Une vie de femme au XVIIIe siècle - Madame de Tencin/01

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Une vie de femme au XVIIIe siècle – Madame de Tencin d’après des documens nouveaux [1]
Maurice Masson

Revue des Deux Mondes tome 43, 1908


UNE VIE DE FEMME AU XVIIIe SIÈCLE

MADAME DE TENCIN
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX[2]

PREMIÈRE PARTIE

Nous l’appelons « la marquise de Tencin, » et chacun sait qu’elle est la mère de d’Alembert. A dire vrai, elle n’était point marquise, et d’Alembert ne fut dans sa vie qu’un incident ou plutôt un accident. Ne la faisons ni trop « princesse, » ni trop « mère de famille. » Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, damoiselle, dame de la baronie de Saint-Martin de l’île de Ré, doit rester pour nous ce qu’elle était pour Saint-Simon et pour Diderot, « la religieuse Tencin, » « la belle et scélérate chanoinesse Tencin, » qui fît de son frère un cardinal ministre, de ses amis des académiciens, et de sa vie le plus divers des romans. Femme galante, et dont les gazettes jasèrent, elle parvint à conquérir pour sa maturité la considération, et pour sa vieillesse le respect ; petite aventurière de province, elle devint une des reines de Paris, et presque un parti dans l’État ; nonne défroquée, elle sut trouver des jésuites zélés, de saints évêques, des cardinaux graves pour l’accepter comme une « mère de l’Église, » jusqu’à un pape docte et pieux pour entretenir avec elle une amicale correspondance. Une Pompadour ou même une Geoffrin semblent plus à l’aise dans leur siècle et mieux en refléter l’esprit. Mais nulle femme alors n’a fait vibrer plus fortement, ni sur une plus large étendue, le clavier des passions et des idées contemporaines, que cette femme de lettres, qui fut aussi femme d’affaires, femme d’alcôve, de salon, d’antichambre, de concile et d’académie.


I

Elle naquit le 27 avril 1682, à Grenoble, où son père était conseiller au Parlement. La famille Guérin de Tencin avait à peine un siècle de noblesse derrière elle, et le trisaïeul du conseiller avait été colporteur. De père en fils, depuis plus de cent ans, ils étaient magistrats, et, à chaque génération, s’élevaient d’un degré. Fonctionnaires exacts et habiles, tous ces Guérin avaient le sens des affaires : ils savaient se marier honorablement et confortablement, arrondir leurs terres par le menu, et faire figure décente dans l’aristocratie provinciale. Le père de Claudine, Antoine de Tencin, avait épousé Louise de Bussevant, d’une très vieille famille du Viennois ; il achètera bientôt une charge de président à mortier, et ne la résignera en 1696 que pour aller à Chambéry comme premier président du Sénat de Savoie. Mais c’est de ses enfans que lui viendra le plus clair, sinon le meilleur, de son lustre.

Ils étaient cinq : François, l’aîné, qui reprit la charge paternelle ; Pierre, qui fut le cardinal ; Marie-Angélique, qui épousa Augustin de Ferriol, seigneur de Pont-de-Vesle ; Françoise, qui devint comtesse de Grolée, enfin Claudine. C’est aux deux cadets qu’était réservée la gloire. Comme ils étaient cadets, on les donna à l’Église. Claudine fut mise au monastère royal de Montfleury et y prononça ses vœux en 1698. Ce couvent, où la règle de Saint-Dominique s’était faite plus accommodante, offrait un agréable asile aux filles de qualité que leurs parens invitaient à renoncer au monde. L’excellent cardinal Le Camus aurait voulu y rétablir une discipline et une clôture plus exactes, disons plus « affreuses, » pour parler comme la noblesse delphinoise. Mais la résistance de toutes les grandes familles de la province et le mauvais vouloir de Louis XIV avaient été plus forts que son zèle. Il avait dû céder ; et, si les dames de Montfleury portaient encore sur leurs robes blanches le scapulaire blanc et le manteau noir des dominicaines, elles gardaient pour le reste une « honnête liberté. » Le lieu était charmant, et de Grenoble on y venait en promenade par la plus belle route. C’était alors, dans le jardin et dans les vignes du monastère, de libres conversations avec les parens et amis, des collations offertes aux visiteurs, des « concerts de voix et d’instrumens, » toute une vie facile, très séculière et presque « thélémite. » Pour Claudine de Tencin, ce n’était point un ensevelissement que la prise d’un voile en cette accueillante maison. Jolie fille et point sotte, elle attira bien vite à son couvent la meilleure société de Grenoble. La future reine de salon fil dans un parloir ses débuts de bel esprit. Un religieux minime, le P. Manniquet, détestable rimeur, mais « de beaucoup de littérature, » semble avoir été son directeur intellectuel et son * initiateur à la philosophie cartésienne. Elle n’était pas une Armande. Les « tourbillons » et les « mondes tombans » la laissaient indifférente ; et elle ne cherchait dans toute cette physique que des métaphores ou des suggestions pour mieux comprendre la vie humaine et quotidienne, qui seule l’attirait : « Je ne sais, lui écrivait-elle en juin 1706, si vous m’avez fait du bien ou du mal de me donner quelque connaissance de la philosophie de M. Descartes. Il ne s’en faut guère que je ne m’égare dans les idées qu’elle me fournit : tous les tourbillons qui composent l’univers me font imaginer que chaque homme en particulier pourrait bien être un tourbillon. Je regarde l’amour-propre qui est le principe de tous les mouvemens comme la matière céleste dans laquelle nous nageons. Le cœur de l’homme est le centre de son tourbillon ; les passions sont les planètes qui l’environnent. Chaque planète entraîne après elle d’autres petites planètes qui sont à son égard ce que la lune est à notre terre : l’amour, par exemple, emporte la jalousie ; elles s’éclairent réciproquement par réflexion ; toute leur lumière ne vient que de celle que le cœur leur envoie. Je place l’ambition après l’amour ; elle n’est pas si près du cœur que la première ; aussi la chaleur qu’elle en reçoit lui donne un peu moins de vivacité… La raison aura aussi sa place dans le tourbillon, mais elle est la dernière : c’est le bon Saturne, nous ne sentons les effets de sa révolution qu’après trente ans. Les comètes ne sont autre chose dans mon système que les réflexions : ce sont ces corps étrangers qui, après bien des détours, viennent passer dans le tourbillon des passions. L’expérience nous apprend qu’elles n’ont nulle part ni bonnes ni mauvaises influences. Je ne vois autre chose dans la matière canellée qui unit l’aimant avec le fer que la sympathie dont les ressorts sont aussi surprenans que cachés. Les taches que nous remarquons dans notre soleil peuvent se rapporter, ce me semble, aux effets que l’âge produit en nous : il affaiblit peu à peu et fait enfin cesser la chaleur naturelle dont le cœur tire toute sa vivacité. Peut-être que le temps fera la même chose sur notre soleil : nous ne différons avec lui que du plus ou moins de durée. » La religieuse qui écrivait ces méditations astro-psychologiques avait alors vingt-quatre ans. Plus tard, sans doute, elle ne placera plus l’ambition après l’amour ; mais, dès à présent, il n’y a pas chez cette jeune apprentie philosophe intempérance d’idéalisme ou de sentimentalité. Elle est déjà la femme positive qui se servira d’autant plus utilement de l’humanité qu’elle la connaîtra mieux.

