annoncé chez son frère le colonel Folly : cette nouvelle était tombée comme une pluie d’orage au milieu d’une illumination.

Rien n’alla plus à l’air de sa figure ; Sophie était lente, le miroir étrange ; les diamans n’attiraient pas un regard.

— Sentir près de soi, dans sa maison, un homme qu’on ne peut voir et qui le sait ! pensait-elle : ah ! que je me repens d’en avoir fait l’aveu ! j’aurais pu feindre si long-temps ! toute ma vie peut-être ! une révérence, un mot poli, tout cela eût été compté pour de la bienveillance, de l’estime… On en voit tant comme cela dans le monde ! Il est vrai que c’est affreux de feindre ; mais j’aurais peut-être appris comme les autres. À présent que tout le monde le sait, il va voir ma haine écrite dans tout ce que je dirai ; elle va lui sauter aux yeux ; … car il est bien vrai qu’elle me subjugue jusqu’à l’oppression ; et, ce qu’il y a d’insupportable, c’est qu’il en souffrira. Cette idée me déplaît ; je n’ai pas de ces haines mortelles et envenimées… Non. Pourvu que je ne le voie pas, je m’arrangerais assez qu’il vécût en même temps que moi : il y a place pour tout le monde dans la vie. Mais le voir ! et ne pouvoir ignorer qu’il m’aime ; que mon frère le sait ; que ma tante le plaint ! Ah ! que je regrette mon illusion ! elle me donnait tant de liberté d’esprit. C’est loyal de s’entre-haïr : à présent, je suis le monstre, moi ! Et elle tressaillit en entendant ouvrir sa porte.

C’était Nérestine, qui vint jeter ses fleurs et ses perles à travers ces réflexions profondes, si peu couleur de bal. Et deux fois déjà on était venu s’informer si madame était prête.

Georgina ne se pressait pas davantage. Que la mode lui semblait lourde ce soir ! On eût dit que du plomb ruisselait sur ses vêtemens de crêpe rose.

— Vous avez vu mon frère ? dit-elle à Nérestine, en forçant l’oppression de sa voix.

— Sans doute. Il m’a reçue, et il voulait me faire parler ; mais je ne dirai jamais rien qu’à vous, Georgina.

— Comment ! vous faire parler devant témoin ! dit Georgina outrée de surprise.

— Non pas : nous étions seuls. Je sais que ce n’est pas convenant ; voilà pourquoi j’ai voulu venir dans votre chambre.

— Comment ! vous étiez seuls ! comment ! mon frère n’avait personne avec lui ? Ah ! c’est bien différent. Et elle sentit tomber de son cœur le plus grand poids qui l’eût jamais opprimée.

Elle redevint caressante à son tour pour la jeune fille, dont les yeux pleins de joie brillaient autant que les diamans qui paraient madame de Sévalle, ou que madame de Sévalle parait ; car ce délicieux ornement n’est parfois qu’une éblouissante ironie : il ne veut servir d’auréole qu’à la beauté même.

— Éclairez-nous, ma chère Sophie, dit Georgina plus légère, en se dirigeant vers le corridor qui ramenait au salon. Vous avez eu ce soir beaucoup à faire autour de moi.

Sophie, toute fière de l’éclat de sa maîtresse, prit deux flambeaux et s’avança vivement hors de l’appartement. Une immense fenêtre donnant sur la terrasse s’ouvrit avec fracas par l’effort d’un coup de vent ; il souffla les flambeaux, les éteignit ensemble, et les jeunes femmes se trouvèrent dans une obscurité profonde. Nérestine poussa un petit cri dans un éclat de rire, et chercha, mais en vain, à se prendre à la robe de Georgina, qui, riant à son tour et peureuse, appela son frère au secours.

— Nous sommes perdues ! de ce côté, par ici ! mon ami, continua-t-elle en attirant son frère qui s’élançait au-devant d’elle, saisissant sa main dans l’ombre. Elle serra tendrement cette main ; puis dit plus bas : Je te trouve toujours à propos pour me guider dans ma nuit. Merci ! mon frère. Nous ne nous querellerons plus, n’est-ce pas ? mon bon Ernest ; va : j’en étais triste aux larmes… Comment ! je te serre la main, et tu ne me le rends pas ? Que c’est mal !

Sa main fut vivement et tendrement pressée.

— Cher frère !… Et vous, Nérestine, êtes-vous toujours perdue ?

— Non : me voilà tout près de vous, répondit Nérestine en lui saisissant la taille. M. Ernest me sauve aussi.

Les portes du salon s’ouvrirent à deux battans par Sophie qui réparait, tremblante, sa maladresse du corridor.

Ô confusion pour Georgina ! le bras qu’elle tenait tendrement pressé sous le sien, près de son cœur confiant, c’est celui de Camille ; de Camille interdit, tremblant, ébloui comme elle de l’obscurité profonde, de la clarté soudaine, et de l’aspect charmant de son ennemie radieuse et sous les armes.

Elle ne peut retenir un cri ; mais elle demeure immobile en cherchant des yeux son frère, pour éviter ceux de l’homme redoutable sur lequel elle vient de s’appuyer si familièrement. Mais ce serrement de main qu’elle se retrace et ressent encore la parcourt d’un sentiment de honte et de pudeur impossible à vaincre. Le regard rapide de Camille le lui a rappelé ; c’est une étincelle électrique entre eux deux, qui les touche et les isole dans leur double étonnement.

Ces mots tendres qu’elle a prononcés avec tant d’abandon, et qui ne peuvent rentrer dans son cœur qui se soulève ; elle les écoute, elle en rougit, elle pleure, et ses longs cils baissés retiennent avec effort une larme prête à s’en échapper.

Tandis qu’Ernest qui voit, devine et prévoit, semble ne s’occuper que de Nérestine, de Nérestine rieuse et fière d’un bouquet préparé pour elle par les soins d’Ernest, d’un bouquet suave et pareil en tout à celui de Georgina, Camille, frappé d’enchantement, ou d’un ineffable vertige, n’a pas bougé de place. C’en est fait de Camille. Surpris, enlacé, perdu dans la douceur de cette voix, qui l’a nommé mon frère ! dans cette justification mystérieuse et voilée qui vient de lui caresser l’âme, il n’entend plus sa fière et orgueilleuse mémoire ; il n’éprouve que l’empire du souffle embaumé qui glisse encore sur son front, et cette onction pénétrante de l’accent d’une femme qui demande grâce !

— Si je ne l’eusse haïe, pensa-t-il presque avec douleur, oh ! qu’elle me paraîtrait divine en ce moment !

Agité sous son maintien calme, comme un jeune auteur qui voit marcher sa pièce avec quelque apparence de succès, Ernest entoure, anime des yeux les acteurs qu’il fait mouvoir et qu’il inspire à leur insu. Il croit souffler sur eux la chaleur de son espérance ; il soutient la tremblante inexpérience de madame de Sévalle, et sa pitié de frère lui remet aux mains un bouquet pour contenance. C’était tout ce que la saison laissait éclore de plus rare et de plus frais en fleurs.

Le regard d’intelligence qu’il jeta sur sa sœur, comme pour la délivrer d’un supplice, fut donné en pure perte, quand il remit la main de Nérestine à celle que Camille ne songeait pas à lui offrir. La contenance de Georgina cherchait alors un appui dans les douces louanges de madame Nilys, qui regardait le bal tout entier dans ce joli groupe arrêté devant elle, et prêt à s’envoler sous l’apparence du même but et de la même joie.


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LE RETOUR.


Dans ces élégans coupés qui reviennent du bal entre minuit et deux heures du matin, que de scènes bizarres ne se passent-il pas ? en s’en tenant aux coupés dont les lanternes éclairent et la rue et la voiture.

M. de Balzac.

XV.


Vers une heure du matin, des coups précipités retentirent sur la porte de l’hôtel.

Madame de Sévalle très-pâle ramenait seule Nérestine effrayée ; leurs parures étaient foulées, leurs bouquets perdus et le cœur de Georgina dans un désordre plus grand encore.

— Ah ! ma tante ! suis-je assez punie, cria-t-elle tremblante et se jetant vers madame Nilys, qui avait fait promettre qu’on ne rentrerait pas sans l’embrasser. Elle voulait encore un reflet de la fête.

— Quoi donc ! mon enfant, ma fille ! dit-elle en l’attirant toute parée de fleurs sur son lit blanc et rangé comme elle.

— Ernest ! Ernest !…

— Eh bien ! où est-il notre Ernest ?

— Je l’ignore, répondit Georgina en versant un torrent de larmes. Je ne sais ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont fait, ils sont sortis du bal, lui et… les autres.

— Vous ne vous ressouvenez pas ? interrompit Nérestine qui brûlait de répandre sa douleur de jeune fille, pas assez profonde encore pour lui couper la voix, bien qu’elle sanglotât plus haut que la sérieuse terreur de madame de Sévalle.

— Vous ne vous ressouvenez pas ? il est sorti avec le colonel Folly, quand il entraînait un affreux magicien, qui vous avait effrayée : je vais dire, moi, poursuivit-elle avec la volubilité d’un enfant qui raconte pour faire peur, tandis que les mains de Georgina, dont la belle tête était penchée sur sa poitrine, pressait les mains de sa tante avec une anxiété convulsive. —

— Voilà ! tout-à-coup nous entrons au bal… Dieu ! que c’était beau en entrant ! Avez-vous vu ? Georgina, un brillant fandango de douze Espagnols comme on n’en voit pas de si riches en Espagne ? et la nouvelle mariée, encore avec sa couronne, et des diamans ! des diamans !

— Mais ce n’est pas cela, ma petite, interrompit madame Nilys effrayée.

— Ah ! c’est vrai ! c’était affreux ! car je ne pouvais retenir monsieur Ernest, moi ! reprit-elle en pleurant avec amertume ; il m’enlevait comme un oiseau par les ailes, quand nous avons vu tout-à-coup cette scène dont nous étions bien loin.

— Ma Georgina ! ne pouvez-vous éclairer un peu tout cela ? Je suis fort inquiète, dit madame Nilys en regardant la pâleur alarmante de sa nièce, qui paraissait de marbre.

