Une vie de femme au XVIIIe siècle - Madame de Tencin/02

La bibliothèque libre.
Une vie de femme au XVIIIe siècle - Madame de Tencin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 185-218).
UNE VIE DE FEMME AU XVIIIe SIÈCLE

MADAME DE TENCIN
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX

DERNIÈRE PARTIE[1]


I

Les romans de Mme de Tencin étonneront peut-être le lecteur mal averti, et lui paraîtront fades à côté d’elle. N’aurait-il pas suffi qu’elle se racontât elle-même pour nous attacher à son récit ? Des « tranches de vie, » quand cette vie a été si diverse, si riche d’émotions et de désirs, ne seraient-elles pas le plus passionnant des romans ? Il nous semble même presque impossible que les souvenirs d’une réalité si prenante ne se soient pas imposés à son imagination, et que le roman n’ait pas été chez elle une transposition plus ou moins inconsciente de son passé. Ce sont là besoins de lecteur romantique, habitué à prendre la littérature comme un décalque de la vie. On chercherait en vain dans ses romans irréels et secs, pauvres de vice et de couleur, la femme cynique et hardie que fut Mme de Tencin. Ils sont anonymes, c’est vrai, comme s’ils cachaient un secret ou dérobaient une pudeur ; et, sur deux d’entre eux, elle a placé en première page des dédicaces énigmatiques qui semblent promettre des aveux[2]. Mais ces dédicaces, même sincères, sont avant tout ruses d’auteur pour éveiller les curiosités ; et cet anonymat, — qui fit tort à Mme de Tencin, puisqu’on a voulu lui dérober son petit lot de gloire pour le répartir entre ses neveux Pont-de-Vesle et d’Argental, — était alors de tradition chez les femmes : ni Mme de La Fayette, ni Mlle de Lussan, ni Mme d’Aunoy, ni Catherine Bernard n’ont inscrit leurs noms sur la couverture de leurs œuvres. Com- posés en des années d’assagissement et de demi-retraite, les romans de Mme de Tencin ne recouvrent aucune confidence volontaire. Elle les a écrits, non pour rendre du lustre à des scandales qu’elle eût préférés moins notoires, mais pour faire à sa manière œuvre d’art, pour purifier en quelque sorte son passé et reconquérir une certaine estime par le sérieux et la distinction de sa plume. Les amateurs de mémoires grivois seront déçus en les lisant.

Elle n’a pas échappé pourtant à la pression de ce passé toujours vivace en elle ; quelques souvenirs personnels émergent çà et là, d’autant plus précieux qu’ils paraissent plus spontanés, et qu’ils trahissent pour ainsi dire son fond : telle allusion désobligeante aux gens du Châtelet est d’une victime qui a la rancune tenace ; telle réflexion amère sur ces « ministres plus attentifs à mettre dans les places ceux qui conviennent à leur politique que ceux qui conviendraient aux places » est d’une sœur mal résignée à l’insuccès de son frère ; l’accouchement clandestin de Mlle de Mailly, l’abandon de son nouveau-né, au coin d’une rue la nuit, sont racontés dans le Siège de Calais avec une sympathie et un intérêt, où la mère qui fit exposer son enfant sur les marches de Saint-Jean-Lerond a peut-être mis quelque chose de son émotion et de ses regrets : ce « sentiment de pitié pour la petite créature » ainsi sacrifiée, « cette espèce d’attendrissement pour la mère » presque irresponsable, ne serait-ce pas tout à la fois comme un remords furtif et comme un appel à l’indulgence ? Mais il y a d’autres souvenirs, plus certains et plus faciles à dégager : ce sont les souvenirs du couvent. Dans tous les romans de Mme de Tencin, le couvent a un rôle. Il est le confident des amours naissantes et des espoirs joyeux, le refuge des amours brisées et des tristesses résignées ; à tous les orages du cœur, il offre un cadre « romantique, » comme on dira bientôt : des deux côtés de la grille, dans les parloirs, sous les ombrages des parcs monastiques, parfois même dans le silence des chapelles, il se joue de plus douloureuses tragédies que dans bien des salons mondains. Toutes les scènes et situations empruntées à la vie claustrale, et qu’exploitera à satiété le roman ultérieur, depuis le roman d’analyse jusqu’au roman-feuilleton, sont déjà indiquées ou esquissées par Mme de Tencin : cérémonie de vêture, religieuse surprise dans sa cellule par son ancien amant, moine creusant sa fosse, moine sur son lit de mort, femme dans un couvent d’hommes, escalade d’un couvent et enlèvement nocturne d’une religieuse, etc., — l’imagination de Mme de Tencin semble se complaire en ces tableaux qui lui sont familiers ; et sa plume, d’ordinaire si sèche, prend comme malgré soi quelque couleur au contact de souvenirs qu’elle sent encore trop vivans. Est-ce réserve prudente ou témoignage sincère ? Cette nonne défroquée n’a pas cherché à sa fuite une excuse rétrospective dans la satire des couvens. Les religieuses qu’elle nous montre ne ressemblent guère à celles de Diderot, ni même à la jolie dominicaine qui attirait au parloir de Montfleury la jeunesse dorée de Grenoble. On ne trouverait parmi elles ni une coquine, ni une victime de la tyrannie monacale. La sœur du cardinal de Tencin n’éprouve du reste aucune indignation « philosophique » contre la discipline et les vœux. Elle parle avec une pitié déférente de ces cloîtres austères, « tombeaux prématurés, » où l’on vit dans un entier oubli du monde, » et où « la mort même des parens de ces bonnes filles ne leur est annoncée qu’en général. » Elle a sans doute des mots plus libres et plus durs sur ces couvens mondains où la richesse impose plus que partout ailleurs, où « des petits riens remplissent la tête de toutes ces filles enfermées, » et où, « pour n’être pas malheureuse, il faut pouvoir faire des sacrifices continuels de la raison et du bon sens. » Mais de tels mots sont rares et brefs. Elle n’a pas caché sa sympathie pour certains religieux dont « la piété n’était point cruelle, » « gens d’esprit qui avaient été longtemps dans le monde et que divers accidens avaient poussés au cloître ; » et peut-être même se dissimule-t-il quelque reconnaissance personnelle pour une indulgente amie de couvent dans ce jugement de Pauline *** sur la sœur Eugénie : « Je lui dois le peu que je vaux ; elle m’a éclairée sur la plupart des choses ; elle me les a fait voir telles qu’elles sont ; et, si elle ne m’a pas empêchée de faire de grandes fautes, elle me les a du moins fait sentir. »