Elle la connaissait assez déjà pour désirer en jouir et s’y mêler. Elle n’avait point lame claustrale, et les commodités qui lui étaient offertes ne faisaient qu’irriter ses désirs. Dans cette horreur du couvent, il ne se glissait, semble-t-il, nulle répugnance religieuse, nulle révolte « philosophique, » mais elle était femme et voulait vivre. On le sentit trop facilement dans la petite cour provinciale qu’elle s’était faite : « On la venait trouver, dit Saint-Simon, avec tout le succès qu’on eût pu désirer ailleurs ; » et ce fut de la façon la plus vulgaire que Claudine défroqua. Quand et comment abandonna-t-elle Montfleury ? La rupture fut-elle brutale et scandaleuse, ou cette ingénieuse diplomate sut-elle trouver un accommodement ? Les documens font défaut ou sont peu sûrs. Elle-même, sur la fin de sa vie, racontait à Duclos qu’ayant toujours protesté contre des vœux forcés, elle avait très habilement utilisé l’amour inconscient et naïf d’un directeur borné pour hâter sa libération. La chronique contemporaine ajoute, il est vrai, que le bon abbé ne fut pas seul à plaider contre les vœux de sa pénitente et que plusieurs accidens trop visibles, arrivés coup sur coup et mal dissimulés dans de soi-disant « saisons d’eaux, » rendaient la rupture inévitable et définitive. La suite de son histoire donne quelque vraisemblance à ces récits ; et la réticence même de ses aveux à Duclos les confirme presque : bruyante ou précautionnée, l’émancipation de la chanoinesse se fit peu canoniquement.

Libérée du couvent, elle ne lui tint pas rancune : elle en garda pour toujours, sinon la dévotion même, qu’elle n’eut sans doute jamais, du moins le goût des relations dévotes, une tendresse médiocre pour les « intrigues de moinerie, » mais le sens de la diplomatie ecclésiastique. Elle n’oubliera pas non plus ce qu’elle avait senti et vu autour d’elle durant tant d’années. Certaines préoccupations, certaines images lui resteront : ces promenades dans le parc, où la religieuse solitaire rencontre le visiteur amoureux, ces entrevues du parloir claustral, où l’on échange des paroles décisives ; ces prises de voile, parfois si douloureuses pour l’amant éconduit, toutes ces scènes monastiques ont passé de ses souvenirs dans ses romans pour y laisser leur pittoresque un peu triste et leur mystère.

Il ne pouvait plus y avoir place à la maison familiale pour la religieuse émancipée ; on peut même supposer qu’elle ne le désirait point. Son père était mort depuis 1705, et sa mère, très honnête femme, révoltée par la conduite de sa fille, devait bientôt en mourir de douleur. Elle vint donc à Paris, ordinaire et sûr refuge de tous les défroqués et « évadés. » C’était, semble-t-il, aux environs de 1710. Elle y trouva sa sœur Mme de Ferriol, qui lui fut indulgente, et surtout son frère l’abbé, de trois ans plus âgé qu’elle, ancien conclaviste du cardinal Le Camus, abbé de Vézelay, grand vicaire de Sens, qui venait à Paris intriguer pour de plus hautes charges et de plus opulens bénéfices. D’instinct, le frère et la sœur allèrent l’un vers l’autre. Désormais ils auront partie liée ; ils s’installent ensemble, et vont se pousser cyniquement l’un l’autre par « un système suivi « d’adulations réciproques qu’ils « porteront jusqu’au dégoût. »

La sœur fréquenta d’abord chez Mme de Ferriol. Grâce à Fontenelle qu’elle y rencontra et à quelques ecclésiastiques complaisans, elle obtint vers 1714 ou 1715 un rescrit en cour de Rome qui la relevait de ses vœux ; mais, comme il était « subreptice, » et rendu sur un faux exposé, il ne fut point « fulminé. » Ce qu’on ne lui donnait pas, Claudine de Tencin le prit ; et « la religieuse Tencin », devenue Mme de Tencin, aura dès lors une vie plus que laïque. Elle pensait avec Bolingbroke qu’il « eût été en vérité dommage de laisser rouiller d’aussi beaux talens que les siens. » Au reste, il était temps ; elle avait dépassé la trentaine ; c’était tard pour les débuts d’une femme, à l’époque de la Régence surtout. Mme de Tencin le sentit, et c’est ce qui donnera à son attaque cette ardeur fiévreuse et un peu indiscrète qui lui nuira parfois. Il s’en fallait qu’elle fût laide. On l’eût même proclamée très belle, s’il y avait eu sur son visage cette sérénité et ce repos qui sont comme la conscience de la beauté ; la sienne était plutôt, si l’on ose dire, une beauté active cl toujours en travail-de conquête. Le cou, flexible et long, avait des courbes insinuantes ; la bouche, assez grande, était mobile, expressive et fraîche ; les yeux, légèrement troubles, traduisaient avec vivacité l’impression du moment ; et, sur cette physionomie sans cesse renouvelée, on sentait passer, dit Marivaux, « l’âme la plus agile qui fut jamais. »


II

Le succès fut rapide et vif. En la voyant chez Mme de Ferriol, dont il était un habitué, le poète et ministre plénipotentiaire Matthew Prior avait oublié sa « fille aux cheveux châtains » pour devenir amoureux de la jolie provinciale. Le bruit de leurs galanteries avait passé la Manche ; et les petites amies parisiennes dont Bolingbroke absent cultivait le souvenir par de menus cadeaux que leur répartissait Prior, — vin des Canaries, eau de miel, eau des Barbades, — prétendaient que « Mathieu, naturellement fripon, leur volait la moitié de leur eau de miel au profit de sa religieuse défroquée. » Mme de Tencin faisait mieux. Elle se servait de Prior auprès de Bolingbroke et de Bolingbroke auprès du duc de Savoie, pour que son frère fût enfin établi dans son abbaye d’Abondance. Et Prior complaisant écrivait la lettre demandée, quoique « l’abbé après tout ne lui parût pas valoir la corde, » et l’abbé avait l’abbaye.

Bientôt introduite par Fontenelle au Palais-Royal, elle allait y trouver de plus puissantes amours. Elle savait que le Régent aimait toutes les belles qui voulaient bien le lui permettre. Elle le lui permit. Mais elle alla trop vite en affaires. Le Régent lui parlait d’amour, elle lui parlait de son frère, dont il n’avait cure. Il eut pour la renvoyer un mot brutal et cynique ; et Mme de Tencin tomba, ou retomba, — on ne sait exactement, — « du maître au valet. » Ce fut pour toute la famille une profitable chute.