— Je raconte, moi, madame, reprit Nérestine. Georgina qui n’avait pas voulu danser encore, était assise, pas gaie du tout ; et un magicien lui parlait et traçait des cercles autour de son front ; et quand il voulut s’approcher de son oreille, et prendre de force sa main qu’elle retirait vivement, monsieur Camille, que je croyais loin, s’est élancé tout-à-coup comme un lion, et s’est dressé entre elle et l’homme noir, gros et rouge, dont le nez était horrible ! Mais le colonel, oh ! qu’il avait l’air fier et brave, et méchant ! N’avez-vous pas vu ? Georgina ; on aurait dit l’empereur, quand il a crié : Assez, monsieur ! et qu’il l’a entraîné par le bras dans un coin, où je voulais suivre monsieur Ernest, qui me disait de me taire et d’être tranquille… Tranquille ! quand le magicien en riant avec insolence leur demandait à tous deux s’ils voulaient qu’il leur apprît à tirer l’épée ! Quand monsieur Camille, dont les dents étaient serrées, comme cela, répondit qu’il saurait la rompre sur le masque assez audacieux pour s’approcher d’une femme malgré elle ! Je n’ai plus rien entendu, plus rien vu ; j’ai défailli, je crois, car mon bouquet a coulé de mes mains ; le bal a tourné devant mes yeux ; toutes les lumières se sont éteintes ; on m’enlevait au-dessus de terre, et je me suis réveillée par un grand froid qui soufflait sur ma figure ; je croyais serrer fortement mon bouquet ; c’était la main de Georgina.

Georgina qui ne pouvait plus se contraindre, s’écrie : — Un duel ! horreur, un double duel peut-être ; le malheur me cherche. Ma tante, je vous l’ai dit, je le sens. Mais mon Dieu ! poursuivit-elle en élevant ses mains avec ferveur, qu’il ne tombe que sur moi ! Et un coup bondissant sur la porte de la rue les fit tressaillir toutes trois ensemble.

— Ah ! mon frère ! est-ce toi ? demande-t-elle du haut de l’escalier, où elle s’est élancée avec Nérestine.

— C’est monsieur, dit Sophie hors d’haleine, heureuse de calmer la première l’effroi visible de sa maîtresse.

— Oui ! c’est toi ! s’écrie-t-elle en se réfugiant dans les bras de son frère avec la dernière tendresse, mais non sans parcourir avec terreur l’escalier, où elle ne voit monter après lui que le vieux commandant. À l’air accablé dont elle se penche sur son épaule, il est évident qu’elle attend encore quelqu’un… qui ne paraîtra point, car la porte est retombée lourdement sur elle-même, et Ernest n’a pas l’air de s’apercevoir qu’il leur manque personne ! Pour Nérestine, elle est rentrée déjà, et par un mouvement inexplicable, plus prompt que sa volonté peut-être, elle se cache ; elle enveloppe, sous les longs rideaux de soie d’une croisée, la honte d’avoir eu peur, et la joie de revoir Ernest qui, après avoir baisé la main que sa tante lui présentait avec amour, se retourne au léger bruit des rideaux mouvans où Nérestine reste blottie.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il en s’avançant vers la fenêtre. Et la jolie petite tête d’enfant se montre riante et couverte de larmes, ce qui émut beaucoup le flegme apparent du jeune avocat.

Il se retourne pourtant d’un air assez. dégagé vers sa sœur, dont le regard suppliant recélait mille questions qu’il ne voulait pas comprendre.

Tu le vois, dit-il avec un ton affectueux : je ne suis ni blessé, ni mort. Ne tremble donc plus, je t’en prie. Me voilà toujours prêt à te défendre contre qui pourrait t’approcher encore sans ton consentement.

La respiration de Georgina se mourait. Hors d’état de supporter une contrainte si douloureuse, elle se retourne vers le commandant, le vieux ami de son père : il aura pitié d’elle ! et elle le regarde d’un regard à renverser des plans de bataille : et il seconde impassiblement Ernest ; et il répond aussi, l’aride célibataire, en faisant l’agréable de son épée :

— Soyez sûre, ma belle Georgina, que nous serions tous heureux d’être blessés pour votre honneur.

— Blessé !… Ah ! monsieur ! dit-elle en étouffant un cri sous les oreillers de sa tante.

— Il y a donc quelqu’un de blessé ? poursuit madame Nilys gravement alarmée à son tour.

— Avons-nous dit un mot de cela ? répond Ernest avec un sang-froid irritant.

— Eh bien ! monsieur, parlez donc du colonel, dit Nérestine presqu’en colère, et du fond de ses rideaux où elle avait séché ses larmes ; c’est affreux aussi de ne pas nous rassurer sur son compte. Vous croyez donc qu’on ne pense qu’à vous au monde ? acheva-t-elle avec une chaleur naïve et un sourire éloquent d’innocence.

Georgina la prit dans ses bras, et la baisant au front, dit :

— Sans doute, elle a eu si peur cette pauvre Nérestine ! dites-lui donc, mon frère !

— Hé oui ! mon neveu, parlez-nous de votre ami ! car, à tout prendre, vous me glacez le sang avec votre silence et vos épées !

— Ma tante, répond Ernest avec un flegme affreux, et sans pitié pour la pâleur de Georgina, j’entre à peine. Je dois croire que vous et ma sœur vous êtes assez bonnes pour être en peine de moi ; le commandant, témoin de toute cette scène, me ramène sain et sauf ; je n’ose parler devant ma sœur d’un personnage qu’elle abhorre, et qui vient de se mettre plus mal encore dans son esprit, sans doute, en se déclarant hautement, avec une authenticité désespérante et devant tout Paris, son adorateur passionné. Qu’il soit blessé, qu’il ne le soit pas, il me semble que cela revient à peu près au même, pour elle, du moins.

— Ah ! mon frère ! dit Georgina d’une voix étouffée par le ressentiment le plus noble de l’âme.

— Ah ! mon neveu ! dit avec une reprochante douceur sa digne tante, qui cachait sa nièce épouvantée.

— Fi ! monsieur ! crie à son tour Nérestine comme un écho un peu vide, il faut le dire, de l’ardent intérêt qui s’exhalait pour Camille absent, mais franchement irritée de cette longue résistance d’Ernest qui venait, par son retour, de la soulager de sa plus vive inquiétude ; car elle le connaissait d’enfance, lui, et l’aimait peut-être sans y avoir jamais pensé.

— Enfin, est-il vivant ? reprend-elle avec vivacité ; et ce mot fait cacher plus avant Georgina dans les mousselines du lit.

— Il est vivant ! mademoiselle, crie de toute sa force Ernest, afin que sa sœur n’en doute plus. Il est vivant, fier et enchanté, puisqu’il a pu tirer son épée pour protéger ma sœur à la face de l’univers.

— Et moi donc ! monsieur, dit Nérestine en revendiquant sa part d’épée, n’étais-je pas un peu insultée, puisque j’étais avec elle ? N’est-ce pas, Georgina, qu’il m’a défendue aussi ?

— Non, mademoiselle, non, affirma Ernest avec une autorité presque tendre ; c’est moi qui vous ai défendue, emportée vers la voiture ; c’est avec moi que vous dansiez, et c’est moi, si vous le trouvez bon, qui me chargerai toujours de cet honneur. Le pauvre Camille me paraît trop occupé pour avoir tant de protégées à soutenir… Entends-tu, ma sœur… pas blessé.

— Pas blessé, mon frère, je l’ai entendu, répond-elle en s’efforçant de reprendre un ton calme ; mais n’osant le regarder que de profil, et si rapidement qu’elle ne vit pas le sourire qui accueillait sa voix tremblante.

Un lit fut dressé pour Nérestine, tout près de celui de madame de Sévalle, et tant que le sommeil ne vint pas immobiliser les lèvres de la jeune fille, elle ne cessa de parler autour de l’invincible tristesse de Georgina, dont le trouble intime, loin de se dissiper, s’augmentait, moins lugubre toutefois ; mais il était de ceux qui ne laissent plus dormir, car il commençait à s’y glisser un charme dont le cœur étonné ne veut rien perdre, bien qu’il en soit malade.

Pour Nérestine, qui n’était pas sous les yeux de sa mère, et qui se voyait traitée enfin par Ernest comme une grande demoiselle, elle s’endormit dans le doux orgueil d’avoir trouvé en lui un défenseur, et peut-être…, ce que le pur sommeil de son âge ne lui donna pas le temps de résoudre.


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LE BAL.


Caprice original.
Que d’éteindre le lustre au beau milieu du bal.
Le Roi s’amuse.


XVI.


En entrant au bal étourdissant de bruit et de chaleur, Ernest avait séparé d’abord les deux adversaires qu’il voulait unir, en glissant à l’oreille de Camille :

— Elle est jolie, n’est-ce pas, cette jeune fille ?

— Jolie enfant, avait répondu Camille, tout à d’autres préoccupations.

— Et dédommagement promis à ta visite chez ma tante. Présentement reçois le prix du sacrifice, ajoute-t-il en serrant sa main qu’il joint à celle de Nérestine, Nérestine aux pieds bondissans, et qui dansait du cœur. Conduis cette charmante personne où elle sera, ainsi que toi, plus suivant son goût qu’avec ma sœur un peu sérieuse aujourd’hui ; … fais comme si tu ne t’en apercevais pas, dit-il en le poussant vers la danse, nous nous retrouverons tout-à-l’heure.

Il le rejoignit en effet sitôt que le commandant vint s’établir près de sa sœur comme ils l’avaient prémédité.

— Danseras-tu ? lui demanda-t-il avec un empressement un peu craintif.

— Pas de long-temps, dit-elle ; je veux tout voir, d’abord ; mais je ne t’enchaîne pas, j’espère.

— Oh ! non, te voilà un appui contre l’ennui d’être obsédée par… tu vois là-bas ? Je viens de t’en délivrer en le chargeant de Nérestine ; je veux à mon tour la faire danser jusqu’à ce que tu t’y décides toi-même.

Madame de Sévalle, qui rappelait en vain toute l’indépendance de son état de veuve, fit signe de la tête ; pour lors, son frère échangeant un regard en-dessous avec son vieux complice, s’éloigna et se perdit dans les groupes de danseurs.

Après avoir essuyé courageusement les importunes prières de tous les adorateurs à la mode, et lassé leur tendre insistance, Georgina qui n’avait plus à combattre d’autre ennemi qu’elle-même, tâchait de prendre en patience le plaisir de cette fête. Elle essayait d’observer et de répondre à ce que M. Nairac inventait de plus gai pour la faire sourire sur plusieurs personnes qu’elle voyait à peine ; bien ou mal déguisées, brillantes ou ridicules, Georgina les en tenait quittes. Tout-à-coup le commandant se leva, comme s’il apercevait quelqu’un qu’il eût intérêt à reconnaître, et du ton naturel d’un curieux qui se parle et s’interroge.

