Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 75-78).
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VIII

« Est-ce que je gèle déjà ? » pensais-je dans mon sommeil. « Ça commence toujours par un rêve, — dit-on : Ce serait déjà mieux de mourir noyé que gelé, qu’on me tire avec le filet ; mais après tout c’est la même chose, noyé ou gelé. Pourvu que ce bâton ne me gêne pas sous le dos et que je puisse dormir ».

Je perdis conscience pour un moment.

« Mais enfin, comment tout cela finira-t-il ? » me demandai-je tout à coup en pensée, en ouvrant les yeux et en fixant l’espace blanc. « Comment tout cela finira-t-il ? Si nous ne trouvons pas de meules, si les chevaux s’arrêtent, ce qui, semble-t-il, arrivera, bientôt, alors nous gèlerons tous ».

Malgré une certaine peur, j’avoue que le désir d’un événement extraordinaire, un peu tragique, était en moi supérieur à la crainte. Il me semblait que ce ne serait pas mal si le matin les chevaux nous ramenaient à demi-gelés dans un village inconnu, lointain, et si même quelques-uns d’entre nous étaient tout à fait gelés. Et dans ce sens, des rêves, avec une clarté et une rapidité extraordinaires, se présentaient à moi.

Les chevaux s’arrêtent, la neige s’amoncelle de plus en plus, et des chevaux on ne voit que l’arc et les oreilles, mais tout à coup paraît en haut Ignachka avec sa troïka, il passe devant nous. Nous le supplions qu’il nous prenne, mais le vent emporte nos voix ; il n’y a pas de voix. Ignachka se moque de nous, crie après les chevaux, siffle et disparaît dans un ravin profond rempli de neige. Le petit vieux saute sur le cheval, agite ses coudes, veut s’enfuir mais ne peut se mouvoir de sa place. L’ancien postillon, au grand bonnet, se jette sur lui, le traîne à terre et le piétine dans la neige. « Tu es le sorcier ! » — crie-t-il. — « Tu es un insulteur ! Nous nous égarerons ensemble. » Mais le petit vieux enferme sa tête dans la neige, et ce n’est pas tant un petit vieux qu’un lapin, et il bondit loin de nous. Tous les chiens courent après lui. Le conseilleur qui est Féodor Philippitch ordonne que tous s’asseoient en cercle, que ce n’est rien si nous sommes enveloppés de neige, car nous aurons chaud. En effet nous avons chaud, nous sommes à l’aise, on a seulement une terrible soif. Je prends ma trousse, je régale tout le monde de rhum et de sucre et je bois moi-même avec un grand plaisir. Le narrateur dit un conte sur l’arcen-ciel, et, au-dessus de nous, se dressent déjà une voûte de neige et l’arc-en-ciel. « Maintenant, que chacun de nous se fasse une chambre dans la neige, — dis-je — et dormons, la neige est moelleuse et chaude comme une fourrure. »

Je me construis une chambre et veux y entrer, mais Féodor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon sac, dit : « Attends, donne l’argent. Il faut quand même mourir ? » et il m’attrape par la jambe. Je lui donne l’argent, ne demandant qu’une chose, qu’on me laisse partir, mais ils ne croient pas que c’est tout mon argent et ils veulent me tuer. Je prends la main du petit vieux et avec un plaisir inexprimable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux est douce et tendre. Tout d’abord il me la retire, mais ensuite il me la rend, il me donne même l’autre main et me caresse. Cependant Féodor Philippitch approche et me menace. Je cours dans ma chambre, mais ce n’est pas une chambre, c’est un long corridor blanc où quelqu’un me tire par les jambes. Je me dégage, mon habit et même un lambeau de ma chair restent entre les mains de celui qui me tenait. Mais je ne sens que le froid et la honte, d’autant plus que ma tante, avec son ombrelle et se pharmacie homéopathique, le noyé sous le bras, vient à ma rencontre. Ils rient et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Je me jette dans le traîneau, mes jambes pendent sur la neige, mais le petit vieux court après moi en agitant les coudes. Le petit vieux est déjà près, mais devant moi j’entends sonner deux cloches et je sais que je suis sauvé si je les atteins. Les cloches tintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieux m’a rattrapé, il tombe le ventre sur mon visage de sorte que j’entends à peine les cloches. J’attrape de nouveau sa main, et commence à la baiser, mais le petit vieux s’est transformé, c’est maintenant le noyé… et il crie : « Ignachka ! Attends ! voilà les meules d’Akhinecka, il me semble. Va donc regarder ! » C’est déjà trop terrible. Non ! mieux vaut s’éveiller…

J’ouvre les yeux, le vent m’a jeté sur le visage le pan du manteau d’Aliochka, mon genou est découvert, nous marchons sur la croûte nue et la tierce des clochettes sonne très distinctement dans l’air avec sa quinte tremblante.

Je regarde du côté où doivent se trouver les meules, mais au lieu des meules, je vois une maison à balcon, les murs crénelés d’un donjon. Je m’intéresse peu à examiner cette maison et ce donjon, je voudrais surtout voir de nouveau le corridor blanc par où je courrais en entendant le son des cloches de l’église, et baiser la main du vieillard… Je refermai les yeux et m’endormis de nouveau.