D’abord prudente et discrète, sa liaison avec l’abbé Dubois ne tarda pas à trouver une sécurité officielle dans la fortune croissante du ministre. Elle devint alors, dit Saint-Simon, « maîtresse publique, » et le nouvel archevêque de Cambrai eut en cette ancienne religieuse une auxiliaire adroite et sans scrupule. Dans des Mémoires d’une véracité suspecte, elle apparaît comme la trop ingénieuse intendante des orgies nocturnes et renouvelées de l’antique, — Fêtes d’Adam, Fêtes des flagellans, — que Dubois aurait organisées à Saint-Cloud pour amollir les énergies ou énerver les résistances du Régent. Et cela n’est pas impossible. Des documens plus sûrs nous la montrent dans les milieux diplomatiques faisant de l’espionnage pour le compte du cardinal. Très liée avec l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, le chevalier Schaub, — on l’appelait en plaisantant « la femme de Schaub, » — elle pouvait connaître, par les indiscrétions de son ami, les dessous de la politique anglaise. Il est vrai, remarque l’agent prussien à qui j’emprunte ces renseignemens, que peut-être le chevalier Schaub se servait d’elle aussi pour espionner le cardinal. Nous savons donc mal ce que Mme de Tencin fit pour Dubois. Nous savons mieux ce que Dubois fit pour elle.

Elle était venue pauvre à Paris. Quelques années plus tard, — Dubois vivait encore, — elle avait amassé, sinon la très grosse fortune que lui prêtent les chansonniers de l’époque, du moins une aisance plus qu’honnête. Quand en 1719 il fallut, pour le bien de la chose publique, opérer la conversion du presbytérien Law, elle sut obtenir pour son frère ce lucratif honneur, car ce ne fut pas seulement une « opération ecclésiastique. » Deux mois et six jours après que l’auteur du « système » eut abjuré entre les mains de l’abbé, le 28 novembre 1719, Mme de Tencin, qui sentait revivre en elle quelque chose de son aïeul le banquier Guérin, ouvrait rue Quincampoix un comptoir d’agio. Nous avons encore l’acte constitutif de la société en commandite qu’elle parvint à réunir autour d’elle, et où elle avait fait entrer frère, sœur, cousin, amis et amant. C’est chez elle que la compagnie a son siège social ; et, dans le respectable capital engagé, 3 156 852 livres, c’est elle, la cadette, la religieuse évadée, qui fournit le plus gros apport, près de 700 000 livres, récompense et bilan de tout un passé. Ce n’est pas d’ailleurs la seule entreprise financière où cette femme, désireuse de posséder, et de posséder pour dominer, ait engagé son argent et ses rêves. La protection du cardinal Dubois, la complaisance du lieutenant de police d’Argenson l’ont plus d’une fois servie en des momens difficiles. Quelques-unes des lettres qu’elle leur écrivit alors, et que les archives des différens ministères ont conservées, nous révèlent dans cette vie, en apparence tout amoureuse, une étonnante multiplicité de louches intrigues, de relations compromettantes avec des hommes d’affaires et des financiers véreux. Ce qui met quelque noblesse, ou du moins quelque désintéressement dans tous ces tripots, c’est que Mme de Tencin ne fait la chasse à l’or que pour la faire plus sûrement au pouvoir, et ne les conquiert tous deux que pour ce frère médiocre où elle a placé toutes ses ambitieuses espérances.

En 1721, l’abbé fut nommé par Dubois chargé d’affaires à Rome, ou plutôt chargé d’y trouver à son patron un chapeau de cardinal. Il lui montra « comment il s’avait servir, » et lui trouva le chapeau. C’était la presque promesse d’un évêché à la fin de sa mission. Il est grand dommage qu’à l’exception d’un court billet, les lettres de Mme de Tencin à son frère durant ces années romaines soient aujourd’hui perdues. Il nous reste heureusement, pour y suppléer, les lettres du frère à la sœur, celles de tous deux à Dubois, et les réponses de celui-ci. L’abbé n’était pas un diplomate de race. La grande politique le laissait froid. Il préfère s’amuser aux anecdotes scandaleuses qu’on ramasse dans les antichambres ou « friponner » avec la nièce d’un cardinal. Au reste, il a conscience de sa médiocrité ; il doute de « ses capacités et de ses forces ; » il se juge lui-même « ennuyeux, abstrait, sans mémoire, » travailleur pénible et lent. Il « sent qu’il baisse, qu’il s’use ; » il trouve que « dix ans de vie valent mieux que toute la fortune : » l’ambition l’abandonne ; et il « ne désire bien réellement et bien sincèrement que de se retirer et vivre tranquillement. » Elle, qui a besoin de lui et de sa gloire, le secoue et le réconforte tout ensemble : elle le virilise, lui rend confiance en soi-même, et lui « persuade qu’il vaut quelque chose. » S’il s’est engagé dans quelque mauvais pas, s’il a compromis sa réputation par quelque malhonnêteté inhabile, s’il a commis quelque « peccadille » ou quelque « faute grossière, » elle ne lui ménage ni les avis méprisans ni les « rudes mercuriales. » Mais elle sait dans Paris crier au calomniateur avec la plus vertueuse indignation, rendre Dubois indulgent aux maladresses de son protégé, et en atténuer les effets avant qu’ils soient irréparables, trouver les mots éloquens qui arracheront au cardinal les « quartiers » échus et enrôler au service de l’abbé tout le bataillon de ses amis, l’illustre Fontenelle en tête. Pour ce diplomate novice qui ne sait tenir une plume, M. de Lamotte composera « des lettres de compliment suivant l’occasion, des pensées pour distribuer au Roi, à M. le duc d’Orléans et autres. » Si l’ambassadeur de Saxe-Pologne va à Versailles, il devra se souvenir qu’il y a des archevêchés vacans, et y glisser, s’il le peut, le candidat perpétuel. Tout lui est instrument pour édifier la fortune de son frère. Enfin, en juin 1723, deux mois à peine avant la mort du cardinal, l’abbé de Tencin était nommé prince-archevêque d’Embrun.