— Pas possible ?… il serait plaisant ; … mais non !… ce déguisement me trompe ; … si fait,… je crois,… c’est bien cela ! vous permettez, Georgina ? Et sans attendre de réponse, il la laissa dans sa presque solitude, étonnée de se sentir pour la première fois isolée au milieu du monde qu’elle avait peine à reconnaître, y cherchant pour appui son frère, sans doute, mais en vain. Son frère dansait ce soir avec une persévérance qu’elle ne lui avait jamais connue, et ses beaux yeux, radians de tout l’éclat des lustres qui scintillaient autour d’elle, ne rencontraient jamais que Camille, Camille étonné comme elle, plus franchement subjugué, mais combattu par l’aversion révélée dont il cherchait à se ressouvenir pour s’affliger et se maudire de bonne foi de détester une femme aussi adorable, dont il avait le malheur d’être aimé.

— Enfin, disait-il au milieu des réflexions tourbillonnantes du bal, flottant dans un trouble d’esprit qu’il n’avait jamais ressenti, elle paraît triste ! mais que je meure si c’est ma faute. Il ajoutait même, avec un serrement de cœur douloureux : Hélas ! non, je n’ai rien fait pour me rendre aimable ; j’ai été, au contraire, atroce d’orgueil et de raideur ; et dire que je n’oserais plus pour ma vie, maintenant, lui demander cette main que j’ai serrée tout-à-l’heure… Un frisson glissait dans ses idées nouvelles, et il ne voyait au milieu du bal qu’un long corridor sombre, où l’attirait doucement une voix de femme aux paroles enchantées. Et cette main ! oh ! cette main caressante, expressive, attirante ! le voilà bientôt qui donnerait sa vie pour oser la ressaisir comme sienne à la face de tous ceux qui prétendent la toucher après lui.

— Que c’est triste la haine ! pensait à deux pas de lui Georgina respirant avec peine, et cachant parfois son front dans les parfums de son bouquet. Voyez ! comme le bal en est consterné ! moi, qui aimais tant le bal ! on dirait qu’il y a là un brouillard ; on dirait que je suis méchante, et que j’ai un remords, tant mon cœur est mal en moi… Pourtant je n’ai pas fait l’éloge du divorce. Oh ! je n’ai pas dit, avec une légèreté coupable, effrayante, tout ce qu’il a dit, lui ! De quoi donc aurai-je du regret ? La musique me raille, je crois : encore un peu je pleurerais. Tous ces gens déguisés me font l’effet d’être fous, d’avoir le délire, d’être malades… c’est un cauchemar qui danse sur ma tristesse ; tandis que si cet homme, ce seul homme ne s’était pas fait abhorrer de moi, pour m’aimer ensuite, et me regarder sans cesse… car il me regarde, j’en suis sûre ! Ah ! mon Dieu, oui, se répondait-elle en rougissant sous ses roses, je l’éprouvais… tous les sentimens ont leur instinct ; j’ai justement rencontré ses yeux dont le regard plein de reproche m’a blessée comme d’une flèche aiguë. Sans lui, je danserais !… Et elle se pencha pour cacher sous son éventail une larme qu’elle sentit rouler sur sa joue ; une des perles qu’elle avait rêvées.

Elle en fut honteuse, car il lui semblait que tout le monde s’en était allé là-bas, et qu’elle n’était plus qu’avec lui.

C’est qu’en effet elle était seule ; elle avait elle-même éconduit les danseurs les plus opiniâtres, et l’attrait de la valse avait tout emporté loin de ses charmes, un peu graves ce soir-là, il faut en convenir, pour l’atmosphère ardente et les habitans passagers d’un bal.

C’est alors que le commandant, la tête montée par un mariage à l’horizon, et sous l’habit inévitablement rouge et noir d’un magicien, tel que les a traduits l’opéra à travers les siècles, vint se poser immobile devant Georgina rêveuse. Son vêtement redit chaque hiver, comme un indispensable accessoire de bal, n’avait excité la curiosité de personne ; mais il attira l’attention de madame de Sévalle, par les mouvemens rapides d’une baguette flexible qu’il fit tourner au-dessus de son joli front soucieux.

Il la railla d’abord avec quelque grâce sur sa mélancolie et son retirement. Prends patience, jeune veuve ! poursuivit-il, le ciel a prononcé sur ton sort ; il te marie, ici même, dans ce bal où tu parais t’isoler en toi-même ; une constellation, ou je lis aussi distinctement que dans tes beaux yeux que j’irrite, me révèle en ce moment deux anneaux dont l’un ne tardera pas à briller sur ta main douce et tiède.

Ce présage fit sourire dédaigneusement Georgina.

— Prédis autre chose, si tu ne veux pas mentir, bon sorcier ; ou plutôt laisse-moi, car je vois que tu ne viens pas d’en haut, où l’on assure que les mariages sont écrits.

— Ne dédaigne pas tant celui qui doit te conduire à l’autel, poursuivit-il d’un ton d’oracle que Georgina prit pour de la fatuité ; et comme elle avait horreur des masques, elle se recula vivement devant le nez difforme et prodigieux du magicien, qui s’était approché d’elle assez familièrement. En cherchant des yeux Ernest, qui dansait loin d’elle, elle ne rencontra que les yeux inquiets de Camille qui commençait à s’émouvoir de la hardiesse de ce masque et de l’abandon où se trouvait madame de Sévalle.

— Perdent-ils l’esprit ? pensait-il ; eux qui l’aiment, ils s’en vont, ils dansent ou l’oublient. Est-elle une femme qu’on néglige ? Moi, qui la haïssais, je ne peux m’en éloigner maintenant ; mais, c’est un devoir que je remplis, et quand je la détesterais encore, je la garderais avec la religion que je dois à une place sacrée commise à mon honneur.

Et se sentant de plus en plus attiré par l’espèce d’alarme répandue dans les traits timides de Georgina, il s’avança, cédant à une impulsion puissante dont il ne chercha point alors à se rendre compte, mais qui faisait battre son cœur avec une extrême violence.

Le devin, qui calculait la distance où il se tenait encore et l’impression qu’il produisait sur ces deux êtres en apparence si étrangers l’un à l’autre, s’approcha d’une façon vive et brusque, jusqu’à toucher le bouquet de madame de Sévalle, qui formait un léger rempart entre elle et la confiance trop libre de l’homme aux traits couverts. Cette gaîté irritante dans une disposition rêveuse, semblait s’accroître de la dignité froide dont elle cherchait à la décourager.

— Ce voile, mon bel ange, n’intercepte pas mon regard, auquel le tien a si souvent et si doucement répondu ; ce regard perce ton cœur à jour, et je ne suis pas mécontent de la place que j’y occupe, Et juge si tu dois faire la terrible avec moi : à travers tes fleurs et d’autres obstacles dont je me ris, ce regard, prends-y garde, s’arrête sur un signe charmant placé sous ton sein qui se soulève contre moi.

Madame de Sévalle se leva à moitié, plus rouge que ses roses, dont il voulut joyeusement s’emparer.

— Tu me dois ce sacrifice, dit-il, pour le secret que je te jure te garder ; je ne te nommerai même pas l’objet du trouble qu’il t’a servi à dérober, toute la soirée, à celui qui le cause.

Il rit alors d’un rire si bruyant et si étrange dans l’oreille effrayée de Georgina. dont il saisit la main tremblante, qu’elle voulut fuir. Ah ! ce fut alors, sans doute, que Camille sentit qu’il l’avait touchée cette main adorable ; car, plus prompt que l’éclair, il franchit d’un bond quelques siéges qui le séparaient de leur groupe isolé, et saisissant l’audacieux par le bras : — Assez ! lui dit-il d’une voix étouffée par la colère ; vous troublez madame, vous la fatiguez de votre obsession : assez, monsieur !

Plus égayé que jamais par le sérieux tragique de l’action du jeune homme, l’odieux magicien fit voltiger de nouveau sa baguette sur le front de Georgina, et, avec la même vélocité, la ramena d’une manière railleuse autour de la chevelure hérissée du militaire offensé.

C’en était trop en effet ; car cette altercation qui s’élevait fit envoler la danse ; chacun se précipita pour voir et pour entendre celui dont Camille avait si puissamment arrêté le bras, et qui riait ou feignait de rire avec un éclat moqueur dont la querelle s’envenimait encore.

Ernest, enfin, se rapprocha vivement avec un air d’inquiétude et de colère, traînant Nérestine palpitante et blanche de frayeur ; il l’emporta presque aussitôt avec sa sœur glacée et prête à défaillir, du scandale dont elle était l’innocente cause ; son âme était épouvantée des suites que pouvait avoir cet incident fatal. Elle emportait dans son effroi la pâleur de Camille, cette voix menaçante, ses cheveux soulevés par l’indignation et le courage, blessé peut-être dans son rapide élan pour la défendre, elle ! qui l’avait moqué avec une acide vanité de femme. Ah ! cette idée recelait une amertume si poignante, qu’elle n’osa plus rentrer en elle-même dans le chemin qui la ramena du bal chez elle. Tout cela n’était-il qu’un rêve affreux ? hélas ! elle eut donné mille fois le prix de sa parure pour que son frère vint lui dire : Oui tu rêves.

Il est aisé de comprendre pourquoi l’impétueuse et pâle fureur du colonel Folly s’évapora tout-à-coup dans un grand éclat de rire qui devint universel, quand le vieux commandant laissa tomber sa baguette, son nez montagneux et son bonnet pointu, pour ne montrer au jaloux Camille, qu’un adversaire de soixante-quinze ans, ami de sa famille, presque leur père à eux, et dont les cheveux blancs sur un front cicatrisé n’appelaient plus que les respects des jeunes courages qu’il avait dirigés pendant tant d’années.

Tout se perdit dans de tendres excuses et des embrassemens pleins de joie ; tout fit espérer à Ernest que le magicien n’avait pas jeté un oracle impossible, à sa haineuse et charmante sœur.


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L’AVEU.


Quand il y a long-temps que tu ne m’as parlé, il me semble qu’une partie de mon existence me manque.

Clément xiv.

XVII.


Cette nuit avait changé Camille. Son cœur avait battu trop fortement pour qu’il redevînt paisible. L’abattement amer qu’il retrouva dans le monde, où madame de Sévalle ne se montrait plus, comme dans la solitude où son image le poursuivait encore, lui rendit son intimité avec Ernest presque aussi pénible que leur séparation. Le regarder, c’était revoir l’ombre de Georgina dont il n’osait parler qu’à peine, dont le cruel Ernest l’éloignait avec une pitié feinte qui le torturait.