Je ne voudrais pas exagérer l’intérêt de ces souvenirs et leur nouveauté. Le couvent était alors une pièce nécessaire dans la machinerie des romans : il préparait pour les jeunes idylles des âmes naïves et intactes, il ensevelissait dans son silence les amantes malheureuses, à qui des parens barbares faisaient des vocations forcées, il abritait ou consolait sur le tard les remords ou les désillusions du cœur.

Mme de Tencin restait donc dans la tradition en utilisant après tant d’autres romancières les commodités du couvent. Mais si l’on se servait du couvent, on ne le faisait point connaître ; c’était une force anonyme qu’on mettait sans peine en mouvement et qu’on ne songeait point à analyser. Mme de Tencin, qui sortait du cloître, y fit rentrer ses lecteurs derrière elle ; elle sentit, et ce fut là une très juste intuition, que la vie religieuse pouvait fournir non pas seulement des épisodes dramatiques, mais des états d’âme encore mal étudiés. Ce sont des raisons d’art qui l’ont ramenée vers son passé ; et dans ce retour en arrière, elle n’a pas cherché un biais facile pour déguiser des souvenirs ou des aveux. Elles existent, je crois, ces demi-confidences, et j’ai essayé moi-même de les mettre en valeur, mais elles sont involontaires, comme le pittoresque très maigre qui les accompagne.