Comme il arrive souvent, plus Dubois donnait aux Tencin, plus les Tencin exigeaient de lui. Chaque jour il devenait davantage prisonnier d’une liaison que sa faiblesse libertine avait d’abord acceptée, et qui maintenant s’imposait à lui avec des sommations presque impérieuses, malgré la servilité câline des flatteries prodiguées : « J’ose dire que vous devez m’aimer, » lui écrivait Mme de Tencin en lui réclamant de l’argent. L’abbé, qui sentait bien que tout son fragile avenir était lié à sa sœur, la poussait toujours plus fortement dans les bras de son patron. Il aimait proclamer la chose jusque dans les audiences pontificales : « Puisque votre sœur aime si fort le cardinal, lui disait le Pape en badinant, je ne souffrirai plus qu’elle m’embrasse. » Et Tencin, qui racontait la plaisanterie qu’il avait provoquée, ajoutait à Dubois : « Votre Éminence voit qu’elle est obligée en conscience de dédommager ma sœur de ce qu’elle perd de ce côté-ci. » Dubois se laissait faire : « Vous savez bien, madame, lui écrivait-il, que quand il vous plaira de venir à Meudon, vous serez la bienvenue. » Elle allait donc à Meudon. Elle y alla jusqu’aux derniers jours, tant que l’espoir d’une guérison resta possible. Elle entrait dans la chambre du cardinal malade, seule femme au milieu des intimes, Hénault, Schaub, La Motte, Fontenelle ; et le cardinal, sans pudeur, soignait ses infirmités devant son ancienne maîtresse comme il eût fait devant son valet de chambre. Mais, dès que l’agonie commença, dès que les puissances du lendemain se préparèrent au Palais-Royal, on ne vit plus Mme de Tencin dans les antichambres de Meudon. Elle ne se piquait point d’une fidélité qui eût pu gâter l’avenir. Quand le cardinal mourut, l’abbé était encore à Rome. La mort rendit aux deux protégés du défunt toute leur liberté d’esprit ; et l’oraison funèbre que la sœur envoya à son frère valait plus sans doute par l’objectivité de la critique que par la piété du souvenir, si l’on en juge par la réponse de ce dernier : « Vous n’aurez nulle peine, lui disait-il, à me faire convenir des non-valeurs du cardinal Dubois. Il m’a manqué essentiellement : il me devait tout. J’ai bien du regret de ne pas lui avoir écrit des lettres à cheval de son vivant. »

Comme il ne les lui avait pas écrites, et que cette indépendance posthume restait suspecte, les victimes, maintenant triomphantes, du feu cardinal ne demandaient qu’à se ruer sur les Tencin et à leur faire expier une faveur trop cyniquement exploitée. S’il n’avait tenu, par exemple, qu’au marquis de Noce, la sœur eût été envoyée aux Petites-Maisons ou même à la potence. Le Régent, bon prince, ne pendit personne ; il mourut d’ailleurs peu après. Mme de Tencin eut l’habileté de se faire oublier quelque temps. Avec un tact merveilleux, elle devina la faveur naissante de Fleury ; sans faire la chasse aux bonnes grâces passagères de la marquise de Prie, — prudemment, sans bruit, elle orienta sa fortune et celle de son frère vers l’astre à peine levé ; et quand, le 11 juin 1726, le Roi désigna M. de Fréjus pour son premier ministre, les Tencin étaient de ses amis.

Jusqu’ici Claudine de Tencin n’a été qu’une étonnante et peu édifiante aventurière. Sa vie est une vie de coulisses, de tripots, d’antichambre et d’alcôve. Ses amans, qui ne sont pas toujours des amans successifs, s’étalent si nombreux et si publics qu’ils ne peuvent même plus s’appeler des amans, et que le vieux nom gaulois, dont les chansonniers d’alors ne se font pas faute de la gratifier, paraît à peine un peu vif. Parmi ceux qui ont ainsi passé chez elle, amans à la semaine ou au mois, plusieurs noms nous sont connus par les médisances des mémorialistes. Quelques-uns, comme on l’a vu, portaient des noms sonores : Leurs Excellences les ministres plénipotentiaires Prior et Schaub, Son Eminence le cardinal Dubois, Son Altesse Royale le duc d’Orléans. D’autres encore méritent d’être retenus, qui ne sont point sans quelque lustre : c’est le lieutenant de police comte d’Argenson, dont l’effrayante laideur aurait dû garantir l’austérité, mais dont il était si précieux pour une nonne défroquée et une louche trafiquante de savoir bander les yeux ; c’est le duc de Richelieu, qui ne pouvait voir une jolie femme sans la vouloir pour lui, et qui, incapable de rester un amant fidèle, devint du moins un ami sûr ; c’est le contrôleur Law, que son frère avait converti, et dont elle « convertit » les billets en bon or français ; — lord Bolingbroke, qui ne craignait pas d’en faire sa « reine » à la barbe du Régent ; — le colonel Dillon, qui lui donna deux enfans sans parvenir à la fixer, puisque très vite il dut faire place au maréchal de Médavy ; c’est Astruc, son médecin,


Ce lascif empirique,
Qui se distille et s’alambique
Au profit du corps délicat
De la nonne, sœur du prélat ;


— c’est le bon Houdar de la Motte, qui, par principe, « aimait tant les femmes modernes ; » — Fontenelle, « le vieil amant, » qui « fut pris, dit-on, sur le fait, comme il nous assure dans quelques-uns de ses profonds ouvrages que les philosophes prennent la nature ; » — le chevalier Destouches, l’épicurien lettré et le si charmant ami de Fénelon, qui pensa un jour en faire sa femme, et n’en fit que la mère de d’Alembert ; — c’est le conseiller de La Frenaye, qui devait mettre une note tragique parmi toutes ces fructueuses idylles ; — le comte d’Argental, son neveu, qu’on soupçonnera plus tard d’une collaboration plus spirituelle ; — et, pour finir dans l’intimité familiale, c’est l’abbé de Tencin lui-même, « l’incestueux coquin, » à qui sa sœur ne savait rien refuser.

Sur cette liste fournie par des chroniqueurs peut-être trop généreux, quelques noms, il faut l’avouer, paraissent d’une vraisemblance médiocre ; et, par exemple, les soixante-dix ans du « gentil Fontenelle » peuvent inspirer quelques doutes. Ni Prior, ni d’Argenson, il est vrai, n’étaient de tout jeunes gens ; et Dubois n’était-il pas « déjà vieux et très usé, » quand Mme de Tencin le connut ? On voudrait croire aussi, malgré l’insistance et le nombre des accusateurs, que les amours du frère et de la sœur sont pure calomnie. On peut rétrospectivement le désirer, sans oublier toutefois qu’ils étaient l’un et l’autre « capables de tout exactement. » Au reste, dans toutes ces aventures amoureuses, y eut-il jamais quelque amour vrai ? Chi lo sa ? Peut-être eut-elle une fois aussi son roman secret, discret et désintéressé. Les romans qu’elle écrivit plus tard permettraient de le supposer. Mais, si elle les a vécus, nous ne les connaissons point ; nous ne connaissons que ses liaisons publiques, qui sont avant tout des affaires. Elle écrivait un jour à Richelieu, alors que depuis longtemps elle avait pris sa retraite de « femme galante : » « Une femme adroite sait mêler le plaisir aux intérêts généraux, et parvient sans ennuyer son amant à lui faire faire ce qu’elle veut. » On devine assez les « intérêts généraux » qui pouvaient se « mêler » à l’ « amour » d’un lieutenant de police, d’un contrôleur des finances, ou d’un premier ministre. Si nous étions mieux renseignés, nous saurions retrouver ces « intérêts » partout. N’avait-elle pas su enrôler dans sa banque l’aimable chevalier Destouches, et le cas du conseiller La Frenaye n’éclaire-t-il pas tous les autres ?