Cette crise, dont le tourmenteur ne paraissait pas s’apercevoir, devint trop violente pour se prolonger, ni s’enfermer long-temps dans une âme jeune, ardente et loyale, où avait pénétré l’espoir de n’être point haï.

Il n’osait le rappeler à Ernest dans l’effroi d’avoir mal entendu ; il n’osait se plaindre de ne la rencontrer nulle part quand il la cherchait partout. Mais en voyant Ernest seul, il était tenté de lui demander compte de sa sœur, et de le battre du courage qu’il avait de la quitter pour lui. Car c’était lui maintenant qui aurait bien appris à Ernest tout ce que valait Georgina, une parole à voix basse, un serrement de main de Georgina !

Ernest, comme un navigateur qui ne quitte pas des yeux la boussole qui le guide, semblait tenir un registre des soupirs profonds de son ami. Un jour qu’il en calculait le total avec une satisfaction intérieure, il se hasarda tout-à-coup à rappeler le voyage prochain de sa sœur ; il appuya sur l’espérance de rentrer ainsi dans toute leur liberté, s’étendant avec une barbare amplification, sur les plaisirs retrouvés comme au temps des vacances du collége, et de leur chaîne prête à se briser. Il jeta négligemment le mot mariage avec le nom de Fronval, qui vint frapper sur la patience de Camille de manière à la faire éclater. Après avoir arrêté sur Ernest des yeux pleins d’un feu sombre, il sauta furieux hors de sa chaise, où il s’efforçait d’écouter silencieusement ces plans de liberté qui le rendaient fou de douleur.

— Tais-toi ! Ernest, par pitié, tais-toi ; tu ne sais donc pas que, depuis quelques jours, tu me retournes un poignard dans le cœur. Eh bien ! je le sens, moi ! et je te prie de finir. Ah ! tu ne vois pas, toi qui voyais autrefois jusqu’au fond de ma tête, qu’il y a là une insupportable souffrance, et que je suis bien las de cette vie d’effort et de contrainte ! Tu ne vois pas, toi qui me regardes, que je suis bien malheureux, et que j’adore ta sœur ? Là ! le sais-tu présentement.

— Comment te croire ? répondit Ernest feignant la surprise, et retenant son cœur qui bondissait de joie.

— L’aurai-je dit, répliqua gravement Camille, si je ne me l’étais dit cent fois à moi-même ? Mais tu es affreux de froideur si tu ne l’as pas deviné dans l’accent seul dont je t’ai vingt fois nommé mon frère ; … mon frère ! mon frère ! répéta-t-il avec la chaleur entraînante d’une passion profonde, et jetant ses bras au du cou d’Ernest, et le serrant dans l’émotion des larmes qu’il ne pouvait plus contenir. Il venait de laisser tomber à ses pieds l’odieux fardeau de la dissimulation dont il avait horriblement souffert. Mais il reprit bientôt avec terreur : Tu n’oses peut-être pas me dire qu’elle ne m’aime… pas ? Il n’osa prononcer : Qu’elle ne m’aime plus.

Ernest sourit, et répondit qu’il fallait voir.

— Quoi voir ! son mariage avec Fronval, peut-être ? Tu sais que je le tue, s’il y songe. Mais il aime trop la danse pour ne pas aimer beaucoup la vie ; et… si elle ne m’abhorre pas ; … Ernest, je ne le mérite plus ; va, je te le jure, et parole d’honneur, je ne l’ai jamais mérité.

— Ne parlons pas du passé, mon ami ; l’avenir me semble trop beau pour nous occuper maintenant d’autre chose.


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LE DÉPART.


Rien ne triomphera de ma résolution et de mes promesses. Rien ! pas même mon cœur, continua-t-elle en soupirant. Qu’il se brise plutôt que d’oublier…

Trilby.

XVIII.


Il n’avait pas eu besoin d’une grande portée dans le jugement, pour prévoir qu’en y aidant un peu, un amour vrai peut naître dans deux jeunes âmes qui croient brûler de haine. Quant à l’opposition que l’orgueil timide, mais persistant d’une femme, peut apporter à la confession d’un changement qui ressemble à une inconséquence, il n’en avait nulle idée. Ainsi, le jeune et novice avocat faillit à perdre sa cause ; car il n’avait pu étudier à fond ce code bigarré, plein d’abîmes et de replis, le cœur.

N’a-t-on pas écrit quelque part :

« Le plongeur, enfermé sous sa cloche de verre, protégé d’une faible lueur, et descendu dans les profondeurs de la mer, voit mieux les perles enfouies qu’il y cherche, que l’observateur curieux, obstiné, sagace, ne découvre un fragment de cet étroit labyrinthe où vont s’éteindre tous les flambeaux qui y plongent leur impuissante lumière. »

Il rentra plein de joie et d’espoir La moitié de la cause était gagnée. La langueur de madame de Sévalle, le refus formel qu’elle avait fait de reparaître dans le monde depuis l’aventure du bal, mais, plus que toute chose, son éloignement total de la famille Denneterre, le persuadait que sa sœur se débattait avec elle-même, et que l’orgueil seul étouffait sa voix pour l’empêcher de dire : J’ai eu tort ! Il cédait à ce qu’elle appelait l’impérieux devoir d’échapper à des suppositions offensantes, à des calomnies amères ! On va peut-être jusqu’à croire que je l’aime, cet imprudent ! avait-elle hasardé un jour, non sans rougir, en jetant furtivement les yeux sur son frère. Il était demeuré muet, et Georgina s’était remise à souffrir.

— Plutôt périr ! alors avait-elle dit en elle-même, que d’en reparler jamais.

Sa tante n’avait plus le courage de lutter contre ce qu’elle jugeait être une maladie incurable, une aversion passée dans le sang. L’intérêt même qu’elle portait au silencieux Camille s’affaiblissait en raison de l’inquiétude que lui causait le changement d’humeur de sa chère Georgina, et l’altération visible de sa santé, qu’elle ne manquait pas d’attribuer avec quelque raison à la frayeur et au ressentiment de la scène du bal.

Cette fois donc, Ernest trouva Georgina seule sur la terrasse, où renaissaient quelques arbustes au souffle de mai. Il y avait fait apporter, la veille, de si belles fleurs, qu’elle lui tendit la main pour le remercier en l’apercevant.

— Tu me soignes beaucoup, dit-elle en s’efforçant de sourire. On dirait que tu m’aimes toujours.

— C’est une faible preuve, ma sœur. Ton jardinier est souvent en cela plus heureux que moi. Mais cet hommage, vois-tu, ne sort pas de là, dit-il en touchant son front, ni de là non plus, ajouta-t-il en approchant de son cœur la douce main qu’il tenait dans les siennes.

Georgina, surprise, demanda comme indifféremment : Ces fleurs ne viennent pas de toi ? pas de toi, Ernest ?… Alors j’aurais dû nommer ma tante.

Ernest secoua la tête et se tut.

— C’est donc le commandant ?… Dis donc que c’est lui.

Il sourit d’une manière négative.

— Eh bien ! c’est mal à toi de n’y avoir pas pensé. Car de tout autre que de vous trois…

Ernest vit clairement une joie se remontrer dans ses yeux où elle voulait mettre un reproche.

— Écoute, Georgina, dit-il en passant son bras autour de sa sœur ; car le curieux, comme un habile médecin, voulait approcher la main du cœur pour en consulter les battemens ; écoute ! Depuis quelque temps nous ne sommes plus aussi intimes dans nos causeries : de ton côté, peut-être, as-tu pensé que c’était un peu de rancune de nos querelles, tu sais bien sur quoi ?… je te jure que non ; au contraire, tu m’as persuadé. Je veux te prouver que j’ai à cœur de t’ôter toute défiance dans mes projets pour l’avenir ; je viens t’engager à te marier.

Georgina ne bougea pas ; mais il sentit que son cœur avait tremblé, tandis qu’il regardait attentivement les fleurs, et les effleurait de l’autre main.

— Veux-tu, Georgina ? tu me rendras bien heureux : c’est par trop prolonger ta liberté ; et tu ferais taire ainsi toutes les suppositions que tu redoutais toi-même.

— De qui veux-tu donc parler, Ernest ? dit-elle immobile, mais d’une voix timide, caressante et un peu curieuse. Tu as toujours du mariage dans la tête ; et moi, regarde ! je suis malade, je crois !

— C’est précisément ce mal-aise qui m’inquiète ; je tremble qu’il ne soit causé par l’ennui.

— Ah ! peux-tu trouver à dire de ces choses-là ! interrompit-elle d’une voix plus faible encore. Conviens que tu as des mots… ! Elle essuya une larme qui tombait malgré elle.

— Eh bien ! marie-toi, Georgina ; et nous serons rassurés ; nous serons d’accord. N’est-il pas temps de respirer d’une sorte de gêne qui s’est insinuée entre nous depuis mes folles idées, dont je te demande pardon pour la dernière fois, pour t’apprendre en même temps tout ce que j’ai fait pour les expier.

Le corps de Georgina restait comme pétrifié. Toutes les facultés de son intelligence étaient dans l’organe qui écoute : elle était disposée, entraînée peut-être à devenir si confiante ! Son frère n’était-il pas assez tendre pour le deviner ? il l’aimait pourtant bien ! mais il faisait de la finesse : elle est souvent moins adroite que le sentiment.

Il était comme un oiseleur aveugle qui tient les fils d’un piége dans sa main ; il y sent voltiger et frémir les oiseaux ; mais il ignore s’ils sont dessus ou dans le filet. Il n’en tenait qu’un encore, pris et tombé sans résistance ; l’autre se débattait en gémissant. Ernest n’entendit pas, il poursuivit : — Afin de te préserver à toujours d’un roman qui n’est pas racontable, car c’était un vrai roman que cette tendresse obstinée, j’ai reporté Folly chez madame Denneterre ; il est au mieux dans la maison ; la mère le captive et l’éblouit, la charmante Nérestine le fait rire et danser ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Eh bien ! dit brièvement Georgina, dont la respiration s’embarrassait, et qui venait de frissonner au nom de Folly et de Nérestine.

— Eh bien ! ma sœur, tandis qu’ils se marieront, marie-toi, mon ange, je t’en prie ! J’ai un peu d’espoir dans le nom de ton nouveau prétendant qui choisit bien les fleurs, poursuivit-il en passant sur sa joue brûlante un lilas blanc qu’il venait de cueillir.

— Les parfums m’incommodent, dit-elle en le détournant un peu.

— Et son nom du moins ne lui fera pas de tort, car tu l’aimes.

