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Une seconde mère/Texte entier

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Librairie Hachette (p. Titre-Tdm).


UNE
SECONDE MÈRE













LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie


DU MÊME AUTEUR

Le Réjoui. Un vol. in-16, avec 50 gravures, broché.
3 fr. 50
Cartonné percaline, tranches dorées
3 fr. 50



64 749 - Imprimerie LAHURE, 9, rue de Fleurus, à Paris.

À MON NEVEU


HENRI D’ARJUZON

SA TANTE AFFECTIONNÉE
C. A.


Paris, Février 1909.

Mme la Comtesse C. D’ARJUZON

UNE
SECONDE MÈRE
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 46 VIGNETTES
PAR ZIER
Séparateur
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1909


Elle le chargea sur ses épaules et revint ainsi sur la rive.


« Laisse-moi finir mon chapitre. »

I

Un serment solennel.


On est au milieu du mois d’août, le ciel est bleu, le soleil brille, il fait un temps superbe !

Les petits de Brides sont dans le parc, dont une minime portion leur a été abandonnée pour leurs jeux. Là, ils ont leur jardin à eux, une balançoire, un trapèze, un jeu de tonneau, bientôt ils auront un tennis… s’ils sont sages.

Jacques, l’aîné, âgé de dix ans environ, est assis sur un pliant, les coudes sur ses genoux, sa tête entre les mains et il lit avec une attention, oh ! mais avec une attention soutenue, un livre rouge doré sur tranches, un de ces livres que tous les enfants connaissent bien : il lit un livre de la Bibliothèque rose.

À quelques pas plus loin est sa jeune sœur, Geneviève, on l’appelle ordinairement Gina, qui travaille dans le petit jardin.

La pauvre enfant traîne, avec effort, une grande brouette toute remplie de fumier.

Elle le prend, sans dégoût, avec ses mains, en entoure soigneusement ses fleurs, puis reprend sa brouette et en met un peu plus loin.

Aussi comme elle est propre ! son tablier blanc est affreux à voir ! ses bottines sont boueuses, et ses mains, ses pauvres petites mains, font horreur ! Elle a chaud, très chaud, elle a enlevé son grand chapeau de paille, et, à peine, au milieu de ses cheveux en broussaille, aperçoit-on sa petite figure très fine, qu’éclairent deux yeux bleus comme des myosotis.

Gina.

Jacques !


Jacques ne répond pas.

Gina.

Jacques ! mon petit Jacques !


Jacques n’entend même pas.

Gina s’approche alors tout doucement de son frère.

Jacques, tressaillant.

Oh ! tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu veux, Gina ?

Gina.

Viens m’aider, je t’en prie, je n’en peux plus ! elle est affreusement lourde, cette brouette !

Jacques a relevé la tête : on distingue une bonne figure ronde, avec de beaux yeux bruns, vifs et intelligents.

Jacques.

Dans un instant, Gina ; laisse-moi finir mon chapitre.

Gina s’en retourne, résignée, à son fumier, et Jacques se replonge dans sa lecture.

Jacques, cependant, n’est pas studieux : il aime les contes, les voyages, les histoires de toutes sortes, enfin tout ce qui amuse, mais, pour le travail, c’est une autre affaire. Lui et sa sœur ne travaillent que lorsqu’ils le veulent et ils ne le veulent pas souvent.

Ils sont bien abandonnés, hélas ! les pauvres petits ! Ils ont perdu leur mère deux ans auparavant et, depuis lors, ils poussent un peu à l’aventure, comme de petites plantes sauvages.

Leur père, M. de Brides, absorbé par son chagrin, ne s’occupe guère que de ses chevaux et de ses chiens ; aussi ses enfants sont-ils presque exclusivement livrés à Lison, leur bonne, qui les laisse faire tout ce qu’ils veulent, du matin au soir.

Ce n’est pourtant pas une méchante fille, cette Lison, seulement elle est bavarde, terriblement bavarde et elle ne pense guère à autre chose qu’à faire marcher sa langue sans trêve ni repos.

Du reste, la voilà là-bas qui cause avec le facteur : le facteur est pressé, Lison l’arrête, le retient, le facteur a grand’peine à se débarrasser d’elle.

Un quart d’heure passe ainsi, Jacques lit toujours. Puis son livre lui tombe des mains ; il reste les yeux fixes, un pli entre les sourcils, et demeure tout entier livré à des réflexions qui l’absorbent.

Il jette un regard circulaire.

Lison s’est éloignée de quelques pas encore et cause, à présent, avec le garçon jardinier.

Oh ! cette fois, cela peut durer longtemps, car le garçon jardinier, lui aussi, en a une langue !

Gina, à genoux par terre, achève de fumer les dernières plantes de son jardin.

Jacques.

Viens ici, Gina.

Gina.

Un instant, Jacques, je vais avoir fini.

Jacques.

Non, Gina, non, tout de suite, c’est très pressé.

Gina n’a pas l’habitude de résister à Jacques, son aîné de deux ans, qu’elle aime et qu’elle admire beaucoup.

Elle accourt donc près de lui et reste saisie de l’expression de sa physionomie. Il a l’air presque terrible.

Jacques, d’un ton solennel.

Gina !

Gina, interdite.

Quoi ? Qu’y a-t-il ? Oh ! Jacques, ne me regarde pas ainsi, tu me fais peur.

Jacques, impatienté.

Que tu es sotte, Gina… (d’un air un peu méprisant). Oh ! les filles !

Gina, prête à pleurer.

Pardon ! Jacques, pardon !

Jacques.

Pardon de quoi, mioche ? Il s’agit de choses sérieuses, voyons, et non pas de pleurnicher sans savoir pourquoi.

Gina écoute, un peu émue, ce que Jacques a de si important à lui révéler.

Jacques, d’un air pénétré.

Gina, le moment est solennel ; il s’agit, je le répète, de choses graves, de choses très, très graves. Il est important, il est indispensable que tu me jures de faire comme moi.

Gina est prête à jurer tout ce qu’on veut, du moment que c’est Jacques qui le lui commande. Cependant, elle risque cette réflexion : « Mais c’est très mal de jurer, Jacques. L’autre jour, au catéchisme, M. le Curé disait : « Dieu en vain tu ne jureras ni autre chose pareillement » et il défendait les jurements. »

Jacques.

Mais il n’est pas question de jurer le nom du Bon Dieu : ce que je le demande, c’est un serment, une promesse, une promesse qui engage l’honneur : mieux, vaudrait mourir que d’y manquer.

Gina est de plus en plus impressionnée ; elle ne comprend guère ce que tout cela signifie, mais, puisque Jacques le veut, c’est qu’il a raison.

Jacques attire à lui la jolie tête blonde de sa sœur et l’embrasse très fort.

Jacques.

Pauvre chou, va !

Gina se sent soudain animée d’un courage héroïque, décidée à affronter n’importe quoi, pour faire plaisir à Jacques.

Jacques.

Eh bien ! voilà, Gina. C’est un secret, un secret très important. Tu sais, il y a deux ans que maman est morte ; il arrive souvent que, lorsque les mamans meurent, les papas prennent une autre femme.

Gina.

Ils se remarient ?

Jacques.

Oui, et c’est là le malheur.

Gina.

Pourquoi ?

Jacques.

Parce que ces femmes-là, vois-tu, détestent les enfants de la maman qui est morte ; ce sont des belles-mères.

Gina, surprise.

Elles sont belles ?

Jacques, agacé.

Non, non, non, ce que les filles sont bornées ! On les appelle belles-mères… parce que c’est comme ça que ça s’appelle. Elles punissent les pauvres enfants pour rien, elles les enferment, elles les battent, elles les privent de récréation et de dessert, enfin elles sont d’une méchanceté extraordinaire.

Gina, incrédule.

Tu crois ?

Jacques.

Si je le crois ! mais j’en suis sûr.

Gina se demande comment Jacques est si sûr de ces choses-là et elle le regarde d’un air étonné.

Jacques, froissé.

Ah ! tu ne me crois pas ? Eh bien ! tu vas voir !

Il ouvre précipitamment son livre, en tourne les pages avec rapidité et s’arrête devant une gravure qu’il place sous les yeux de Gina.

Jacques.

Tiens, regarde cette grosse méchante femme : c’est une belle-mère. Tu vois, elle fouette tant qu’elle peut la pauvre Sophie, parce que sa maman est morte.

Gina, indignée.

Comment, elle la bat parce que sa maman est morte ?

Jacques.

Elle ne la bat pas précisément parce que sa maman est morte, mais parce que Sophie n’est pas sa fille et qu’elle ne peut la souffrir.

Gina est terrifiée, toutes ses idées sont bouleversées du coup.

Jacques.

Donc, ma pauvre Gina, si nous ne voulons pas être grondés du matin au soir, roués de coups comme Sophie, mis en pénitence, privés de gâteaux, de bonbons, de plats sucrés, enfin de tout ce que nous aimons ; si nous ne voulons pas travailler toute la journée à des choses très ennuyeuses, il faut absolument empêcher papa de nous donner une belle-mère.

Gina.

Mais, Jacques, papa n’en a peut-être pas plus envie que nous.

Jacques.

On ne peut pas savoir. Jurons donc, tous les deux, d’unir tous nos efforts pour éviter un pareil malheur.

Gina est prête à jurer avec conviction, mais, comment faire ? « Comment jure-t-on ? » dit-elle.

Jacques, solennel.

Comme Mistigri et comme Trompe la mort.

Gina, ouvrant des yeux égarés.

Comme Misti…

Jacques.

gri et Trompe la mort, ce sont deux chefs de brigands.

Jacques a lu leur histoire, une histoire vraiment terrible, la semaine passée, dans le Journal de la Jeunesse.

Jacques.

Tu vas dire comme moi : « Par la terre et par le ciel, par l’eau et par le feu, par le sang et par le… par le… »

Jacques a oublié la suite.

Jacques, cherchant.

Par la… par le…

Jacques ne trouve pas. Il explique à Gina : « c’est Mistigri qui dit comme ça. Allons, répète en même temps que moi. »

Gina sent un frisson courir le long de son dos.

Gina.

Mais c’est effrayant tout cela, je ne pourrai jamais.

Jacques voit qu’il faut avoir pitié de ce faible cœur, elle est si jeune encore, Gina ; et puis, ce n’est pas un garçon, elle !

Il consent, alors, à simplifier les choses.

Jacques.

Eh bien ! mon pauvre petit, promettons tout simplement que quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, nous nous unirons tous les deux pour n’avoir pas de belle-mère.



Ils virent passer une automobile.

II

Une journée orageuse.


Lison, accourant.

Vite, les enfants, vite, j’entends une voiture : c’est une visite, bien sûr ; il ne faut pas qu’on vous voie dans l’état où vous êtes, cachez-vous dans le petit bois.

Les enfants se sauvèrent en courant et, à travers les branches du taillis, virent passer, devant eux, une élégante automobile, conduite par un mécanicien correct, et dans laquelle étaient assises trois personnes.

Jacques, bas à Gina.

Tiens, c’est M. de Saint-Rambert et puis Mme de Saint-Rambert et Mlle Solange.

Gina, bas à Jacques.

Qu’elle est belle, Mlle Solange !

Jacques, faisant un geste vague.

Oui… assez.

Mais la voiture est déjà devant le perron : un domestique en livrée s’est avancé et a répondu, à l’interrogation qui lui a été faite, que Mme la baronne de Hautmanoir était au château.

Les enfants, voyant les visiteurs disparaître, reviennent à leur petit jardin et se mettent à jouer. Jacques aide Gina à soigner ses fleurs et ils y travaillent tous deux avec tant d’ardeur qu’ils sont tout surpris d’entendre, tout à coup, un bruit de voix près d’eux. Ils deviennent rouges comme des coqs en reconnaissant M., Mme et Mlle de Saint-Rambert que leur grand’mère, Mme de Hautmanoir, a emmenés faire un tour de parc.

Mme de Saint-Rambert, aimablement.

Tiens, voici vos petits-enfants, Madame.

Bonjour, chers petits, vous êtes bien occupés, il me semble.


Les enfants s’avancent très intimidés et voient, non sans inquiétude, Mme de Hautmanoir braquer sur eux son face à main d’écaille. Son regard, étonné d’abord, prend une expression de vive contrariété, qui peu à peu se change en courroux. Gina, on le sait, est sale à faire peur ; Jacques, de son côté, n’est pas beaucoup plus propre ; ses mains, sa blouse, son pantalon sont couverts de taches bleu clair.

Gina baisse le nez sous le regard chargé de reproches de sa grand’mère.

Jacques cherche à expliquer sa tenue : « Grand’mère, c’est les lapins. »

Mme de Hautmanoir, furieuse.

Comment, les lapins ?

Jacques.

C’est-à-dire, grand’mère, c’est la cabane des lapins que j’ai… que j’ai… voulu peindre moi-même.

Mme de Hautmanoir, levant les bras au ciel.

Que tu as voulu peindre toi-même ! et avec quoi ?

Jacques.

Avec de la peinture, grand’mère. De la peinture du peintre qui était dans la serre. Il a laissé ses pots, alors…

Mme de Hautmanoir.

Alors, tu es allé les prendre pour faire un tas de saletés avec, je te reconnais bien là.

Et toi, Gina ?

Elle s’avance vers la petite fille et la secoue légèrement par le bras.

Mme de Hautmanoir, éclatant tout à coup.

Mais elle empoisonne, cette petite ! Quelle invention diabolique a-t-elle pu avoir, elle aussi ?

Gina, sentant les larmes la gagner.

Grand’mère, c’est le fumier !

Mme de Hautmanoir, accablée.

Le fumier à présent, c’est complet ! (Avec exaspération) : À quoi pense-t-elle donc Lison ? Cette fille a perdu la tête de vous laisser ainsi livrés à tous les écarts de votre imagination vagabonde. (Et, se tournant vers ses hôtes) : Ils ne savent qu’inventer, ces monstres d’enfants !


Mme de Hautmanoir braque sur eux son face à main.

Mlle de Saint-Rambert.

Oh ! Madame, il faut leur pardonner, pour une fois !…

Mme de Hautmanoir, qui ne décolère pas.

Pour une fois ! pour une fois ! Mais, Mademoiselle Solange, c’est tous les jours qu’ils font des bêtises, c’est vingt fois, c’est cent fois par jour ! (Se tournant vers ses petits-enfants) : Rentrez, Monsieur ; rentrez, Mademoiselle. Dites à Lison de vous préparer un bain ; qu’elle vous nettoie des pieds à la tête et puis vous resterez jusqu’au dîner, dans votre chambre, et vous n’aurez pas de dessert.

Jacques et Gina s’en vont très penauds. Mlle Solange les suit d’un regard de compassion qui ne leur échappe pas.

Jacques

Ben ! en voilà une guigne ! je la reconnais bien là ma guigne !

Gina lève vers Jacques un regard interrogateur.

Jacques.

Eh bien oui ! Tu as entendu ce que grand’mère a dit : « vous serez privés de dessert » et justement, aujourd’hui, il y aura des profiterolles, tu sais, les petits beignets remplis de crème au chocolat, que nous aimons tant et que Suzanne fait si bien !

Gina, qui, à ce mot de « profitrolles », sent déjà l’eau lui venir à la bouche.

Tu en es sûr ?

Jacques.

Absolument sûr ; Suzanne, en sortant de la chambre de grand’mère qui venait de lui donner ses ordres, ce matin, m’a dit : « Soyez content, monsieur Jacques, il y aura des protiterolles ce soir » ; pas de veine, ah ! non, pas de veine, par exemple !!!

Jacques et Gina rentrent dans leur chambre où ils retrouvent Lison, qui s’était esquivée pour échapper à la fâcheuse rencontre de tout à l’heure, rencontre qu’elle eût voulu à tout prix éviter, sachant combien les pauvres petits étaient peu présentables ! Elle se sent dans son tort et tâche de le réparer, en coiffant et en habillant les enfants avec soin.

Lorsque sonne le dîner, Jacques et Gina entrent dans le salon. Ils ne sont plus reconnaissables. Les jolis cheveux de Gina, d’un blond de blé mûr, sont frisés avec goût et font comme une auréole lumineuse autour de son fin visage au teint délicat. Sa maigre petite personne est vêtue d’une robe légère de mousseline de laine blanche à petits pois noirs. Elle a des souliers vernis découverts, attachés par une barrette sur le cou-de-pied. Jacques, lui aussi, est non moins correct. Il a ses cheveux bruns bien lisses, sa raie sur le côté, et il porte avec élégance un costume de piqué blanc avec un grand col marin.

Autant Gina paraît frêle et délicate, autant lui, au contraire, donne l’impression d’un petit gaillard robuste et bien portant.

Cette tenue irréprochable apaise quelque peu Mme de Hautmanoir.

Jacques et Gina s’avancent vers M. le Curé, qui est venu dîner, et lui souhaitent poliment le bonsoir.

M. de Brides entre peu après. C’est un bel homme, grand, bien découplé, aux yeux bruns et à la tournure distinguée. Jacques est tout son portrait.

Les deux enfants vont lui tendre leur front et, le dîner annoncé, on passe à table.

Pendant le repas, la conversation est peu animée. La colère de Mme de Hautmanoir n’est pas encore tout à fait tombée. Heureusement, M. le Curé est là, et parle des affaires de la petite paroisse de Boisfleuri dont il est le pasteur, ce qui intéresse toujours les châtelains.

Les enfants sont si sages que M. de Brides finit par les regarder avec étonnement : il n’en croit pas ses yeux.

On vient de manger les légumes ; les profiterolles font leur apparition : elles sont admirables, dorées par place, et reposent délicatement sur un lit de chocolat qui embaume la vanille. Jacques et Gina se jettent un regard navré.

La grand’mère observe avec attention ses petits-enfants. Elle les adore, d’ailleurs, les trouve plus beaux, plus intelligents, plus amusants que tous ceux qu’elle connaît et ne les punit qu’à regret.

Elle a pourtant l’air passablement rébarbatif, Mme de Hautmanoir ! Tout le monde a un peu peur d’elle, à cause de son air noble et imposant. De haute stature, son buste est surmonté d’une tête aux traits accentués, au grand nez aristocratique qui se recourbe sur une bouche mince, aux lèvres serrées, et que tend à rejoindre un menton en galoche, un peu (révérence gardée) la tête d’un polichinelle très distingué.

Au fond, elle est très bonne et elle dissimule une réelle sensibilité sous une apparence de froideur un peu voulue.

Joseph passe donc les profiterolles. La grand’mère se sert, M. le Curé en fait autant et M. de Brides aussi. On arrive à Jacques. Il devient très rouge et a seulement le courage de faire « non » de la tête. Gina baisse la sienne pour cacher les larmes qui remplissent ses yeux.

Mme de Hautmanoir est satisfaite de l’obéissance de ses petits-enfants et les regarde malicieusement. Elle dit enfin : « Le plat sucré n’est pas du dessert, mes petits ».

M. de Brides, surpris, lève sur sa belle-mère un regard interrogateur.

Mme de Hautmanoir.

Rien, Gérard, rien ; cela n’a aucune importance ; je vous dirai… plus tard…

Jacques et Gina sont alors copieusement servis par Joseph, qui avait deviné le petit drame de famille et qui était enchanté de le voir tourner à la satisfaction des enfants, que tous les domestiques aiment malgré leurs petits défauts.

Voilà maintenant le tour du dessert. Ce soir-là, il y a des pêches, les premières de la saison. Dieu ! qu’elles sont grosses et appétissantes !

Plus loin, voici des biscuits : cela se retrouve toujours, les biscuits ; les amandes vertes : ce n’est pas délicieux ; enfin des gaufrettes : on en mange toute l’année. Mais il y a les pêches, hélas ! les belles pêches ! que c’est donc ennuyeux de ne pas y goûter ! Mme de Hautmanoir, qui voit bien ce qui se passe dans la tête des deux enfants, se laisse attendrir une seconde fois : « Vous n’aurez, ce soir, qu’un seul dessert, voilà tout », dit-elle.

Jacques et Gina sont prêts à battre des mains tant leur joie est grande, mais ils se contiennent, de peur d’aller trop loin.



Mme de Hautmanoir et M. le Curé restent en tête à tête.

III

Sérieuse conversation.


Deux heures plus tard, les enfants disent bonsoir et vont se coucher. M. de Brides fume son cigare, dans le jardin : Mme de Hautmanoir et M. le Curé restent, dans le salon, en face l’un de l’autre.

M. le Curé, suivant les enfants des yeux.

Mais comme ils sont sages, ce soir ! Sages comme des images, c’est le cas de le dire.

M. le Curé est très attaché aux deux enfants qu’il a baptisés. Jacques va prendre, chaque jour, des leçons de latin, de calcul, d’histoire et de géographie au presbytère, et Gina a commencé ses études sous la direction de Mlle Herminie, la sœur du curé, excellente vieille fille qui a été institutrice dans un pensionnat et qui, à présent, tient la maison de son frère.

Mme de Hautmanoir répond au curé en hochant la tête : « Oui, ils sont sages, ce soir, par extraordinaire, mais ils m’ont mise dans une belle colère, tantôt ! »

M. le Curé aime autant ne pas insister, de peur de réveiller cette colère qu’il sent prête à éclater de nouveau. Il pousse un soupir, lève les yeux au ciel, tire de sa poche sa tabatière, prend délicatement, entre ses doigts, une pincée de tabac et dit en se frottant vigoureusement le nez : « Pauvres petits ! »

Mme de Hautmanoir.

Ah ! oui, pauvres petits ! des enfants sans mère, il n’y a rien de plus triste. Depuis que ma pauvre fille est morte, ils sont bien abandonnés. Gérard, lui, est toujours dehors, et moi je ne suis pas souvent à Brides. Les sœurs, l’hospice, l’école, l’ouvroir, tout cela me retient à la Saulaie et je ne puis venir ici qu’en passant, une fois de temps en temps, pour voir les enfants, ce n’est pas suffisant.

M. le Curé approuve de la tête.

Mme de Hautmanoir, reprenant.

Et, quand bien même je serais toujours ici, je ne pourrais pas, avec mes vieilles jambes et mes rhumatismes, suivre ces enfants qui courent comme des chevaux échappés.

Comment seront-ils élevés ? Ah ! l’avenir m’inquiète, mon bon Curé, l’avenir m’inquiète beaucoup.

M. le Curé.

Vous avez raison, madame la Baronne, il faudrait, pour maintenir ces « chevaux échappés » comme vous dites, une main énergique et douce à la fois.

Mme de Hautmanoir.

Qu’entendez-vous par là ?

M. le Curé.

Eh mais ! madame la Baronne, qu’il faudrait une femme jeune, à la fois intelligente et bonne, et qui ait du caractère.

Mme de Hautmanoir

Une gouvernante, vous voulez dire ?

M. le Curé.

Non, Madame, non, une gouvernante ne pourrait pas avoir ici une autorité suffisante.

Mme de Hautmanoir

Alors quoi ? que M. de Brides se remarie ? C’est là que vous voulez en venir.

M. le Curé.

Pourquoi pas, madame la Baronne ? ce serait heureux aussi pour M. de Brides. Il est bien jeune pour rester ainsi tout seul, dans ce grand château, avec ses deux enfants. Une jeune femme qui mettrait ici de la gaieté, de l’animation, cela vaudrait mieux pour tout le monde.

Mme de Hautmanoir a l’air abasourdi, les larmes lui montent aux yeux : « Ah ! ça, jamais de la vie par exemple ! Ce serait trop dur de voir une étrangère remplacer ma fille, ma pauvre Geneviève, auprès de mes petits-enfants… »

M. le Curé

Mais pourtant, madame la Baronne, je crois que ce serait un sacrifice nécessaire (et appuyant sur le mot), très nécessaire, dans l’intérêt même de vos chers petits-enfants.

Mme de Hautmanoir.

Mais enfin, voyez-vous cela ? une femme qui ne les aimerait pas, qui les maltraiterait peut-être ! Jacques, lui, ne se laisserait pas molester, mais Gina, la pauvre petite, si tendre, si douce, tout comme était d’ailleurs sa pauvre mère à laquelle elle ressemble tant ! d’une santé si fragile ! elle se laisserait tyranniser et deviendrait un vrai souffre-douleur, ce serait affreux !

M. le Curé.

Seigneur Jésus ! Madame la Baronne, où allez-vous chercher des choses pareilles ? toutes les belles-mères ne sont pas des tigres ; il s’agit de choisir : certes, cela demande de la réflexion, on ne fait pas un mariage à la légère, encore moins dans de pareilles conditions. Il y a de bonnes belles-mères, je vous assure, vous en connaissez, et ici même, au château.

Mme de Hautmanoir, stupéfaite.

Comment ici ? à Brides ?

M. le Curé.

Mais oui, madame la Baronne : la mère Buisson, la femme du garde, vous le savez bien, est la belle-mère de Jenny. Rend-elle sa belle-fille malheureuse ? ne la soigne-t-elle pas avec la même tendresse que sa propre fille, la petite Laurette ?

Mme de Hautmanoir.

C’est ma foi vrai. Elle a l’air d’aimer autant l’une que l’autre et ne faire aucune différence entre elles deux.

M. le Curé.

Jenny ignore même que la femme Buisson n’est pas sa mère. Peut-être l’ignorera-t-elle toujours… sans doute, pendant de longues années, tout au moins.

Mme de Hautmanoir s’enfonce dans son fauteuil et reste un instant plongée dans ses réflexions. Elle a grande confiance dans le jugement de M. le Curé qui est à la fois un homme de bon sens et un saint. Elle sent bien qu’il a raison, au fond, et finit par murmurer : « Oui, mais voilà, il s’agit de choisir, comme vous le dites, et de bien choisir, c’est la grande affaire. »

M. le Curé, la regardant d’un air fin.

Eh ! mon Dieu ! madame la Baronne, ce n’est peut-être pas si difficile que vous le croyez.

Mme de Hautmanoir, se redressant.

Vous connaissez quelqu’un, je vois ça.

M. le Curé.

Eh ! Eh ! madame la Baronne, vous aussi.

Mme de Hautmanoir, réfléchissant.

Est-ce que vous voudriez parler, par hasard, de la fille de nos voisins du château des Bouquets ?

M. le Curé, rayonnant.

De Mlle Solange de Saint-Rambert, oui, madame la Baronne, vous y êtes !

Mme de Hautmanoir.

Ah ! Solange, ah ! celle-là par exemple, c’est une perle, il n’y en a pas beaucoup comme elle.