Il ne faudrait pourtant pas trop s’attendrir sur lui. Charles-Joseph de La Frenaye était « un homme de six pieds et plus de haut, et qui pouvait servir les dames. » Il les « servait » si bien qu’il se ruinait à leur « service ; » et l’honnête Aimée Masseau qu’il avait épousée, en 1718, à l’île de Ré y était revenue mourir de chagrin dès 1720. Avant de devenir un de « Nos seigneurs du Grand-Conseil, » il avait été capitaine de la patache de l’île de Ré et banquier expéditionnaire en cour de Rome. Il était ainsi entré en relations avec Mme de Tencin, lorsqu’elle faisait à son frère des envois d’argent. Comme elle, il s’était enrichi un instant au « Système, » et restait passionné pour le jeu. Ensemble pendant quatre ans, ils firent l’agio et l’amour. A la fin, chacun prétendit que l’autre l’avait volé. Des deux voleurs, soyons sûrs avant toute chose que ce ne fut pas Mme de Tencin la plus volée : « Le caractère de M. de La Frenaye est plein de probité, » avouait-elle à un ami commun. Nous pouvons traduire : le conseiller était un naïf. Il avait placé fictivement sur la tête de sa maîtresse, raconte-t-il lui-même, ce qu’il essayait de soustraire au pillage de ses créanciers. Mme de Tencin prit très au sérieux ces « transports simulés, » et garda tout avec une conscience tranquille : « C’est le moindre paiement que je puisse recevoir pour vous avoir aimé, » répondit-elle aux sommations de son ami. Si le propos n’est pas exact, il n’est pas indigne de son positivisme. Les mémoires techniques où est exposée toute cette affaire sont trop arides pour être discutés ici. Un seul fait apparaît certain. A son ancien ami, qui l’avait peut-être aimée, sûrement aidée, et qui, maintenant inutile pour elle, était acculé à la ruine, Mme de Tencin se déroba avec le plus égoïste sang-froid. Il y eut des pleurs, des menaces, des supplications ; elle ne se laissa point toucher. Par une lettre très habile, d’un ton très digne et presque ému, elle lui fit dire de ne plus songer à la voir : « Quand la tendresse, écrivit-elle, est altérée jusqu’à un certain point, elle ne peut revenir comme elle a été. »

Il jura de se tuer. Mme de Tencin craignit un scandale et crut plus prudent de lui rouvrir quelquefois sa porte. Le 6 avril 1726, il vint la voir au matin. Elle était souffrante. Autour de son lit, sa sœur, son neveu, quelques ecclésiastiques faisaient cercle. Il s’assit, recommença ses habituelles lamentations, puis resta taciturne et pensif. Quelques minutes plus tard, il se lève, l’air égaré, les yeux mornes, passe dans un cabinet voisin sous prétexte d’y écrire une lettre. On entend une détonation ; on accourt : il râlait sur un sofa, le pistolet à la main.

Les Tencin voulaient le silence sur le mort. L’archevêque fit merveille et multiplia les démarches. Le Grand-Conseil fut complaisant : son procureur accepta de recevoir l’affaire, comme si la Cour était directement intéressée par la mort d’un de ses membres. En vingt-quatre heures, dans le plus grand secret, tout fut fait : le constat du décès dressé par le chirurgien, les scellés apposés au domicile du défunt, le corps du pauvre géant empaqueté hâtivement dans une grande bière faite exprès, et le tout, sur injonction de l’huissier du Grand-Conseil, enterré à minuit par le curé de Saint-Roch. Mais La Frenaye s’était réservé une vengeance posthume par un testament déposé la veille chez un confrère, réquisitoire brutal et sans pudeur contre Mme de Tencin. Tout le passé de sa maîtresse y était révélé et sali : elle voulait, disait-il, l’assassiner ; c’était une coquine, une voleuse, dont il appartenait à la justice de faire cesser « la vie infâme. » La justice vint. Le Châtelet, tout heureux de faire sentir sa puissance à une Cour supérieure, affecta d’ignorer la procédure et l’arrêt du Grand-Conseil. Il « contrescelle » sur les scellés déjà posés ; La Frenaye est exhumé ; Mme de Tencin, toujours malade, arrêtée chez elle, confrontée avec le cadavre, interrogée sept heures durant ; enfin, mourante de fièvre et d’émotion, emprisonnée. Ce fut une rude nuit. Mais, dès le lendemain, une lettre de cachet, obtenue par son frère, l’arrachait provisoirement aux rigueurs du Châtelet et la transférait à la Bastille. Elle y entra le 12 avril, presque en même temps que Voltaire : « Nous étions comme Pyrame et Thisbé, écrivait celui-ci un mois plus tard ; il n’y avait qu’un mur qui nous séparait, mais nous ne nous baisions pas par la fente de la cloison. » Elle reçut à la Bastille comme dans son salon tous ses parens et amis, restés fidèles. Les ecclésiastiques furent particulièrement assidus à ces réconfortantes visites. Tout cela se remuait et intriguait à la Cour avec l’aide des jésuites pour restituer au Grand-Conseil la connaissance de l’affaire. Ils l’obtinrent ; et le 3 juillet, rendant son arrêt définitif, le Grand-Conseil « condamnait la mémoire de Charles-Joseph de La Frenaye à perpétuité, et son libelle qualifié de testament à être lacéré ; déchargeait Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin de l’accusation intentée contre elle, et lui permettait de faire imprimer et afficher le présent arrêt. » Il fut au coin de toutes les rues.

Mme de Tencin, acquittée, mais à demi morte, ne ressuscita pas sur le coup. Les eaux de Passy calmèrent un peu ses nerfs surmenés. A peine convalescente, accompagnée de son frère, elle partit en Dauphiné cacher leur victoire et chercher l’oubli. Il fut lent à venir. Le scandale, énorme, avait durant six mois alimenté les conversations parisiennes ; on en avait parlé jusqu’à Londres. Le verdict du Grand-Conseil fit peut-être plus de bruit encore que l’arrestation par le Châtelet. On cria à l’acquittement par ordre. Après avoir lu les pièces du procès, « l’innocence » de Mme de Tencin apparaît évidente. Le coup eût d’ailleurs été trop grossier et trop naïf pour cette femme habile. Mais l’hypothèse de l’assassinat satisfaisait davantage l’imagination toujours simpliste du public ; et le président Bouhier traduisait le sentiment général, quand il écrivait à son ami Mathieu Marais le 22 juillet 1726 : « Il est difficile que la lessive du Grand-Conseil n’ait laissé quelque tache à la dame de Tencin que toutes les eaux de Passy n’effaceront point. »