— Je l’aime ! s’écria Georgina, dont les yeux lancèrent un éclair.

— Son nom, je veux dire : c’est Fronval, dont tu m’as vanté toi-même la grâce et l’esprit judicieux, dans cette soirée où…

— Laisse-moi, Ernest, interrompit-elle en se dégageant avec douceur de son bras, mais en s’éloignant assez pour aller s’asseoir à quelque distance sur un banc où l’on avait posé des jasmins.

— Les parfums t’incommodent, dit-il, comme s’il ne devinait pas la jeune femme indignée.

— Je te dis de ne laisser ! poursuivit-elle en étendant vers lui ses mains suppliantes ; tu me feras mourir avec tous tes mariages. Je suis heureuse ainsi, dit-elle en suffoquant, et je veux rester libre. Mon Dieu ! n’est-on pas libre de rester heureuse quand on l’est autant que moi !

Ernest la laissa libre de pleurer sur son épaule.

— Eh bien ! eh bien ! reprit-il du ton dont on apaise un enfant, sois heureuse, ma sœur ! Tu es bien folle de t’affecter jusqu’aux larmes d’un incident si naturel. Juge donc ! si tu entres en désespoir à chaque amant qui t’enverra ses vœux, tu noieras tes yeux dans les larmes. Tu n’y pensais pas autrefois ; maintenant, oh ! il vaudrait autant que tu fusses religieuse.

— Que ne puis-je l’être ! s’écria Georgina. Mais non : c’est encore un bonheur que nous a ôté son cher empereur… N’est-ce pas que c’est lui, mon frère ?

— Oui, ce méchant empereur, il a ôté cette félicité aux jeunes femmes et ce désespoir aux frères qui les aiment.

— Il m’a toujours fait du chagrin, cet homme, ajouta-t-elle avec un profond soupir qu’elle puisait au fond de sa mémoire.

— Merci ! dit Ernest avec un tendre reproche. Ah ! si Dieu t’entendait déraisonner ainsi ! Regarde ; que te manque-t-il dans ce monde que tu calomnies ? Tu es plus riche qu’on ne devrait l’être raisonnablement, plus belle qu’il ne faudrait pour le repos des hommes qui te voient, et des femmes qui en pleurent peut-être.

— Ah ! tout cela me pèse, mon frère. Paris me tue : je voudrais être… bien loin ! dit-elle en se jetant dans ses bras ; si loin ! si seule ! avec toi pourtant, que je n’entendisse plus parler de haine, d’amour, de mariage. J’ai tout cela en horreur : ainsi ne m’en parle plus, termina-t-elle en donnant un libre cours à ses sanglots, espérant en avoir si bien déguisé la cause.

— Eh bien ! partons ! dit Ernest avec l’air d’un grand dévouement. Es-tu contente ? Partons, poursuivit-il en soulevant sa sœur tout étourdie, comme s’il l’emmenait déjà.

— Oui ! tu as raison, répondit-elle en prenant à son tour une résolution ferme et soudaine ; allons-nous-en. Qu’ils se marient tous ! que je n’en entende plus parler jamais. Ah ! que nous allons être heureux ! s’écria-t-elle avec un accent déchirant : allons prévenir ma tante que nous partons demain pour la Normandie.

— C’est cela ! dit Ernest : en Normandie ! en Normandie ! Et il l’entraîna, comme s’il criait victoire, jusque chez sa tante qui la regarda, pleine d’alarme et de surprise.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? on dirait que vous avez pleuré ?

— C’est la joie, ma tante, protesta Ernest, la joie d’aller en Normandie.

Madame Nilys ne comprit pas ; mais elle approuva tout, puisque Georgina, rouge de fièvre et de l’agitation du désespoir, lui jurait qu’elle allait être la plus heureuse des femmes.

— En Normandie ! en Normandie ! crièrent-ils tous trois, comme les gens les plus contens du monde ; et le surlendemain ils étaient sur la route du Hâvre.


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LE MÉDECIN.


Amis ! c’est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues ;
La ville aux cents clochers carillonnant dans l’air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des Bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C’est Rouen !

Quel nom donner à cette puissance inconnue qui fait hâter le pas des voyageurs, sans que l’orage se soit manifesté, qui conseille au savant de hausser la lampe nocturne au moment où elle l’éclaire parfaitement ? Nous subissons tous cette influence dans les petites comme dans les grandes catastrophes, et nous ne l’avons encore ni nommée ni étudiée. C’est plus que le pressentiment, et ce n’est pas la vision.

M. de Balzac.

XIX.


Vainement Ernest, infatigable et patient, attendait au bout de ce voyage le prix de ce qu’il croyait être un trait de génie ; Georgina se raidissait contre sa propre douleur. Vainement il la suivait dans une solitude silencieuse qui dispose à l’abandon de l’âme ; vainement il la sevrait quelquefois exprès de paroles et de compagnie, pour l’abreuver d’elle-même et la contraindre à crier au secours ; elle se taisait, car il n’avait pas entendu sonner l’heure de la confiance : elle s’était envolée loin d’eux. Et les lettres chaque jour plus passionnées de Camille, l’absence de la jeune Nérestine qu’il ne destinait pas du tout à son ami de collége, tout cela commençait à le jeter dans une perturbation fiévreuse. Il désespéra même tout-à-coup ; car il en vint à retomber dans l’idée que Georgina nourrissait une haine inguérissable contre Camille, et qu’il s’était fait une illusion d’enfant sur tout le reste. Il fut effrayé.

— Ma sœur est malade, dit-il à sa tante, ma sœur est très-malade, et je ne vois plus aussi clairement qu’à Paris, que ce soit d’un amour dont elle est honteuse ; car ceci, ma tante, n’est pas un roman où l’on ne peut admettre qu’une femme soit malade sinon d’amour ; j’ai voulu en faire un, moi, et je n’y vois plus rien du tout ; la fiction s’est défaite, le réel commence à m’épouvanter : ma sœur est très-malade, enfin, et il faut ici, peut-être, plutôt un médecin qu’un mari. Madame Nilys pleura.

— Appelons un médecin, mon neveu, appelons le commandant, car je me sens aussi bien découragée de la longueur de toutes vos épreuves.

— Une seule, une dernière, ma tante, et je me jette après dans le tourbillon du hasard. Tout ce que je lui demande à présent, continua-t-il le cœur gonflé d’une véritable tristesse, c’est de nous rendre ma sœur : après quoi, je reprends la vraie, la simple voie où une puissance cachée nous force de rentrer avec humiliation. Que ce ne soit pas du moins avec un remords, acheva-t-il tout bas.

Et il descendit à Rouen de toute la vitesse de ses chevaux. M. Laumonier, médecin célèbre et spirituel, ancien ami de son père et de M. de Sévalle, y attirait toute son espérance. En traversant rapidement la place de la cathédrale, au milieu des fleurs dont elle est remplie dans la belle saison, une tête élégante et blonde, qui s’élevait parmi les arbustes odorans, attira son attention ; cette tête, tournée du côté du parvis gothique, fait battre le cœur d’Ernest ; il s’arrête, et M. Charles, qui le reconnaît avec un cri de joie, quitte la jolie bouquetière à laquelle il achetait des fleurs ; puis l’aidant à descendre, il lui montre son maître immobile ; Ernest s’élance entre lui et l’objet qu’il regarde :

— Voilà mon médecin ! s’écrie-t-il en l’étreignant dans ses bras : où vas-tu ?

— Chez toi, mon pauvre frère, dit Camille avec une joie triste ; j’attends que mes chevaux soient reposés, car je ne les ai pas fait aller au pas pour courir au-devant de ma destinée.

— Je t’attire comme l’aimant, et tu ne fais que m’obéir ; mais ce que je viens chercher d’abord, c’est un médecin : … je ne peux te cacher que tout ceci tourne au grave : je suis inquiet, dit-il en s’appuyant sur Camille, qui ne put lui répondre.

Le temps des discours était passé : Camille était malheureux ; il suivit en silence Ernest jusqu’à la demeure du médecin qu’ils arrachèrent aux charmes de deux perdrix brûlantes, et aux instances d’un pâté entr’ouvert qui parla pourtant moins haut que la frayeur éloquente d’Ernest, et la pâleur muette du beau colonel, que le coup d’œil prompt et savant du docteur lui fit juger le plus intéressé dans le secours qu’on venait implorer de lui.

— Monsieur ! dit Charles à Ernest avec un intérêt timide, comme il allait fermer la voiture, comment se porte…

— Qui donc ? mon ami, répondit Ernest plein de sa sœur.

— Mademoiselle Sophie ? monsieur. Et il devint rouge comme le feu, car le médecin le regardait par distraction.

— Ah ! mademoiselle Sophie ! je vous remercie, M. Charles, de cet intérêt pour ma maison ; elle se porte fort bien.

— Tiens ! répliqua-t-il surpris, elle m’avait pourtant dit qu’elle allait tomber malade. Et il ferma la voiture.

La gaîté du docteur s’empara de cette saillie, et les siennes arrachèrent parfois un sourire à l’inquiète impatience de Camille durant la rapidité de cette route, dont le printemps faisait éclater toutes les beautés.

— Nous ne sommes pas assez reconnaissans envers les naïfs, disait M. Laumonier ; ils suspendent souvent nos douleurs les plus sombres par des traits inattendus, palliatifs plus puissans que l’opium : j’ai guéri un mélancolique en attachant à son service intime le candide le plus complet que j’aie vu. Son génie me fut révélé dans la façon dont il reporta une de mes réponses à sa maîtresse. Un malade que je soignais dans la famille mourut ; ce domestique, avec tout le deuil qu’il avait pu mettre sur sa grosse figure vivante, accourut m’avertir de l’événement : Assurez madame que j’en suis au désespoir, répondis-je à ce bon serviteur, et présentez-lui mes respects. — Madame, répéta-t-il à sa maîtresse en forme de consolation, monsieur le médecin a dit qu’il en était persuadé, et qu’il vous en faisait bien ses excuses.

Ernest ne refusa point un éclat de rire à cet à-propos ; Camille ne put y goûter que du bout des lèvres, car M. Laumonier n’était pas à ses yeux un ami de tous les temps : il ne voyait en lui que le médecin, et le médecin pour Georgina malade ! Il n’osait croire encore qu’il pouvait seul rendre la vie à celle pour qui il eût donné cent fois la sienne. Le docteur s’en doutait pourtant.