M. le Curé.

Une perle, en effet. C’est moi qui lui ai fait faire sa première communion et je peux vous affirmer que c’est une personne sérieuse, douce et bonne au possible, pieuse et charitable, pleine d’entrain et de gaieté, et avec cela le plus noble caractère, le…

Mme de Hautmanoir, riant.

Tout beau ! monsieur le Curé, tout beau ! comme vous vous emballez ! Dites tout de suite que Solange est une perfection.

M. le Curé.

Mais mon Dieu oui, je le dirais bien volontiers, si la perfection était de ce monde.


Mme de Hautmanoir se replonge dans ses pensées. Elle tressaille tout à coup : « Mais c’est impossible, mon bon Curé, absolument impossible », s’écrie-t-elle.

M. le Curé, très inquiet.

Eh ! mon Dieu, pourquoi donc ?

Mme de Hautmanoir.

Parce que Solange est riche, très riche, beaucoup plus riche que mon gendre et qu’elle peut prétendre choisir un mari qui lui apporte une grosse fortune.

M. le Curé, rassuré.

Que non pas, madame la Baronne, je connais si bien Mlle Solange que je peux vous affirmer que les questions d’argent ne l’arrêteront pas. Si M. de Brides lui plaît, elle verra, dans l’éducation de ses deux enfants, une bonne et belle œuvre à faire et elle n’hésitera pas. Croyez-moi, madame la Baronne, Mlle Solange de Saint-Rambert est un cœur d’or.

« Un cœur d’or ! » L’expression plut à Mme de Hautmanoir qui la répéta, songeuse. Elle entendit la porte du perron s’ouvrir et dit rapidement au curé : « Voilà mon gendre qui rentre ; je compte sur vous, mon bon monsieur le Curé. Arrangez cela en mon absence, je vous en serai bien reconnaissante. »

M. le Curé.

Avec l’aide de Dieu, oui, madame la Baronne, comptez sur moi.


Le dimanche suivant, Jacques et Gina se rendent à Boisfleuri, avec leur grand’mère et M. de Brides, afin d’assister à la grand’messe, comme d’habitude. Les enfants reconnaissent, dans le banc du château des Bouquets, M. et Mme de Saint-Rambert, mais Mlle Solange en est absente.

Gina, bas à Jacques.

Elle est peut-être malade, Mlle Solange.

Jacques.

Ça se peut.

Mais, tout à coup, quelle n’est pas leur surprise d’entendre, à l’orgue, une musique céleste ! Malgré eux, ils se retournent et reconnaissent, assise à l’harmonium, Mlle de Saint-Rambert, au lieu du vieil aveugle Lucas, l’organiste et le chantre ordinaire. Il ne connaît pas grand’chose à la musique, le pauvre Lucas, l’ayant apprise tout seul, pour se distraire, tandis que Mlle Solange joue de l’orgue à merveille. Après l’élévation, elle chanta d’une voix pure et avec une expression touchante un O Salutaris qui émut toute l’assistance.

À la sortie de l’église, M. de Brides, Mme de Hautmanoir, suivis des deux enfants, s’approchèrent de la famille de Saint-Rambert.

M. de Brides.

Bonjour, Mademoiselle, qu’est-ce qui nous a valu, aujourd’hui, le bonheur de vous entendre ? Jamais notre église n’a été favorisée d’une aussi belle musique.

Mlle de Saint-Rambert, avec simplicité.

Oh ! Monsieur, vous êtes trop indulgent. Il fallait bien venir en aide à ce bon M. le Curé qui ne savait où donner de la tête lorsque, hier, le pauvre Lucas avait envoyé dire au presbytère qu’il était malade et ne pourrait tenir l’orgue aujourd’hui.

Mme de Hautmanoir, souriant.

C’est une bonne fortune pour nous, Mademoiselle. Je ne veux pas souhaiter que Lucas reste malade longtemps, mais cependant nous avons tellement gagné au change, que je désirerais vivement que cela continuât toujours ainsi.


M. et Mme de Saint-Rambert échangèrent de cordiales poignées de mains avec M. de Brides et sa belle-mère et on se sépara.



Avant de partir, elle accable Lison de recommandations.

IV

Inventions malheureuses.


Le séjour de Mme de Hautmanoir touche à sa fin ; il lui faut, à présent, retourner à la Saulaie où quantité de devoirs charitables rappellent. Mais, avant de partir, elle accable Lison de recommandations de toutes sortes ; au sujet des santés, surtout ! Si les petits allaient tomber malades en son absence !…

Mme de Hautmanoir.

Surtout, Lison, surveillez-les bien. Vous savez que, lorsqu’ils sont seuls, il n’y a pas de bêtises qu’ils n’inventent !

Lison promet tout ce qu’on veut, mais, dès que Mme de Hautmanoir n’est plus là, elle s’occupe beaucoup plus des nouvelles du pays que des enfants qui lui sont confiés.

Leur bonheur, à eux, c’est, lorsqu’il vient des ouvriers au château, d’aller les voir travailler. Peu à peu, ils touchent aux outils et s’amusent à faire les tapissiers, les serruriers, les menuisiers et même les maçons. N’ont-ils pas, un jour, affreusement brûlé leurs vêtements, en maniant de la chaux dont ils voulaient se servir afin de construire un four pour cuire, eux-mêmes, des pommes de terre ! Lison, furieuse, a porté les vêtements à la cuisine et les a montrés à Suzanne : « Voyez ces diables d’enfants, lui a-t-elle dit, ils trouvent sans doute que je n’ai pas encore assez d’ouvrage, il faut maintenant que je raccommode tout cela, moi ! On n’en a jamais fini avec eux. »

Un autre jour, ce fut bien pis. Jacques et Gina virent les fumistes arriver à Brides et regardèrent, avec attention, comment ils s’y prenaient pour ramoner les cheminées du château.

« Vois ! dit Jacques à Gina, comme c’est amusant de ramoner, ils sont heureux, eux, les fumistes ! »

Gina.

Tu trouves ?

Jacques ne répond pas, il réfléchit et tout à coup il bat des mains : « Oh ! la bonne idée ! »

Gina.

Dis-la-moi vite, Jacques.

Jacques.

Eh bien ! voilà : les fumistes sont à déjeuner à présent. Nous allons, pendant ce temps-là, leur faire une belle surprise, et ils seront bien contents, va !

Gina ouvre de grands yeux étonnés.

Jacques.

La cheminée de la salle d’étude n’est pas encore ramonée, n’est-ce pas ? Eh bien, ramonons-la nous-mêmes. Quand les fumistes reviendront, ils trouveront leur ouvrage fait, ils seront enchantés et nous diront merci.

Gina, qui n’a qu’une médiocre opinion de la « bonne idée » de Jacques, répond : « Mais ce sera bien sale, Jacques, nous allons être tout noirs, avec cette suie ».

Jacques.

Que non ! que non ! Mettons tous les deux nos tabliers d’écriture ; ils sont de la même couleur que la suie, cela ne se verra pas.

Jacques court chercher les deux tabliers noirs, il enfile le sien et aide sa sœur à en faire autant.

Gina.

Mais je ne sais pas ramoner, moi ! je n’ai jamais fait ça.

Jacques.

Rien de plus facile : toi, tu entres d’abord dans la cheminée. Moi, pendant ce temps-là, je monte au grenier, je passe par la lucarne, je grimpe sur le toit en m’aidant de la corde à nœuds que les fumistes y ont laissée, j’arrive ainsi à la cheminée dans laquelle je ferai hou ! hou ! très fort.

Gina.

Et moi, je ferai hou ! hou ! ici ? comme l’ont fait, tout à l’heure, les fumistes dans la cheminée du salon ?

Jacques.

C’est ça même ; tu vois que c’est très simple.

Gina.

Mais ça ne nettoiera pas du tout la cheminée de faire hou ! hou ! dedans !

Jacques, agacé.

Bien sûr, petite sotte, laisse-moi finir. Quand nous aurons fait hou ! hou ! tu prendras la pelle et tu racleras dans la cheminée aussi haut que tu le pourras. Et moi, sur le toit, je raclerai, de mon côté, le tuyau de la cheminée.

Gina.

Avec quoi ?

Jacques embarrassé se gratte la tête. « Eh bien, mais… avec ce que je trouverai sur le toit, ou bien avec mes mains, ça se lave, les mains. »

Gina n’est pas absolument convaincue du succès de l’invention.

Gina.

Mais si tu allais tomber !

Jacques.

Pas de danger, puisqu’il y a la corde à nœuds. Je n’aurai qu’à me tenir bien fort après, c’est ainsi que font les fumistes.

Comme toujours, Gina finit par obéir à son frère qui grimpe rapidement l’escalier et arrive à la lucarne du grenier devant laquelle pend, en effet, une corde à nœuds. Jacques saisit la corde, enjambe la lucarne, mais, au moment où il va disparaître par la fenêtre, une main vigoureuse le saisit par le fond de sa culotte et le pose brutalement sur le plancher.

Jacques se trouve nez à nez avec son papa qui est pâle comme la mort. « Misérable enfant, dit celui-ci tout bouleversé, tu as donc juré de me faire mourir de peur ? »

Les couleurs reparaissent peu à peu aux joues de M. de Brides, mais il est si tremblant qu’il reste quelques instants sans pouvoir parler, car il a compris le danger, lui, il est monté au grenier, pour chercher des pièges à tendre dans les bois aux bêtes fauves. Jacques


« Juste ciel ! » s’écria M. de Brides, suffoqué.

était si pressé qu’il ne l’a pas aperçu, et le pauvre père a vu, avec épouvante, le moment où son fils allait tomber du haut de ce grand château et se fracasser la tête sur le pavé…

Peu à peu, M. de Brides reprend son sang-froid et sent, en même temps, une violente irritation le gagner. Il saisit Jacques par l’oreille et lui dit sévèrement : « Mais enfin, petit malheureux, tu voulais donc te tuer ? Qui a pu te pousser à faire une folie pareille ? »

Jacques, pleurnichant et effrayé de voir son père à ce point émotionné.

Ce sont les fumistes qui…

M. de Brides.

Comment les fumistes ont-ils pu te… mais, c’est impossible !

Jacques.

C’est-à-dire, c’est moi qui… qui ai voulu aider les fumistes à ramoner. Mais il n’y avait aucun danger, papa, puisque la corde à nœuds était là.

M. de Brides ne répond pas : il tient toujours Jacques par l’oreille et le secoue assez rudement ; à la fin, il éclate de nouveau : « J’en ai assez de cette vie-là, Monsieur, la coupe est pleine et elle déborde. Puisque vous ne voulez pas vous tenir tranquille comme les autres enfants, puisque vous avez toujours des inventions diaboliques, et que vous finiriez certainement par vous tuer, vous et votre petite sœur à qui vous faites partager vos inventions stupides et dangereuses, je vais vous mettre au collège. Dès ce soir, j’écris au directeur d’une pension très sévère, et, si vous ne vous y conduisez pas bien, je vous mettrai dans une maison de correction. »

Jacques se croit perdu. Il descend l’escalier avec son père qui a enfin lâché son oreille et qui le tient par le poignet. Ils entrent tous les deux dans la salle d’étude. Là, nouveau coup de théâtre ! M. de Brides s’arrête abasourdi, en voyant sa fille, aux trois quarts enfouie dans la cheminée au fond de laquelle on entend une petite voix étouffée crier hou ! hou ! hou ! hou ! hou ! hou !

M. de Brides.

Allons, bon, celle-là est devenue folle, certainement !

Gina, entendant du bruit dans la chambre, a retiré sa tête de la cheminée. Horreur ! elle est plus noire qu’une négresse.

M. de Brides, suffoqué.

Juste ciel !… Je vois ce que c’est. Elle a voulu faire la ramoneuse, à son tour. C’est bien ça, n’est-ce pas, Gina ?

Gina pleure ; ses larmes délayent la suie qui couvre sa figure et tombent en grosses gouttes noires sur le parquet : on dirait qu’elle pleure de l’encre.

M. de Brides.

Vous n’êtes pas plus raisonnables l’un que l’autre ! Il faut donc que cela finisse. Jacques ira au collège et toi, Gina, tu vas entrer en pension, c’est décidé.

Gina, suppliant.

Oh ! papa !

M. de Brides.

Il n’y a pas de « Oh ! papa ! » Ce sera comme je l’ai dit.

Puis il tire violemment la sonnette. Lison accourt, elle s’arrête interdite ! Elle a vu Gina toute noire et Jacques tout rouge.

« Lison, dit M. de Brides d’un ton sévère, vous n’êtes pas capable de garder ces enfants, pourquoi n’étiez-vous pas avec eux ? »

Lison.

J’étais à la cuisine, Monsieur.

M. de Brides.

À bavarder, n’est-ce pas ? Débarbouillez-moi cette malheureuse enfant, et veillez à ce que Jacques travaille jusqu’au dîner. Il écrira dix fois le verbe « Être insupportable » (à Jacques), tu entends ? Je suis insupportable, tu es insupportable, il est insupport…

M. de Brides quitte la chambre en claquant violemment la porte. Mais il revient sur ses pas et la rouvre.

M. de Brides.

Tu passeras le « futur ».

Jacques, interrogateur.

Je serai insupportable, tu seras insup…

M. de Brides, l’interrompant vivement.

Oui, ce temps-là est inutile.

Jacques, étonné.

Ah ! le « futur » est un temps inutile ?

M. de Brides, impatienté.

Oui, oui, pour aujourd’hui, je l’expliquerai cela plus tard.

Et il sort de nouveau.

Jacques écrit jusqu’au dîner, tandis que Gina pleure près de sa bonne.

L’entendant sangloter très fort, Jacques lève la tête et lui dit tout bas : « Pleure pas, Gina, pleure pas, va ! Déjà, papa, quand il était en colère, avait dit qu’il nous enverrait en pension ; il n’y pensera peut-être plus si nous sommes sages ! »



« Au revoir, petite mère. »

V

Tristes souvenirs.


L’alarme pourtant a été chaude. Jacques sent qu’il ne faut pas pousser son père à bout, s’il ne veut pas attirer sur sa tête le redoutable châtiment dont il a été menacé. M. de Brides, heureusement, semble n’y plus penser, ce dont Jacques et Gina se réjouissent entre eux.

Pendant les jours qui suivirent, Jacques et Gina lurent très sages ; ils prirent bien garde de ne pas commettre les petits méfaits dont ils étaient coutumiers et rien ne fut changé à leurs habitudes.

Chaque matin, ils partaient pour le presbytère, à un demi-kilomètre du château, escortés par Jenny, la fille du garde, à qui on permettait, étant de l’âge de Gina, de partager, avec celle-ci, les leçons de catéchisme et d’histoire sainte de Mlle Herminie. Ils revenaient, tous les trois, pour le déjeuner et rapportaient, chez eux, des devoirs à faire et des leçons à apprendre. Mais, la plupart du temps, les leçons n’étaient pas sues et les devoirs pas faits, du moins ceux des petits de Brides. M. le Curé avait parfois bien envie de se fâcher, Mlle Herminie aussi, mais ils patientaient, l’un et l’autre, dans l’espérance d’un temps meilleur.

Pour Jenny, c’est tout différent : elle est active et travailleuse, elle se lève de bonne heure, aide la mère Buisson à tout ranger dans la maison et à soigner la petite Laurette. Elle part avec un tablier toujours propre, ses cheveux bien lisses, partagés en deux nattes qui retombent sur son dos.

« Au revoir, petite mère, dit-elle en prenant ses livres et ses cahiers. — Tes devoirs sont faits, n’est-ce pas ? dit la mère Buisson, tes leçons sont bien apprises ?

— Oui, oui, soyez tranquille, » répond invariablement Jenny.

Rien n’est plus vrai d’ailleurs, car l’enfant travaille à merveille et va bientôt dépasser Gina, pour peu que cela continue. Puis la brave femme l’embrasse bien fort, et Jenny court à toutes jambes, au château, rejoindre les enfants qui ne sont pas toujours prêts.

Les petits paresseux aiment à se lever tard et, la plupart du temps, Gina arrive, à peine réveillée en se frottant les yeux, les lacets de ses souliers mal attachés, sa ceinture mise de travers, tandis que Jacques boutonne en hâte une veste plus ou moins propre.

M. de Brides ne voit pas souvent ces détails, il n’est presque jamais là. L’ouverture de la chasse l’occupe beaucoup en ce moment. Il va chez ses voisins et se laisse fréquemment retenir à dîner au château des Bouquets, ce qui fait dire à Lison, avec un air entendu et des clignements d’yeux à l’adresse des autres domestiques : « Faut croire que Monsieur trouve la cuisine des Bouquets meilleure que celle de chez lui, puisqu’il y est toujours fourré ».

Et elle accompagne ces mots d’un éclat de rire qui agace fortement Jacques.

Les jours où ils sont seuls, les petits de Brides passent la soirée dans leur chambre où on monte leur repas. Mais ce n’est pas bien gai. Ils causent un peu entre eux ensuite, et on les couche de bonne heure.

« Te rappelles-tu maman ? » dit un jour Jacques à sa petite sœur, en regardant la photographie de Mme de Brides, « moi, pas beaucoup ».

Gina.

Moi, non plus.

Jacques.

Elle était toujours malade, on ne la voyait presque pas.

Jacques et Gina ont, en effet, peu connu leur mère, qui, après la naissance de la petite fille, fut attaquée d’un mal étrange dont elle ne se releva jamais.

On la savait dans la maison, cela suffisait à y maintenir l’ordre et la régularité. Tous les jours, on lui amenait ses enfants dans sa chambre, mais le médecin avait recommandé qu’ils n’y restassent pas longtemps, pour ne pas fatiguer la malade qui perdait ses forces à vue d’œil.

Elle faisait asseoir les enfants tout contre sa chaise longue, les pressait sur son cœur, passait sa douce main blanche dans leur chevelure, et l’on voyait souvent des larmes couler sur son pâle visage, à la pensée de l’abandon dans lequel elle laissait involontairement les chers petits dont, hélas ! elle ne pouvait s’occuper.

M. de Brides voyait-il l’émotion la gagner ainsi, il faisait sortir précipitamment les enfants et leur disait tout bas : « Allez retrouver Lison, mes chéris, et surtout ne faites pas de bruit ».

Un jour, leur père vint les chercher dans leur chambre ; il avait un air sombre et des larmes plein les yeux. « Entrez tout doucement chez maman, leur dit-il, vous l’embrasserez seulement et vous vous en irez tout de suite après. » Ils entrèrent sur la pointe des pieds, virent, dans son lit, leur mère plus pâle encore que de coutume sur ses oreillers de dentelle.

Elle entr’ouvrit les yeux avec effort, en entendant ses enfants, et jeta sur eux un regard indéfinissable.

Très impressionnés, les pauvres petits baisèrent sa jolie main qui pendait inerte sur le drap. Comme ils allaient se retirer, Mme de Brides les attira à elle, les serra sur sa poitrine que soulevait un long sanglot.

Cet effort l’avait épuisée, elle retomba sur son lit, en murmurant d’une voix éteinte :

« Que Dieu vous garde, mes pauvres petits enfants. »

Obéissant à un signe de leur père, Jacques et Gina sortirent sans bruit.

Ils ne devaient plus revoir leur mère…

Le lendemain, Lison leur mit des vêtements noirs et leur recommanda : « En faisant votre prière, vous direz, de tout votre cœur, un Je vous salue, Marie, pour votre maman. Elle est partie pour le Paradis, avec les anges. »

Jacques ne dit rien mais se sauva dans sa chambre pour pleurer ; il avait compris.

Dans l’après-midi, les enfants virent Lison prendre leurs effets, les plier et les mettre dans une malle. Puis elle leur annonça qu’ils partaient le soir même…

Gina, vivement.

Pour le Paradis sans doute ? nous allons y retrouver maman ?

Lison, attendrie.

Non, chère petite, cette fois-ci nous allons chez grand’mère, à la Saulaie.

Mais Gina tenait à son idée et, lorsque M. de Brides entra dans la chambre, au moment de leur départ, elle se jeta à son cou et lui dit : « Ah ! papa, que je voudrais donc aller dans le Paradis, moi aussi ! »

M. de Brides, tressaillant.

Pourquoi donc, ma chérie ?

Gina.

Mais pour aller voir maman, mon petit papa.

M. de Brides ne répondit pas, il porta précipitamment son mouchoir à ses yeux et, embrassant tendrement ses enfants, il sortit brusquement.

Jacques et Gina partirent donc pour aller chez Mme de Hautmanoir où ils restèrent pendant quelques semaines.

Lorsqu’ils revinrent à Brides, la chambre de leur mère était fermée ; leur père, en grand deuil, avait une figure grave et triste qu’il conserva longtemps ; ses cheveux avaient blanchi, à la suite de tant d’émotions et de chagrins, et les petits sentirent bien qu’eux seuls, désormais, pouvaient lui apporter quelque consolation.

Tels étaient les souvenirs qui revinrent peu à peu à la mémoire des enfants et qu’ils se rappelaient l’un à l’autre, en regardant le portrait de leur mère.



« Buisson, mon ami, il nous faudrait un plat de poisson. »

VI

Friture manquée.


Un vendredi, comme on finissait de déjeuner, M. de Brides dit à Joseph d’aller chercher le père Buisson.

Celui-ci arriva peu après. Il avait une tête énergique, les cheveux coupés en brosse, la moustache grise retombant de chaque côté de son visage bronzé, vrai type de vieux militaire.

M. de Brides.

Buisson, mon ami, la cuisinière n’a pas pu trouver de poisson, ce matin, au marché et nous avons dû nous contenter de déjeuner avec des œufs et des légumes, ce qui n’est pas très confortable pour un jour maigre. Il nous faudrait un plat de poisson pour ce soir. Cependant, comme j’ai besoin de vous pour aller tirer des lapins, je ne puis vous envoyer à la pêche. Faites-moi donc le plaisir de placer simplement, dans la rivière, la bouteille aux vérons, cela nous fera toujours une petite friture.

Buisson.

C’est bien facile, Monsieur.

M. de Brides

Moi, je pars immédiatement ; quand vous aurez fini, vous viendrez me rejoindre, avec votre fusil, au bois de la Fosse au loup. Vous, Joseph, préparez ma valise, je prendrai à dix heures, ce soir, le train pour Paris. Et vous, les enfants, travaillez bien… si c’est possible !

Les petits de Brides sortirent de table et s’amusèrent, sur la pelouse, à poursuivre les papillons avec leurs filets. En tenaient-ils un captif, ils lui rendaient avec joie la liberté, afin de suivre en l’air son vol capricieux. Ils trouvaient très amusant de courir après, de les attraper, mais il leur paraissait cruel de s’emparer de ces jolies petites bêtes ailées, si vives, si brillantes et qui ont l’air de jouer à cache-cache en se poursuivant de fleur en fleur. Pourquoi les prendre, les faire souffrir et les piquer dans une collection ?

Au bout d’une heure, Gina fut fatiguée de courir.

Gina.

Si nous allions travailler un peu, veux-tu, Jacques ? Nous jouerions encore après.

Celui-ci y consentant d’assez bonne grâce, ils rentrèrent donc à la maison et montèrent dans la salle d’étude. L’un se mit à décliner le « Rosa, la Rose » (il n’était pas très avancé en latin, l’ami Jacques), tandis que l’autre s’appliquait courageusement à apprendre ses sous-préfectures.

Au bout de vingt minutes, Jacques releva le nez et vit Gina qui cherchait à situer, sur la carte muette, les sous-préfectures du département du Nord.

Elle se répétait : « Le Nord, chef-lieu Lille ; sous-préfectures : Avesnes, Cambrai, Douai, Dunkerque, Hazebrouck, Valenciennes ».

Gina.

Dieu ! qu’il est assommant, ce département du Nord, avec ses six sous-préfectures, si difficiles à prononcer !… Hazebrouck, Hazebrouck, est-ce que c’est un nom, ça ?

Jacques.

Écoute, Gina, laisse Hazebrouck tranquille. Il fait un temps superbe, si nous allions faire un tour ? Nous finirions nos devoirs plus tard, lorsqu’il ne fera plus clair et que Lison allumera la lampe.

Gina regarda par la fenêtre, il faisait si beau quelle ne put résister à la tentation. Elle planta là sa géographie et sa carte muette, alla décrocher son chapeau de paille dont elle se coiffa en hâte, et courut rejoindre Jacques qui avait vite dégringolé l’escalier et l’attendait dehors.

Jacques.

Si nous allions du côté de la rivière, pour voir s’il y a déjà des poissons dans la bouteille que Buisson y a posée tout à l’heure ?

Gina.

Oh ! oui, quelle bonne idée !

Ils coururent du côté du lavoir où, en général, les vérons abondaient et où le garde avait placé la bouteille.

Jacques, se penchant au-dessus de l’eau.

On ne voit pas s’il y a des poissons de pris.

Gina.

Oui, c’est bien ennuyeux.

Jacques.

Si nous tirions la bouteille hors de l’eau, ce serait la meilleure façon de savoir s’il y a quelque chose dedans.

Gina.

Oh ! non, tu sais bien que papa a défendu qu’on touche aux lignes tendues par le père Buisson.

Jacques.

Ce n’est pas la même chose, Gina, une bouteille n’est pas une ligne, voyons !

Et, sans écouter davantage sa petite sœur, il tira avec précaution la ficelle, au bout de laquelle se trouvait suspendue la bouteille, sorte de bocal ouvert par les deux bouts et formant piège à l’intérieur. On mettait dedans de la mie de pain, pour attirer les petits poissons gourmands qui, une fois entrés, n’en pouvaient plus sortir.

Gina, regardant à travers le verre.

Mais il y en a une quantité de vérons.


En effet, une multitude de petits poissons, pas plus longs que le doigt, grouillaient déjà dans le bocal.

Jacques, regardant à son tour.

Plus de trente, je parie. À présent, remettons vite la bouteille à sa place. Lorsque Buisson passera, à la fin de la journée, il en trouvera bien davantage encore.


Jacques saisit la corde et voulut laisser glisser la bouteille au fond de l’eau. Mais celle-ci était lourde ; par malheur, elle heurta une pierre, se cassa en deux, et les petits poissons se sauvèrent en frétillant, emportant joyeusement, au loin, les miettes de pain éparses autour d’eux.

Jacques et Gina se regardèrent consternés !

Jacques.

Mon Dieu ! qu’est-ce que papa va dire ?

Gina.

