Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 82-84).
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X

Je m’endormis profondément. Quand Aliochka, me poussant la jambe, m’éveilla, et que j’ouvris les yeux, il faisait déjà jour. Le matin semblait encore plus froid que la nuit. La neige ne tombait plus mais un vent fort, sec, continuait à pousser une neige ténue dans les champs et surtout sous les sabots des chevaux et les patins. Le ciel, à droite, du côté de l’Orient, était lourd, blanc mat, mais les rayons obliques, clairs, rouge-orangé s’y montraient de plus en plus brillants. Au-dessus de nos têtes, à travers les nuages mobiles, blancs, à peine teintés, on apercevait du bleu pâle. À gauche, les nuages étaient clairs, légers et mobiles. Tout autour, à la distance que le regard pouvait embrasser, la neige blanche, épaisse couvrait la campagne. Par ci par là on apercevait un petit monticule gris au-dessus duquel volait une fine poussière de neige sèche. Nulle trace de traîneau, d’homme ou d’animal. Les figures et les couleurs du dos des postillons et des chevaux ressortaient clairement sur ce fond blanc… Le bord du bonnet bleu foncé d’Ignachka, son collet, ses cheveux et même ses sabots étaient blancs. Le traîneau était tout couvert de neige. Chez le cheval gris du milieu, toute la partie droite de la tête et du garrot était sous la neige. Mon bricolier était dans la neige jusqu’aux genoux et toute sa croupe en sueur était, du côté droit, couverte de neige. La petite houppe se balançait toujours en mesure de n’importe quel motif et le bricolier courait comme avant. Mais, à son ventre gonflé qui se soulevait et s’abaissait fréquemment, à ses oreilles rabattues, on voyait qu’il souffrait. Un seul objet nouveau attirait l’attention : c’était le poteau des verstes duquel la neige tombait à terre et au pied duquel le vent avait amoncelé, à droite, une vraie montagne, et continuait à hurler en jetant la neige d’un côté et d’autre. J’étais très étonné de ce que nous avions marché toute la nuit pendant douze heures, avec les mêmes chevaux, sans savoir où, sans nous arrêter, et d’être à la fin arrivés. Notre clochette, semblait-il, tintait plus gaiment. Ignate s’enveloppait et criait. Les chevaux de derrière s’ébrouaient et les clochettes des troïkas du petit vieux et du conseilleur sonnaient. Mais celle du dormeur s’était, dans la steppe, complètement séparée de nous. Après une demi-verste nous trouvâmes la petite trace fraîche, à peine couverte de neige, d’un traîneau et d’une troïka et, sur la neige, se voyaient par ci, par là, des taches roses du sang d’un cheval qui probablement s’était blessé.

— C’est Philippe ! voilà, il est arrivé avant nous ! — dit Ignachka.

Mais, enfin, on aperçoit, au milieu de la neige, une petite maisonnette avec une enseigne, isolée sur la route. La neige la couvre presque jusqu’au faîte. Près du cabaret se trouve une troïka de chevaux, gris, bouclés par la sueur, les pattes écartées, les têtes baissées. Près de la porte la neige est déblayée, une pelle est là. Mais le vent en hurlant rejette toujours en tourbillons la neige du toit.

Au son de nos clochettes, dans la porte sort un grand postillon rouge et roux ; un verre de vin à la main il crie quelque chose. Ignachkase tourne vers moi et demande la permission de s’arrêter. Ici, pour la première fois, je vis son visage.