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RÉVÉLATION


Si je prends un livre, mon esprit ne perçoit rien. Je demeure dans un état qui tient de la vie négative, jusqu’à ce que les signes tracés s’enflamment ou s’agitent pour former à mes yeux des combinaisons bizarres et un sens inattendu ; et je n’ose avouer qu’il y a bien long-temps que je n’ai dormi.

Clément xiv.


Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi,
Elle dormait sur moi tout comme la voici.

Le Roi s’amuse.

XX.


Georgina souffrait alors sous l’obscurité de tous ses rideaux. Elle avait depuis plusieurs jours défendu qu’on les ouvrît. Sa tante, cachée comme elle dans cette demi nuit, s’y enfermait volontairement, bien qu’elle aimât le grand jour ; elle soignait sa chère malade, docile à prendre tout ce qu’une longue expérience rappelait à cette tendre garde de plus salutaire contre l’invincible abattement de son ange, que ne relevait ni le soleil, ni le chant des oiseaux, ni les parfums pénétrans du jardin, montant par les fenêtres entr’ouvertes sous les longues draperies de soie qui en éteignaient la lumière.

Quels secours, quels calmans valaient ces baumes pleins de vie, qui glissaient impuissans sur l’âme désenchantée de Georgina ! de Georgina docile comme un enfant, à toutes les inutiles inventions dont sa bonne tante accablait sa faiblesse rêveuse ; inflexible contre elle seule, allait-elle mourir sans se révéler, innocente ou coupable dans sa haine ou dans son amour ?

Madame Nilys, penchée sur le lit où languissait sa nièce, lui offrait une excellente infusion de lierre terrestre et d’oranger, dont l’effet devait être miraculeux. Georgina silencieuse buvait lentement pour n’être pas obligée de répondre de longtemps.

Un grand soupir de Sophie qui se tenait à distance, lui fit tourner les yeux de son côté. Elle l’entrevit dans le clair obscur, appuyée sur une console, tenant dans sa main son joli petit menton.

— Demandez donc à Sophie, ma tante, pourquoi elle soupire ainsi. Serait-elle malade ?

— Oh ! non, madame, répondit Sophie en approchant un peu. On n’est pas toujours malade quand on soupire ; mais c’est bien triste de voir souffrir madame, et loin de Paris encore. Nous avions espéré cela tout autrement, nous autres, et quand on a fait un beau rêve, en se réveillant on soupire.

— Qui donc ? vous autres ; et quel rêve ? Sophie.

— Nous autres, madame, c’est M. Charles ; et le rêve, … dame, je n’ose pas le dire à présent.

— Pourquoi donc, Sophie, dit madame Nilys ; je crois aux rêves, moi. Racontez-nous le vôtre.

— C’est que c’est un rêve tout éveillé, madame ; et ceux-là ne disent pas l’avenir à ce qu’il paraît.

— N’importe, Sophie, ajouta madame de Sévalle ; vous êtes triste, et je veux savoir pourquoi.

— Madame est bien bonne. C’est que M. Charles, qui sert fidèlement monsieur le colonel, qui est aussi un bien bon maître, avait arrangé dans sa tête, sur des mots par-ci par-là qu’on entend sans en avoir l’air, que tout le chagrin de M. Camille finirait peut-être par un mariage avec madame, et que cela en ferait un bien commode entre nous deux… à quoi j’avais donné mon consentement. Voilà le rêve, madame.

— Cette pauvre Sophie ! dit Georgina après avoir un peu rêvé. Vous êtes donc bien sûre, vous, que Charles vous aime ?

— Oh ! madame peut croire que c’est du solide ; car cela nous a pris en même temps, la première fois qu’il est venu apporter une lettre pour M. Ernest. Depuis ce jour-là il n’a pas manqué de venir s’informer si madame se portait bien, si madame sortait, si madame recevait ; même qu’il a apporté des fleurs pour la tante de madame. Et, sans dire du mal de ses maîtres, on pense et on parle… Tout ça honnêtement et sans malice : car M. Charles est bien jeune, c’est vrai ; mais c’est fidèle comme un vieux grognard !

— Je vous assure, Sophie, que cela me touche beaucoup, dit Georgina de sa plus douce voix. Mais si vous vous êtes trompée pour moi, nous pouvons faire qu’il n’en soit pas de même pour vous. Je veux que vous soyez heureuse : cela me fera du bien !

— Oh ! je ne le serai pas sans madame, et il faudrait bien du changement ! répondit Sophie en sortant pour cacher ses larmes.

Voyez, ma tante ! dit Georgina courageuse, en prenant les deux mains de cette candide femme qu’elle était toujours sûre de persuader par l’éloquence d’une caresse ; voyez cet homme frivole qu’Ernest a voulu nous montrer épris d’un amour si sincère ; eh bien ! il retourne chez Nérestine. Elle le fait danser, ma tante ; il s’enchante de cette enfant, et il l’épousera, parce qu’Ernest le veut maintenant.

— Il ne le veut pas, Georgina ! mais on n’ose plus même vous en parler depuis cette scène du bal, qui a redoublé votre éloignement contre lui. Ernest croit vous être agréable en ne vous montrant plus son amitié pour Camille ; et moi-même, je me garderais bien de vous le nommer, sachant combien il vous a déplu.

— Ah ma tante ! ma tante ! que je faisais bien de le craindre ! Et si je l’avais aimé, moi, pauvre femme, comme vous le désiriez tous ! Car, que n’a-t-on pas fait pour me le rendre aimable ! dit-elle avec un cœur tout gros de reproches, que serais-je devenue ? Il faudrait donc mourir ! murmura-t-elle en retombant sur son oreiller, peut-être en y cachant des larmes que sa tante n’espérait plus.

— Alors, dit celle-ci plus triste que jamais, qu’il se marie et se console. C’est juste.

— C’est juste ! répéta faiblement Georgina.

— L’éclat de cette scène qui vous a tant soulevée s’anéantira naturellement, puisque vous avez quitté Paris, et qu’on l’y verra toujours ; ce n’est pas très-heureux pour lui, sans doute, mais c’est très-heureux pour nous.

— Qui, ma tante, très-heureux ! répliqua Georgina qui étouffait. Ô Dieu ! dit-elle en se retournant dans un déluge de pleurs, comme on est compris dans ce monde ! comme les gens qui vous aiment savent vous retirer d’un abîme quand ils vous y ont poussé ! Mon Dieu ! me laisserez-vous long-temps dans un monde si plein de ténèbres que je n’ose plus y faire un pas, faible et abandonnée comme je suis ?

— Êtes-vous mieux ? mon enfant, dit sa bonne tante après un long silence.

Georgina la regarda vaguement sans lui répondre ; elle eut pourtant le courage de sourire.

— Que de choses je vous dirais, si vous vouliez souffrir qu’on justifiât l’ennemi que vous vous êtes créé, et si vous étiez moins faible.

— Je ne suis pas faible, ma tante, répondit Georgina, en relevant sa tête languissante, comme si elle eût dit : Parlez ! Mais vous me jugez assez malade, peut-être, pour me reconcilier avec tout le monde. Non, je ne suis pas faible… Le chagrin de Sophie m’occupe, en vérité ; l’espoir de faire du bien, cela ranime ! nous lui en ferons, n’est-ce pas ? ma tante. Si le maître de son Charles m’a fait du mal, ce n’est pas une raison de punir la pauvre Sophie en lui ôtant ses amours ; une fille si fidèle, ce serait un meurtre ! n’est-ce pas ma tante… Oh ! je ne suis pas faible, dit-elle en s’inclinant sur l’épaule de sa vieille amie, avec toutes les séductions d’une enfant malade et adorée.

Il y avait tant de questions dans le regard qu’elle levait sur elle, et il brûlait de tant d’éclat dans l’ombre, qu’il fallut lui raconter beaucoup de choses avant qu’elle parût lasse de les entendre.

Une de celles qui sembla colorer son imagination de tout le charme d’un conte de fée, ce fut d’apprendre sous le secret, ce qui était bien meilleur, qu’Ernest avait pris de l’amour pour Nérestine qui y répondait de tout son cœur, et qu’il y songeait sérieusement pour l’avenir.

— Que cela me fait de bien dit Georgina, comme si on écartait des nuages autour d’elle, de penser qu’Ernest sera heureux ! ce bon Ernest ! Mon Dieu, que le bonheur des autres est doux ! poursuivit-elle, comme si son cœur se détendait d’un long effroi sur son frère. Quand on ne devrait jamais être heureux soi-même, cela aiderait beaucoup à prendre patience ! Puis elle ajouta, par réflexion : Le cruel ! s’il me l’eût avoué à Paris !… moi qui l’aime tant ! j’y serais restée, ma tante, par tendresse pour lui !

— Peut-être voulait-il faire un entier sacrifice à votre repos.

— Lequel ? de céder à un autre quelqu’un qu’il aime beaucoup ! beaucoup ! ah ! ma tante, pensez-vous bien que cela soit possible ? Allons donc ! dit-elle en balançant la tête d’un air incrédule, il serait maintenant aussi malade que moi !

Et quel calme pudique se répandit dans son âme pure, quand elle sut que l’insolent magicien qui avait percé ses voiles jusqu’à signaler un signe ignoré du monde entier, n’était autre que le vieux commandant, l’inoffensif vieillard qui l’aimait en père, à qui sa tante elle-même avait fait cette innocente révélation pour l’en intriguer un peu la nuit d’une fête si peu d’accord avec son nom.

Madame Nilys ne parlait plus, et Georgina l’écoutait encore.

— Que de choses ! dit-elle enfin, oh ! que de choses ! Puis, elle baisa doucement les mains de sa tante, comme si elle venait d’arracher de son cœur une épine profonde.


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LE DEMI-JOUR.


Il faut vous récréer un peu, car vous n’avez pas encore pris d’exercice aujourd’hui, bien que l’air fut si tiède et le soleil si riant ! Jamais on n’a vu tant de papillons !

Charles Nodier.

XXI.


— Ma sœur ! dit Ernest, en entrant avec précaution dans cette obscurité où venait de pénétrer une si douce lumière ; permettras-tu que je te présente notre bon ami monsieur Laumonier qui accompagne au Havre un malade en quête de la santé ?

— Crois-tu la mienne si menacée que tu m’apportes un médecin ?

— Un ami, Georgina.

— Oh je veux bien le voir, pour qu’il te dise que je me porte mieux que toi.

— Il faut qu’il en puisse juger sur ta figure, ma sœur, car je te jure que je ne te reconnais qu’à la voix, perdue comme tu l’es dans ce cachot factice.