Oh ! oui, comment allons-nous faire ? Ne pourrions-nous pas la recoller, cette bouteille ? tu sais, Jacques, avec la colle de Joseph ? elle colle, dit-il, même le fer.

Jacques.

L’eau détremperait la colle, tu comprends, ça ne tiendrait pas.

Gina.

Alors nous serons grondés, c’est sûr.

Jacques.

Il y aurait peut-être un moyen : nous pourrions nous déchausser, entrer dans l’eau, nous en aurions seulement jusqu’au mollet, et nous rapprocherions l’un contre l’autre les deux morceaux de la bouteille. Quand Buisson viendrait, il tirerait sur la ficelle…

Gina.

Mais les deux morceaux se sépareraient, alors.

Jacques.

Justement, et il croirait que c’est lui qui a cassé la bouteille.

Puis, honteux tout à coup d’une telle pensée, Jacques rougit et dit très vite :

« Oh ! non, ce serait déloyal ! ce serait trop vilain, il ne faut pas faire ça, le pauvre Buisson se désolerait et pourrait être grondé à notre place. »

Gina.

Tu as raison. Jacques, il ne faut pas faire ça. Il vaut encore mieux tout avouer à papa.


Heureusement, Jacques n’est jamais à court d’idées.

Jacques.

Si nous allions, à la maison, prendre les petits filets avec lesquels nous pêchions des crevettes, l’année dernière, au bord de la mer ? Nous en prenions des masses, tu te le rappelles ? Nous prendrions aussi bien des masses de vérons. L’important, c’est qu’il y ait une friture, ce soir. Tout est là. Nous raconterons l’accident au père Buisson, et le brave homme, bien sûr, ne nous trahira pas de peur de nous faire gronder.

Gina.

Bravo, Jacques, bravo ! nous voilà sauvés ! Courons vite au château prendre nos filets !


Ils allèrent au galop les chercher et revinrent avec, quelques minutes après.

Ils se déchaussèrent, entrèrent dans l’eau et se mirent à pêcher. Ils poursuivaient les petits poissons à droite, à gauche ; croyaient-ils en tenir un, vite ils relevaient leur pêchette, mais, houp ! le petit poisson sautait et la pêchette restait vide. Ils s’acharnèrent ainsi longtemps, mais toujours sans succès. Le soleil descendit à l’horizon et se coucha sans que les enfants s’aperçussent que le jour baissait. Tout à coup, ils entendirent Lison, au loin, qui les appelait.

Jacques, à Gina.

Vite, rechaussons-nous, courons, et rentrons sans qu’on nous voie.

Lison, toujours au loin.

Mais que faites-vous donc ?

Jacques, criant très fort.

Voilà, voilà, nous arrivons ; (à Gina) : cachons nos pêchettes sous la paille du lavoir et courons, il ne faut pas qu’on se doute de notre aventure.

Ils retrouvèrent Lison debout devant le château.

Lison.

Pourquoi êtes-vous si en retard ? Votre papa est déjà rentré et a demandé après vous. Sûrement, il se fâchera si vous n’êtes pas prêts pour le dîner. Ah ! mon Dieu ! vous êtes tout mouillés, seriez-vous tombés à l’eau, par hasard ?


Jacques et Gina se regardèrent d’un air si piteux que Lison, tout aussitôt, eut le soupçon de quelque nouveau méfait et devina en partie la vérité.

Lison.

Vous êtes entrés dans la rivière, je parie.


Les enfants avaient l’air de plus en plus confus. Lison, se sentant presque aussi en faute qu’eux, à cause de son manque habituel de surveillance, haussa les épaules et n’insista pas. Elle se hâta de leur passer des vêtements secs pour le dîner. Gina avait les jambes gelées et Lison dut lui mettre, pour la réchauffer, de longs bas de laine, à la place des chaussettes que la petite fille avait l’habitude de porter.

Un quart d’heure plus tard, le frère et la sœur entraient dans la salle à manger.

M. de Brides.

Allons, les enfants, dépêchons-nous, on n’est pas en avance. Mon déjeuner maigre est au fond de mes talons et j’ai une faim de loup.


Ils s’acharnèrent ainsi longtemps.

Les enfants se regardèrent avec inquiétude. On se mit à table. Un potage Julienne fut servi, auquel succédèrent des œufs à l’aurore.

M. de Brides.

Tu ne manges pas, Gina ?

Gina.

Papa, je n’ai pas très faim.

— Tu n’es pas malade, j’espère ? dit M. de Brides étonné de la trouver trop rouge.

Gina.

Pas le moins du monde, papa.


Au même instant, Jacques éternua, une fois, deux fois, trois fois…

M. de Brides.

Ah ! ça, qu’est-ce que cela veut dire ? Es-tu enrhumé, toi, Jacques ?

— Mais non, papa, fit Jacques, en essayant de retenir un quatrième éternuement qui, soudain, éclata comme une bombe.

M. de Brides.

Mais si, tu t’enrhumes, mon enfant, n’as-tu pas froid ?

Jacques.

Du tout, papa.

On venait de poser sur la table un plat d’artichauts à la barigoule.

M. de Brides.

Vous vous trompez, Joseph, allez chercher la friture, vous servirez les légumes ensuite.

Les enfants frémirent pendant que Joseph descendait à la cuisine. II revint, au bout d’une seconde.

Joseph.

Mais il n’y a pas de friture, monsieur.

M. de Brides.

Pas de friture, c’est étrange : le père Buisson aurait-il oublié, par hasard ?

Deux sanglots éclatèrent alors simultanément. Jacques cacha prudemment ses oreilles avec ses mains, dans la crainte que son papa ne les lui tirât comme l’autre jour et dit courageusement : « Ce n’est pas la faute, du père Buisson, papa, c’est moi qui ai cassé la bout… »

Gina, lui coupant la parole.

C’est nous qui avons cassé la bouteille.

Jacques.

Papa, n’écoutez pas Gina, qui n’y est pour rien. Elle ne voulait pas toucher à la bouteille, c’est moi seul qui ai fait le malheur.

M. de Brides, surpris.

Quoi ? Quelle bouteille ? Ah ! la bouteille aux vérons, c’est ça que tu veux dire ?

Jacques.

Oui, papa.


M. de Brides le regarda sans colère, puis après un moment de silence : « C’est bien, Jacques, dit-il, tu as bravement avoué ta faute, je te la pardonne. Si tu avais essayé de la dissimuler ou de mentir, je t’aurais puni sévèrement pour m’avoir désobéi… Allons, coquin d’enfant, viens m’embrasser et ne t’avise plus, à l’avenir, de faire encore le touche à tout. »

Jacques, heureux d’en être quitte à si bon compte, sauta au cou de son père. Gina, joyeuse, en fit autant et murmura tout bas à l’oreille de celui-ci : « Vous êtes gentil tout plein, mon petit papa, et je vous aime bien fort.

— Petite enjôleuse, » lui répondit M. de Brides, en la serrant tendrement dans ses bras.

Joseph qui, pendant ce temps, était redescendu à la cuisine, reparut, un nouveau plat à la main.

Joseph.

Suzanne n’ayant pas de friture a fait, à la place, du macaroni au parmesan, puis il y a, comme entremets, un pudding au rhum comme ceux que Monsieur aime.

M. de Brides, satisfait.

Ah ! parfait ! avec cela nous ne risquons pas de mourir de faim, ce soir.


Et le dîner s’acheva plus gaiement qu’il n’avait commencé.

Quelques heures plus tard, M. de Brides prenait le train pour Paris.



Lison va consulter la matelote.


VII

Chez la sorcière.


Le lendemain matin, Jacques a un gros rhume de cerveau, mais il est si robuste qu’il n’en souffre guère et cela ne l’empêche pas de partir, à l’heure habituelle, pour le presbytère.

Quant à Gina, elle est egalement fort enrhumée et elle se plaint, de plus, d’une douleur au côté qui l’empêche de respirer. Sa peau est brûlante, sans cesse elle demande à boire, rien ne peut apaiser sa soif. Aussi Lison, qui sait à quel point la petite est délicate, la laisse-t-elle au lit.

À mesure que la matinée s’avance, l’enfant souffre davantage. Lison commence à s’inquiéter au moment où Jacques revient à la maison. Celui-ci entre dans la chambre de sa sœur et s’arrête, frappé de la rougeur de ses joues et de l’éclat inusité de son regard.

Jacques, à Lison.

Mais, Lison, il faudrait tout de suite appeler le docteur Esculape.

Lison, secouant la tête.

Mais non ! mais non ! c’est bien inutile : ça ne sera rien.

La bonne, il faut le dire, ne se soucie pas d’envoyer chercher le médecin qui ne manquera pas de poser des questions, et il apprendra ainsi que les enfants, abandonnés à eux-mêmes, sans aucune surveillance, ont passé, la veille, la plus grande partie de l’après-midi, les pieds dans l’eau glacée de la rivière. C’est de sa faute, à elle, si la pauvre petite Gina est malade, mais, quoique sa conscience le lui reproche hautement, elle ne veut pas se l’avouer.

En vain, essaye-t-elle de calmer Gina avec quelques gouttes de fleur d’oranger dans de l’eau sucrée, l’enfant, de plus eu plus agitée et fiévreuse, se met à gémir : « Oh ! là là, que je souffre ! Oh ! mon Dieu ! que j’ai mal au côté ! »

Jacques se désole et cherche à encourager sa sœur par de douces et tendres paroles, pendant que Lison, talonnée, par la peur, court à Bois-fleuri de toute la vitesse de ses jambes.

Où va-t-elle ainsi ? Chez le docteur Esculape, sans doute, pour le supplier de venir tout de suite auprès de la petite malade. Point. Lison, qui redoute plus que tout au monde la perspicacité du vieux médecin de la famille, va consulter « la Matelote ».

La Matelote est une très vieille femme, que l’on nomme ainsi parce qu’elle est la veuve d’un marin. Elle n’est guère estimée, on la croit peu honnête, mais elle passe, dans le pays, pour connaître des secrets merveilleux, ainsi que des paroles mystérieuses pour guérir tous les maux et même, si on est généreux, elle dévoile l’avenir à ceux qui lui laissent étudier les lignes de leurs mains.

Il va sans dire que, malgré sa réputation, tout cela c’est de la tromperie : la vieille sorcière n’y entend goutte et sa prétendue science ne lui sert qu’à soutirer les écus de ceux qui sont assez naïfs et assez sots pour aller la consulter.

Elle avait un gros chat noir dont les yeux, d’un rouge foncé, brillaient comme des escarboucles : il se nommait Bel. « Belzébuth, disaient les paysans qui en avaient un peu peur, y s’nomme comme l’diable, p’tête ben aussi que c’est l’diable en personne. » La Matelote l’appelait, dans les cas embarrassants, pour se donner le temps de réfléchir et s’adressait à lui en ces termes :

Petit matou,
Sors de ton trou,
Dis-moi bien tout.
Hou ! Hou !
Hou ! Hou !

Elle joua donc sa comédie habituelle, devant Lison.

La Matelote.

Ah ! des petites coliques de rien du tout, c’est ça qui vous effraye, dites-vous ? Ça passera. Prenez des colimaçons, écrasez-les avec leurs coquilles, arrosez-les de vin rouge, ajoutez-y une gousse d’ail ; puis faites bouillir le tout. Vous en ferez un cataplasme, que vous appliquerez brûlant sur le côté de la malade. Il n’y a rien de meilleur : cela s’appelle l’emplâtre du vieux Benoît. C’est ainsi que j’ai soigné le petit César, le fils à Mathurine, et la petite Cloclo, la fille du porcher. Deux heures après, ils couraient comme des lapins.

Lison, enchantée, donna à la vieille fée quinze sous, prix ordinaire de la consultation. Elle allait sortir, lorsque la vieille la rappela.

La Matelote.

Ah ! j’oubliais… Avant de mettre le cataplasme, ayez bien soin de tracer, sur l’endroit malade, un cercle avec votre pouce gauche, en disant :

Vieux Benoît.
Guéris-moi :
Froc et Fric
Fric et Froc.
Ou gare à toi,
Vieux Benoît :
Croc et Cric
Cric et Croc.

Lison.

Oui, oui, c’est bien.

La vieille, mise en goût par l’argent reçu, la retint encore par le coin de son tablier et lui glissa à l’oreille :

« Venez me trouver un de ces jours, et pour un franc vingt-cinq, vingt-cinq sous seulement, vous entendez bien, je vous dirai si vous épouserez un joli blond ou un beau brun.

— Ah ! Ah ! vraiment, » dit Lison très intéressée.

La Matelote.

Et puis, je vous dirai mieux encore ; si vous avez des économies… Avez-vous des économies ?

Lison, troublée.

Mais… oui, j’ai bien un peu d’argent que je mets de côté pour mes vieux jours.


Les veux de la vieille brillèrent de convoitise.

La Matelote.

Ne dites rien à personne. Apportez-moi votre petit magot, je vous ferai connaître un secret pour doubler, pour tripler la somme. Enfin, si vous m’écoutez, vous deviendrez riche, très riche (mettant un doigt sur ses lèvres), mais, chut ! silence et mystère !…

Lison, de plus en plus troublée, fit un signe d’assentiment. Cette fois, la vieille la lâcha et Lison s’enfuit en courant.

La Matelote, alors, se frotta les mains et s’adressant à son chat :

« Ils vont danser les écus de Lison, mon petit Bel, et qui est-ce qui les croquera les écus de Lison ? Ce sera mon gros Bel et sa Matelote ! croc, croc, croc, n’est-ce pas, monsieur Bel ? »

Pendant ce temps-là, Lison courait au potager faire une ample provision d’escargots qu’elle arrangea, suivant les recommandations de la vilaine sorcière.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre de la malade, elle trouva la pauvre Gina en proie à de telles douleurs que celles-ci lui arrachaient des cris, tandis que Jacques, à son chevet, affolé, essayait de la calmer sans y parvenir.

Jacques.

Mais arrive donc, Lison, il y a si longtemps que Gina souffre !

Lison.

Voilà, voilà, petite Gina… J’avais été vous chercher un remède qui guérira tout de suite votre bobo.

Laissez-moi faire, seulement.


Et elle lui appliqua, toute chaude, l’horrible chose gluante.

Gina.

Oh ! oh ! là, là, ça me brûle horriblement.

Lison.

Il faut le supporter ainsi, cela va vous enlever le mal comme avec la main.


Jacques insista de nouveau pour faire venir le médecin, Lison lui répondit : « Attendons encore. »

La fièvre augmentait, la nuit fut terrible. Jacques ne se coucha pas, pour ne pas quitter sa chère Gina, il la regardait d’un air navré, se désespérant d’avoir été la cause des souffrances de sa sœur par son imprudence, car il ne cherchait pas à s’illusionner, lui : si Gina ne l’avait pas écouté, hier, et n’était pas entrée dans l’eau comme il le lui avait proposé, elle ne serait pas malade, à présent. « Quel malheur ! disait-il tout bas, désolé, quel malheur !… » Et, de tout son cœur, il supplia le Bon Dieu de ne pas laisser mourir Gina.



Le vieux docteur marcha sur Lison.


VIII

Chef de famille.


Vers quatre heures du matin, la malade ne se calmant pas, Jacques se décida, sans en parler à Lison, à courir chez le père Buisson et à lui confier ses angoisses.

Jacques.

Attelez la carriole, mon bon père Buisson, allez vite, je vous en prie, et ramenez le docteur Esculape. Dites-lui que Gina est bien, bien malade.

Touché de la désolation du petit garçon, sentant bien qu’il se passait, au château, quelque chose de grave en l’absence du maître, le garde mit en hâte le cheval à la voiture.

Une heure plus tard, il ramenait le docteur. C’était un grand vieillard avec de longs cheveux blancs, qui, malgré une mine un peu sévère et un ton plutôt bourru, était homme de cœur, en même temps que plein de science. Sa bonté se lisait en effet dans ses yeux, à travers des lunettes dont les branches d’or venaient se recourber derrière ses oreilles.

Il trouva Jacques, au bas de l’escalier, qui l’attendait anxieux et qui lui dit aussitôt : « Je vous remercie bien, monsieur, d’être venu aussi vite ».

Le docteur Esculape.

Tiens, c’est vous, Jacques ? Comment êtes-vous levé d’aussi grand matin ?


En deux mots, Jacques le mit au courant de la situation, lui dit que son papa était absent, et, avec une grande franchise, lui raconta leur pêche malencontreuse, les pieds dans la rivière, suivie de la maladie subite de Gina.

Le docteur se contenta de hocher la tête en silence, d’un air pensif, et entra dans la chambre de Gina.

La pauvre petite était assise dans son lit, les joues en feu, l’air égaré et elle paraissait s’entretenir avec quelqu’un d’invisible.

Les mots, la plupart du temps, étaient inintelligibles, mais cependant on distinguait parfois : « poissons… papillons… verre cassé », et puis revenait souvent : « papa ne grondez pas Jacques, surtout ne le grondez pas. »

« C’est le délire », dit le docteur à mi-voix.

Jacques était terrifié.

Lison s’était levée toute droite, en voyant entrer le docteur et, saisie, tremblante, restait clouée au pied du lit sans oser faire un mouvement.

Le docteur prit le poignet de l’enfant, tira sa montre pour compter les pulsations, puis, comme tout à l’heure, il hocha la tête sans rien dire, le front barré d’un pli soucieux, et, se tournant vers Lison, il lui dit sévèrement : « Vous avez bien tardé à me faire appeler. Qu’avez-vous fait jusqu’ici pour la malade ? »

Lison, effarée et très bas.

Je lui ai mis un cataplasme de…

Le Docteur, sursautant.

Un cataplasme ! Et de quoi ?

Lison ne répondit pas.

Le docteur, étonné, écarta les couvertures.

Tout à coup, il poussa une exclamation de surprise.

Le Docteur

Mais, sapristi, qu’est-ce que c’est que ça ?

Lison, plus morte que vive.

C’est l’emplâtre du vieux Benoît.

Le Docteur, surpris.

Du vieux quoi ?

Lison.

C’est… c’est… la Matelote qui…

Le Docteur, dont les yeux lançaient des éclairs.

La Matelote, dites-vous ? encore la Matelote !… Morbleu, si je la tenais, la vieille drôlesse, elle passerait, je le jure, un mauvais quart d’heure. Ah ! m’en a-t-elle fait mourir des malades avec ses pratiques ! et combien aussi, par sa faute, sont, à présent, infirmes pour le reste de leur vie !…

Et, furieux, serrant les poings, le vieux médecin marcha sur Lison qui, reculant jusqu’au mur et se faisant toute petite, semblait vouloir y disparaître : « Elle mériterait d’être brûlée vive, votre Matelote, comme au temps où on brûlait les sorcières de son espèce, vous m’entendez ? brûlée vive, sur un bûcher, avec son chat et avec les malheureuses folles comme vous qui, en allant la consulter, se rendent complices de ses criminelles menées. »

Et, tout à fait hors de lui : « Mais, par tous les diables, elle aura de mes nouvelles, je la ferai poursuivre par les tribunaux, je la ferai mettre en prison, guillotiner, si c’est possible, et vous avec. »

Lison n’y put tenir davantage ; saisie d’épouvante à ces mots, elle se couvrit la figure de son tablier et s’enfuit.

Le docteur, alors, se tourna du côté de Jacques qui, tout pâle, bouleversé, avait pris la main de Gina et la regardait d’un air navré.

Le Docteur.

Maintenant, mon petit Jacques, à nous deux.

Jacques fondit en larmes.

Le Docteur, paternel.

Allons, allons, mon enfant, ce n’est pas le moment de perdre la tête et de s’abandonner… Du courage, saperlotte. Votre papa n’est pas là, votre grand’mère non plus ; je ne puis compter sur Lison ; c’est donc vous, pour le moment, qui êtes chef de famille ; c’est donc vous, par conséquent, qui allez m’aider. Aussi, écoutez-moi bien : Votre petite sœur est malade, très malade, je ne vous le cache pas…


Jacques mordit fortement ses lèvres, pour retenir les sanglots qui l’étouffaient et parvint enfin, par un visible effort de sa volonté, à dominer son émotion, ainsi qu’à reprendre son sang-froid.

Le Docteur.

Elle a été soignée, jusqu’à présent, tout à fait au rebours du sens commun : là où il fallait du froid on a mis du chaud : cet emplâtre brûlant !… La première chose à faire, c’est donc de nous procurer de la glace ; malheureusement je ne sais où en trouver, pour l’instant.

Jacques, qui s’est enfin maîtrisé.

Mais j’y pense, monsieur le docteur, grand’mère disait dernièrement à Suzanne qui faisait un plat sucré : « Ah ! ce serait bien plus commode si nous avions une glacière, comme nos voisins du château des Bouquets. »

Le Docteur.

Bon, bon, donc ils ont de la glace.

Jacques.

Je pourrais enfourcher ma bicyclette et aller vous en chercher immédiatement.

Le Docteur.

Parfait, mais, avant cela, il faudra que vous rédigiez une dépêche, à l’adresse de votre papa, pour l’appeler sans retard. Moi, de mon côté, je vais télégraphier à un des plus habiles chirurgiens des hôpitaux de Paris, afin qu’il se tienne prêt à venir, car je crains bien, hélas ! que nous ayons besoin de son intervention. Je le prierai, en même temps, de nous expédier tout de suite, ici, une garde-malade expérimentée. En attendant votre retour, je resterai auprès de la malade, car on ne peut la laisser seule dans l’état où elle est, même pour un instant.

Jacques allait sortir pour exécuter les ordres du médecin, lorsque la porte s’ouvrit sans bruit, et une énorme boule de laine multicolore roula dans la chambre. Jacques poussa une exclamation de contentement, et le docteur étonné vit sortir d’une multitude de petits châles, une grosse personne de taille exiguë, à la figure rougeaude, toute couverte de taches de rousseur, aux bandeaux de cheveux gris, aux yeux bleus tendres et compatissants qu’il reconnut aussitôt : « Ah ! mademoiselle Herminie, c’est le Ciel qui vous envoie ».

Mlle Herminie.

Je viens d’apprendre, par le père Buisson, la maladie de Gina et je suis accourue, pensant que je pourrais peut-être vous être utile.

Le Docteur, levant les bras au ciel.

Si vous pouvez nous être utile ! C’est-à-dire que vous allez être notre Providence vivante auprès de cette pauvre petite enfant que je ne sais à qui confier, pour l’instant.

Mlle Herminie.

Mais je suis entièrement à votre disposition.

Jacques remercia l’excellente fille et sortit vivement, tandis que le docteur mettait celle-ci au courant des événements et lui donnait ses instructions pour les soins à donner.

Le Docteur.

Maintenant que vous êtes là, je vais passer chez le pharmacien avec mes ordonnances ; pendant qu’il les exécutera, je ferai quelques visites, puis je reviendrai appliquer moi-même la glace à ma petite malade. Son frère ne tardera sûrement pas à la rapporter.



Jacques pédalait à toute vitesse.

IX

Mortelles inquiétudes.


Jacques pédalait donc, sur la route, à toute vitesse. Au bout de vingt minutes, il vit apparaître, entre les arbres, la blanche façade du château des Bouquets.

Il mit pied à terre devant la grille et sonna.

Introduit dans le jardin, il aperçut, presque aussitôt, Mlle Solange, en robe de toile rose et blanche, ses beaux cheveux châtains, souples comme de la soie, simplement relevés en catogan ; un grand chapeau de paille sur la tête, nu panier au bras, qui s’occupait activement à cueillir des fleurs. Elle en avait une brassée et semblait, par cette matinée ensoleillée, l’incarnation même du printemps.

Au bruit de la cloche, elle s’était retournée et fut tout étonnée de voir Jacques ainsi tout seul et à une heure aussi matinale. Elle alla vivement au-devant de lui.

Mlle Solange.

Bonjour, Jacques, qu’est-ce qui nous procure le plaisir de vous voir d’aussi bonne heure ?

Mais immédiatement, elle fut frappée de la pâleur du petit garçon et de son air triste.

Mlle Solange.

Mais qu’y a-t-il donc, mon petit Jacques ?

Jacques lui raconta la maladie de Gina, ainsi que l’absence de son père et lui dit qu’il venait demander s’il serait possible d’avoir un peu de glace.

Mlle Solange.

De la glace, mais bien sûr et tout ce que vous voudrez. Venez avec moi chercher le jardinier et ne perdons pas de temps.

Tout en marchant, ils causaient tous les deux, et Mlle Solange, très émue de savoir la pauvre petite Gina aussi malade, faisait à Jacques mille questions, et en même temps l’encourageait de son mieux.

Le jardinier remit à Jacques une provision de glace.

Mlle Solange.

Mon pauvre Jacques, voulez-vous que j’aille demander à maman la permission d’aller vous rejoindre tout à l’heure à Brides, afin de vous aider à soigner Gina ? Je suis persuadée qu’elle ne me le refusera pas.

Jacques avait bien envie d’accepter, mais, chose étrange, poussé par un singulier mouvement qu’il n’aurait pu expliquer, il refusa nettement.

Jacques.

Merci, mademoiselle, vous êtes bien bonne, mais il y a du monde à la maison, Gina ne manque de rien.

Mlle Solange, étonnée, n’osa insister.

Mlle Solange.

Mais au moins, laissez-moi vous envoyer de la glace pour ce soir, car, d’ici là, celle que vous emportez sera fondue.

Jacques.

Ah ! bien volontiers, mademoiselle, j’accepte avec reconnaissance.

Là-dessus, il prit congé de Mlle Solange, la salua poliment et, enfourchant sa bicyclette, repartit au plus vite.

Lorsqu’il entra dans la chambre de sa sœur, il trouva Mlle Herminie paisiblement assise et tricotant au chevet de Gina.

Son tricot, elle le promenait partout, chez les malades, car elle soignait tout le pays, et M. le curé la plaisantait doucement et l’appelait « Mlle Tricot », d’autant plus qu’elle était toujours, en toute saison, « de crainte des courants d’air », disait-elle, enveloppée de petits châles tricotés qu’elle semait de tous côtés : « Comme le petit Poucet qui semait ses cailloux blancs, disait encore M. le curé, on la pourrait ainsi suivre à la trace. » Et il riait en se bourrant le nez de


Elle alla vivement au-devant de lui.

tabac, signe, chez lui, d’un grand contentement.

Gina, moins rouge, était plus calme, Mlle Herminie ayant eu l’heureuse inspiration de lui mettre, sur le front, des compresses d’eau froide qu’elle renouvelait toutes les cinq minutes.

