Une sacrée noce/06

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 86p. 30-37).

vi

Dîner nuptial



Lorsque tout le monde se retrouva à la vaste table en fer-à-cheval, on eut dit que trente années s’étaient écoulées depuis leur dernière réunion, qui datait de l’après-midi.

Les hommes s’adressaient des réflexions joyeuses comme après une longue séparation et les femmes conversaient ensemble avec des regards étonnés.

Puis le repas commença.

C’est la plus grave cérémonie du monde qu’un dîner de noces. D’abord il vient après une série de rites et de préparations qui ont eu comme résultat de mettre tout le monde hors de ses gonds de bienséance. D’où l’extrême liberté et l’exquis sans-gêne des paroles, des actes et des façons. Hector et Josépha, lui plus rubicond que jamais, elle toujours souriante dans sa robe blanche un rien froissée, se tenaient avec dignité aux places d’honneur.

L’œil émerillonné, tous les convives les entouraient, attentifs à trouver en toutes circonstances la plaisanterie d’actualité indispensable. Les occasions de calembours sont innombrables dans les repas de noces, et chacun s’efforçait de n’en perdre aucune.

On mangea avidement de toutes excellentes choses des ragoûts hautement poivrés et des salades gaillardement relevées. Il y eut un menu digne du Pâté-en-Croûte, et la fin vint devant toutes les panses remplies, les faces vultueuses et les voix un peu rauques de salacités mal comprimées. Alors commencèrent les chansons.

Hector poussa la sienne, On y voyait des brebis immaculées, avec une faveur au cou, errer sous la direction d’une pastoure amoureuses d’un berger. Et à chaque couplet, on reprit en chœur le refrain :

Viens vite, Léon me donner
Un coup de houlette…

Cette chanson eut un grand succès, mais celle de Cunéphine Lampader fit crouler — ou presque — la maison sous les bravos,

Et là, encore, vingt voix sonores, quoique peu justes, entonnèrent à chaque couplet, les lamentations de l’amant déçu :

Nicoline, Nicoline
Si tu voulais rigoler
On mouchèterait l’épine
Et personne ne s’ferait piquer.
  Nicoline…

Il fallut boire de l’Aramon Napoléon III stravelhio, pour dissiper l’émotion répandue par cette belle chanson, et Lerousti se leva pour y aller de son air favori.

Voyez ce beau fessier-là,
C’est celui d’A
C’est celui d’A…
Voyez ce beau fessier-là,
C’est celui d’Adada.

Puis ce fut le tour de la belle Finboudin-Çanepête. Elle perdit toute vergogne pour lancer :

Mon p’tit cœur a la peau lisse
Et une raie au mitan
Dans le centre est un calice
Pour fair’ l’amoureux content…

Ce fut magnifique. Lerondufess, ayant oublié la perte de son mouchoir, voulut embrasser la chanteuse, à qui succéda le potard heureux et onguenté :

Il chanta :

Ma maisonnette
A la forme d’un tuyau
Et la sonnette
Manque de corde à boyau.

Un poème si délicat transporta tous les assistants et lorsque vint la douce Pilocarpitte, on applaudissait encore.

Pilocarpitte avait l’âme attendrie et bourrée de naïveté, depuis un moment. Aussi choisit-elle une rengaine :


…elle avait même consenti à poser nue (page 35).

J’ai… perdu… ma… fleurette ;
Sous… les… efforts… d’Henri.
Mais… cette… pâquerette
Au… soir… a… refleuri.

Et ce fut le tour des autres, dont aucun ne voulut manquer d’y aller de sa goualante. On entendit des grivoiseries. Mais on lança aussi d’héroïques couplets sociaux.

Si le gueux a manqué de pain
Qu’il prenne son sabre et sa fronde
Et saute ainsi sur le rupin
Pour le bonheur du pauvre monde.

Ou encore :

 Vive le prolétaire !
 Sans la révolution
 Tout n’est qu’un cautère
 Sur un bras de coton.

Et enfin :

Je suis le soldat-laboureur
  Et mon épée
  Bien trempée
Du monde fera le labeur

Une émotion ardente et religieuse emplissait les âmes durant les chansons. On sentait vraiment passer la poésie, le lyrisme, la grandeur majestueuse de l’art et de la beauté.

Et ce fut sur un vrai délire de joie, dans le tonnerre des applaudissements les plus ardents, que la douce et pudique Josépha chanta la sienne, qui devait terminer la séance :

Il a un petit bitoquet
Tout coquet
Fluet.
Et
Pareil à un robinet,
Mais,
Quand il opère
Ah ! ma mère,
Quel austère
Compère !

En même temps, elle faisait les gestes appropriés à cette poésie délicate, et ce fut un tumulte d’admiration partout.

Lerondufess s’écria.

— Elle réussirait au cinéma.

Et Lerousti certifia :

— Sûr que pas une ne lui va au genou.

Mais Cunéphine, un peu jalouse, s’exclama :

— Elle chante bien, mais elle n’est pas photogénique.

À quoi Josépha ne répondit rien, se souvenant qu’on lui avait depuis peu certifié le contraire. Et ce n’était pas d’un apprenti qu’elle tenait cette certitude. Elle était allée se faire photographier chez Vandonguin, l’opérateur de la belle société. Là, assurée d’un photogénisme magnifique, elle avait même consenti à poser nue, de face, de dos, de profil, allongée, de côté, en enfilade et à rebours. Et quels compliments lui avait offert Vandonguin ! Il ne se tenait pas d’admiration, et il l’avait même si démonstrative que peu s’en fallut de voir, l’aimable Josépha perdre, faute de défense, la fleur qu’elle tenait pourtant à offrir intacte à Hector. Hélas ! On a des faiblesses, parfois, ici-bas. Enfin, elle s’en était tirée grâce à quelques concessions qui n’aliénaient point le bien central.

Vandonguin s’en était contenté. Il aurait d’ailleurs été bien ingrat de ne point consentir à se considérer comme satisfait. Combien est-il de femmes mariées amoureuses de leur époux et soumises à ses ordres, qui se refusent à lui concéder pourtant ce dont il s’agit.

Bref ! Josépha se savait photogénique. Elle n’ambitionnait aucunement de faire du cinéma. Bon pour Cunéphine, ce genre d’étalage-là. Quand on est, tel était sa gloire, vendeuse au Bas d’or, excellent métier qui ne fait point déroger de la noblesse, d’ailleurs, on ne quitte pas ça pour l’écran…

Pilocarpitte cependant, pour contrarier la jeune Lampader qui, depuis le matin lui prenait ses amoureux et ne les lui rendait qu’amorphes, Pilocarpitte remarqua :

— Oh ! si, que Josépha ferait bien dans un film, moi qui connais Léon Koenigsberg, le grand metteur en scène, je lui ai même dit…

Mais personne n’écoutait plus ces détails sans importance. Le moment était venu de se dégourdir un peu les jambes, et on se levait de table, après dégustation d’un dernier verre d’Aramon-champagne outresec, grand crémant 1898.

Ce vin notable, je vous prie de le croire, commençait d’éveiller dans les âmes et dans les corps des prurits redoutables, propres à effondrer bientôt toutes les barrières de la honte, de la vergogne et de la pudeur…