— Fais ce que tu voudras, dit-elle, résignée à ce qu’elle eut appelé une heure avant sa fatale destinée, qui ne la laissait mourir ni à propos ni en paix. Cette trompeuse atonie commençait à s’émouvoir sous les battemens impérieux de son cœur.

Ernest usa de son consentement pour soulever à demi les draperies tombantes sur les stores qu’il entr’ouvrit.

— Le docteur peut entrer maintenant, dit-il, non sans avoir jeté sur Georgina pâle et charmante, un coup-d’œil de frère… qui veut marier sa sœur.

Le docteur, après les complimens qu’on doit à une belle malade pour la disposer à la confiance, et l’examen scrupuleux du mal qui troublait une existence naguère si florissante, dit : — Je ne vois dans tout cela, madame, qu’un étouffement passager de la vie, qui tient à votre volonté seule, appuya-t-il sérieusement. Cette prostration qui vous semble invincible ne résistera pas huit jours à l’exercice des champs ; mais vous renouvelez Paris à la campagne, vous vous asphyxiez dans une chambre noire, et vous dédaignez tous les bienfaits que la nature répand autour de vous. C’est une coupable ingratitude. Courez, madame, courez chercher la santé qui ne vous fuit que parce que vous la mettez aux arrêts. Ouvrez-moi toutes ces fenêtres et laissez couler le soleil jusque dans votre âme. Votre âme vient du ciel, elle veut de l’air ; vous lui ployez les ailes avec violence : Remettez-la sur pieds dès aujourd’hui, courez ! un peu de gaîté au bout d’une longue promenade, et je vous réponds de vous-même ; je vous réponds de nous, ajouta-t-il en lui baisant la main ; et Georgina sourit.

— Ma tante, interrompit Ernest, il y a en bas quelqu’un qui vous a cherchée trop loin pour que vous refusiez de le recevoir.

— Qui donc ? mon neveu ? le commandant peut-être ?

— Oh ! le commandant serait déjà monté, ma tante.

Georgina regarda sans parler ; et lui, comme s’il demandait grâce des yeux :

— Je n’ai pu m’opposer à sa démarche… et il est là. Même silence de Georgina. Mais au frisson qui la parcourut, et à la rougeur qui remonta dans ses traits, Ernest connut bien qu’il frappait avec la même puissance par le nom sous-entendu de Camille, sur le cœur de l’orgueilleuse et faible femme.

— Nous ne le recevrons pourtant pas, dit-il avec une soumission hypocrite en se penchant sur le front coloré de sa sœur, si sa visite te désoblige trop.

— Pourquoi donc ? pourquoi donc ? cria vivement M. Laumonier, madame a besoin de distraction, de beaucoup de distraction, et la présence d’un jeune homme, fort aimable, ma foi ! qui tremble autant que nous sur une santé si chère, ne peut lui nuire en rien. Un militaire qui pâlit pour une belle malade, ne doit faire peur qu’à la maladie.

— Je cours le recevoir, dit madame Nilys sans attendre d’autre réponse, et encore une fois du parti de Camille contre Georgina, dont les joues émues et l’étonnement immobile n’avaient pas ordonné que les portes se fermassent pour lui.

— Il faut se lever tout à l’heure, madame, reprit le docteur plein d’espoir. Le temps est superbe ! il vous rendra la force qui vous manque. Votre pouls s’est ranimé d’une manière sensible par le seul effet de notre conversation ; avec un peu de parure et une visite à votre jardin, vous nous battrez tous ce soir. Je vous laisse le soin, Ernest, de surveiller mes ordonnances qui sont, j’espère, les plus innocentes du monde ; avec cela, je vous jure que ma présence n’est ici nécessaire qu’à moi, dit-il galamment.

— Hélas ! docteur, répliqua Ernest, elles ne sont pas si faciles que vous prétendez. Ma sœur est la femme la plus femme que je connaisse ; et j’ai peur qu’elle ne s’oppose à ce que notre amour à tous ramène autour d’elle d’élémens de bonheur. Peut-être va-t-elle commencer par refuser de descendre, et de nous rendre heureux de sa présence.

— Tu te trompes ! dit Georgina, qui ne perdait plus un mot de tout ce qui se passait autour d’elle. Le docteur dit vrai : sa conversation me transforme, et ta présence aussi, Ernest. Je descendrai, mon ami, je ne veux pas troubler ton bonheur ; mon Dieu ! est-ce à moi de troubler le bonheur de personne !


L’ENTREVUE.


Vous étiez plus hardi pour me sauver la vie.
Alexandre Dumas.


XXII.


À vingt ans, la souffrance est une grâce, quand elle n’a pas trop appuyé, et que ses ailes n’ont fait qu’effleurer une belle femme. Elle lui laisse un recueillement silencieux qui pénètre plus avant dans l’âme que la plus audacieuse santé. Camille l’éprouva du moins, quand madame de Sévalle, protégée de ce touchant intérêt qui enveloppe une jeune malade, rentra pour ainsi dire dans son âme sous un aspect ineffaçable. Georgina brillante et parée, n’avait pas eu ce pouvoir empreint d’une volupté profonde, comme en ce moment où, comptant sur une force égale à son courage, elle s’avança seule et timide, et se heurta, éblouie, contre un meuble qu’elle n’avait jamais vu à cette place ; car la chambre tournait autour d’elle avec la vivacité des battemens de son cœur. Ses genoux la trahirent ; elle chercha vainement à s’asseoir sur elle-même. Pauvre Georgina ! Elle baissa les yeux dans un sentiment de mal aise et de joie aussi difficile à expliquer qu’à vaincre. Mais Camille avait tout revu dans ses yeux furtivement passés sur lui ; et jamais il n’en avait rencontré dont le regard se prolongeât tant dans l’absence !

— Voyez comme un peu d’air exalte vos nerfs ! madame, dit le docteur, en la plaçant doucement dans un fauteuil. Il n’avait perdu ni sa révérence chancelante, ni sa ravissante gaucherie. Entrez, mademoiselle, poursuivit-il en apercevant Sophie qui regardait curieusement par la porte un peu entr’ouverte.

— Madame était si tremblante en descendant l’escalier, dit Sophie confuse, que je regardais si elle pouvait se tenir ; et elle se sauva sous ses rubans roses.

— Encore huit jours de solitude, reprit-il en revenant à madame de Sévalle, et vous serez faible et sauvage comme un enfant. Elle regarda ce charitable parleur avec une grâce pudique et une intelligence indéfinissable ; puis, reprenant l’empire du maintien qui rend les femmes si puissantes et si adorables à Paris, elle osa dire, elle-même et la première, au tremblant jeune homme qui mourait de crainte et d’espoir ; mais d’une voix à peine distincte pour ceux qui l’écoutaient :

— Nous sommes heureux de vous voir dans nos champs, monsieur ; et voilà mon frère…

— Qui en est au comble de ses vœux ! acheva Ernest qui venait cette fois franchement à son secours. Pour Camille, il faut en convenir, il eut moins d’héroïsme qu’elle encore, car après s’être incliné de la manière du monde la plus sérieuse et la plus embarrassée, il chercha un abri contre la fenêtre dans une confusion qui le mettait en fureur contre lui ; car il n’avait pas plus compris la possibilité de répondre qu’un sourd et muet de naissance ; et il se frappait le front avec un désespoir qui n’échappa point aux yeux ranimés de Georgina. Aussi retrouva-t-elle la force de présider avec quelque aisance à ce repas d’amis, qui pour être improvisé, n’en dut pas moins consoler le docteur de ses perdrix absentes. Ernest, surtout, mangeait et buvait comme s’il ne lui restait alors plus autre chose à faire au monde.

Qui dira toutefois dans quelle plénitude de joie nageait sa pensée en regardant l’espèce de duel que se livraient deux cœurs dans leurs craintes tendres et poignantes. Il en était trop fier pour avoir compassion même de cette larme brillante comme une prière, qui roulait et disparaissait sans tomber de l’œil fasciné de Georgina sous les brûlantes prunelles bleues de Camille, qui la couvraient de plus de vie et de flamme qu’il ne lui en avait dérobé depuis trois mois.

M. Laumonier, anatomiste profond, accoutumé à palper des yeux toutes les maladies du cœur, renvoyait comme de rapides éclairs ses observations silencieuses à Ernest, sentinelle à l’affût de ses regards pleins de mystère et de lumière. C’était entre eux comme une partie de volant invisible, surtout pour les deux cœurs émus qui leur en servaient.

Comment Georgina, muette, eut-elle soupçonné que son ami, tout savant qu’il était, pût lire distinctement comme au milieu d’un livre dans ce cœur qu’il feuilletait alors, malgré l’appétit d’un médecin qui a couru la poste, et qu’il y voyait ces mots courir avec la vie : « Camille ! amour ! pudeur ! » Elle croyait tout cacher en abaissant ses longues et humides paupières, comme les enfans se persuadent de n’être pas vus en fermant les yeux.

Madame Nilys seule s’étonnait, s’attristait de ce que le docteur ne prescrivait rien de plus scientifique que des potions de soleil à répandre sur la fièvre lente qui minait Georgina.

— Pas autre chose ! dit-il d’un ton irrévocable. Il faut mettre l’âme en rapport avec ce qui lui ressemble. Ce rapport obtenu, laissez faire la nature ; elle nous gronderait de rivaliser avec elle. N’est-ce pas, colonel ? poursuivit-il, en rencontrant au passage l’âme de Folly, qui se jetait sur la jeune malade pour la ranimer de toute sa puissance. N’est-ce pas une flamme qui demande à circuler librement dans tout l’être qu’elle anime ? Centralisez cette flamme, elle brûle la place où on l’enferme ; et je la crois au cœur, prononça-t-il, en fixant sur Georgina un coup-d’œil si perçant, qu’il la fit frissonner. Ce fut au point qu’elle reçut au hasard le vin qu’il lui offrait depuis un quart d’heure avec une distraction de médecin qui l’eût proscrit dans ses ordonnances, et dont une jolie manchette fut seule inondée.

— Vin répandu ; signe d’allégresse ! cria M. Laumonier en vidant son verre plein, pour prévenir tout accident. Les anciens le versaient en action de grâces. Ainsi, madame, … Savez-vous l’anglais ? interrompit-il pour secourir l’embarras de la timide veuve.

— Le français à peine, docteur, balbutia-t-elle.

— Eh bien ! My angel : Love bless you ! dit-il d’un ton sacramentel, en élevant sa coupe aux cieux, et n’y laissant pas une goutte du vin du sacrifice.

Thank you for it, doctor ! cria Camille, avec un élan de reconnaissance et d’amoureuse joie, qui fit baisser encore les regards inquiets de Georgina, comme si, devenue somnambule, elle entendait tout-à-coup les langues qu’elle n’avait jamais apprises.