La glace, que le docteur appliqua quelques instants après le retour de Jacques, amena également une détente.

La journée fut meilleure que n’avait été la nuit. Malheureusement, vers le soir, le docteur Esculape constata, au moyen du thermomètre, que la fièvre remontait. Il en fit part à Mlle Herminie.

Mlle Herminie.

M. le curé doit venir me remplacer pendant que je vais aller dîner, mais, ensuite, je reviens m’installer auprès de ma petite malade et je ne la quitterai pas de la nuit.

Jacques voulait à toute force veiller, mais, malgré ses efforts, après sa nuit blanche précédente, il s’endormit sur une chaise, si profondément qu’il ne sentit même pas qu’on le transportait doucement dans son lit où il ne fit qu’un somme jusqu’au matin.

Au milieu de la nuit, M. de Brides arriva affolé. Mlle Herminie s’efforça de le calmer ; et, dès l’aube, la garde demandée à Paris débarquait du chemin de fer. Dans la journée, le docteur décida avec elle qu’une opération devenait imminente, la maladie nommée « appendicite » s’était déclarée avec un caractère de gravité tout à fait exceptionnel qui mettait en danger les jours de la pauvre enfant.

M. de Brides appela aussitôt le grand chirurgien par téléphone.

Il avait télégraphié à Mme de Hautmanoir la maladie de Gina, dès la nuit précédente, et la vieille dame, malgré son âge et la grande distance, était accourue tout d’une traite auprès du lit de sa petite-fille.

Il eût été difficile de peindre les angoisses de toute cette famille réunie, sachant la pauvre chérie entre la vie et la mort. Heureusement M. le curé était là, exhortant tout le monde à la confiance en la Providence, relevant l’énergie et le courage de chacun, tandis que son excellente sœur s’était arrangée avec la garde, pour partager, avec elle, les soins à donner à la petite malade.

Il fut décidé que l’opération aurait lieu le lendemain matin.

M. Le Curé.

Je dirai la messe à ce moment-là. Jacques me la servira. Nous demanderons tous ensemble, à Dieu, qu’Il nous conserve notre chère Gina.


Jacques se hâta d’accepter. Il aimait bien à servir la messe, quoiqu’il s’embrouillât toujours au suscipiat, mais il s’appliquerait, cette fois, et ferait de son mieux.

Le lendemain fut une journée cruelle entre toutes. Le célèbre chirurgien avait fait l’opération et déclaré qu’elle était « aussi réussie que possible ». Il donna grand espoir, sans pourtant dissimuler que « certaines complications peuvent parfois survenir à l’improviste. »

Les jours qui suivirent se traînèrent longs et pénibles. M. de Brides était toujours dans une agitation qui faisait peine à voir, tandis que Mme de Hautmanoir, sombre et préoccupée, renfermait en elle toute son anxiété. Le pauvre petit Jacques allait de l’un à l’autre, continuant à prendre sur lui et s’oubliant pour ne songer qu’à eux.

Enfin vint le jour bienheureux où le docteur Esculape les tranquillisa.

Le Docteur.

J’entrevois à bref délai la convalescence, mais de grands soins sont encore nécessaires.


Cependant, on permit au père, à la grand’mère et à Jacques, de courtes stations dans la chambre de la petite fille, ce qui, jusqu’alors, leur avait été impitoyablement refusé, d’après les ordres des médecins : « Les parents, disaient-ils, n’ont ordinairement pas assez de sang-froid pour soigner leurs enfants dans les cas très graves. »

Pauvre petite Gina ! elle était bien changée, toute amaigrie, toute pâlie sur ses oreillers, mais un sourire de contentement éclaira sa petite figure en voyant sa famille entrer dans sa chambre.

À partir de ce moment, chaque journée amena un progrès dans la convalescence de Gina. Ce fut autant de joies dans la maison. Quel bonheur de pouvoir enfin planter là les tisanes ainsi que le lait coupé d’eau minérale, et de goûter enfin à une panade cuisinée avec amour par Suzanne ! Et le premier œuf à la coque ! et enfin le premier blanc de poulet !!!

Ce jour-là tombait précisément le jour anniversaire de la naissance de Gina, elle atteignait ses huit ans. Jacques décida qu’on illuminerait, pour la circonstance.

Le soir venu, sur la table, près du lit de la petite malade, au moment de son dîner, Jacques apporta un bouquet qu’il entoura de petites bougies roses, longues comme le doigt. Il y en avait huit, juste le nombre des années de Gina.


Mlle Solange n’avait pas non plus négligé sa petite voisine, pendant tout le temps de la maladie. Chaque jour, elle venait à Brides pour prendre des nouvelles, accompagnée de son père ou de sa gouvernante, tantôt à pied, tantôt dans sa petite voiture, conduisant elle-même son poney avec une rare habileté.

Elle partagea de tout son cœur les angoisses de la famille et éprouva une joie bien sincère quand elle sut la pauvre petite enfin hors de danger.

Elle eut la bonne idée de lui envoyer un bocal avec deux poissons rouges, et la petite malade, qui ne pouvait alors ni bouger, ni parler, prenait quelque distraction à suivre leurs évolutions. Tantôt, ils paraissaient démesurément grossis par le verre en passant devant elle, et ils diminuaient, diminuaient, devenaient tout petits en s’éloignant. Jacques les baptisa Tic et Toc.

Une autre fois, ce fut un oiseau, un joli petit oiseau des îles, dans une cage dorée, qu’elle apporta.

Gina, qui allait mieux, battit des mains, enchantée : « On l’appellera M. Fifi », dit-elle.

Le premier « lever » fut un jour mémorable entre tous. Jacques eut la permission d’entrer aussitôt que sa petite sœur, vêtue d une jolie robe de chambre de molleton bleu ciel, toute neuve, eut été portée sur la chaise longue, devant la fenêtre.

Jacques, rayonnant.

Veux-tu, Gina, que je te raconte une histoire ?

On lui avait recommandé de ne jouer à rien de ce qui pourrait fatiguer sa sœur.

Gina.

Oui, oui, Jacques, tu serais bien gentil, car moi, vois-tu, je n’ai plus la force de parler. Je t’écouterai avec plaisir et cela m’amusera beaucoup.

Jacques commença donc.



Elle fut bien surprise de voir sortir de cet œuf un petit animal.

X

Histoire de Fanfan.


Il y avait une fois une poule blanche ; elle avait de jolies plumes bien lisses, un bec et des ongles fort brillants, comme toute poule bien propre qui se respecte ; de beaux yeux ronds et l’air étonné.

Depuis quelques semaines, elle couvait avec ardeur un gros œuf. Un jour, elle fut bien surprise de voir sortir de cet œuf un petit animal qu’elle se mit à aimer de tout son cœur. C’était son premier-né, elle le nomma Fanfan.

Malgré toute sa tendresse et tout son désir de le trouver gentil, elle ne pouvait s’empêcher de constater qu’il avait les pattes bien grosses et d’une singulière forme, ainsi que le nez bien long, bien large. C’était aussi l’avis général, dans le poulailler ; et, un vieux coq, passablement moqueur, s’étant mis un jour à chanter en regardant Fanfan :

Ah ! quel nez ! ah ! quel nez !
Tout l’monde en est étonné !

la pauvre mère sentit l’indignation la gagner et les larmes lui montèrent aux yeux.

Elle éleva Fanfan avec grand soin, lui apprit à faire sa toilette, à se nourrir et l’avertit de tous les dangers qu’il fallait éviter : « Les renards d’abord, lui dit-elle, les fouines, les rats, tous ces affreux animaux qui sont les ennemis nés de notre race ; les chiens également, plusieurs d’entre eux sont méchants ; les enfants aussi, quelquefois ; et surtout, oh ! surtout, les automobiles qui écrasent si impitoyablement et sans se gêner les malheureuses volailles. »

Fanfan se mit à rire.

« Que vous êtes peureuse, ma pauvre maman, lui dit-il en nasillant.

— Il n’y a pas là de quoi rire, Fanfan, » repartit sévèrement la mère.

Fanfan ne répliqua rien et la conversation en resta là. Quelques semaines passèrent, Fanfan devenait fort et vigoureux ; sa maman l’emmenait promener loin des routes, de peur des fâcheuses autos qui l’épouvantaient tant, car, il faut le dire, un jour elle l’avait échappé belle !

Elle se promenait tranquillement, picorant de-ci de-là, dans le chemin, lorsque, au milieu d’un nuage de poussière, une de ces terribles voitures avait tout à coup fondu sur elle avec un bruit d’avalanche.

Étourdie par la trompe du wattman qui cornait avec rage, aveuglée par la poussière et la fumée, folle enfin, elle courait tout droit devant elle sans savoir où se garer… Une seconde plus tard, anéantie, stupide, éprouvant dans la patte gauche une vive douleur, elle se retrouva toute seule sur la route, tandis que l’automobile disparaissait à l’horizon. Un instant, elle se crut la patte cassée. Elle n’était heureusement que fortement contusionnée, et la petite poule blanche revint à la basse-cour.

Fanfan ignorait tous ces détails qu’elle se réservait de lui raconter plus tard, quand il aurait l’âge de raison et qu’il comprendrait les choses.

Il se promenait donc à côté d’elle, en se dandinant d’une façon disgracieuse dont rien, jusqu’ici, n’avait pu le corriger. « Marche donc droit, Fanfan », lui disait souvent sa mère.

Fanfan essayait, mais c’était en vain. De même, elle eût voulu le corriger de cette façon affreuse de parler du nez, mais, là encore, elle échoua comme pour le reste.

« Allons du côté de la mare, dit Fanfan, par un beau matin ensoleillé, c’est bien plus amusant. — Mais volontiers, mon fils, lui répondit la poule, l’idée est excellente, nous trouverons, de ce côté, de bons petits vermisseaux dont nous nous régalerons tous les deux, » et, vite, ils allèrent vers la mare où s’ébattaient joyeusement canards et poules d’eau.

« Pas si près, mon enfant, lui dit sa mère en le voyant se pencher sur le bord ; ma parole, on dirait qu’il veut aller se baigner. »

Fanfan, en effet, paraissait attiré par cette eau d’une façon irrésistible. Tout à coup, il n’y put tenir. « Coin, coin, coin, coin, coin », répondit-il à sa mère, en s’élançant dans la mare, et tous les canards, à cette vue, de pousser à l’unisson de retentissants « coin, coin, coin !!! ».

La pauvre poule, restée sur la rive, s’arrachait les plumes de désespoir. Un moment, elle chercha à se jeter à l’eau pour secourir son petit ; le vieux coq moqueur, qui passait par là, l’arrêta et lui dit en ricanant : « Mais, sotte que vous êtes, ne voyez-vous pas que cet enfant est un canard ?

— Un canard ? vous voulez plaisanter, riposta la poule blanche profondément blessée.

— Moi, plaisanter ? mais non certes ; ne le saviez-vous pas que la fermière avait trouvé, près de la mare, un œuf abandonné par une cane et qu’elle l’avait mis dans votre nid ? »

La poule blanche en restait abasourdie : « C’est donc pour cela, gémit-elle, que Fanfan avait le bec si large et les pieds si différents des miens, des pieds palmés ! »

Pendant les jours qui suivirent, elle eut, à ce sujet, le cœur très gros, mais, malgré tout, étant juste et bonne, elle se fit une raison et continua à se montrer, pour Fanfan, la plus tendre des mères.

Fanfan, de son côté, ne fut pas ingrat : il devint un grand et beau canard et entoura, jusqu’à la fin, la poule blanche de prévenances filiales et de respect.



Le docteur Esculape fut satisfait de l’état de sa petite malade.

XI

Les négociations de M. le Curé.

Le lendemain matin, le docteur Esculape fut très satisfait de l’état de sa petite malade.

Le Docteur.

Pas l’ombre de fièvre, la mine est bonne, l’appétit revient, tout va bien. Il serait à souhaiter que, lorsque nous aurons repris encore un peu de forces, nous changions d’air complètement, non pas certes que Brides soit malsain, tant s’en faut, mais cela est excellent pour accélérer et compléter les convalescences.

M. de Brides.

Et que conseilleriez-vous, Docteur ? Le Midi, peut-être ?

Le Docteur.

Oh ! non, je n’en vois pas la nécessité. J’aimerais bien, par exemple, un endroit qui, sans être au bord de la mer, ce qui serait trop excitant, ne s’en trouverait cependant pas trop éloigné, pour que l’air restât chargé d’exhalaisons salines. Voilà ce qui fortifierait notre enfant et la remettrait vite d’aplomb.

Mme de Hautmanoir.

La Saulaie, ma propriété, remplit précisément toutes ces conditions ; j’habite, vous ne l’ignorez pas, sur les contins de la Normandie et de la Bretagne, dans les parages du Mont Saint-Michel et je suis pourtant à trois bonnes lieues de la côte.

Le Docteur.

Parfait, Madame la Baronne, emmenez votre petite-fille dans quelques jours, rien ne lui sera plus salutaire.

Mme de Hautmanoir, à son gendre.

Qu’en dites-vous, Gérard ?

M. de Brides.

Puisque vous êtes assez bonne pour le proposer, ma mère, je ne puis qu’accepter avec reconnaissance, quoiqu’il m’en coûte de voir partir Gina, mais sa santé avant tout.

Mme de Hautmanoir.

Vous viendrez la voir autant que vous le voudrez, mon ami ; je puis dire, je pense : vous viendrez les voir, car j’espère que vous me laisserez aussi emmener Jacques.

M. de Brides prit la main de sa belle-mère et la baisa affectueusement, en signe d’assentiment.

Jacques et Gina, un moment inquiets d’une séparation possible, échangèrent alors un regard de satisfaction.

Dans la journée, Mme de Hautmanoir alla mettre son chapeau, son manteau, et, munie d’une grosse canne de bambou qu’elle ne quittait guère et qui l’aidait à marcher, se dirigea vers le presbytère.

M. le curé était en train d’ensemencer un petit champ qui tenait à son jardin.

« Bonjour, monsieur le curé », dit Mme de Hautmanoir, en poussant la grille d’entrée.

M. le Curé, sursautant.

Ah ! mon Dieu ! madame la baronne !… Je suis confus d’être surpris par vous dans cette tenue. Permettez au moins que j’enlève mon tablier de travail, que je me donne un coup de brosse et je suis à vous à l’instant. En attendant, prenez donc la peine d’entrer au salon.


Mme de Hautmanoir pénétra dans la pièce nue et pauvre que le curé baptisait du nom de « salon » et dans laquelle de simples chaises de paille étaient rangées le long du mur. En vain les châtelains de Brides avaient-ils essayé plusieurs fois de meubler le presbytère, le curé et sa sœur ne gardaient rien pour eux et distribuaient tout aux pauvres : c’était toujours à recommencer. Le dernier fauteuil venait de partir, la veille, pour la chaumière d’un vieillard paralytique. Mme de Hautmanoir en était découragée, à la fin.

Six semaines auparavant, Mgr l’évêque était venu, en tournée de confirmation. M. le curé voulut lui offrir une petite collation. « Quelques


« Bonjour, monsieur le curé », dit Mme de Hautmanoir.

biscuits, Monseigneur, avec un petit verre de Malaga ? On m’en a fait cadeau d’une bouteille, à l’occasion d’un baptême.
Monseigneur.

Mais, mon cher curé, ce ne sera pas de refus, avant de repartir.


M. le curé disparut un instant et revint bientôt, désolé. « Ah ! Monseigneur, je suis cambriolé ! »

Monseigneur, sautant sur sa chaise.

Cambriolé, dites-vous ? Mais c’est épouvantable !

M. le Curé.

Et ce qu’il y a de mieux, Monseigneur, c’est que je connais mon voleur.

Monseigneur.

Mais alors, il faut prévenir les gendarmes, le faire arrêter, le faire mettre en prison…

M. le Curé.

Eh ! Monseigneur, le pourrais-je ?… c’est ma sœur ! (Feignant une grande colère) : elle m’a dérobé mon malaga, mon unique bouteille, pour le donner à la voisine qui relève de maladie !

L’évêque rit de bon cœur.

« Ah ! en ce cas, vous êtes quittes. Elle vous a pris votre malaga, mais, vous, ne lui avez-vous pas soustrait un châle dernièrement ? son plus beau, celui des dimanches, afin de le donner à la femme du sacristain pour envelopper son nouveau-né ? » (Levant les bras au ciel) : « Ah ! Seigneur, je vous en conjure, envoyez-moi beaucoup de vauriens de ce genre dans mon diocèse. »


Mme de Hautmanoir pensait à toutes ces choses, lorsque M. le curé entra.

Mme de Hautmanoir.

Ah ! mon cher Curé, je viens vous trouver pour vous appeler à notre secours : je suis bien ennuyée.

M. le Curé

Mon Dieu, madame la baronne, votre petite Gina serait-elle retombée malade ?

Mme de Hautmanoir, vivement.

Non, non, grâce au ciel, il ne s’agit pas précisément de sa santé, mais bien d’elle, cependant, ainsi que de son frère.

Mme de Hautmanoir raconta alors au curé qu’elle allait emmener les enfants prochainement à la Saulaie, elle pourrait ainsi les surveiller elle-même et les soigner.

Mme de Hautmanoir.

Mais ce ne sera que pour un temps, naturellement ; mon gendre, qui adore ses enfants, ne pourra pas me les laisser indéfiniment, ceux-ci reviendront à Brides où cette vie échevelée d’autrefois recommencera. Gina a failli mourir victime de son imprudence. Qui sait si nous n’aurons pas un jour quelque malheur irréparable à déplorer, soit pour elle, soit pour Jacques !…

M. le Curé, levant les yeux au ciel.

Hélas !…

Mme de Hautmanoir.

Lison, auprès d’eux, ou rien, c’est la même chose. Cette malheureuse, vous le savez, avait failli devenir folle à la suite de la scène, bien méritée certes, que lui avait faite le docteur Esculape. Mais, le croiriez-vous ? cette petite friponne de Gina a profité du jour anniversaire de sa naissance pour demander la grâce de sa bonne. Son père disait « non », ne voulait pas garder Lison, Gina devenait rouge et s’excitait. Elle le prit alors par le cou et lui glissa dans l’oreille : « Dites oui, mon petit papa, cela me ferait tant de plaisir, faites-le pour mes huit ans. »

Comment voulez-vous qu’on résiste à cela ? Son père ne l’a pas pu et Lison est restée.

M. le Curé.

En faisant de grandes promesses, comme d’habitude ?

Mme de Hautmanoir.

Naturellement. Nous en sommes donc toujours au même point, depuis notre dernière conversation au sujet de la charmante Solange. Et vous ! où en êtes-vous de vos négociations ?

M. le Curé.

J’ai parlé d’abord à M. de Brides qui, dès les premiers mots, a paru peu disposé à se remarier, à cause du souvenir qu’il a gardé de sa femme si tendrement aimée. À cause aussi de ses enfants qu’il craignait de voir malheureux.

Mais, au nom de Mlle Solange, j’ai vu que ses dispositions se modifiaient. Il se tut et réfléchit un moment. Lorsque je l’interrogeai de nouveau, il murmura à voix basse, avec émotion… : « Ah ! Mlle Solange voudrait-elle de moi ? — C’est un point à éclaircir, répondis-je, m’y autorisez-vous ? » De la tête il fit « oui », trop impressionné pour pouvoir parler.

Mme de Hautmanoir, vivement.

Et Solange ?

M. le Curé, finement.

Vous êtes bien pressée, madame la baronne ! Il me fallut, avant tout, m’en expliquer avec ses parents. « Solange, me déclarèrent-ils, est si raisonnable que nous la laissons absolument libre de disposer de sa main. »

En conséquence, nous eûmes, Mlle Solange et moi, une conversation des plus sérieuses.

Elle m’avoua, avec une grande franchise, que M. de Brides ne lui déplaisait pas, au contraire : il lui était même sympathique. Elle trouve les enfants charmants. « Mais, ajouta-t-elle, serai-je capable de les élever comme je dois le faire ? Ils sont grands, déjà ! M’aimeront-ils ? Car je voudrais être, pour eux, non une belle-mère, mais une vraie maman. Est-ce possible ? Voilà ce que je me demande ? »

Mme de Hautmanoir.

Quelle belle et noble nature !

M. le Curé.

« La question est grave, monsieur le curé, me dit-elle en finissant, tellement grave que j’y dois réfléchir longuement.

« Nous passerons, comme toujours, mes parents et moi, une partie de l’hiver dans le Midi, je prierai Dieu de m’éclairer pendant ce temps-là et je vous rendrai réponse dans quelques mois. » Ah ! madame la baronne, ne vous l’avais-je pas dit que Mlle Solange était une créature exceptionnelle ? un cœur d’or ! un vrai cœur d’or !



La bonne fille engageait avec les enfants d’interminables parties de loto.

XII

Préparatifs de voyage


La convalescence de Gina faisait, chaque jour, des progrès surprenants. La première fois qu’on la mit debout, on fut tout étonné de la trouver extrêmement grandie. Toutes ses robes étaient trop courtes, il fallut se dépêcher de lui en faire faire d’autres, avant le départ.

Bientôt, elle put prendre l’air, ce qui la fortifia beaucoup, et enfin descendit à la salle à manger, pour les repas.

À présent, elle reprenait ses jeux avec Jacques ; et Mlle Herminie, qui avait quitté son poste de garde-malade, venait encore souvent pour la distraire. La bonne fille laissait alors de côté son éternel tricot, plantait ses aiguilles dans son chignon et engageait, avec les enfants, d’interminables parties de loto, de jeu d’oie, de dominos et de cartes, qu’elle intéressait avec une image, une carte postale illustrée, ou tout simplement avec une pastille de menthe tirée de sa bonbonnière de buis.

Jacques n’aimait pas perdre, cependant il avait la gentillesse de faire en sorte que Gina eût la joie de gagner, ce qui la ravissait.


Mme de Hautmanoir voulut faire, à sa petite-fille, un cadeau à l’occasion de son retour à la santé. Gina, qui était adroite, demanda une machine à coudre, petite mécanique à main qu’elle fit marcher aisément.

Gina.

Tu vois, Jacques, avec ma machine à coudre, je vais confectionner un trousseau complet pour ma poupée. Grand’mère a cherché, pour moi, dans ses affaires, tous ses morceaux d’étoffe, il y en a une montagne.

Jacques.

Que feras-tu ?

Gina.

D’abord trois chemises.

Jacques.

Mais ce n’est pas beaucoup, trois chemises.

Gina.

Oh ! pour une poupée, c’est bien suffisant. Je lui ferai encore trois pantalons, deux jupons : un en percale, avec de la dentelle au bord, l’autre en soie, à volants ; puis aussi une robe de chambre à carreaux écossais, une robe de mousseline décolletée, une robe de velours bleu-saphir, une robe de drap vert-bouteille soutachée, et une robe de soie rose. Hein ! elle sera belle ainsi, ma fille ?

Jacques, un peu taquin, pour rire.

Et des bas, est-ce qu’elle marchera les pieds nus ?

Gina, interdite.

C’est vrai…, des bas !…

Mlle Hermine.

Ne vous tourmentez pas, Gina, je me charge de vous en tricoter deux paires : une en soie gris perle, l’autre en coton à raies bleues et blanches, plus une paire de petits chaussons rouges.

Gina, sautant au cou de Mlle Herminie.

Oh ! vous êtes trop bonne, Mademoiselle, vous me gâtez toujours.


Un jour, à déjeuner, Mme de Hautmanoir dit à son gendre : « Il serait convenable, il me semble, Gérard, que nous fissions tous, avant de partir, une visite au château des Bouquets. Nos voisins ont été tellement bons et aimables pour nous, pendant la maladie de Gina, que nous ne pouvons moins faire que d’aller les remercier. »

M. de Brides.

Très volontiers, ma mère, c’est absolument mon avis, et je suis entièrement à vos ordres. Il fait un temps superbe aujourd’hui, ce serait peut-être le cas d’en profiter.

Mme de Hautmanoir, aux enfants.

Eh bien, mes petits, soyez prêts pour trois heures, n’est-ce pas ?

Jacques, très rouge.

Mais, grand’mère, j’ai beaucoup de devoirs en retard. Je préférerais rester pour les faire, si vous le permettez.

La grand’mère et le père se regardèrent, fort étonnés de ce zèle inaccoutumé.

On se leva de table.

Gina et Jacques sortirent ensemble.

Gina.

Pourquoi ne viens-tu pas, tantôt, avec nous, Jacques ? Ce serait bien plus amusant.

Jacques.

Tu l’as bien entendu, je l’ai dit à grand’mère : j’ai beaucoup de devoirs à finir et des tas de choses à préparer pour le voyage : mes pêchettes, mon filet à papillons, mon album de cartes postales, mon appareil à photographie, que sais-je, moi !

Gina n’insista pas, Jacques savait bien ce qu’il avait à faire.

À trois heures, Gina, gentiment habillée d’un costume de drap bleu foncé à boutons d’or et à grand col de guipure, monta en voiture avec sa grand’mère et son père.

Ils trouvèrent, au château des Bouquets, Mlle Solange et sa mère au salon. Mme de Saint-Rambert, dans un fauteuil, faisait de la tapisserie et Solange, assise en face d’elle, finissait une jolie capote en satin blanc coulissé.

Elles se levèrent, en voyant entrer les visiteurs et s’exclamèrent sur la bonne mine de Gina.

Mlle Solange.

C’est un bonheur de la voir si fraîche et si gentille, car elle nous en a donné des inquiétudes, la petite vilaine ! dit-elle en l’embrassant joyeusement.

Mme de Hautmanoir, jetant les yeux sur l’ouvrage de Solange.

Que faites-vous là, Mademoiselle ? Oh ! la jolie petite capote, c’est un amour.

Mlle Solange.

C’est pour ma filleule, l’enfant de ma sœur de lait, que l’on va baptiser ces jours-ci. (Plantant la coiffure sur son poing fermé) elle sera mignonne comme tout avec ça sur sa petite tête.

Mme de Hautmanoir

Vous êtes adroite comme une fée, Mademoiselle Solange.


Mme de Saint-Rambert, pendant ce temps, avait sonné pour commander le thé. Bientôt le maître d’hôtel parut, avec un grand plateau tout couvert de vaisselle et de gâteaux.

Mme de Saint-Rambert.

Que prendra la petite Gina ? du thé ?

Mme de Hautmanoir.

Oh ! du lait tout simplement, si vous le voulez bien, Madame.

Mlle Solange.