III

Cette tragi-comédie clôt définitivement la jeunesse de Mme de Tencin. La femme galante est morte, la femme de salon commence : « Mme de Tencin est toujours malade, écrit en 1727 Mlle Aïssé ; les savans et les prêtres sont presque les seules personnes qui lui fassent la cour. » Ces deux sortes de courtisans vont être le symbole de sa nouvelle vie. Les semaines douloureuses qu’elle a vécues l’ont laissée épuisée. Pendant plus d’un an, elle eut la fièvre presque incessante. Le cœur surtout restait irrité, et cette inélégante aventure, dit ailleurs Mlle Aïssé, « l’aigrissait contre tous les gens dont elle n’avait pas besoin. » Désormais, elle gardera rancune, sinon à l’amour même, du moins aux galanteries faciles, où elle s’était complu jusqu’ici. Les mystérieux inconnus auxquels elle dédiera plus tard le Siège de Calais et les Malheurs de l’amour ; celui qui « était l’Univers pour elle, » celui « à qui elle devait le bonheur d’aimer » ne sont peut-être pas des créatures de rêve. Mais, si elle les a aimés, ce fut sans tapage et « avec toute la décence possible. » Au reste, elle atteignait quarante-cinq ans, et la graisse commençait à l’empâter. Il fallait songer à la retraite. Elle n’était point dévote, elle se fit bel esprit. Non qu’elle eût renoncé aux intrigues politiques, mais ne pouvant plus s’imposer par l’amour, elle voulut se façonner d’autres instrumens de domination. Elle comprit qu’à son âge et dans son siècle, seule la gent littéraire pouvait lui rendre l’honorabilité sociale, et faire d’elle une puissance. La conversion se fit peu à peu : pendant plusieurs années encore le salon de Mme de Tencin resta sans affectation précise ; on y coudoyait plus de jésuites que d’académiciens. Tous néanmoins y étaient également disciplinés et surtout utilisés ; et l’on va voir comment, par la grâce de Mme de Tencin, un médecin et un poète, enrôlés au service d’un archevêque, lui composaient ses mandemens et préparaient les délibérations d’un concile.

Il y avait à peine un an que Mme de Tencin était sortie de la Bastille ; et déjà le frère et la sœur machinaient une grande manifestation pour rentrer sur la scène publique, et y rentrer pieusement. Après avoir cherché le chapeau pour les autres, l’archevêque le cherchait pour lui. Son zèle dévot était d’autant plus vif que son passé était plus compromis. Il avait pris à son compte les rancunes de la Cour et des Jésuites contre le parti janséniste. C’est lui maintenant qui conduisait l’armée des « constitutionnaires » et des « acceptans » de la bulle Unigenitus. On sait comment il suscita l’affaire Soanen, comment il prétendit avoir sauvé l’Église en brutalisant et séquestrant un doux entêté qui allait mourir. On connaît moins, je crois, dans ce concile d’Embrun, qui devenait une « affaire de famille, » le travail souterrain, mais efficace de la sœur. À elle aussi, il fallait un masque de gravité pour son nouveau rôle de matrone : dans les couloirs d’un concile elle se referait une vertu. Ce fut une vraie croisade, qu’elle prêcha partout avec la même conviction remuante et bruyante qu’autrefois le « Système. » Tout ce qui était sous sa main dut marcher pour la cause sainte, depuis son neveu, le chevalier de Tencin, dont elle fit son secrétaire, jusqu’à son professeur de philosophie, le P. Manniquet de Montfleury, jadis opposant de la Bulle, mais qui, mieux instruit par son ancienne élève, mit tout son « esprit » et toute sa « littérature » au service du parti constitutionnaire. Elle obtint encore de plus étonnantes conversions : son médecin Astruc dut pour elle apprendre la théologie, et le vieil Houdar de La Motte la rapprendre.

Car il en savait quelques mots. Les chansonniers l’appelaient « moine défroqué, » parce qu’après son premier échec au théâtre il s’était enfermé quelques semaines à la Trappe et en était sorti sur le conseil de Rancé. Il avait du goût pour les choses religieuses et en parlait congrument. Cinq ans auparavant, on se le rappelle, il avait préparé pour le frère de son amie des « complimens » et des « pensées » diplomatiques. Il devait cette fois, par son éloquence et son érudition, masquer la pauvreté oratoire et théologique de ce Père de l’Église improvisé. Le Concile s’ouvrit officiellement à Embrun et officieusement à Paris dans le salon de Mme de Tencin. C’est là que la pieuse comédie eut sa répétition générale, et La Motte y donna lecture de tous les discours qui seraient prononcés deux mois plus tard dans une assemblée plus sainte, par des bouches plus autorisées. Quand il mourut, en 1731, Mme de Tencin, prudente, s’en fut retirer chez lui tous ces brouillons compromettans, pour que le scandale ne devînt pas public. Le bon Houdar expia du reste son dévouement à la cause : les épigrammes jansénistes lui furent cruelles ; on rappela méchamment que toutes ces lumières partaient d’un aveugle ; et Voltaire, en son Jansénius, « poème héroïque, » édifiant et très austère, qu’il jugea plus sage de garder inédit[3] ? appelait les vengeances de l’Esprit-Saint sur ce « mercenaire auteur, »


Qui, doublement aveugle et prophète menteur,
A la fausse doctrine, à la noire cabale
Prête sa voix servile et sa plume vénale.


Mme de Tencin payait elle-même de sa personne. Sa maison de la rue Saint-Honoré était devenue le bureau d’expédition pour les affaires du Concile-. C’est de là que partaient les pamphlets agressifs et médisans qui réveillaient la curiosité du public. C’est elle qui les faisait imprimer à ses frais et en approvisionnait les colporteurs. Il est probable qu’elle en rédigeait elle-même quelques-uns ; et j’imagine que l’Avocat de province ou le Savetier Neutelet, — celui qu’on appelait « le savetier de la Constitution, » — n’écrivaient peut-être en leurs factums que ce qu’elle leur avait soufflé ; factums d’ailleurs bien médiocres, dont l’esprit, s’ils en eurent, est aujourd’hui évaporé, mais qui manifestaient la vitalité combative du parti. C’est elle encore qui envoyait toutes les semaines aux gazettes de Hollande le bulletin tendancieux des travaux du Concile, pour riposter aux accusations de la feuille janséniste, les Nouvelles ecclésiastiques. Il faut lire la Gazette d’Amsterdam de septembre et octobre 1727 : on y apprendra le « zèle de M. d’Embrun pour la foi, » ses « égards » et « attentions » pour l’ingrat Soanen, ses réponses « victorieuses » à toutes les calomnies, l’éloquence de ses discours, la haute bienveillance de Sa Sainteté pour lui. Ainsi Mme de Tencin débutait dans la littérature par le journalisme. Plus que personne alors elle sentait et savait utiliser la puissance de la presse.