— Ah ! du soleil ! madame. Vous ne savez guère ce que vous dédaignez, reprit le joyeux docteur ; il détrônerait l’or potable, si nous pouvions saisir ses rayons pour les infiltrer dans les organisations brûlantes. Ce sont celles-là qui meurent de froid, du froid extérieur qui les tue.

Un de mes fiévreux, fiévreux d’amour renfermé, je crois, dont la chaleur vitale était retirée au fond de sa grelottante machine, ne tint pas à l’invitation de cette belle clarté vivante. « Je brûle d’avoir chaud ! » cria-t-il en claquant des dents, et jetant avec impétuosité les manteaux et les fourrures dont on affaiblissait son corps ; et le voilà qui s’élance dans le jardin, qui se roule au soleil et se pelotonne sous la flamme perpendiculaire qui versait du ciel trente-cinq degrés de chaleur sur ses membres dilatés.

— En revint-il, docteur ? dit avec intérêt Georgina.

— Huit jours après, madame, il était marié, répondit solennellement le docteur.

Ernest applaudit des mains, et vota un toast au soleil. Pour Camille, il n’osa qu’être heureux, et embrasser étroitement le docteur, auquel il crut devoir tous les sourires de Georgina.


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L’AURORE.


Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent
où l’on veut aller.
Pascal.

La vie est une fleur : l’amour en est le miel ;
C’est la colombe unie à l’aigle dans le ciel ;
C’est la grâce tremblante à la force appuyée ;
C’est ta main dans ma main doucement oubliée.
Aimons-nous ! aimons-nous !
Le Roi s’amuse.


XXIII.


Que c’est beau, le soleil qui se lève ! dit Georgina en ouvrant sa fenêtre ; car le bruit d’une voiture l’avait doucement réveillée à l’aurore, du premier sommeil de village qui eût encore rafraîchi ses sens ; et cette voiture n’emportait loin d’elle que le savant médecin dont une seule visite venait de produire un miracle. Oh ! qu’ils sont puissans, les médecins qui amènent avec eux l’espérance !

Comme elle cherche, soumise, l’air suave et pur du matin, qu’il lui est ordonné de respirer, et comme il coule sans effort au fond de sa poitrine dilatée ! que cette campagne est calme ! que la route est riante, et comme elle y voit loin ! Elle aperçoit encore, au milieu des arbres dont cette belle route est bordée, Ernest et Camille à cheval, accompagnant en triomphe le plus illustre, le meilleur et le plus gai médecin du monde ; et, quand elle ne les voit plus, elle ne trouve rien de triste à sa solitude qui va retentir tout à l’heure encore du pas des chevaux, des voix de leurs jeunes maîtres. Quelle joie d’écouter le bonheur qui nous cherche ! On n’a qu’à mettre alors la main sur son cœur, pour entendre, au milieu d’une foule d’idées fraîches et palpitantes, comme une nuée d’oiseaux mélodieux qui s’éveillent et chantent au-dedans de nous-mêmes.

Et la voilà plus tard qui discute gravement avec Sophie quelques points de sa parure : c’est par ordre du médecin. Jamais Sophie ne s’est montrée plus obéissante ni plus zélée. Comme elle répare avec un soin délicat le désordre de cette belle chevelure humiliée depuis un mois sous les dentelles qui la cachent ! Comme elle relève avec orgueil, sous les parfums oubliés, ces tresses brillantes qui semblent fières de reparaître au jour et d’en refléter l’éclat ; et cette robe de mousseline de l’Inde, qui semble un nuage répandu sur le dessous de satin d’une teinte à peine rosée :

— Voyez, madame, comme elle adoucit les traits ! Mon Dieu ! que ces ruches sont délicates et fraiches ! Madame n’est jamais si belle qu’en négligé.

— Je suis pourtant bien pâle, Sophie !

— Ah !… madame veut dire bien blanche, et puis, madame souffrait ; on ne sait pas comme ça va la poste ces maladies-là.

— Quelles maladies donc ? demanda Georgina prête à reprendre l’alarme, et rougissant de Camille dont l’image la regardait.

— Dame !… je veux dire… l’ennui, ce que j’ai, moi ; oh ! l’ennui casse bras et jambes. Madame peut voir : rien ne me tient, dit-elle en glissant sa main entre sa ceinture et sa taille un peu frêle ; mais ça revient si vite ! un temps qui ferait revivre un mort ! poursuit-elle en jetant un regard errant sur le grand chemin.

— Il y a des choses dont on ne revient pas, Sophie, dit Georgina pensive, et retournant encore une fois vers le passé qui s’infiltrait avec douleur dans cette heure ravissante de soleil et de franche émotion. La vie un peu factice des salons se remontrait comme un miroir à mille facettes qui raille le jugement et le corrompt ; elle y revoit tous les yeux de Paris scintillans de malice, curieusement attachés sur son retour, et elle s’accuse alors de lâcheté, parce qu’elle n’écoute enfin que la voix sincère de Camille, cette voix pleine de séduction et de tristesse. Sophie attache timidement la dernière agrafe de cette demi parure, car sa destinée, selon elle, en dépend.

— S’il y a en effet des choses dont on ne revient pas, je suis donc perdue, moi, dit en elle-même Sophie ; Charles s’en retournera avec M. le colonel, et nous nous trouverons mortes un jour, madame et moi, dans cette campagne.

— Écoutez donc ! dit Georgina prêtant l’oreille et penchant la tête du côté de la grande rivière, n’avez-vous rien entendu ?

— Rien du tout, madame, répond Sophie préoccupée, et cherchant les gants de sa maîtresse.

— C’est unique !

— Oh ! ils ne sont pas revenus, dit naïvement Sophie, à moins que ces messieurs n’aient tourné par le bois ; pour M. Charles il ramènera la voiture, et ne sera ici que demain.

— Chut ! taisez-vous donc ! interrompit madame de Sévalle en traversant des yeux l’immense jardin que bordait un large courant d’eau caché par une grande quantité de saules, de peupliers et de platanes.

— J’entends un bruit étrange.

En effet, tout-à-coup des cris d’homme, parmi lesquels elle distingue clairement le mot : au secours ! éclatent dans l’air, et percent jusqu’à elle. Le jardinier plein d’effroi court en jetant son rateau loin de lui ; quelques enfans effarés traversent les plates-bandes, en poussant des clameurs aiguës.

— Où sont-ils ? crie Georgina hors d’elle-même.

— Dans l’eau, madame, répond le jardinier courant de toutes ses forces.

Georgina, sans le savoir, a franchi l’escalier, elle s’arrête ; … l’immense jardin, le Havre, le monde tournaient autour de son cœur, où le sang a reflué avec violence ; et puis des ailes renaissent à ses pieds, n’obéissant qu’à une crainte sinistre, oubliant qu’elle est faible, qu’elle doit attendre et non s’avancer, elle se prend à courir, oublieuse et légère comme le vent, vers la grande eau profonde, d’où sortent ensemble Ernest tout trempé, et Camille sans l’élégant uniforme jeté aux bruyères et aux joncs du rivage. Que devient-elle lorsque dans une voix qui sort, à son insu, de sa bouche ouverte, elle entend sen cœur crier Camille ! Camille !… Et quand c’est en effet Camille qui la retient prête à tomber sur ses genoux !

— Il me l’a tout de même sauvé ! dit le jardinier, tenant dans ses bras son plus jeune enfant, qui s’était laissé choir en lançant des navires de papier sur le courant rapide en cet endroit. Le teint rouge de l’enfant n’avait point vacillé plus que sa vie. Il tenait ferme son navire un peu froissé, en regardant avec calme ce tumulte et l’eau d’où il sortait. Ernest dans les joncs faisait un peu le mort pour se laisser sauver par Camille, dont il savait toute l’adresse et l’agilité comme nageur. Georgina le regarde avec un saisissement, une douleur, une tendresse, qu’elle répand dans les baisers et les larmes dont elle couvre le visage rebondi de l’enfant immobile.

— Je crois qu’il m’a sauvé aussi la vie ! dit Ernest en secouant joyeusement sa tête, tandis que celle du jeune colonel s’élevait au-dessus d’eux tous avec le noble empire du sentiment et du courage. Georgina le regarde toujours, et lui, modeste, regarde Georgina ; et puis, sans se mouvoir, mais ravie, mais transportée, mais en tendant vers lui les nains par l’impulsion d’un remord passionné, elle s’écrie :

— Pardon ! j’ai eu tort ! oh ! j’ai eu tous les torts ! j’ai été orgueilleuse ! et j’ai menti !

Camille est à ses pieds, baisant ses mains qui tremblent, ses vêtemens et ses genoux.

— C’est moi qui suis un monstre ! oh Georgina ! grâce ! grâce !

— Grâce alors pour tous deux, répond-elle en cachant sa honte sur le sein mouillé, mais brûlant de Camille.

— Grâce pour tous trois ! interrompt Ernest qui voulut aussi se confesser à l’heure ou tout se pardonnait.

— Dis-lui donc que c’est moi seule, Ernest, mais que je voulais mourir pour m’en punir.

— Ma foi, ma sœur, puisque tu ne veux de coupable que toi, répond-il en la regardant prête à s’évanouir d’une impression si tendre et si profonde, tu auras la générosité de tout réparer.

— Comme vous voilà faits, messieurs ! dit madame Nilys presque accourue au bruit de cet événement.

— Nous sommes en habits de noce, ma tante, répliqua Ernest ivre de joie, en embrassant sa bonne tante, et la faisant valser dans les fleurs ; nous allons pourtant nous sécher un peu : tenez, madame ! faites revenir ma sœur qui n’est faible que de joie ; elle n’a rien à dire maintenant, … elle n’a plus qu’à signer.

— Est-ce vrai, Georgina ? dit-elle à sa nièce en les regardant aller.

— Ah ! ma tante ! que je vais l’aimer ! répond-elle épanouie d’amour.

— Méchante enfant ! fallait-il tant souffrir ? …

— Venez ! oh ! venez, dit-elle en l’entraînant, je ne lui ai pas encore demandé pardon comme je veux qu’il me l’accorde.

Un jour, près de là, quand elle eut signé, tout-à-fait signé, elle osa, souriante et tout bas, demander à Camille :

— Camille ! oh mon Camille ! … n’avez-vous rien prévu sur le divorce ?

Camille tressaillit ; mais il ne lui répondit que par un long regard, qui les mariait dans ce monde et dans l’autre.


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)