Peut-être préférerait-elle le prendre tout chaud, au moment où on vient de le traire ? Aimez-vous cela, Gina ?

Gina.

Oh ! oui, Mademoiselle, beaucoup.

Mlle Solange.

Si vous le permettez, Madame, je vais emmener Gina à la basse-cour, c’est justement l’heure où l’on rentre les vaches à l’étable. N’est-ce pas, maman ?

Mme de Saint-Rambert.

Mais oui, certes, et cela amusera sans doute beaucoup plus cette chère petite que de rester enfermée au salon.

Mlle de Saint-Rambert et Gina se dirigèrent donc vers la basse-cour et virent, à l’appel de la vachère, les vaches rentrer une à une. Solange les nommait à mesure : « Voici Blanchette, la Caille et la Bringée, à la queue-leu-leu. »

Pendant que les autres arrivaient à la suite, la vachère prit un grand seau et commença à traire Blanchette.

Une minute plus tard, Mlle de Saint-Rambert présentait à Gina un bol de bon lait écumeux qui lui parut exquis.

Puis on fit le tour de la basse-cour. Gina vit les poules, les dindons, qui, avec des airs furieux, secouaient leurs crêtes rouges ; les canards, et les paons, tout glorieux de leurs belles queues déployées en éventail.

Solange montra à Gina sa chèvre favorite : Biquette, et, tout à coup, de la bergerie, s’échappa un mouton qui vint présenter sa grosse tête blanche frisée aux caresses de la jeune fille.

Mlle Solange, souriant.

Ça, c’est Roussel, mon ami Roussel.

Gina, étonnée.

Il s’appelle Roussel ?

Mlle Solange.

Oui, c’est un drôle de nom pour un mouton, n’est-ce pas ? Il m’a été donné par un bûcheron qui se nommait ainsi et qui, par malheur, s’était gravement blessé d’un coup de serpe à la jambe. Un moment, on crut qu’il faudrait la lui couper, mais je le soignai sous la direction du docteur Esculape et j’eus la grande joie de le guérir.

Pour me témoigner sa reconnaissance, le pauvre homme, il m’apporta ce mouton qui venait d’être sevré :

« Appelez-le Roussel en souvenir de moi, Mademoiselle, je vous en prie. » Ainsi fut fait, comme vous voyez.

Gina s’amusait beaucoup.

Quand elle rentra à Brides, elle raconta à Jacques les incidents de la visite. Inutile de dire que Jacques regrettait beaucoup de n’avoir pas été de la partie, mais il eut soin de n’en rien laisser paraître.

Jacques.

Pour moi aussi, le temps a passé vite et je suis bien content d’être resté à Brides.

Au fond, il était très vexé !


Le jour du départ arriva.

Lison entra, le matin, dans la chambre des enfants, la figure bouleversée, les yeux très rouges. Elle fit les malles tout de travers ; on sentait qu’elle n’était pas à son affaire.

Jacques et Gina eurent beau lui demander à plusieurs reprises :

« Mais qu’as-tu donc, Lison ? »

Lison se contentait de secouer la tête et ne répondait rien.

Lorsque Mlle Herminie arriva pour dire adieu aux enfants, Lison éclata tout à coup et soulagea son cœur devant la compatissante vieille fille.

Lison.

Ah ! Mademoiselle, vous qui êtes bonne, vous me plaindrez, j’en suis sûre… Telle que vous me voyez, je suis aussi pauvre que Job, à l’heure qu’il est.

Mlle Herminie

Que Job ?

Lison.

Que Job, oui, mademoiselle Herminie. Cette infâme Matelote m’a dépouillée, elle m’a volée, elle me fait mourir de chagrin.

Mlle Herminie, indignée.

La Matelote ? Comment, Lison, vous êtes retournée chez la Matelote ?

Lison, pleurnichant.

Hélas ! oui, Mademoiselle, j’ai eu cette sottise !… Elle a su si bien m’enjôler !

Un jour, elle m’a fait lui donner dix sous et elle m’a rendu dix francs, en me disant qu’elle avait changé l’argent en or. Un autre jour, elle a fait la même chose pour une pièce de vingt sous et m’a rendu vingt francs. Alors, n’est-ce pas ? ça m’a donné confiance. Elle m’a affirmé que toutes les pièces d’argent que je lui donnerais deviendraient ainsi, entre ses mains, des pièces d’or.

Mlle Herminie.

Et alors ?

Lison.

Alors, je réunis tout ce que je possédais : mille francs. Elle les prit, les porta dans un petit coin de son jardin et les enterra, puis elle alla chercher un arrosoir qu’elle remplit de je ne sais quel liquide noirâtre et le versa sur la terre. Ensuite, elle appela son chat, lui dit un las de paroles incompréhensibles et l’installa sur la place.

« Là, dit-elle, le voilà devenu gardien de votre trésor. Il ne le quittera pas que le sortilège n’ait opéré. Lorsque l’argent sera devenu de l’or, il miaulera afin de m’appeler.

— Mais quand cela ? lui dis-je.

— Oh ! pas ce soir, demain tout au plus, mais ne vous inquiétez pas. Je vous préviendrai aussitôt. »

Mlle Herminie.

Quelle rouerie infernale ! Et après ?

Lison.

Elle vit que je n’étais pas tranquille et, pour me donner confiance, elle me dit : « Écoutez, mademoiselle Lison, je suis bonne femme, je vous en donnerai la preuve : je vous avais promis de vous dire si celui que vous épouserez doit être un joli blond ou un beau brun, eh bien ! je vais vous l’apprendre ; cette fois ce sera gratis, sans rien vous faire payer, vous m’entendez : gratis. » Elle prit ma main, en regarda la paume un instant et me jeta au nez : « Il sera roux et louchera des deux yeux ! »

Mlle Herminie et les enfants retinrent une forte envie de rire, mais ils se continrent par égard pour Lison dont la désolation faisait pitié.

Lison.

Vous pensez, Mademoiselle, si j’étais contente, moi !

Mlle Herminie.

Eh bien, et le lendemain, qu’a-t-elle fait, la misérable ?

Lison.

Le lendemain, lorsque je suis retournée chez elle, sa porte était fermée. Les voisins me dirent qu’il n’y avait personne, qu’elle était partie.

Mlle Herminie, levant les bras au ciel.

Oh ! c’est abominable !… Qu’est-elle devenue ?

Lison.

On ne le sait pas. Personne ne l’a revue, sa maison est vide, il n’y a plus un meuble dedans.

Mlle Hermine.

Malheureuse Lison ! Êtes-vous assez punie de votre légèreté et de votre crédulité ! Comment ne compreniez-vous pas que vous aviez affaire à une voleuse, à une coquine de la pire espèce ?…

On ne revit jamais la sorcière dans le pays. Un vieux berger goguenard raconta bien qu’il l’avait aperçue un jour, à la tombée de la nuit, traversant les airs à califourchon sur son chat. Les paysans ne manquèrent pas de dire que Belzébuth, son petit Bel, comme elle disait, l’emmenait en Enfer, ce à quoi Mlle Herminie répondait : « Ça, mes amis, c’est de la superstition. »



Ils couraient au-devant de la baronne.

XIII

À la Saulaie.


Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants arrivèrent à la Saulaie par un de ces temps superbes dont on jouit souvent pendant ce qu’on appelle l’été de la Saint-Martin, derniers adieux des beaux jours avant l’entrée de l’hiver.

Le château, vaste demeure normande, très confortable, était situé au milieu d’un grand parc, qui contenait un étang ombragé de saules pleureurs aux longues chevelures qui trempaient dans l’eau, d’où le nom de Saulaie donné à l’endroit.

Mme de Hautmanoir installa ses petits-enfants à côté d’elle : Gina dans une jolie chambre tendue de bleu, Jacques dans la chambre rouge, de l’autre côté de la sienne.

La vieille dame était la bienfaitrice du pays, qui ne pouvait jamais se passer longtemps de sa présence. C’est elle qui entretenait l’hospice, dirigé par des sœurs de charité ; l’ouvroir, l’école, et, pour les nouveau-nés, la crèche.

Les enfants, même les plus petits, ne se laissaient pas intimider par sa haute taille, son grand nez et sa grosse canne noire. La plupart d’entre eux étaient ses filleuls : la voyaient-ils arriver, ils couraient à la rencontre de « baronne marraine », ainsi qu’ils l’appelaient.

Jacques et sa sœur accompagnaient leur grand’mère dans ses visites de charité.

Bientôt l’on vit Gina délaisser sa poupée, Javotte, pour s’occuper de l’habillement des petits pauvres, ce qui était bien plus intéressant.

Lison lui avait préparé des patrons de mousseline, à l’aide desquels la fillette taillait elle-même les robes et les petits vêtements de ses protégés qu’elle cousait à sa machine. Bientôt cette occupation la passionna.

« Oh ! grand’mère, mendiait-elle, donnez-moi, je vous en supplie, ce joli ruban bleu pour orner ma petite brassière… »

« Oh ! grand’mère, encore ce petit bout de dentelle, il fera si bien au bord de ce bonnet. »

Et c’était une joie ensuite de distribuer tous ces objets, confectionnés par elle, aux petits malheureux dont les yeux brillaient de bonheur à la vue de tous ces trésors.

Jacques avait repris ses études sous la direction de l’instituteur de la Saulaie, jeune homme fort bien élevé et parfaitement instruit, qui, une fois sa classe faite aux petits garçons du village, disposait de quelques heures de liberté. Il donnait un grand intérêt à ses leçons, et Jacques, stimulé par ses conseils, fit des progrès assez rapides.

M. de Brides, venu passer quelques jours à la Saulaie, en fut tout surpris.

Mme de Hautmanoir, à son gendre.

Vous le voyez, Gérard, tout marche à souhait. Depuis que je suis ici, je n’ai pas eu le plus petit reproche à leur adresser, ni à l’un ni à l’autre. Ah ! si je pouvais toujours les surveiller ainsi.

Mais, elle le savait bien, M. de Brides n’eût pas consenti à se séparer indéfiniment de ses enfants et la situation ne pouvait être que transitoire.

L’hiver se passa sans incidents notables. Gina avait complètement repris ses forces, et Jacques continuait à donner toute satisfaction par sa conduite. Mme de Hautmanoir jugea qu’il convenait de les récompenser : « Si vous continuez à être sages, leur dit-elle un jour, je vous promets une belle surprise, aussitôt que le froid aura cessé et que le beau temps sera revenu. »

Jacques et Gina, très intrigués.

Une surprise, grand’mère ! mais quoi donc ?

Mme de Hautmanoir, souriant.

Ah ! si je vous le disais, ce ne serait plus une surprise. Vous verrez cela, fiez-vous-en à moi.

Sur la foi de cette parole qui piquait au vif leur curiosité, les enfants redoublèrent donc de sagesse.

Le printemps arriva de bonne heure, couvrant la terre de mille jolies fleurs qui donnaient au jardin comme un air de fête. L’atmosphère était embaumée, la température douce et tiède.

Un soir, comme Jacques et Gina allaient se coucher, Mme de Hautmanoir les retint un instant.

Mme de Hautmanoir.

Je vous ai promis une récompense. À présent que vous l’avez méritée, à moi de m’exécuter. J’ai commandé une automobile chez le loueur du pays. Elle sera ici demain matin à neuf heures, tenez-vous prêts bien exactement à vous mettre en route…

Jacques et Gina, impatients.

Pour aller où, grand’mère ? pour aller où ?

Mme de Hautmanoir

Taisez-vous, ou je n’ajoute plus rien.

Les enfants ne soufflèrent mot.

Mme de Hautmanoir

Nous irons au Mont Saint-Michel que nous visiterons en détail. Nous y passerons la nuit, afin d’y voir le lever du soleil ainsi que le Mont à marée haute, ce qui est un spectacle unique en son genre. Puis nous reviendrons ici, tranquillement, dans notre auto. Ça va-t-il ?


Fous de joie, les enfants battirent des mains et sautèrent au cou de leur grand’mère. « Merci, grand’mère, merci, grand’mère, quelle bonne idée ! comme ce sera amusant !… » Mme de Hautmanoir faillit être étouffée sous l’impétuosité de leurs embrassements.

Le lendemain, à l’heure dite, Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants montèrent en automobile par un temps légèrement brumeux : « Pourvu qu’il ne pleuve pas », disait la grand’mère un peu inquiète…

On chargea les valises, les manteaux, les couvertures, et en route pour le Mont Saint-Michel.


Pendant un assez long temps, on roula, à une vive allure, sur des routes faciles, la conversation s’établit entre les voyageurs.

Mme de Hautmanoir.

Puisque nous allons rendre visite à saint Michel, il convient, me semble-t-il, que nous parlions un peu de ce pur esprit, n’est-il pas vrai ?

Jacques.

C’est bien juste, d’autant plus qu’il est notre patron.

Gina.

Comment, notre patron ?

Mme de Hautmanoir.

Jacques a raison, il est, en effet, un des plus illustres patrons de notre pays, de la France.

Et toi, ma Ginette, que sais-tu sur saint Michel ?

Gina.

Saint Michel était un ange…

Jacques.

Un archange, veux-tu dire, il est le chef, le commandant de tous les anges.

Mme de Hautmanoir.

L’Église, dans l’office de sa fête qu’on célèbre le 29 septembre, l’appelle même : « Le prince des armées célestes ». (À Gina) : Continue, ma bonne fille.

Gina.

L’archange saint Michel est celui qui terrassa Lucifer, le chef des mauvais anges révoltés contre Dieu dans le ciel, et qui le précipita avec eux dans l’enfer.

Jacques.

Il est représenté armé d’une lance et d’un bouclier, foulant aux pieds le démon qui se tord en rugissant.

Mme de Hautmanoir.

Eh ! mon Dieu, oui, et la lutte dure toujours, hélas ! Éternel combat entre le Bien et le Mal.


On arrivait alors à une plaine de sable immense, terminée au loin par une ligne sombre : l’Océan. Au même moment, comme par un coup de baguette magique, le soleil déchira le voile de brouillard qui cachait le paysage, et le Mont apparut éclairé, superbe, comme dans un rayonnement de gloire. Cela fut si imprévu, si subit, et si magnifique en même temps, que nos trois voyageurs émerveillés poussèrent des cris d’admiration.

Mme de Hautmanoir.

Vraiment, saint Michel nous a préparé là un beau coup de théâtre.

L’automobile, qui s’était engagée dans les sables, avait dû ralentir considérablement son allure. On avançait même avec peine.


Fous de joie les enfants battirent des mains.

Jacques.

Comme on enfonce !

Mme de Hautmanoir.

Là encore ça va bien, ce n’est pas dangereux, mais, beaucoup plus loin, dans les parages du Mont, se trouvent ce qu’on appelle les sables mouvants. Des cours d’eau passent sous le sol et se déplacent sans qu’on puisse s’en apercevoir. Si l’on a le malheur de s’aventurer dans ces endroits-là, on enfonce : les genoux, la taille, les épaules, la tête, tout le corps y passe, c’est ce qu’on appelle l’enlizement. Bien des gens, raconte-t-on, y ont trouvé la mort. Et c’est une mort terrible, comme vous voyez.

Jacques.

On dirait que la mer est venue jusqu’où nous sommes.

Mme de Hautmanoir.

En effet, elle a recouvert toute cette partie, dans des temps très anciens, puis elle a perdu du terrain, et, le plus curieux, c’est qu’avant ces temps, pourtant déjà bien reculés, d’immenses forêts occupaient ces étendues.

Jacques et Gina, surpris.

Des forêts ?

Mme de Hautmanoir.

Parfaitement. Avant que saint Michel eût choisi ce Mont pour demeure, des ermites étaient venus se réfugier au fond de ces bois, afin de fuir le monde et de prier Dieu dans le silence et la solitude.

Jacques.

Et il y avait des animaux dans ces forêts ?

Mme de Hautmanoir.

Une quantité de bêtes fauves, paraît-il, des loups, en particulier. Un jour, l’un d’eux mangea l’âne d’un charitable curé des environs qui portait quelques provisions aux ermites. Le curé, très embarrassé, invoqua le Tout-Puissant qui lui inspira de mettre, sur le dos du loup, la charge de l’âne. Le loup se laissa faire et, désormais, rendit au bon curé les mêmes services que le pauvre baudet qu’il avait si méchamment dévoré.

Jacques et Gina.

Oh ! grand’mère, encore une histoire ? En connaissez-vous d’autres, sur cet endroit-ci ?

Mme de Hautmanoir.

Oui, je sais une légende qui est bien jolie. Les forets disparurent donc un jour, voici comment : La mer se déchaîna, des trombes d’eau s’abattirent sur le pays, un vrai déluge : c’est ce qu’on appelle le déluge breton.

Les habitants se sauvaient terrifiés. Un pasteur nommé Amel et sa femme, Penhor, ne purent courir assez vite, parce qu’ils avaient avec eux leur petit garçon, Raoul. Celui-ci portait une robe bleue, couleur de la sainte Vierge, car il lui était voué. Le pauvre Amel avait de l’eau jusqu’aux genoux, et l’eau montait toujours. Il dit à Penhor : « Ma femme, prends Raoul dans tes bras et mets-toi sur mes épaules, peut-être serez-vous sauvés par quelque âme charitable. »

Penhor obéit, mais l’eau continua à monter et Amel à enfoncer. Bientôt Penhor sentit, à son tour, qu’elle était en péril de mort. Elle éleva l’enfant au-dessus de sa tête et disparut comme Amel. Mais l’eau finit par atteindre Raoul et lui aussi enfonça…

Jacques et Gina, pris de pitié.

Alors, il a été noyé, le pauvre petit Raoul ?

Mme de Hautmanoir.

Patience. Pendant que ceci se passait sur la grève, l’eau avait envahi l’église de la paroisse et atteint la niche où était la statue de la sainte Vierge, si bien que la Mère de Dieu dut s’enfuir précipitamment pour n’être pas submergée. Elle remontait au ciel, lorsqu’elle aperçut, au ras des flots, des cheveux d’enfant : une boucle blonde, et un pan de robe bleue : « Voilà un petit qui est à moi, dit-elle, en voyant l’étoffe couleur d’azur. Je vais l’emporter. »

Et Notre-Dame saisit la boucle blonde sans faire de mal à l’enfant, car cette bonne Mère a la main douce. Elle essaya vainement de le soulever ; « Mais, comme il est lourd, ce petit », murmura-t-elle très étonnée. Il fallut y mettre les deux mains. Lorsqu’elle vit l’enfant, la mère et le père qui formaient, ensemble, comme une chaîne d’amour, elle comprit enfin pourquoi ce petit Raoul était si lourd. Et vous pensez bien, mes enfants, qu’elle ne sépara pas les membres de cette famille, qui restèrent unis jusque dans le ciel.

C’est en devisant ainsi que l’on arriva sur une digue construite au travers de la baie, pour relier l’îlot du Mont à la terre ferme.

La mer était basse, cela va sans dire, autrement l’on n’eût pu y aborder en voiture : l’auto s’arrêta à l’extrémité de la digue, d’où nos trois voyageurs gagnèrent à pied l’unique entrée de la ville.



« Vous pouvez entrer, mes enfants. »

XIV

Le Mont Saint-Michel.


Midi sonnait alors.

Le grand air avait aiguisé les appétits. Le plus pressé était d’aller déjeuner. Mme de Hautmanoir se mit en quête de l’hôtel bien connu « À l’image de Saint-Michel », tenu par une certaine Mme Pouliche qui faisait des omelettes renommées dans toute la contrée.

Mme Pouliche accueillit les arrivants avec force révérences et courut vile à sa cuisine casser ses œufs et faire frire son beurre. Dix minutes plus tard, une merveilleuse omelette dorée, baveuse, appétissante à souhait, fit son apparition sur la table du restaurant de l’hôtel. Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants la déclarèrent parfaite et en firent leur compliment à Mme Pouliche qui se confondit en remerciements.

L’omelette fut suivie d’un poulet sauté à l’estragon, de pommes de terre frites, d’un pâté et, pour couronnement, de beignets aux pommes. Cet excellent déjeuner avait rendu des forces à nos voyageurs qui se levèrent de table et se mirent en route, pour visiter les merveilles de ce Mont célèbre.

Ils s’engagèrent donc dans la principale, ou pour mieux dire la seule rue de la ville, qui se déroule en une longue courbe sur le flanc de la montagne et aboutit à l’abbaye, par un escalier divisé en plusieurs rampes.

En passant, ils virent une vieille porte, la porte du roi, gardée par des pièces de canons enlevées jadis aux Anglais ; puis une autre porte encore, flanquée de deux tours d’où les bourgeois observaient, autrefois, l’approche de l’ennemi. Enfin, on entra à l’église paroissiale où a lieu, maintenant, le pèlerinage de Saint-Michel et où nos voyageurs tirent leurs dévotions.

En haut du village, ils virent un vieux portail dans un jardin, c’est à peu près tout ce qui reste du beau logis que Bertrand du Guesclin, le célèbre guerrier breton, connétable de France, fit construire pour sa femme, Tiphaine Raguenel, que l’on disait très versée dans les sciences astronomiques. Ils arrivèrent au bout de la rampe et, par une porte, entrèrent dans « le chemin de ronde » des fortifications.

Dans l’anfractuosité des rochers, sous une sorte d’arcade, les enfants remarquèrent une cabane rustique, guère plus grande qu’une cabine de bain ; l’unique fenêtre en était ouverte : dans l’intérieur, ils aperçurent un vieillard, à barbe blanche, habillé d’un froc de moine et coiffé d’un capuchon, qui travaillait à un petit tour.

Jacques et Gina s’arrêtèrent pour le regarder faire : il découpait avec mille précautions un rond de serviette. Un instant, il leva la tête, vit qu’on l’observait et sourit aux enfants.

Le Vieillard.

Vous pouvez entrer, mes enfants, et visiter mon petit musée, si cela vous amuse.

Il quitta son siège, ouvrit sa porte, et, apercevant Mme de Hautmanoir :

« Oh ! pardon, Madame, fit-il, je ne vous avais pas vue. »

Mme de Hautmanoir.

Mais il n’y a pas de mal, Mons… Dieu me pardonne !… N’est-ce pas vous, le Père Paterne, que j’ai vu jadis, à mon premier pèlerinage au Mont, avec mon pauvre mari ?

Le Père Paterne, stupéfait.

Ah ! madame la baronne de Hautmanoir ! Est-ce possible !… Que je suis donc content de vous revoir ! Il y a si longtemps, en effet…

Mme de Hautmanoir.

Mais comment se fait-il, mon Père, que je vous retrouve dans cette petite cahute, vous que j’ai connu habitant, parmi vos frères, dans votre belle abbaye ?

Le Père Paterne, ayant fait asseoir Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants dans l’unique pièce de son logis, expliqua qu’il était chassé de son couvent ainsi que ses frères, que ceux-ci étaient dispersés.

« Moi, dit-il, je ne connais que mon abbaye, c’est ma mère ; j’y ai été recueilli tout petit enfant, j’y ai été élevé, je ne l’ai jamais quittée, je n’ai pas pu m’en séparer. De mes mains, j’ai élevé ce pauvre asile : c’est là que je vis, et, pour subvenir à mes besoins, je vends, aux bonnes âmes, de petits souvenirs du Mont Saint-Michel que je fabrique moi-même. Voyez… »

Et le Père Paterne, s’étant levé, montra des ronds de serviette finement ajourés, des coquetiers, de petits supports surmontés de la statue de saint Michel, des œufs à chapelets, des étuis, enfin une foule de petits ouvrages en bois, sur lesquels se détachaient toujours ces mots : Souvenir du Mont Saint-Michel, écrits, sculptés, gravés de toutes manières.

Après avoir admiré ce que le Père Paterne appelait son « petit musée », Mme de Hautmanoir, qui lui avait présenté ses petits-enfants, le mit au courant des événements de son existence.

« À présent, ajouta-t-elle, vous le voyez, je ne suis plus jeune, ni guère valide. J’ai voulu, pour distraire mes petits-enfants, leur faire faire cette excursion au Mont Saint-Michel, mais je vous avouerai, mon bon Père, que cette terrible ville, où il faut sans cesse monter et descendre, met à une rude épreuve mes vieilles jambes, elles n’en peuvent plus, elles demandent grâce !…

La pauvre Mme de Hautmanoir paraissait, en effet, très fatiguée.

Le Père Paterne, souriant.

Mais, madame la Baronne, voulez-vous faire une chose ? Allez-vous reposer tranquillement à l’hôtel et confiez-moi vos petits-enfants, je leur ferai voir tout ce qui peut les intéresser. Je ne serai pas, pour eux, une excellente grand’mère, mais je ferai de mon mieux pour leur servir de bon vieux grand-père.

Mme de Hautmanoir.

Oh ! mon Père, vous êtes trop aimable, vraiment.

Et se tournant vers les enfants : « Dois-je accepter ? »

Le Père Paterne avait une si bonne figure, l’air à la fois si gai et si avenant, que Jacques et Gina n’hésitèrent pas à dire « oui ».

Mme de Hautmanoir se leva donc, mais, avant de partir, elle fit au bon moine l’acquisition d’une foule de petits objets travaillés par lui. Une grande partie de la boutique y passa.

Jacques et Gina choisirent, chacun, une statuette de saint Michel et voulurent envoyer à Mlle Herminie une jolie petite boîte à ouvrage sur le couvercle de laquelle se détachait l’image de l’Archange.

Mme de Hautmanoir.

Eh ! bien, je ne veux pas vous retarder, mon Père, car le temps passe. Je vous laisse donc Jacques et Gina, et je rentre bien reconnaissante de toutes vos bontés.

Le Père Paterne.

Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien, Madame. Tous quatre quittèrent la petite cabane dont le Père ferma la porte et où il suspendit une pancarte, à un clou.

En l’absence du Père Paterne

on est prié de s’adresser en face chez Mlle Virginie.

Mme de Hautmanoir.

Mademoiselle Virginie ? qui est-ce ?

Le Père Paterne donnait deux légers coups à la fenêtre de la maison, en face.

Le Père Paterne.

Tenez, la voilà.

Mme de Hautmanoir et ses petits-enfants aperçurent, à travers la vitre, la pâle figure d’une infirme, toute réduite, toute menue, qui avait la taille d’un enfant de huit ans et qui travaillait activement à faire de la dentelle, sur une large pelote, couverte de fuseaux qu’elle remuait avec agilité.

Les coups, frappés à sa vitre par le Père Paterne, lui firent lever les yeux, des yeux bleus comme l’azur du ciel, et elle lui répondit par un petit signe de tête et un sourire.