Il sembla tout d’abord que tant et de si beau zèle ne dût point trouver sa récompense. Les parlementaires, toujours jansénisans, avaient protesté contre les décisions du Concile. La réponse de Tencin fut si injurieuse que Fleury lui-même crut que l’honneur de ces « Messieurs » exigeait une victime. Au reste, il ne lui déplaisait point de satisfaire ainsi à l’opinion publique, que tout le passé de Tencin, remué à propos du Concile, avait divertie ou écœurée. On vit donc, — chose inouïe, — un prélat constitutionnaire exilé dans son diocèse pour avoir trop bien défendu la Bulle. Mme de Tencin, qui goûtait peu la province, n’alla point à Embrun consoler l’archevêque de sa résidence forcée. Restée à Paris, elle rallia le parti autour d’elle. La Cour voulait le silence, sinon la paix. Fleury avait fait savoir qu’à la prochaine assemblée du clergé, les discussions sur le temporel seraient seules tolérées. Tout ce qu’il y avait de constitutionnaire dans l’épiscopat et chez les Jésuites s’enflamma. A toutes ces saintes colères, Mme de Tencin offrit son salon pour les y réchauffer, ce même salon où La Frenaye et tant d’autres avaient passé. L’illégalité de ces réunions en augmentait ta ferveur : cardinaux, archevêques et jésuites s’y rencontraient secrètement, la nuit, en travesti, tout enfiévrés par ce pieux complot. On y vit, dit Saint-Simon, jusqu’à « ce pauvre idiot, mais saint évêque de Marseille qui s’y était laissé mener, masqué en cavalier. » Mme de Tencin était « la papesse Jeanne » de ce petit conclave, où l’on frondait Fleury et le Parlement, avec toutes les affectations d’un grand zèle ultramontain. Si Mme de Tencin, toujours habile à se ménager le pouvoir, s’exposait pourtant à sa colère par ces dangereuses manifestations, ce n’était point sans doute mépris du siècle ou pure dévotion au Saint-Siège : — parmi ces soucis spirituels, elle n’oubliait point les choses de la terre et défendait avec férocité ses rentes contre les retranchemens ; — mais il n’était point mauvais que le frère, aspirant au chapeau, fût compromis en la personne de sa sœur, et passât à la Cour pontificale pour un martyr de l’idée romaine.

A l’autre Cour, celle de Versailles, cette agitation dévote finissait par exaspérer. La police se lassait d’espionner tous les jours les visiteurs de Mme de Tencin. Le 1er juin 1730, presque à la veille de l’ouverture officielle de l’assemblée du clergé, on lui fit savoir que, « Sa Majesté n’ayant pas lieu d’être contente de quelques liaisons qu’elle entretenait, elle ferait sagement de se retirer d’elle-même et sans éclat de Paris, et de s’en éloigner incessamment au moins de quinze ou vingt lieues, et plus, si elle le jugeait à propos. » Mme de Tencin ne le jugea point. Elle prit le minimum d’exil, et ne dépassa pas Ablon, où elle resta quatre mois. La vie parisienne manquait douloureusement à cette âme agitée. Elle en tomba malade. Mais « ce qui s’appelait évêques catholiques firent tant d’instances, » que la Cour céda. Mme de Tencin revint se guérir à Paris. Elle y fut plus sage. Pendant les dix ans qui suivent, son activité moins indiscrète est aussi moins tapageuse. Le meilleur de sa vie, elle le réserve à son salon qui devient un centre exquis de littérature et de conversations fines ; elle écrit des romans, les Mémoires du comte de Comminges (1735), le Siège de Calais (1739), où son imagination aventureuse se console de la médiocrité quotidienne, et où sa sentimentalité, amortie par les nécessités politiques, retrouve une jeunesse et presque une fraîcheur.

Cependant, dès 1736, la réconciliation de son frère avec Fleury, — réconciliation qui est son œuvre, — en ravivant ses espérances et ses désirs, la rend à l’intrigue et aux conjurations d’antichambre. L’archevêque d’Embrun fait à la Cour une rentrée quasi triomphale. De 1739 à 1742, c’est pour lui une ascension continuelle : cardinal, archevêque de Lyon, grassement rente par des abbayes, il achève l’édifice de sa gloire au conclave de 1740, où il fait élire pape son ami et l’ami de sa sœur, le cardinal Lambertini. A peine rentré en France, Fleury l’introduit au Conseil comme ministre d’Etat, et semble le désigner à tous pour son successeur. A la Cour, un parti puissant se concentre autour de lui : le duc de Richelieu, les Belle-Isle, les Noailles, les molinistes zélés, « quantité de femmelettes se piquant de dévotion et d’ultramontanisme, » le Roi lui-même, « non par religion, mais par peur des jansénistes et des parlementaires, » tous avec plus ou moins de résignation l’acceptent déjà comme le premier ministre de demain. A Paris, où Mme de Tencin remue ciel et terre pour lui, on fredonne :


Tencin, ce fourbe si parfait,
Comme chacun sait,
Visa toujours au grand objet.
Sa sœur infernale,
Avec sa morale,
L’y conduira par un forfait,
Comme tout le monde sait.


Mais au conseil du Roi, comme jadis à Rome et Embrun, il fallait un souffleur permanent à cet acteur sans esprit. Mme de Tencin lui trouva dans son salon un nouveau La Motte. Ce fut le jeune abbé de Mably, leur cousin. Il avait fait un Parallèle des Romains et des Français et jugeait les affaires d’Etat avec « profondeur. » Il accepta d’initier Tencin à la haute politique. Les notes d’introduction générale qu’il écrivit alors pour son « éminent » élève sont devenues plus tard le Traité du droit public d’Europe. Soyons donc indulgent pour le cardinal. Comme il avait la parole peu facile, le Roi l’avait autorisé à lire ses avis au Conseil. Mably dépouillait le courrier et rédigeait les mémoires, Tencin les lisait, et le Conseil admirait.

Toute cette ingéniosité resta vaine. La guerre de la succession d’Autriche éloigne de Versailles les meilleures forces du parti, Noailles et Richelieu. Entre Mme de Tencin et ce dernier, les lettres confidentielles et chiffrées courent de Paris aux champs de bataille bavarois, mais ne peuvent remplacer l’entente immédiate sur le terrain. Une nouvelle sultane entre à Versailles : la troisième sœur de Nesle, celle qui sera bientôt la duchesse de Châteauroux, remplace Mme de Mailly. Que fera-t-elle, et de quel côté ira-t-elle ?

Mme de Tencin ne lui laisse même pas le temps d’y réfléchir. Elle la veut pour elle, il le faut. Elle l’accable de mémoires, de chansons, de lettres anonymes. Dans les entrevues secrètes qu’elle lui demande coup sur coup, c’est avec une ardente volubilité de paroles qu’elle lui expose sa politique et prétend l’y enchaîner. Mais la favorite se regimbe contre cette amitié tyrannique, envahissante et brouillonne. Quoiqu’elle pense sur le fond comme Mme de Tencin, elle ne veut pas du frère, parce qu’elle craint trop la sœur. Le Roi à son tour s’impatiente : il dit bien haut qu’il « déteste » cette femme ; il lui vient « peau de poule, » dès qu’on lui parle d’elle. Parmi les habiles, on commence à douter de son triomphe ; l’intempérance lancinante de ses désirs fatigue les bonnes volontés et irrite les résistances. Après avoir hissé son frère à des hauteurs inespérées, elle le fait choir près du sommet, en voulant l’y pousser trop vite dans un dernier et brusque élan de conquête. Lui aussi, il aura vu la « Terre promise. » Il y renoncerait d’ailleurs sans regret, pour se retirer sans amertume dans son diocèse. Mais sa sœur ne le souffre point. Il faudra qu’elle meure pour qu’il obtienne le droit au repos. Ni la mort de Fleury, ni celle de la Châteauroux ne l’ont découragée : elle est déjà en quête de la future favorite. Derrière la Pompadour naissante, Mme de Tencin apparaît comme chaperon. Dans le peuple, on dit même qu’elle est sa « marraine, » marraine expérimentée, devenue bien vite une amie, et qui lui souffle son rôle au jour des débuts.