Gina.

Comme elle est gentille !

Le Père Paterne, gravement.

C’est un ange. Telle que vous la voyez, on lui donnerait quinze ans à peine, mais elle en a plus de trente. C’est une pauvre paralytique qui, toute sa vie, n’a pu marcher qu’en se traînant avec des béquilles. Du matin au soir, elle travaille à de merveilleuses dentelles, et elle, si pauvre, trouve encore le moyen d’exercer la charité. Quand je ne suis pas là, s’il me vient des acheteurs, elle me remplace.

Mme de Hautmanoir.

Oh ! que j’aperçois de jolis ouvrages dans sa chambre ! Cette aube ferait joliment bien l’affaire de mon curé de la Saulaie et, pour M. le curé de Boisfleuri, j’aimerais bien trouver quelque chose aussi. Excursionnez de votre côté, moi, je vais faire la connaissance de Mlle Virginie.

Le Père Paterne.

Allez, madame la Baronne, allez. Pendant que nous nous amuserons, vous, vous ferez une bonne œuvre, et tout le monde y trouvera son compte.

Là-dessus on se sépara, et Mme de Hautmanoir entra chez l’infirme.

Le Père Paterne.

Nous, nous allons visiter la Merveille.

Jacques et Gina.

La Merveille ?

Le Père Paterne.

Oui, c’est la partie principale, et aussi la plus remarquable des bâtiments de l’abbaye. Vous admirerez encore plus les constructions, quand vous penserez aux difficultés qu’ont éprouvées ceux qui les ont entreprises, pour se procurer les matériaux et les mettre en œuvre.

Jacques.

L’abbaye est très ancienne, n’est-ce pas, mon père ?

Le Père Paterne.

Oh ! ses origines se perdent presque dans la nuit des temps. C’est saint Aubert, évêque d’Avranches, en 704, qui fonda ici le premier sanctuaire à saint Michel, et cela sur les ordres formels de l’Archange. (Souriant.) II fut même un peu dur, l’Archange, pour le pauvre saint Aubert.

Les enfants levèrent, sur le Père, un regard interrogateur.

Le Père Paterne, continuant.

Eh ! oui : saint Michel voulait donc avoir un sanctuaire sur ce Mont, qui s’appelait alors le Mont Tombe, à cause de sa forme, sans doute : une grande tombe. Et, saint Aubert ayant différé l’exécution de ses ordres, saint Michel le toucha à la tête si rudement qu’il lui fit un trou.

Jacques, riant.

C’est le cas de dire qu’il n’y allait pas de main morte, le grand saint Michel.

Le Père Paterne.

En effet, et j’ai vu, moi, dans un reliquaire, à la cathédrale d’Avranches, le crâne de notre saint évêque, avec la trace de l’ouverture dans laquelle on aurait pu introduire le pouce.

Gina.

Je pense que saint Aubert s’est décidé à obéir après cela.

Le Père Paterne.

Certainement, il voulut commencer des constructions à l’endroit indiqué par l’Archange. Mais que de difficultés n’eut-il pas à vaincre ! Des bois à abattre, des rocs à déplacer, le terrain à déblayer enfin. Il restait encore un énorme rocher, qui eût gêné les travaux et que personne ne pouvait parvenir à ébranler. On n’avait pas alors, comme aujourd’hui, la mine pour le faire sauter : que faire ? Douze robustes jeunes gens, les fils d’un homme du pays nommé Bain, se présentèrent alors pour offrir leur concours aux travailleurs : peine perdue ! « N’avez-vous plus d’autre enfant chez vous ? dit Aubert à leur père. — Si fait, j’ai encore un fils, il dort dans son berceau, à la maison. — Amenez-le donc, » repartit l’évêque. Bain apporta son treizième dans ses bras.

Saint Aubert le prit, et, à peine le pied gauche de l’enfant eut-il touché le rocher, que celui-ci s’écroula, faisant ainsi éclater la puissance de Dieu, qui se sert souvent des plus faibles instruments pour l’accomplissement de ses plus grands desseins.

Gina.

Eh bien ! et le sanctuaire ?

Le Père Paterne.

Il fut enfin construit, puis des religieux arrivèrent, élevèrent à leur tour une abbaye et s’y installèrent : c’est celle que nous allons voir. Elle a résisté miraculeusement, on peut le dire, à plus de douze incendies, à des sièges sans nombre, à des invasions, à des pillages, enfin aux vicissitudes innombrables qui l’ont assaillie pendant des siècles. On eût dit, vraiment, que Satan voulait se venger de son ancienne défaite. Mais, saint Michel, comme jadis, resta toujours son vainqueur.

On était arrivé devant l’abbaye.

Un escalier, pratiqué entre deux tours, mena nos excursionnistes devant une porte bardée de fer qui s’ouvrit sur la Salle dite des Gardes ; puis ils montèrent encore l’Escalier abbatial et le Grand Degré, qui aboutit à une plate-forme d’où ils purent jouir d’une vue magnifique. De là, ils se rendirent à l’église de l’abbaye.

Le Père Paterne.

Voyez, elle est surmontée d’une statue de saint Michel, du célèbre sculpteur Frémiet, qui remplace l’ancienne statue dorée de l’Archange. Cette dernière a disparu il y a longtemps, elle tournait sur un pivot, suivant la direction des vents. L’épée flamboyante de saint Michel semblait défier et écarter la foudre, les jours de tempête ; c’était d’un effet prodigieux, paraît-il.


Le Père montra, aux enfants, le chœur, très belle construction de granit rose ; ainsi que de curieux bas-reliefs dont l’un représente l’apparition de saint Michel à saint Aubert ; puis il les fit monter à une galerie extérieure, et, de là, à une tour par l’Escalier de dentelle, d’où ils découvrirent un vaste panorama.

Le Père Paterne.

Voyez, est-il rien de plus beau que ce tableau qui varie suivant les jeux de la lumière et le mouvement des flots ? Là-bas, du côté de la terre, ces rivages verdoyants, plantureux, ces clochers qui pointent vers le ciel ; du côté de la mer, ces îles : Tombelaine, et bien d’autres ; ces barques qui passent, toutes voiles déployées ; ces bateaux à vapeur qu’accompagne un large sillage d’écume et qui lancent, vers le ciel, des panaches de fumée…

Les enfants se tournaient à droite, à gauche, ouvrant des yeux émerveillés.

Le Père Paterne, continuant.

Voici la rivière, le Couesnon, séparation entre la Bretagne et la Normandie. Ah ! en a-t-elle vu des combats sur ses rives, de sanglantes batailles ! Ses eaux, bien souvent, ont dû être rouges de sang et rouler des cadavres ! L’invasion des Northmans, d’abord, c’est-à-dire des hommes du Nord : les Normands, terribles pirates, qui, avant de s’établir dans le pays et de prendre le Mont sous leur protection, brûlent, pillent, massacrent, si bien que les gens de la côte, affolés, viennent en foule se réfugier sous la garde de saint Michel : c’est l’origine de la ville. Puis les incursions des Bretons, leurs rivalités avec les Normands, les guerres avec les Anglais. Il faudrait des jours pour en faire le récit.

Jacques.

Elle a dû voir passer aussi de bien beaux pèlerinages, la vieille rivière ?

Le Père Paterne.

Ah ! oui, parlez-moi de cela : des rois de France : Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel, presque tous vinrent en grandes pompes apporter des présents à saint Michel. Catherine de Médecis y envoya deux de ses fils : Charles IX, alors âgé de dix ans, et son frère Henri. Il y vint aussi, vers le milieu du quatorzième siècle, une multitude de petits enfants : on leur donna le nom de Pastoureaux.

Gina.

Et d’où venaient-ils ?

Le Père Paterne.

De divers pays lointains, on ne sait pas exactement. Ils atteignirent, dit-on, sains et saufs le but de leur voyage. Des foules de pèlerins sont venues au Mont Saint-Michel, je vous parle surtout des temps anciens où la foi était plus vive que de nos jours. Les abbés y offraient une hospitalité royale et les cérémonies revêtaient une splendeur dont vous ne pouvez vous faire une idée.

Gina.

Les abbés, dites-vous, mon Père ?

Le Père Paterne.

Oui, c’est-à-dire les plus hauts dignitaires de l’abbaye, ils portaient mitre, crosse, anneau, ils avaient rang d’évêques. À ce propos, il faut que je vous raconte qu’il y eut, ici, un abbé âgé de cinq ans.

Les enfants se mirent à rire.

Le Père Paterne, continuant.

De cinq ans, parfaitement. Il se nommait Henri de Lorraine de Guise. Je dois ajouter que le Pape consentit à cette étrange installation, à la condition de faire gérer l’abbaye par un homme de mérite qui fut même un célèbre docteur en théologie.

Le Père mena Jacques et Gina visiter les trois étages de la Merveille, célèbre par la beauté de son architecture ; puis il leur fit voir la grande roue qui servait à monter les provisions.

Le Père Paterne.

Des hommes la faisaient tourner en marchant à l’intérieur.

Jacques, riant.

À la façon des écureuils dans les cages, alors, mon Père ?

Le Père Paterne.

C’est cela même… Mais le jour tombe, bientôt nous n’y verrons plus rien. Dépêchons-nous d’aller retrouver Mme votre grand’mère avant la nuit.


Jacques et Gina, les jambes un peu lasses, mais enchantés de leur journée, furent donc ramenés à l’hôtel par le bon Père Paterne.

Mme de Hautmanoir les guettait de sa fenêtre. Elle vint à leur rencontre. Tous remercièrent chaleureusement le Père et promirent de ne pas partir sans lui dire adieu.

Le lendemain matin, Mme de Hautmanoir, Jacques et Gina sortirent de bonne heure, afin de voir, à marée haute, au moment du lever du soleil, le Mont entouré d’eau comme une île. Ils en firent le tour en bateau, puis allèrent prendre congé du Père Paterne et voir, une dernière fois, Mlle Virginie, à qui Mme de Hautmanoir acheta encore quelques jolis objets de dentelle dont elle se proposait de faire des cadeaux. La pauvre infirme était ravie, elle n’avait jamais connu d’aussi belles aubaines. Nos voyageurs promirent de revenir une autre fois et l’on se sépara enchantés les uns des autres.

Le Père Paterne.

Je prierai notre grand saint Michel pour vous et pour vos petits-enfants, madame la Baronne.

Mme de Hautmanoir.

Oh ! oui, mon père. En ce moment, plus que jamais, nous avons besoin de vos prières, car j’ai demandé une grande grâce à saint Michel.

Veuillez accepter ceci pour vos bonnes œuvres. (Et elle lui remit discrètement une somme assez ronde.)

Jacques et Gina.

Au revoir, mon Père, nous n’oublierons jamais toutes vos bontés pour nous.

Le Père Paterne.

Chers enfants ! À bientôt, n’est-ce pas ? À bientôt…

Et l’on se salua une dernière fois.

Revenus à l’hôtel, Mme de Hautmanoir, Jacques et Gina déjeunèrent, puis montèrent dans l’automobile et se remirent en route pour la Saulaie où ils arrivèrent à bon port, vers la fin de la journée.

Tous trois étaient ravis de cette jolie excursion qui avait réussi à souhait.



« J’ai d’excellentes nouvelles de papa, mes petits. »

XV

Un grand parti.


Un matin, Mme de Hautmanoir appela Jacques et Gina dans sa chambre. Elle tenait une lettre à la main.

Mme de Hautmanoir.

J’ai d’excellentes nouvelles de papa, mes petits. Vous savez qu’il était à Cannes ces jours derniers, il m’écrit qu’il a poussé son voyage jusqu’à Rome. (Et, lisant un passage de la lettre) :

« Je vous serai reconnaissant, ma chère mère, (me dit-il), de bien vouloir renvoyer les enfants à Brides. Il y a deux mois que je ne les ai vus ; je suis impatient de les embrasser dès mon retour, c’est-à-dire dans une huitaine. » En conséquence, mes chers enfants, pour obéir à papa, et, quoiqu’il m’en coûte extrêmement de me séparer de vous, il faut vous préparer à partir avec Lison.

Jacques, embrassant sa grand’mère.

Vous ne venez pas avec nous, chère grand’mère ?

Mme de Hautmanoir.

Non, mon enfant, pas en ce moment.

Gina, l’embrassant à son tour.

Mais vous viendrez bientôt, n’est-ce pas ?

Mme de Hautmanoir, préoccupée.

Oui, oui, sans doute, mon petit chou. (Et elle sortit de la chambre.)

Jacques.

As-tu remarqué, Gina, comme grand’mère a les yeux rouges ?

Gina.

Oui, bien sûr elle a pleuré.

Jacques.

Cependant elle n’a pas l’air triste.

Gina.

Non, elle paraît même plutôt contente.

Jacques, songeur.

Comme c’est singulier !

Gina, pensive.

Que peut-elle bien avoir ?

Mais, pour l’instant, les deux enfants n’en surent pas plus long.

Trois jours plus tard, Mme de Hautmanoir les conduisit à la gare et, très émue, les pressa sur son cœur avec plus de tendresse encore que de coutume.

Mme de Hautmanoir.

Adieu, chers enfants, que Dieu vous bénisse et vous protège. Soyez bien bons, bien sages, n’est-ce pas ?

Jacques.

Oui, oui, chère grand’mère, et à bientôt, promettez-le-nous ?

Gina, câline, attirant par le cou Mme de Hautmanoir.

Et puis n’ayez pas de peine, ma petite grand’mère.

« Mais je n’ai pas de peine du tout, ma chérie », répondit Mme de Hautmanoir, en s’efforçant de sourire, mais les yeux pleins de larmes qu’elle essayait vainement de retenir.


Le train entrait en gare.

Mme de Hautmanoir.

Tenez, montez dans ce compartiment, il n’y a personne, vous serez là bien tranquilles avec Lison.

Et, une dernière fois, elle serra ses petits-enfants dans ses bras.

Une seconde après, le train s’ébranla.

Jacques et Gina, debout derrière les vitres du wagon, envoyèrent des baisers à leur grand’mère jusqu’à ce qu’ils l’eussent complètement perdue de vue.

Gina, s’asseyant sur la banquette, à Jacques, en face d’elle.

Mais qu’a-t-elle donc, grand’mère ?

Jacques fit un geste évasif, il n’en savait rien.

Ils étaient à Brides pour dîner.

Le lendemain, Jacques arrive dans la salle d’études pour prendre, avec Gina, son petit déjeuner du matin. Ils sont seuls.

Gina.

Mais quelle figure tu fais, Jacques, es-tu malade ?

Jacques, sombre.

Ce ne serait rien que cela !

Gina, interdite.

Comment ! Pourquoi ?

Jacques.

Il se passe, ma pauvre Gina, des choses épouvantables.

Gina.

Ah ! mon Dieu, tu me fais peur.

Jacques.

Eh ! oui, que veux-tu ! c’est ainsi.

Gina.

Qu’y a-t-il, enfin ?

Jacques.

Tu veux le savoir ?

Gina, d’une voix tremblante.

Oui, certes.

Jacques.

Eh bien ! hier soir, Lison, après t’avoir déshabillée et couchée, est descendue à la cuisine, tu t’es endormie…

Gina.

En effet, je me suis endormie tout de suite.

Jacques.

Moi, j’étais aussi dans mon lit, mais je ne pouvais pas dormir. Je pensais à grand’mère, à papa, à des tas de choses enfin. Tout à coup, une vive lumière frappa mes yeux : c’était Lison qui rentrait dans sa chambre dont, par mégarde, la porte était restée entre-bâillée. Elle ne s’en aperçut pas tout d’abord. Je t’entendis qui causait avec la mère Buisson et elle lui dit ceci, écoute bien, Gina : « Ah ! il s’en passe de belles en notre absence, ma pauvre madame Buisson ! Monsieur nous en ménage une surprise ! — Mais quoi donc, mademoiselle Lison ? — Ah ! vous ne savez pas la nouvelle, je vois ça ; moi, je l’ai apprise à la Saulaie, il y a déjà trois semaines, par le maître d’hôtel qui est l’ami du valet de chambre de M. de Saint-Rambert, vous savez bien, M. de Saint-Rambert, du château des Bouquets ? Il est à Cannes en ce moment. — Oui, oui, eh bien ? — Eh bien, sa demoiselle, Mlle Solange, va épouser notre maître. — Elle est si gentille ! répondit la mère Buisson. — Ah ! bien, c’est tout ce que vous trouvez à dire, repartit Lison. Vous ne pensez donc pas aux deux enfants, pauvres victimes ! ni à nous non plus qu’on va peut-être mettre à la porte et en tout cas qu’on voudra régenter… » Je n’en ai pas entendu davantage, car, tout à coup, Lison, s’avisant que la porte de ma chambre était ouverte, vint, sur la pointe des pieds, sa lampe d’une main et de l’autre cachant la lumière, pour voir si je dormais. Je fermai les yeux, elle s’y trompa. « Il dort comme un plomb… heureusement », dit-elle tout bas. Puis elle ferma la porte avec précaution.

Eh bien ! qu’en dis-tu, Gina ?

Gina, embarrassée.

Que veux-tu, Jacques ?

Jacques, bondissant.

Comment, ce que je veux ? Je ne veux pas avoir de belle-mère, moi. Je veux empêcher papa de nous en donner une.

Gina.

Mais pourquoi ? Mlle Solange n’est pas méchante.

Jacques.

Pas méchante, à présent ; mais, quand elle sera notre belle-mère, elle fera comme les autres, comme Mme Fichini avec Sophie. As-tu oublié comme elle la battait ?

Gina, vivement.

Non, non.

Jacques.

Et aussi comme dans Gersinde ou la Marâtre du Gévaudan.

Gina, interloquée.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jacques.

Un livre que j’ai trouvé dans le tiroir de Lison.

Gina, avec reproche.

Oh ! Jacques, tu sais que grand’mère défend qu’on lise des livres sans permission.


« Elle vint pour voir si je dormais. »

Jacques.

Que veux-tu ! je n’avais rien à lire ce jour-là, je m’ennuyais.

Gina.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a, dans ce livre ?

Jacques.

C’est l’histoire d’une belle-mère, ça s’appelle aussi une marâtre, qui a jeté la pauvre Gersinde, sa belle-fille, dans une oubliette où elle a eu les pieds mangés par les rats. Veux-tu, toi, Gina, être jetée dans une oubliette, autrement dit dans un trou sous terre, et avoir les pieds mangés par les rats ?

Gina, terrifiée.

Oh ! Jacques, quelle horreur !

Jacques.

Te rappelles-tu que nous nous demandions pourquoi grand’mère pleurait ? Nous le savons à présent. Elle connaissait la nouvelle, elle. Elle pensait que nous allions être très malheureux.

Gina.

Évidemment.

Jacques.

Et puis, as-tu oublié notre serment ?

Gina.

Mais que faire ! mon Dieu, que faire !…

Jacques.

Écoute, Gina, il faut prendre un grand parti, j’y ai réfléchi cette nuit : partons tous les deux. Nous avons assez d’argent, en réunissant nos deux bourses.

Gina.

Moi, j’ai quinze francs soixante-quinze centimes.

Jacques.

Et moi, dix-huit francs vingt. Ça fait… ça fait… beaucoup d’argent.

Gina.

Alors, nous ne verrions plus grand’mère, ni papa ? Ce serait affreusement triste.

Jacques.

Mais si, Gina, laisse-moi finir. Avant de partir, nous écrirons, à papa, une lettre dans laquelle nous lui dirons que nous ne voulons pas avoir de belle-mère, et, comme il tient à nous, il n’épousera pas Mlle Solange, et nous reviendrons.

Gina.

Oh ! non, écoute, Jacques, je ne veux pas partir, cela me fait trop de peine et aussi trop peur d’être là, seuls tous les deux, sans personne.

Jacques, piqué.

Bon, bon, petite poltronne, reste si tu le veux. Moi je partirai, je partirai tout seul.

Gina, sautant au cou de Jacques.

Non, mon Jacques, je ne te laisserai jamais partir tout seul, j’irai avec toi. Je ferai ce que tu voudras.

Jacques, embrassant Gina.

Bien, Gina, j’en étais sûr… Nous ne serons pas malheureux, d’ailleurs ; nous pourrons aller nous louer dans une ferme, du côté de Verneuil par exemple. Je serai page[1]. Tu as bien vu déjà, autour de nous, des pages de mon âge dans les fermes ? Ils sont là pour aider à tous les travaux. Toi, tu pourras soigner les lapins et les poules : ce n’est pas difficile, c’est même très amusant.


Gina paraît peu enthousiasmée ; elle baisse la tête sans répondre.

Jacques.

À présent, il faut faire nos préparatifs, sans que personne puisse se douter de rien. Gardons du pain de notre déjeuner, tu as des tablettes de chocolat que grand’mère t’a données, dans ton sac. Tâchons, sans en avoir l’air, de prendre, à table, quelques fruits, des gâteaux, même un peu de viande froide, si c’est possible, pour nos provisions de voyage. Dans ma petite valise, nous mettrons, chacun, une chemise, une paire de bas, des mouchoirs, avec nos peignes, nos brosses, nos savons, et, s’il y a encore de la place, une paire de bottines de rechange.


Gina, séduite par l’étrangeté de la proposition, en oublie les périls de l’entreprise et finit par sourire.

Gina.

Quand partirons-nous ?

Jacques.

Le plus tôt possible : demain, par exemple. Nous devons justement aller reprendre nos leçons au presbytère ; au lieu de nous y rendre, nous irons tout droit à la gare. Comme Jenny est chez son oncle, personne ne s’en apercevra.

Gina.

Mais le chef de gare nous reconnaîtra !

Jacques.

C’est vrai… Eh bien ! au lieu d’aller à la gare de Boisfleuri, nous irons à celle de Saint-Firmin où l’on ne nous connaît sûrement pas, puisque jamais nous n’y prenons le train.


Vraiment Jacques a du génie, Gina ne peut s’empêcher de l’admirer, car il trouve réponse à tout.

Sur ces entrefaites, Lison entra, les enfants se turent.

Dans la journée, ils employèrent de vraies ruses de sauvages pour préparer leur fuite sans donner l’éveil à personne. À table, Jacques profita d’un moment d’inattention de Joseph, qui les servait, pour fourrer dans sa poche une tranche de jambon roulée dans du pain. Gina prit de même un morceau de pain d’épice et deux gaufres. Pendant le repas des domestiques, ils coururent à leur chambre, ouvrirent vivement leurs armoires et leurs commodes, afin d’y prendre les vêtements et les objets qu’ils devaient mettre dans la valise de Jacques, puis, la valise faite, ils la portèrent dans leur petit jardin et la cachèrent dans leur cabane à outils, avec un panier qu’ils avaient eu soin, auparavant, de garnir de poires et de pommes.

Enfin ils respirèrent.

Jacques.

Tout est prêt, maintenant, et personne n’a rien vu. Il ne nous reste plus qu’à écrire à papa.

Dans la soirée, restés seuls, un instant, ils se dépêchèrent d’écrire à leur père.

Jacques tenait la plume, Gina le regardait faire.


 « Mon cher Papa,

« Pardonnez-nous la peine que nous allons vous causer ; mais c’est plus fort que nous. Il paraît que nous allons avoir une belle-mère. Nous ne pourrons pas vivre avec elle, nous serions trop malheureux ; aussi nous préférons partir. Nous espérons, mon cher papa, que vous ne serez pas trop fâché contre nous, que vous ne voudrez pas notre malheur, et que vous aimerez mieux revoir vos enfants qui vous aiment.

« Jacques.
« Gina. »


La lettre finie, Jacques l’introduisit dans une enveloppe qu’il ferma soigneusement, y mit l’adresse et la glissa dans sa poche.

Jacques.

Là ! c’est fait. Demain matin, nous la mettrons, bien en vue, sur le bureau de la chambre de papa qui la trouvera, en arrivant à Brides.

Gina, toute émue et tremblante.

Ô Jacques ! Que c’est triste de partir ainsi. Si nous restions ?

Jacques.

Quoi, Gina ! C’est ainsi que tu es brave ? (L’embrassant) : Allons, allons ! un peu de courage. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te promets que, dans très peu de jours, nous serons de retour ici, et alors, plus de crainte, nous vivrons, désormais, tous les deux, heureux et tranquilles, auprès de papa.



Ils arrivèrent près de la gare de Saint-Firmin.

XVI

À l’aventure.


Jacques et Gina dormirent mal, agités qu’ils étaient par leur projet.

Le lendemain, ils se levèrent à l’heure habituelle, afin de ne pas éveiller l’attention de Lison, et, une fois habillés, prirent leurs livres et leurs cahiers, comme pour se rendre au presbytère. Gina eut la précaution d’emporter son parapluie.

Lison.

Tiens ! pourquoi ? Je ne sais pas s’il fera beau toute la journée, mais je ne crois pas qu’il pleuve d’ici à votre retour.

Gina.

Oh ! si, Lison, laisse-moi faire. Le temps est très menaçant, je t’assure.


Et elle alla rejoindre Jacques qui était parti en avant pour déposer, sur le bureau de son père, la lettre qu’il tenait cachée dans sa poche.


Dès que les deux enfants furent hors de vue, ils coururent à leur petit jardin prendre, dans la cabane, l’un sa valise, l’autre son panier. Ils laissèrent, à la place, leur attirail de classe, puis ils se dissimulèrent dans un petit bois qui longeait la route : précaution très utile, car bientôt, à travers le taillis, ils virent le facteur qui portait le courrier au château.

Ils arrivèrent ainsi près de la gare de Saint-Firmin. Il s’agissait, à présent, de n’être pas reconnus des gens du pays. Ils pénétrèrent donc vite dans la petite gare qui était pleine de monde, et Jacques, aussitôt, se dirigea vers le guichet des billets.

Jacques.

Deux billets pour Verneuil, Monsieur, s’il vous plaît.

L’employé, de mauvaise humeur.

Quelle classe ? des troisièmes ?

Jacques.

Oh ! non, des premières.

Il n’avait jamais voyagé autrement.

L’employé.

Voici, c’est six francs soixante.

Jacques.

Dieu ! que c’est cher. (Bas à Gina) Si nous prenions des secondes ? Sans ça nous n’aurons plus assez d’argent.

Gina.

Oui, oui.

Jacques, à l’employé.

Je préférerais des secondes, Monsieur, s’il vous plaît.

L’employé, de plus en plus grognon.

Ah ! ça, est-ce que vous vous payez ma tête, par hasard ? Quand on ne sait pas prendre ses billets, on ne voyage pas seul. Tenez, voilà des secondes. C’est quatre francs quatre-vingts.

Jacques, troublé, paya, prit les billets et se dirigea en hâte, avec Gina, sur le quai où un train entrait en gare.

Tout à coup, ils s’arrêtèrent pétrifiés : ils venaient d’apercevoir le père Buisson. Celui-ci était venu chercher un chien de chasse qu’on lui envoyait.

Jacques.

Vite, vite, Gina, montons dans ce compartiment, qu’il ne nous aperçoive pas.


Le compartiment était plein de voyageurs. Il restait, du côté opposé à l’entrée, juste deux places que Jacques et Gina s’empressèrent d’occuper. Le père Buisson était si affairé, avec son nouveau chien, qu’il n’avait rien vu. Jacques installa, dans le filet, sa valise avec le parapluie de Gina. Celle-ci préféra garder son panier sur ses genoux.

La locomotive siffla, le train partit.

Jacques.

Tiens ! mais je croyais que Verneuil était de l’autre côté. Où allons-nous donc ?

Un voyageur, obligeant.

Verneuil, Monsieur, mais c’est dans la direction opposée ; nous y avons passé tout à l’heure.


Jacques devint cramoisi et regarda Gina tout effaré.

Jacques, bas.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? nous nous sommes trompés de train. Je ne suis jamais allé par là, moi. Et toi ?

Gina, devenue très rouge à son tour.

Moi non plus.


Les enfants se turent un instant. Jacques réfléchissait.

Jacques, bas.

Ma foi, tant pis. Au lieu d’aller à Verneuil, nous descendrons à un autre endroit. Cela reviendra au même.

Gina, bas.

Oui, mais les billets ?

Jacques, bas.

Ah ! oui, c’est vrai ; ils sont pour Verneuil !

Gina, bas.

On ne voudra pas les recevoir.


Le train venait de s’arrêter à une station, une foule de voyageurs prenait les wagons d’assaut.

Le premier voyageur, riant.

Ah ! bien, il y en a du monde pour la Saint-Boniface.

Une grosse fermière.

Vous savez bien que c’est une foire de bestiaux des plus importantes de la région. Moi, tous les ans, je vais à Berville pour cela.

Les autres voyageurs.

Nous aussi, nous aussi.

Jacques, bas.

Tu vois, ils vont à la foire, à Berville. Si nous y descendions, nous aussi ?

Gina fit un signe d’assentiment.

Jacques.

Et puis, comme il y a foule, nous tâcherons, à l’arrivée, de passer au milieu de tout ce monde, l’employé n’aura pas le temps de regarder nos billets.


Cette pensée les rassura tous les deux et ils regardèrent, avec intérêt, le paysage. On avait chaud, dans le wagon. Comme la soif se faisait sentir, ils prirent, chacun, une poire que Jacques pela avec son couteau de poche, un beau couteau à plusieurs lames, qu’il avait obtenu de sa grand’mère, pour sa fête, et auquel il tenait beaucoup.

On passa devant diverses stations. Tout à coup, ils prêtèrent l’oreille, un employé criait : — « Berville ! Berville ! Berville ! »

Les voyageurs s’étaient levés et descendaient en hâte.

Jacques, bas.

Dépêchons-nous, nous aussi, faufilons-nous à travers la foule.

Et, se faisant aussi petits que possible, ils passèrent devant l’employé auquel ils tendirent leurs billets. Celui-ci, bousculé par les gens qui se pressaient, les prit sans même pouvoir les regarder.

Sortis de la gare, enchantés, Jacques et Gina se mêlèrent aux passants qui descendaient vers la ville. Ils se dirigèrent ainsi vers une place d’où partaient des clameurs assourdissantes.

Là, étaient parqués des animaux amenés à la foire. Tout cela beuglait, bêlait, criait, piaillait, hennissait à qui mieux mieux.

Jacques et Gina trouvèrent ce spectacle très divertissant et firent le tour du champ de foire, puis ils arrivèrent en face d’une multitude de baraques : théâtres, chevaux de bois, loteries, tirs variés et marchands de toutes sortes.

Jacques.

Si nous faisions un tour aux chevaux de bois ? rien qu’un tour ?

Gina ne demandait pas mieux. On fit donc un premier tour, auquel succéda un second, puis un troisième, puis un quatrième. Ils auraient ainsi tourné toute la journée, si Jacques, ménager de leur argent n’eût dit :

« Arrêtons-nous, Gina, ce n’est pas raisonnable. »

Mais, arrivés devant les balançoires, qui affectaient la forme de nacelles, ils ne purent résister à l’invitation de l’homme qui les faisait marcher.

L’homme.

Une partie de balançoire, Monsieur, Mademoiselle ? Il n’y a rien de si amusant.

Jacques et Gina se balancèrent donc.

Mais le temps passait, la faim commençait à leur tirailler l’estomac.

Jacques.

Cherchons, à présent, un petit coin bien tranquille pour déjeuner avec nos provisions.


Gina n’avait pas quitté son panier, dont l’anse était passée à son bras.

Gina.

Mais oui, je meurs de faim… Ah ! mon Dieu, et mon parapluie !

Jacques.

Et ma valise !

Gina.

Ils sont restés dans le train.

Jacques.

Dans le filet !!!


Quelle aventure ! Après un moment de grande agitation, les deux enfants se calmèrent un peu.

Jacques.

Heureusement qu’il nous reste le panier avec nos provisions. Mais le chocolat est dans la valise.

Elles étaient bien maigres, leurs provisions ! Quand ils eurent partagé la tranche de jambon, le morceau de pain d’épice, leurs petits gâteaux, et fini de manger leurs fruits, ils n’étaient guère rassasiés.

Gina.

Dieu ! que j’ai encore faim… Pas toi, Jacques ?

Jacques.

Oh ! moi, le grand air m’a creusé. Eh bien ! tant pis, que veux-tu : allons dans un restaurant. Nous avons de l’argent.


Et ils se mirent à la recherche du restaurant. Ils l’eurent bientôt découvert, et entrèrent dans une salle où il y avait un monde fou. Ils s’assirent à une petite table, heureusement restée libre, dans un coin.

« Deux beefsteacks aux pommes et une bouteille de cidre », commanda Jacques avec aplomb à un garçon affairé, qui, cinq minutes plus tard, leur apporta le cidre demandé, ainsi que des morceaux de viande durs comme des semelles de bottes, entourés de pommes de terre mal cuites, mais qu’ils mangèrent néanmoins avec grand appétit.

Déjeuner sans dessert leur paraissait un peu dur et en dehors de leurs habitudes. Quelques pots de crème à la vanille, d’un jaune peu appétissant, restaient seuls sur le comptoir. Jacques en fit apporter un pour sa sœur et un pour lui, avec quelques biscuits plus ou moins salis par les mouches.

Puis ils sortirent réconfortés, mais la bourse sensiblement plus légère.


Boum ! boum ! boum ! entendait-on dans le lointain.

Jacques, à un paysan en blouse.

Qu’est-ce donc que ce bruit, Monsieur, s’il vous plaît ?

Le paysan.

Ça ! c’est la grosse caisse du cirque, du Cirque parisien, un bien beau cirque, ma foi.

Jacques, à Gina.

Si nous allions voir, rien qu’un petit moment ?

Ce fut aussi l’avis de Gina. Ils se dirigèrent donc vers la place principale de Berville où était installé un cirque aux couleurs criardes et tout reluisant d’or. Devant l’entrée était une estrade, sur laquelle les artistes faisaient la parade, tandis que les musiciens, les uns tapant à tour de bras sur la grosse caisse, les autres soufflant de tous leurs poumons dans leurs instruments, s’acharnaient à faire un tapage infernal.

Jacques et Gina se mêlèrent à la foule compacte et virent défiler successivement, sur l’estrade, des animaux savants : chevaux, chiens, singes, jusqu’à des phoques sauteurs.

Mais ce qu’on admirait à la parade n’était rien à côté du spectacle de l’intérieur, affirmait le patron de la baraque. « Là, on verrait, promettait-il, les exercices équestres les plus curieux, des batailles de sauvages, vrais Indiens arrivés tout récemment de leur pays, qui croquaient du verre comme on croque une gaufrette, qui, avec leurs dents, pliaient une pièce de deux sous, et qui se nourrissaient d’étoupe enflammée. Puis ce seraient des danses inédites et variées, etc., etc…

« Enfin, Messieurs, Mesdames, un programme admirable, un programme étonnant, un programme comme vous n’en avez jamais vu de semblable. »

Alléché par ces belles paroles, le public gravit rapidement les marches de l’estrade et entra en masse dans la baraque.

Les deux enfants suivirent le mouvement et prirent, eux aussi, des places pour la représentation.

Ah ! ce fut une bonne heure qu’on passa là ! tout le monde eut du plaisir pour son argent. Le patron n’avait presque pas menti, et les numéros qui se succédèrent furent aussi intéressants que varies.

Quand on sortit, le temps s’était mis à la pluie : les spectateurs s’enfuirent chez eux, ceux qui n’avaient pas de parapluie plus vite que les autres.

Jacques et Gina se trouvèrent un peu penauds sur la place soudain déserte. La nuit commençait à tomber.

Jacques.

Ne perdons pas de temps, Gina, il se fait tard, gagnons les environs de Berville. Nous trouverons bien quelque ferme où l’on ne demandera pas mieux que de nous louer.

Ils coururent donc, droit devant eux, et se trouvèrent bientôt, en pleine campagne, près d’une grande bâtisse, située au fond d’une cour que fermait une grille.

Jacques.

Si nous entrions là ?

Gina.

Il n’y a pas de sonnette.

Jacques.

Mais on n’a qu’à pousser la grille, tu vois, elle est tout contre.

Jacques poussa en effet la grille. Au même moment un énorme chien de garde se jeta sur eux. Ils n’eurent que le temps de laisser retomber la porte, mais un large morceau de la veste de Jacques était resté aux dents du méchant dogue. Saisis d’une peur horrible, ils détalèrent de toutes leurs forces. Ils s’arrêtèrent enfin tout haletants.

Gina.

Dieu ! que j’ai le cœur qui bat.

Jacques.

Et moi, j’ai les jambes encore toutes tremblantes.

Une grande porte à deux vantaux se dressait devant eux. Derrière, était une haute maison, au premier étage de laquelle on apercevait de la lumière.

Jacques tira une patte de cerf qui pendait à une chaîne, une cloche retentit dans la nuit.

Ils restèrent là un instant, personne ne vint. La pluie tombait, fine et serrée.

Jacques sonna de nouveau. Un mouvement se fit alors entendre dans la maison. Des bruits de sabots se rapprochèrent ; un grand et gros homme, à cheveux gris, coiffé d’un bonnet de coton, à la physionomie dure et mauvaise, ouvrit la porte violemment.

L’homme, bourru.

Ah ! ça, qui est-ce qui vient, à c’te heure-ci, pour déranger les gens ?

Jacques, timidement.

Monsieur, c’est nous qui…

L’homme, furieux.

C’est vous qui, quoi ?… Ah ! ça, est-ce que vous vous moquez du monde ? Des p’tits vagabonds qui courent les routes la nuit ! C’est pet’ète ben vous seul’ment qui d’puis queuque temps allumez des incendies dans nos régions. J’vas avertir les gendarmes et j’vas vous faire coffrer, moi…

Jacques et Gina prirent leurs jambes à leur cou, plus apeurés que jamais. Le hasard les ramena dans un des faubourgs de la ville.

Gina.

Oh ! Jacques, si nous courions vite à la gare, prendre le train, afin de rentrer à Brides ?

Jacques.

Tu as raison, Gina, oui, revenons à Brides. C’est effrayant tout ce qui nous arrive là !… Heureusement, papa n’est pas encore revenu, il ne saura rien de notre aventure et Lison ne nous vendra pas. Combien d’argent nous reste-t-il ?

Hélas ! le porte-monnaie sonnait pas mal le creux, il ne s’y trouvait plus que deux francs soixante-quinze ! Même en troisième classe, ils ne pourraient payer leurs places !…

Ils demeurèrent là, plantés l’un devant l’autre, désolés. À ce moment, sur la route, une vieille femme, qui portait un fagot, les croisa. Elle était accompagnée d’un petit garçon, de la taille de Jacques, dont ils avaient déjà remarqué la tignasse jaune, l’air faux et méchant, parmi les spectateurs, là-bas, devant le cirque.

Le petit garçon se pencha vers la femme et lui glissa quelques mots à voix basse. La vieille fit un signe d’acquiescement, releva la tête et, pressant le pas, aborda les deux enfants.

La vieille.

Vous paraissez étrangers au pays, Monsieur et Mademoiselle ? Et vous êtes là tout mouillés sur la grand’route. Ne pourrais-je vous être bonne à quelque chose ? vous guider vers quelque hôtel ? car vous avez de l’argent, bien sûr ?

Jacques, gêné.

Un peu, oui, certes, mais nous ne savons à qui nous adresser.

La vieille, doucereuse.

Eh bien ! mais ne suis-je pas là, moi ? Il semble que j’arrive juste à point pour vous tirer d’embarras. Ma maison n’est pas bien loin. Si vous voulez venir jusque-là ? Je suis une bonne créature ; j’aime bien les enfants, moi, et je vous offrirai bien volontiers l’hospitalité.


Jacques et Gina se consultèrent du regard.

Ils étaient si bouleversés déjà, par leurs récentes aventures, et aussi tellement fatigués et trempés, ils avaient si grand’faim, qu’ils acceptèrent les offres de la vieille, et la suivirent, non sans quelque répugnance.

Ils virent sa figure, à la lueur du fagot qu’elle alluma en arrivant dans sa maison, une vraie chaumière, sordide et presque croulante.

Des mèches grises, en désordre, s’échappaient d’une marmotte qu’elle avait sur la tête, encadrant un visage ridé comme une vieille pomme, à l’expression basse, sournoise, tout à fait repoussante.

Les pauvres enfants furent heureux de trouver du feu pour se sécher. Pendant ce temps, la vieille allait, dans un coin, chercher un reste de plat de pommes de terre et une croûte de pain bis qu’elle mit devant eux. Ce n’était guère appétissant, néanmoins ils mangèrent avec avidité, car, depuis le temps, le déjeuner qu’ils


Une vieille femme, qui portait un fagot, les croisa.

avaient pris en arrivant était dans leurs talons. Le petit garçon les observait sans mot dire.

Gina était très inquiète, Jacques n’était pas moins tourmenté, mais il ne voulait pas le laisser paraître, de peur d’affecter Gina davantage encore. Pendant que la vieille femme préparait à côté, dans une sorte de taudis, deux mauvaises paillasses, par terre, le frère et la sœur causèrent tout bas.

Gina.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! Jacques, qu’allons-nous devenir ?

Jacques.

Je t’en supplie, Gina, ne te désole pas. J’ai une bonne idée ; aie confiance. Puisque nous n’avons pas assez d’argent pour prendre le train, attendons à demain. Nous écrirons une lettre au père Buisson, ou mieux encore nous lui enverrons une dépêche et il viendra nous chercher. Demain soir, nous coucherons dans nos lits, à Brides, tu verras ça.

Cette douce perspective fit rentrer un peu de calme dans le cœur de Gina.

La vieille.

Allons ! les lits sont prêts. Dame ! ce ne sont pas de bons petits dodos, avec des draps fins comme dans les châteaux, car vous êtes des enfants de châteaux ? Je vois ça.

Et la vieille commença à les interroger. Mais Jacques et Gina esquivaient les réponses.

La vieille.

Bon ! Bon ! ce sera pour demain, vous aurez retrouvé votre langue, sans doute. Et elle les mena dans l’affreux taudis.

La vieille.

Allons ! déshabillez-vous.

Jacques et Gina.

Mais nous aurons froid.

La vieille.

Que non ! que non ! D’ailleurs, voici de quoi vous couvrir.

Et, leur jetant quelques loques en guise de couvertures, elle les força à quitter leurs vêtements. Les malheureux étaient à bout ; ils se laissèrent faire, et, épuisés de lassitude et de chagrin, ils s’endormirent presque tout de suite, d’un sommeil de plomb.

Dans la nuit, un bruit de voix d’homme et de disputes les réveilla. On se querella assez longtemps, dans la pièce à côté, puis tout retomba dans le silence.

Le lendemain, les pauvres enfants se réveillèrent, et, au lieu de leurs jolies chambres de Brides, furent tout étonnés de se retrouver dans l’espèce de chenil où ils avaient passé la nuit. L’amertume de leur situation leur revint à la mémoire.

Une grande détresse s’empara d’eux ; ils se mirent à pleurer à chaudes larmes, regrettant, du fond de leur cœur, leur équipée. Jacques, le premier, se ressaisit et rendit encore une fois du courage à sa sœur.

Jacques.

Levons-nous vite et courons au télégraphe.


La vieille entrait alors, son ton était changé.

La vieille.

Eh bien ! mes garnements, vous en avez passé une bonne nuit ? Allons ! oust ! Debout et filez. J’en ai assez, moi, d’héberger des vagabonds de grand chemin.

Les pauvres enfants, tout saisis, se levèrent et demandèrent leurs vêtements.

La vieille.

Tenez, les v’là !

Le petit garçon entrait alors, il tendit à la femme un paquet de hardes et, s’adossant au mur, regarda Jacques et Gina en ricanant.

Mais Jacques ne reconnaissait pas sa veste, et Gina, qui retrouvait sa jupe et son corsage, ne voyait plus, sur celui-ci, son col brodé.

Jacques.

Mais ce n’est pas là ma veste.

Gina.

Et mon col ?

La vieille.

Ah ! ça, mais croyez-vous que je vais vous nourrir comme des princes et vous coucher dans ma plus belle chambre, comme ça, pour rien ? Je me suis payée, c’est mon droit, je pense. Ne faut-il pas, aussi, que je serve de femme de chambre à Mademoiselle, et que Jonas, (se tournant vers le petit garçon qui ricanait de plus en plus), fasse le service de valet de pied auprès de Monsieur ?

Jacques et Gina, honteux, baissèrent la tête et s’habillèrent.

« Et nos chapeaux ? » dirent-ils au moment de sortir.

La vieille.

Ah ! vos chapeaux, je ne sais où ils sont.

Jonas, insolent.

Trouvez-les, si vous pouvez.

Jacques, portant la main à la poche de son pantalon.

Ah ! mon Dieu ! et mon porte-monnaie ? et mon couteau ? mon beau couteau.

Jonas et la femme se mirent à rire d’un air moqueur.

Jacques, sentant la colère le gagner.

Oui, où est-il mon porte-monnaie ? car je l’avais, en venant ici. J’en suis sûr. J’ai même compté mon argent sur la route, avant de vous rencontrer.

Jonas et la vieille rirent de plus belle.

Jacques, furieux.

Ah ! ça ne se passera pas ainsi, allez ! C’est vous qui l’avez volé, comme vous avez volé ma veste, mon couteau, le col de ma sœur et nos chapeaux, (se tournant vers la femme en serrant les poings) : Vous allez me rendre mon argent, je vous y forcerai bien, moi ! Je vais prévenir les gendarmes et vous irez en prison.


Jacques était si résolu que la vieille eut peur, elle vit bien qu’il le ferait comme il le disait, elle lui cria dans la figure :

« Espèce de vaurien, tu crois m’effrayer ? Eh bien ! tu vas voir qui de nous deux ira en prison. Et d’abord tu vas décamper, avec ta vaurienne de sœur. »

Elle dit un mot à Jonas, qui disparut et revint bientôt, comme pour lui prêter main-forte. Alors ils se saisirent, tous deux, de Jacques et de Gina, les secouèrent furieusement, déchirèrent leurs vêtements, les bourrèrent de coups et les jetèrent dehors.

Puis l’horrible mégère et son fils sortirent dans la rue, à leur suite, et se mirent à crier à tue-tête :

« Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! à l’incendiaire !!!! »

Les voisins se montrèrent aussitôt aux portes et aux fenêtres.

Plusieurs voix.

Qu’y a-t-il donc, mère Cruchon, que vous hurlez comme ça ?

La vieille.

Il y a que je les ai pincés, les incendiaires de l’autre jour. Ce sont eux qui ont mis le feu à la ferme du Val Gelé et sans doute aussi chez les Bourrel. (Et elle se remit à crier à pleins poumons).

« Au feu ! au feu ! au voleur ! »

La rumeur se propageant, les gens accoururent de tous côtés, et joignirent leurs cris contre les pauvres enfants qu’on commença par se montrer au doigt, et qu’on finit par houspiller.

Jacques se mettait bien devant Gina, essayant de la protéger, mais, malgré tous ses efforts, il n’y pouvait parvenir. Une foule les entourait, lorsqu’un gendarme parut.

Le gendarme.

Ah ça ! que se passe-t-il ? pourquoi ces cris ?

Un gros homme, montrant Jacques et Gina.

C’est à cause de ces voleurs, de ces incendiaires.

Le Gendarme.

Quels voleurs ? quels incendiaires ?

Un petit vieux.

Oui : c’est la Cruchon qui l’a dit et qui a donné l’éveil.

Un petit bossu.

Ce sont ces misérables qui ont mis le feu partout dans les environs, à ce qu’il paraît, et qui ont dévalisé les Bourrel et tous les autres…

La mère Cruchon

Mais oui, monsieur le Gendarme, je les ai vus et mon fils Jonas aussi. N’est-ce pas, Jonas ? Le garçon mettait le feu à une meule de paille, et quand ils nous ont aperçus, ils se sont cachés.

La foule, secouée d’indignation, recommença à s’exclamer et à montrer le poing aux pauvres petits, terrifiés au point de ne pouvoir articuler une parole.

Le Gendarme.

Allons ! allons ! on va aller s’expliquer devant M. le Commissaire. En avant, marche, et pas de résistance !…

Et, prenant Gina par un bras et Jacques au collet, il se dirigea vers le commissariat de police, où la foule houleuse les accompagna.

Arrivés au poste, le gendarme les fit entrer, avec la mère Cruchon et Jonas, puis ferma la porte au nez des curieux.

Le Commissaire, assis devant une table, interrogea d’abord la mère Cruchon qui, avec un aplomb infernal, recommença ses abominables mensonges que répéta, après elle, son fils Jonas.

Le Commissaire, à Jacques.

Votre nom ?

Jacques.

Jacques de Brides.

Le Commissaire, riant.

Ah ! ah ! ah ! mon garçon, vous ne me ferez pas croire que c’est là votre nom. Brides, c’est un nom honorablement connu dans nos contrées. Vous l’aurez entendu prononcer, et vous vous l’êtes approprié.

Jacques protesta.

Le Commissaire.

Allons ! allons ! taisez-vous, (à Gina) : Votre nom ?

Gina.

Gina de Brides.

Le Commissaire, stupéfait.

Voyons, voyons, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous vous êtes entendus, tous les deux, pour me tromper. Mais (les menaçant du doigt) je vais prescrire une enquête, et je saurai bien vous démasquer, moi. (À Jacques) : Alors vous avez mis le feu ? Vous avez volé ? allons, avouez, mon garçon.

Jacques, se redressant, indigné.

Elle ment, monsieur le Commissaire, elle ment, la vieille, ne l’écoutez pas, je vous en supplie. Je n’ai rien fait de mal, je…

La mère Cruchon.

Ah ! je mens, mauvais sujet ! C’est toi qui es un menteur, tu le sais bien. Et puis, tenez, monsieur le Commissaire, faites-le seulement fouiller, je serais bien étonnée, si l’on ne trouvait pas dans ses poches quelque preuve de son crime.

Le Commissaire fouilla la veste de Jacques où il ne trouva rien, mais, en retournant les poches de son pantalon, les deux pauvres enfants furent pétrifiés d’en voir sortir, dans la main du commissaire, une poignée d’allumettes, avec une méchante bague dorée, une petite chaîne, et une broche, sans valeur.

La mère Cruchon, triomphante.

Là, quand je le disais ! ce sont les bijoux à Mme Bourrel, je parie.

Le Commissaire.

Elle est venue, en effet, déposer une plainte, elle a dit qu’on avait mis le feu à une meule derrière sa ferme, et que, profitant du moment où tout le monde courait l’éteindre, les voleurs avaient pénétré chez elle, fracturé un meuble et emporté tous ses bijoux.

La mère Cruchon, prenant un air navré.

Et c’est là tout ce qui en reste ; hélas ! mon Dien, faut-y tout de même !!!!

Le Commissaire, à Jacques.

Eh bien ! vous le voyez, mon garçon, vous êtes pris. Voici les allumettes qui vous servaient à mettre le feu, voici quelques-uns des bijoux que vous avez volés. Qu’avez-vous fait des autres ?

Jacques, éperdu.

Mais, monsieur le Commissaire, je n ai rien fait de tout cela, je vous le jure.

Le Commissaire.

Allons ! allons ! tous les garnements de votre espèce en disent autant. Vous ne voulez rien avouer maintenant ? vous vous expliquerez devant le juge. (Appelant un gendarme) : Menez-moi ce petit misérable en prison. Quant à sa sœur, elle est bien jeune, elle n’a guère pu être sa complice, elle restera dehors.

Gina, se jetant au cou de Jacques.

Non, non, mon bon, mon cher Jacques, je ne te quitterai pas. J’irai en prison avec toi, j’irai partout avec toi.

Et elle enlaça Jacques si étroitement qu’on ne put les séparer.

Le Commissaire.

Eh bien ! conduisez-les ensemble. (Les regardant s’éloigner) : C’est étonnant ! ils n’ont pourtant pas des airs de malfaiteurs. (Pris soudain d’un doute) : Vous m’avez bien dit toute la vérité, mère Cruchon ?

La mère Cruchon, avec chaleur.

Toute la vérité, monsieur le Commissaire, rien que la vérité toute pure, et Jonas aussi.

Le Commissaire.

C’est bon ! allez-vous-en. Nous éclaircirons cela.

Et la mère Cruchon se relira avec son Jonas, en faisant d’humbles révérences.



« Miséricorde ! il ne manquait plus que cela ! »

XVII

À la recherche des fugitifs.


Le facteur, que les enfants avaient vu, dans la matinée, la veille, passer sur la route, apportait deux lettres au château de Brides : l’une adressée au Père Buisson, l’autre :

À Monsieur Jacques

et à Mademoiselle Gina de Brides.

Si le frère et la sœur avaient reçu cette dernière, ils y auraient lu ceci :

« Mes chers enfants,

« Je viens vous apprendre une grande nouvelle, fort importante pour vous comme pour moi.