C’est là le dernier geste public de Mme de Tencin. L’apaisement tardif se faisait sur cette âme fébrile. Elle gardait pour ce frère trop aimé tous ses secrets espoirs, mais elle ne s’agitait plus pour lui. Recluse par sa mauvaise santé, elle écrivait de nouveaux romans : les Malheurs de l’Amour paraîtront en 1747 ; les Anecdotes de la cour et du règne d’Edouard II resteront inachevées. Elle vivait surtout dans ce salon qui était son œuvre, et où elle jouissait des amitiés précieuses qu’elle avait su se conquérir. Peu à peu la considération et le respect s’étaient amassés autour d’elle, et l’on pouvait admirer chez elle en place d’honneur le portrait de son savant ami, Benoît XIV, que Sa Sainteté avait offert lui-même à « sa fille spirituelle. »

Elle n’avait pas d’enfans, ou du moins elle ne s’en souvenait plus. Pour d’Alembert, elle ne l’avait revu qu’une fois et de mauvaise grâce depuis la nuit de l’accouchement : ce n’était encore qu’un petit pensionnaire de sept ans, mais il montra de la gentillesse et eut de jolies reparties : « Avouez, Madame, — murmura Destouches à son amie, dont il avait eu grand’peine à se faire accompagner, — qu’il eût été bien dommage que cet aimable enfant eût été abandonné. » — « Partons, dit Mme de Tencin en se levant brusquement, car je vois qu’il ne fait pas bon ici pour moi. » Etait-ce méchante humeur de femme énervée ou remords d’une maternité encore vivante ? C’est de ce côté que penche la légende, puisqu’elle fait répondre par d’Alembert devenu célèbre à celle qui aurait revendiqué trop tard les succès de son fils : « Je ne connais d’autre mère que la vitrière qui m’a recueilli. » Mais, comme presque tous les mots historiques, celui-là n’a pas été prononcé. Cette entrevue dans un parloir de pension fut leur dernière rencontre ; et le silence, — un silence incompréhensible, — se fit pour toujours entre la mère et l’enfant. Quand elle mourut, on prétendit qu’Astruc n’était qu’un héritier fictif et qu’il devait tout remettre à d’Alembert. Supposition trop bienveillante ! Jamais fils ne disparut plus complètement, semble-t-il, de la mémoire d’une mère. Le 26 janvier 1744, alors que d’Alembert était déjà une jeune gloire, Mme de Tencin écrivait au duc de Richelieu, dont elle faisait sortir les enfans aux jours de congé : « Ils me tourmentent autant que s’ils étaient les miens. Dès qu’ils ont mal au bout du doigt, je suis dans la plus grande inquiétude ; je n’ai rien gagné de n’avoir point d’enfans. »

Ainsi donc, « sans enfans, » elle vieillit et s’usa tout doucement, entourée de ses adorateurs, qui lui disaient en prose et en vers :


Vis donc heureuse,
Et vis longtemps, nymphe adorée.


Elle ne devait point réaliser ces espérances. Elle était devenue impotente ; sa poitrine épuisée lui rendait la parole difficile, et elle passait des après-dînées silencieuses à jouer au quadrille avec des amis fidèles. Plusieurs fois, on la crut mourante. Elle mourut enfin le 4 décembre 1749 et fut enterrée à Saint-Eustache. Il y a, dit-on, de dévotes vieilles filles qui laissent leur fortune à leur directeur. Pour elle, c’est à son médecin qu’elle se confessait ; et ses neveux en furent pour leurs espérances. La malignité parisienne lui réserva des oraisons funèbres peu tendres, mais courtes : on commençait déjà à l’oublier. « Puisse-t-elle être au ciel, écrivit Benoît XIV au cardinal de Tencin ; elle parlait avec tant d’avantage de Notre modeste personne ! » Et l’excellent pape, qui désirait garder le contact avec la vie parisienne, prenait soin d’ajouter : « Souvenez-vous que la bonne défunte nous envoyait les petits almanachs de Paris. » Le cardinal continua à envoyer les almanachs. Mais, l’enterrement fini, comme un écolier qui court les champs dès que sa gouvernante l’a quitté, il abandonna au plus vite le Conseil et la Cour, et s’en fut, évêque pieux, résider dans son diocèse. Il y fit une fin décente, presque digne.


MAURICE MASSON.


  1. Principales sources inédites : Archives du Ministère des Affaires étrangères : Rome, t. 631 à 657 et 790 à 805. — Bibliothèque nationale, département des manuscrits : Collection Joly de Fleury, t. 48 : Recueil de pièces judiciaires du XVIIIe siècle, Clairambault, 1209 et F°3 F, vol. 171 et 384 ; Chansonnier dit « de Maurepas, » t. XIII, XVI, XXXIX, XL ; Correspondance du président Bouhier avec Mathieu Marais, fonds fr., n° 25541-2. — Bibliothèque de l’Arsenal : Archives de la Bastille, n° 10767 et 11540. — Bibliothèque Mazarine : Lettre au P. Manniquet, ms. fr., n° 2204, f° 56 : Recueil de Chansons-anecdotes, t. XVI, n° 3988. — Bibliothèque de Lyon : Fonds Morin-Pons, n° 206. — Bibliothèque de Grenoble : Ms. N° 1356-1390.
  2. Principales sources inédites : Archives du Ministère des Affaires étrangères : Rome, t. 631 à 657 et 790 à 805. — Bibliothèque nationale, département des manuscrits : Collection Joly de Fleury, t. 48 : Recueil de pièces judiciaires du XVIIIe siècle, Clairambault, 1209 et F°3 F, vol. 171 et 384 ; Chansonnier dit « de Maurepas, » t. XIII, XVI, XXXIX, XL ; Correspondance du président Bouhier avec Mathieu Marais, fonds fr., n° 25541-2. — Bibliothèque de l’Arsenal : Archives de la Bastille, n° 10767 et 11540. — Bibliothèque Mazarine : Lettre au P. Manniquet, ms. fr., n° 2204, f° 56 : Recueil de Chansons-anecdotes, t. XVI, n° 3988. — Bibliothèque de Lyon : Fonds Morin-Pons, n° 206. — Bibliothèque de Grenoble : Ms. N° 1356-1390.
  3. J’en dois la communication à l’obligeance de M. A. Gazier.