« Lorsque vous avez perdu votre pauvre mère, vous étiez bien jeunes pour rester ainsi privés de ses tendres soins. Votre excellente grand’mère ne pouvait, vous le savez, la remplacer, d’autres devoirs la réclamant loin de Brides, et moi, malgré toute mon affection, je n’étais pas à même de m’occuper de vous comme il l’eût fallu.

« Vous ne sauriez croire, mes chers petits, ce que votre situation m’inspirait de tristesse et d’inquiétude ! Votre grand’mère le comprit, M. le curé aussi, et tous deux me pressèrent de vous donner, en la personne de Mlle Solange, que vous connaissez bien, une seconde mère. « Certes, je la savais bonne, mais pas encore au point où elle l’est réellement : « C’est un cœur d’or », disait M. le curé. « C’est une belle âme, un noble cœur », disait votre grand’mère : ils avaient raison. Vous savoir orphelins lui était une peine, elle s’intéressait à vous, vous ne vous en doutiez pas, et déjà vous aimait. Aussi agréa-t-elle vite l’idée de vous avoir pour enfants. « Ah ! me dit-elle souvent avec émotion, si les pauvres petits ne me rendaient pas un peu d’affection, s’ils n’arrivaient pas, un jour, à me considérer presque comme leur maman, je crois vraiment que j’en mourrais de chagrin. Mieux vaudrait cent fois renoncer à ce mariage. »

« Voilà, chers enfants, quels sont ses sentiments. J’espère, de tout mon cœur, que vous saurez y répondre.

« Elle est ma femme depuis huit jours, et nous avons grande hâte de nous retrouver à Brides, afin de vous entourer tous deux de notre tendresse. Demain soir, nous arriverons pour dîner. J’écris au père Buisson de nous envoyer l’automobile à la gare, pour le train de cinq heures quatorze.

« Donc, mes chéris, à demain, je vous embrasse tendrement.


« Votre Papa. »


À midi, Lison s’étonna de ne pas voir rentrer les deux enfants. Elle courut chez le père Buisson qui ne put lui en donner des nouvelles.

Le père Buisson.

Ils sont sûrement chez M. le curé. Sans doute ils s’y seront attardés.


Lison se rendit au presbytère, mais là, pas plus que chez le père Buisson, on ne put la renseigner.

M. le Curé.

Ma sœur et moi, nous les avons attendus toute la matinée.


Lison, très inquiète, explora le parc, les bois, poussa jusqu’à la ferme, mais toujours pas d’enfants : ils restaient introuvables. Elle retourna alors chez le père Buisson lui confier ses angoisses.

Lison.

Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’ont-ils pu devenir ! où ont-ils pu passer !

Le père Buisson.

Pour comble de malchance, j’ai reçu, ce matin, une lettre de Monsieur. Il m’annonce qu’il s’est marié avec Mlle Solange de Saint-Rambert, ce qui ne nous a guère étonnés d’ailleurs, sans compter que c’est un bon choix qu’il a fait là. Et il me commande de lui envoyer l’auto, à l’arrivée de l’express, ce soir, pour le ramener au château, lui et sa jeune dame.

Lison, levant les bras au ciel.

Miséricorde ! il ne manquait plus que cela ! Que dira-t-il, mon Dieu, si les enfants ne sont pas retrouvés ? Que va-t-il se passer !!!!

Le père Buisson.

Écoutez, mademoiselle Lison, il n’y a qu’une chose à faire : rentrez au château, prévenez les domestiques. Que moi, que vous, que tout le monde enfin aille dans toutes les directions, batte le pays. Il faudra bien ainsi qu’on les retrouve, que diable ! Des enfants aussi jeunes n’ont pu aller bien loin.


Assaillie par les plus noirs pressentiments, Lison revint au château.

La journée se passa en vaines recherches.

À cinq heures trente-cinq, l’automobile revenait de la gare avec les voyageurs, et s’arrêtait devant le perron du château. M. de Brides en sortit le premier et offrit la main à sa jeune femme, pour l’aider à en descendre. Il s’attendait à trouver, à l’arrivée, Jacques et Gina, et, ne les voyant pas, une expression de mécontentement passa sur son visage. Seul, le père Buisson était là, sa casquette à la main, il s’inclina respectueusement devant ses maîtres.

M. de Brides, s’efforçant d’être gai.

Approchez-vous, mon bon père Buisson, que je présente le plus vieux serviteur de ma maison à Mme de Brides.


Le vieux garde s’inclina, une seconde fois, devant Solange qui lui adressa quelques paroles gracieuses.

M. de Brides s’aperçut alors seulement de l’altération de ses traits.

M. de Brides.

Qu’avez-vous, Buisson, mon cher ? Votre figure est toute à l’envers.


Le père Buisson ne savait que répondre. Comment annoncer la nouvelle de la disparition de ses enfants à ce malheureux père ?

M. de Brides, inquiet tout à coup.

Voyons ! il se passe quelque chose…

Les enfants ?

Le père Buisson.

Hélas !

M. de Brides.

Ah ! mon Dieu, vous me faites mourir de peur. Sont-ils malades ? ou quelque chose de pire encore leur est-il arrivé ?

Le vieux garde raconta alors ce qu’il savait : le départ des enfants pour le presbytère, puis c’était tout, on ne savait plus rien d’eux.

Mme de Brides écoutait toute pâle. M. de Brides était bouleversé.

« Appelez Lison », dit-il.

La pauvre fille arriva en larmes et ne put que confirmer le récit du père Buisson.

M. de Brides ne lui adressa aucun reproche : il était juste, et, pour cette fois, Lison n’était véritablement pas en faute.

M. de Brides.

Alors, père Buisson, on a parcouru tout le pays ?

Le père Buisson.

Eh oui ! Monsieur. On a visité tous les villages, tous les environs. Moi-même, j’ai été aux deux gares : à celle de Boisfleuri et à celle de Saint-Firmin. Là, j’ai recueilli un indice : oh ! bien léger, bien incertain. C’est de la part d’un employé nouveau venu par ici. Interrogé par le chef de gare, cet homme lui a dit qu’il avait délivré, ce matin, des billets de seconde classe, pour Verneuil, à un petit garçon de dix à douze ans, accompagné d’une petite fille dont il a donné le signalement qui répond assez à celui de Mlle Gina. Ces deux enfants, paraît-il, avaient l’air embarrassés et peu habitués à voyager seuls.

Mme de Brides, anxieuse.

Et alors, père Buisson, et alors ?

Le père Buisson.

Alors, le chef de gare a télégraphié à Verneuil ; là, les réponses furent contradictoires. Certains employés avaient vu des enfants descendre du train, d’autres n’avaient rien remarqué. Bref, on n’était pas plus avancé qu’auparavant.

Mme de Brides.

Oh ! prenons vite le train, allons les chercher nous-mêmes.

M. de Brides.

Mais il n’y a plus de train, aujourd’hui, dans cette direction.

Mme de Brides.

Il y a l’automobile, Gérard, ne perdons pas un instant.

M. de Brides.

Mais, Solange, mon amie, il faut que vous dîniez, vous n’avez rien pris depuis ce matin.

Mme de Brides.

Oh ! qu’importe ! le pourrais-je d’ailleurs ? Je suis si émue ! si désolée ! l’essentiel est de les retrouver sans retard. Prenons seulement leurs manteaux et des couvertures : peut-être ont-ils froid. Emportons aussi un peu de vin, quelques provisions, de quoi les restaurer, s’ils en ont besoin.

M. de Brides.

Oui, oui, vous avez raison, vous pensez à tout, chère amie.

Tous deux entrèrent au château, afin de faire les préparatifs nécessaires. En passant dans sa chambre, M. de Brides vit une lettre sur laquelle il reconnut l’écriture de Jacques.

« Qu’est-ce que ceci ? » se dit-il.

Et, fébrilement, il déchira l’enveloppe, ouvrit la lettre et la lut d’un trait.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! » soupira-t-il.

Et il tomba accablé, dans un fauteuil, en se cachant la tête dans ses mains.

« Comment aller dire à Solange que, si les enfants sont partis, c’est à cause d’elle, c’est pour la fuir, c’est en haine de ce mariage ? Quel chagrin affreux infliger à cette douce créature, toute pleine de dévouement et de tendresse, qui ne demande qu’à ouvrir ses bras aux deux orphelins ? »

Une voix se fit entendre.

« Gérard, êtes-vous là ? »

M. de Brides reconnut celle de Solange, il se leva et cacha précipitamment, dans sa poche, la lettre fatale.

M. de Brides.

Me voici, j’arrive. (À lui-même) Tout à l’heure, en voiture, je tâcherai de lui faire comprendre… de lui expliquer…

Mme de Brides.

Tout est prêt, partons vite.

Deux minutes plus tard, ils roulaient sur la route, dans la direction de Verneuil.

Qu’étaient devenus Jacques et Gina, de leur côté ?

Menés, par le gendarme, à la prison de Berville, ils y furent reçus par le geôlier qui ouvrit un cachot à peine éclairé par une fenêtre grillée, puis il ferma, sur eux, la porte et la verrouilla avec soin.

Ils étaient seuls.

Les pauvres enfants tombèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant, puis ils s’assirent sur un banc, unique siège de la cellule et, pendant un instant, se considérèrent avec stupeur, sans parler. Dans quel état ils étaient ! Aurait-on jamais reconnu les petits de Brides, dans ces malheureux aux cheveux emmêlés, au visage noirci, aux vêtements crottés, fripés, en lambeaux ! Ils étaient vraiment faits comme les voleurs dont ils occupaient, en ce moment, la place.

« Ma pauvre petite Gina, dit alors Jacques, me pardonneras-tu jamais de t’avoir entraînée dans un pareil malheur ? Car je pleure encore plus sur toi que sur moi, sur moi qui suis le seul coupable ! »

Gina.

Non, non, Jacques, non, ne dis pas ça, car j’aurais dû te résister. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Tu ne serais pas parti, tu ne m’aurais pas laissée seule.


Ils se turent un moment, Jacques réfléchissait : « Ce que je ne puis m’expliquer, dit-il enfin, c’est comment ces allumettes et ces bijoux ont pu arriver dans ma poche ». La chose restait en effet bien inexplicable.

Vers onze heures, le geôlier entra avec un plat de haricots, du pain et une cruche d’eau : vrai déjeuner de prisonniers, auquel nos amis goûtèrent du bout des lèvres. Enfin, vers une heure, le gendarme, qui les avait amenés, parut de nouveau.

Le Gendarme.

M. le Commissaire veut vous parler.


Jacques et Gina le suivirent docilement, et, arrivés dans le cabinet du commissaire, ne purent retenir un mouvement de surprise joyeuse : M. de Brides, accompagné de Solange qui pleurait, était là, tournant le dos à l’entrée.


Ils furent reçus par un geôlier qui ouvrit un cachot.

Le commissaire fit signe au gendarme qu’on n’interrompît pas, curieux qu’il était de connaître tous les détails de cette étrange histoire.

Le Commissaire.

Vous disiez donc, Monsieur, que vous arriviez de Rome où vous veniez de vous remarier ?

M. de Brides.

En effet, monsieur le Commissaire, nous sommes arrivés, ma femme et moi, hier soir, à Brides, et quelle n a pas été notre désolation de ne plus retrouver les enfants ! Sans perdre un instant, nous sommes repartis en automobile, pour Verneuil, d’abord, où l’on n’a pu nous donner d’eux aucune nouvelle, puis pour toutes les localités, nous arrêtant à chaque ville, à chaque village, aux moindres hameaux, et laissant partout leur signalement à la police. Quelle nuit nous avons passée ! je ne puis vous le décrire, et maintenant, c’est à moitié fou de chagrin et d’inquiétude que j’arrive ici vous dem…

Deux sanglots, partis du fond de la salle, le firent se retourner : « Malheureux enfants ! » dit-il, en apercevant Jacques et Gina en larmes.

Jacques et Gina, se jetant aux pieds de leur père.

Pardon, papa ! pardon, papa !


Le pauvre père était si heureux de les retrouver sains et saufs qu’il en oublia sa colère.

Il les releva et les pressa sur son cœur, tandis que Mme de Brides leur souriait avec bonté.

Un tapage affreux les interrompit.

Un gendarme entrait, poussant devant lui une vieille femme qui titubait et un gars à cheveux jaunes. Les enfants reconnurent la mère Cruchon et Jonas.

Le second Gendarme.

Nous les tenons, cette fois, les vrais incendiaires, monsieur le Commissaire. Le récit de cette coquine, ce matin, vous ayant paru louche, vous m’aviez prescrit de faire une enquête, et de perquisitionner au besoin pour arriver à tirer cette affaire au clair.

Le Commissaire.

En effet, eh bien !

Le second Gendarme.

J’arrive donc devant la maison de la mère Cruchon, vers midi. Je fais mon enquête auprès des voisins, et vous savez si elle a mauvaise réputation ?

Le Commissaire, souriant.

Oui, oui, je sais. Elle est plutôt mal notée : elle et son braconnier de mari ont déjà fait de la prison. Alors ?

Le second Gendarme.

Alors, j’entre dans la maison, et qu’est-ce que j’y trouve ? La mère Cruchon à moitié ivre morte, ayant grand’peine à se tenir debout, tandis que son Jonas, tournant le dos à la porte, à genoux par terre, était occupé à examiner le contenu d’un petit sac de cuir noir. Je m’approche sans bruit et le saisis par l’épaule.

« Ah ! mon gaillard, lui dis-je, qu’est-ce que tu regardes donc là si attentivement ? »

Il pousse un cri, mais, avant qu’il ait le temps de faire le moindre mouvement, je m’empare du sac. Le voici, monsieur le Commissaire, vous y trouverez non seulement tous les bijoux de Mme Bourrel, la fermière, mais encore des lettres adressées à celle-ci, toutes les preuves enfin que ce sac lui appartenait, et qu’il lui a été volé.

Le Commissaire.

Voilà un beau coup de filet, gendarme, je vous en félicite. (Examinant le sac) En effet : sac de chagrin noir avec fermoir d’acier, des bijoux, des lettres, un porte-monnaie, une petite glace et un tire-boutons. Ce sont bien là les objets dont Mme Bourrel nous a donné la liste et la description. Emmenez-moi ce vilain gibier en prison.


Le gendarme sortit avec la mégère et son fils qui, en passant devant Jacques, lui montrèrent le poing.

Le Commissaire, étonné, à Jacques.

Ah ! ça, vous les connaissez donc ?

Jacques.

Hélas ! oui, monsieur le Commissaire, c’est chez cette méchante vieille que nous avons passé la nuit. Elle nous a abominablement volés, ma sœur et moi, et, quand je l’ai menacée d’aller me plaindre à la police pour nous faire rendre notre argent et nos vêtements, elle nous a jetés dehors et a ameuté, comme vous le savez, tout le quartier contre nous, non sans avoir auparavant, je me l’explique à présent, glissé dans ma poche les allumettes et les objets que vous y avez retrouvés. Dire qu’elle a voulu me faire passer pour un voleur et un incendiaire ! oh ! le monstre de femme !…

M. de Brides écoutait abasourdi, à la fois indigné et humilié qu’on eût pu prendre, un instant, son fils, pour un criminel.

Le Commissaire, à Jacques.

La leçon a été rude, mon petit monsieur. J’espère qu’elle vous profitera. Vous avez été doublement coupable, en entraînant avec vous votre petite sœur. Les enfants de votre classe ne doivent pas s’émanciper et courir ainsi les aventures. Soyez dorénavant plus docile et plus soumis : vous voyez ce qu’il en coûte aux enfants quand ils veulent faire à leur tête ?

Jacques, très rouge, baissa le front sans oser répondre, tandis que M. de Brides prenait congé du commissaire.

L’automobile était à la porte : tous quatre y montèrent.

Grâce aux provisions de Mme de Brides, ils firent, dans la voiture, un bon repas, puis la pauvre Gina, épuisée de fatigue et d’émotion, finit par s’endormir profondément.

Bientôt, Mme de Brides remarqua la position incommode de l’enfant qui, mal adossée à la banquette de devant, glissait à tout instant. Doucement, elle la prit sur ses genoux et lui appuya la tête sur sa poitrine. Tout à coup, prise d’un cauchemar, la pauvre petite poussa un cri : elle se croyait encore chez la vieille : « J’ai peur ! j’ai peur ! » murmurait-elle. Mme de Brides la serra plus fort contre elle et déposa, pour la calmer, un baiser sur son front. Gina, ouvrant à demi les yeux, la reconnut, lui rendit son baiser et retomba endormie en soupirant : Maman.



Encore pâle, le petit garçon entra.

XVIII

Tout est bien qui finit bien.


Le lendemain matin, M. de Brides fit appeler Jacques dans son fumoir. Encore pâle et mal remis de ses mésaventures, le petit garçon entra.

M. de Brides.

Jacques, mon enfant, je ne t’ai pas grondé hier, malgré la faute, bien grave cependant, dont tu t’es rendu coupable. Deux fois coupable, comme disait le commissaire, car, non seulement tu désobéissais, tu te montrais ingrat envers moi, tu m’offensais cruellement, mais encore tu avais amené ta sœur à en faire autant, car jamais Gina, la pauvre petite, n’aurait rien imaginé de pareil : elle en est tout à fait incapable.

Jacques.

Oh ! oui, papa, c’est bien vrai, c’est moi qui ai tout fait.

M. de Brides.

Bien, Jacques, cet aveu courageux rachète un peu ta mauvaise conduite. Ta punition a été assez forte, je n’y saurais rien ajouter. Je veux seulement te faire connaître une décision irrévocable que je viens de prendre : c’est de te mettre au collège.

Je connais le directeur du collège La Fontaine, à Paris. C’est un excellent homme, qui a été mon camarade autrefois, à Louis Le Grand. Les élèves, qui composent sa maison, appartiennent tous à des familles honorables, et les études y sont fort soignées.

Jacques, suppliant.

Oh ! papa !…

M. de Brides.

Ne m’interromps pas, mon enfant.

Encore une fois, je te le répète, ce n’est pas une punition, mais, là, tu prendras des habitudes de régularité, de travail et de soumission dont tu as grand besoin. Tu es plutôt en retard pour ton âge : il est temps que tu te mettes à travailler sérieusement, car je souhaite vivement que tu fasses comme moi, que tu passes par l’école de Saint-Cyr, pour être militaire.

Cette perspective, qui plaisait à Jacques, releva son courage.

Jacques.

Saint-Cyr ! oh ! oui, papa, mais pourrai-je y arriver ? On dit que c’est si difficile !

M. de Brides.

Oui, certes, tu y arriveras si tu le veux, et même dans un bon rang : j’en réponds, il s’agit seulement de piocher ferme.

Jacques.

Je travaillerai, papa, vous verrez ça.

M. de Brides.

C’est bien, mon enfant, je retiens cette bonne parole. Je vais maintenant te dire quelque chose qui te fera plaisir.

Lorsque j’ai parlé de collège, ce matin, à ta belle-mère, elle s’est presque jetée à mes genoux pour me supplier de ne pas t’y mettre, mais je suis resté inébranlable, car, ce que j’en fais, c’est pour ton bien uniquement. Elle a seulement obtenu que nous prendrions un appartement à Paris, afin de te faire sortir les jours de congé et d’aller te voir, au parloir, tous les jeudis et tous les dimanches. À cela, par exemple, j’ai consenti très volontiers.

Jacques remercia son père, avec effusion et reconnaissance.

Les jours qui suivirent ne furent pas bien gais : le frère et la sœur étaient tristes, à l’idée de la séparation prochaine, mais Jacques sentait si bien la sagesse de la décision de son père qu’il parvint à en persuader Gina, ce qui, le jour du départ, empêcha les larmes de couler trop abondamment. D’ailleurs, n’allait-on pas se retrouver, bientôt, à Paris ?

Des semaines, des mois s’écoulèrent : M. et Mme de Brides étaient à Paris, ainsi que Gina. Ils habitaient avenue Montaigne. Jacques, à Passy, au collège La  Fontaine, s’était vite habitué à la vie de pension et travaillait avec une incroyable ardeur ; aussi M. et Mme de Brides étaient-ils heureux, les jours de congé, de le récompenser par quelques distractions.

Quant à Gina, elle faisait ses études sous la direction de Mlle Laurier, charmante personne, nièce de la maîtresse de pension de Mlle Herminie, qui l’avait chaudement recommandée à Mme de Brides, comme gouvernante.

Autant Gina était, autrefois, malingre et souffreteuse, autant, à présent, grâce aux soins intelligents dont on l’entourait, elle devenait vigoureuse et bien portante. C’était une transformation.

Elle aussi avait pris goût au travail, avec Mlle Laurier, ainsi qu’aux arts d’agrément que Solange se donnait la peine de lui enseigner. Oh ! sa belle-mère, elle l’aimait tendrement ! Avec quel bonheur elle l’appelait Maman, comme le jour où, pour la première fois, dans la voiture, elle s’était réveillée dans ses bras !…

Jacques aurait bien voulu en faire autant, mais un excès d’amour-propre le retenait. Cela ne l’empêchait pas d’apprécier les belles et nobles qualités de Mme de Brides qui avait si bien su conquérir tous les cœurs autour d’elle : son mari, les domestiques, Lison elle-même, l’adoraient ; il n’était pas jusqu’à Mme de Hautmanoir qui ne cessât de dire : « Dieu soit loué ! dans ma vieillesse, il m’a rendu une fille ! Et il a donné, à mes petits-enfants, une seconde mère ! »

Une année après son entrée au collège, Jacques fit sa première communion, il s’y était préparé très sérieusement, maîtrisant son caractère emporté, essayant de se corriger de ses défauts : il accomplit ce grand acte avec beaucoup de piété et de recueillement.

Les vacances arrivèrent. Toute la famille de Brides alla prendre les bains de mer à Dinard. On y devait passer le mois d’août et, de là, se rendre à la Saulaie pour y rester, pendant tout le mois de septembre, auprès de Mme de Hautmanoir qui se réjouissait de voir « ses quatre enfants », comme elle disait, réunis autour d’elle. On se promettait également un pèlerinage au Mont Saint-Michel, avec visite à Mlle Virginie et au bon Père Paterne heureusement toujours de ce monde.

Un jour, Mme de Brides était avec Jacques et Gina sur la plage. Celle-ci sortait du bain que son frère prolongeait avec plaisir. Elle regagnait sa cabine accompagnée de sa belle-mère :

« Ne vous écartez pas du bord, Jacques, lui avait crié Mme de Brides, avant de s’éloigner.

— Non, non, lui avait-il répondu ; je veux m’exercer un peu à nager, l’eau est si bonne ! »

Tout à coup retentirent des cris d’épouvante poussés par les promeneurs.

Mme de Brides, ouvrant précipitamment la porte de la cabine.

Qu’y a-t-il ?

Un vieux Monsieur.

C’est un petit jeune homme qui vient brusquement de disparaître dans la mer. Il était là, nageant bien tranquillement ; un instant il a plongé et n’a plus reparu. Sans doute, il aura été emporté par le courant.

Mme de Brides, cherchant Jacques des yeux.

Ah ! mon Dieu, c’est lui, c’est Jacques !…

Et, sans perdre une seconde, elle arracha son chapeau, laissa glisser sa longue robe, et, vêtue seulement d’un jupon court, s’élança dans les flots.

Elle avait aperçu comme un petit remous vers lequel elle se dirigea rapidement, car elle était bonne nageuse.

Elle y fut en quelques brasses, vit le corps de Jacques qui flottait entre deux eaux et le saisit par la ceinture ; mais ce corps était inerte, il ne s’aidait en aucune façon. Elle eut soin de mettre la tête de l’enfant hors de l’eau, le chargea sur ses épaules et revint ainsi vers la rive.

Tout cela n’avait duré que quelques instants à peine. Mais la frayeur sans doute et l’eau de mer qu’il avait avalée avaient fait perdre connaissance à Jacques.

Les promeneurs s’empressèrent pour lui porter secours. Quelques frictions et un peu d’eau-de-vie, qu’on fit pénétrer à grand’peine entre ses dents serrées, le ranimèrent. Quand il ouvrit les yeux, la première personne qu’il aperçut, anxieusement penchée sur lui, c’était sa belle-mère, les cheveux épars, toute ruisselante, affreusement pâle : c’est elle qui lui avait sauvé la vie, sans elle il était noyé !…

Un grand attendrissement le prit, il lui saisit la main et la baisa : « Maman ! chère, chère maman ! » lui dit-il, en sanglotant !…

Les promeneurs pressaient Mme de Brides d’aller se changer, car elle était glacée et claquait des dents.

On lui jeta un châle sur les épaules, mais il était trop tard, elle avait pris un refroidissement : une fluxion de poitrine se déclara.

Deux jours plus tard, elle était aux portes du tombeau.

Jacques la soigna avec un dévouement filial tout à fait touchant et ne voulut prendre de repos que lorsque tout danger fut écarté.

Dès lors, elle trouva en lui un fils très tendre, très respectueux et n’eut jamais le plus léger reproche à lui adresser.

Deux ans plus tard, les enfants eurent une grande joie : il leur naquit une sœur que l’on nomma Rose. Gina en prit soin, comme une petite mère.

Jacques l’aimait bien également, mais il eût voulu un frère à élever, à son tour ; il fut servi à souhait. Un petit Serge vint au monde. Jacques, cette fois, fut au comble du bonheur : « On peut compter que j’en ferai un solide gaillard, déclara-t-il, c’est moi qui lui apprendrai à monter à cheval, à faire des armes, et, quand il sera grand, lui aussi sera Saint-Cyrien. »

Et les années passèrent… Sans doute nos petits amis ne furent pas toujours heureux. La vie leur réserva des épreuves, comme à tout le monde, mais, en toute occasion, ils venaient se retremper au sein de la famille, sûrs d’avance qu’ils étaient d’y trouver sages conseils, appui et réconfort.

C’était pour eux un grand bonheur : ils surent l’apprécier, et, constamment, se montrèrent reconnaissants envers celle qui avait aidé leur père à relever le foyer domestique un moment détruit.


TABLE DES MATIÈRES



 1
 13
 27
 53
VI. — 
 61
VII. — 
 77
VIII. — 
 87
 97
 111
 129
XIII. — 
 143
 159
XV. — 
 179
XVI. — 
 197
 251
  1. En Normandie, il y a, dans presque toutes les fermes, un petit serviteur d’une douzaine d’années auquel on donne le nom de page.