Si pourtant Mme de Tencin avait voulu se mettre en frais d’enluminure, elle aurait su trouver comme personne les mots colorés, au besoin les mots crus, les images réalistes, même brutales, qui font revivre choses et gens ; ou plutôt elle n’aurait eu qu’à les laisser venir sous sa plume. On verra par ses lettres quelle langue énergique, presque effrontée, était naturellement la sienne, avec quelle vigueur elle savait dessiner un personnage, souligner son geste familier, faire saillir son ridicule ou son vice. Quel contraste avec ses héros de romans, qui, toujours rebelles au mot propre, prennent en guise de petite vérole « cette maladie contagieuse si dangereuse pour la vie et si redoutable à la beauté ! » Pauvres ombres décolorées, dont on sait qu’ils ont tous des « grâces infinies » dans le visage et des « charmes incroyables » dans l’esprit, et qui sont moins des individus que des résidus d’espèces. Cette pâleur uniforme du récit a permis à Mme de Beaumont d’écrire la troisième partie des Anecdotes de la Cour d’Edouard II, sans qu’une lecture rapide laisse apercevoir la soudure : c’est le même style déteint et lessivé. Celui de Mme de Tencin a cependant plus de finesse : il suit avec précision les sinuosités de la pensée ; c’est un exact et subtil instrument d’analyse. Tous les critiques furent alors unanimes à l’admirer. L’abbé Prévost en louait la « vivacité, » l’ « élégance, » la « politesse, » la « pureté ; » et Voltaire écrivait à Mlle Quinault : « Je lis actuellement le Siège de Calais ; j’y trouve un style pur et naturel que je cherchais depuis longtemps. » Dans le public, les romans de Mme de Tencin « passaient tout d’une voix pour des livres fort bien écrits. » Nous saisissons là sur le vif les conséquences de la discipline classique, à laquelle Mme de Tencin n’a point échappé : il lui a semblé que pour atteindre au vrai et grand art, il fallait atténuer et souvent supprimer ses sensations personnelles, leur ôter ce qu’elles pouvaient avoir de trop particulier ou de trop vécu, et ne s’intéresser qu’aux sentimens les plus généraux. Si Mme de Sévigné avait écrit des romans, elle n’eût pas osé sans doute y porter la libre verve de ses lettres, et par scrupule d’art, elle eût détruit, elle aussi, le meilleur de son art. Ne cherchons donc pas dans les romans de Mme de Tencin ce qu’elle n’a point voulu y mettre, ce qu’elle n’y a mis que par accident et presque sans le savoir : ses souvenirs, ses idées, sa façon de sentir la vie et de voir les gens. Œuvres volontairement impersonnelles, d’une correction toute littéraire, elles demandent à être jugées en elles-mêmes, pour ce qu’elles peuvent contenir de subtilité psychologique et de vérité humaine. C’est de ce point de vue qu’il les faut examiner. Mais on ne peut en parler comme de la Princesse de Clèves ou de Manon Lescaut. Qui a lu aujourd’hui les Malheurs de l’amour ou même le Comte de Comminges ? et, les ayant lus par hasard, qui se les rappelle malgré leur-++ièveté ? Qui aurait la mémoire assez sûre et assez souple pour se retrouver dans la multiplicité indistincte de leurs personnages et la complication si dense de leurs épisodes ? Sans vouloir ici tenter des analyses impossibles, j’essaierai du moins de réduire à ses données essentielles le problème psychologique qui est posé dans chacun d’eux.

Les Mémoires du comte de Comminges débutent comme Roméo et Juliette : l’amour a surgi inattendu, irrésistible et fatal entre deux jeunes cœurs que la haine héréditaire de leurs familles aurait dû éloigner l’un de l’autre pour toujours. Mais « la tyrannie des pères » fait de cet amour un martyre. L’amante est mariée à un affreux vieillard, et l’amant désespéré ensevelit son amour dans un cloître. C’est dans ce même cloître que, plus tard, enfin délivrée de son mari, essayant sous des habits d’homme d’oublier qu’elle est femme et doublement veuve, l’amie errante viendra elle aussi chercher la paix. Elle n’y trouvera que celui qu’elle croyait mort et qu’elle n’a cessé d’aimer. Sans se révéler à lui, elle saura découvrir qu’il garde son cœur tout plein d’elle ; et, dans cette maison où elle devrait être toute à Dieu, elle goûtera un plaisir triste et comme une vengeance contre le ciel à se nourrir ainsi solitaire de cet amour profane : douloureuses voluptés, qu’elle caressera jusqu’au jour suprême où, la cloche des agonisans ayant rassemblé autour de son lit tous ses frères agenouillés et son amant parmi eux, elle osera devant lui confesser sa misère et ses délicieuses faiblesses d’une voix apaisée déjà par la mort, mais toujours amoureuse.

En dépit de ses titre et sous-titre, le Siège de Calais, nouvelle historique, n’est qu’un roman de mœurs contemporaines encadré dans une « histoire » fantaisiste. Par gageure, dit-on, Mme de Tencin le fit commencer là où les autres le plus souvent finissent : sans le vouloir, et même d’abord sans le savoir, une honnête femme « a accordé ses dernières faveurs » à un ami de son mari, alors qu’elle croyait satisfaire sans plaisir au devoir conjugal. Cet homme qui l’a prise et surprise, elle le hait pour la honte qu’il lui a laissée, mais ne peut s’empêcher de l’aimer pour les grâces infinies de sa personne. Lui, le trop charmant voleur d’amour, tout humilié de cet égarement d’une nuit, s’enfermant désormais dans un silence respectueux, ne veut plus vivre que pour se faire pardonner. C’est là ce que se disent l’un à l’autre ces deux amans inavoués dans plusieurs entrevues muettes. Peu à peu, le pénible souvenir s’éteint, l’amour gagne, le mari meurt, et ils sanctionnent dans toute la liberté de leur tendresse ce que le hasard avait consommé. A l’arrière-plan, des jeunes gens jouent au chassé-croisé d’amour : chacun prend la place de l’autre et se croit trahi ; mais aucun ne l’a été, et les groupes se reconstituent en fin d’histoire, suivant les affinités des cœurs.

Il y a deux romans dans les Malheurs de l’amour : celui de Pauline et celui d’Eugénie. Moitié par naïveté, moitié par dépit, Eugénie s’est abandonnée en toute confiance à un homme dont elle se croyait aimée, mais ce n’est qu’un libertin et qui la trompe. Découragée par cette première expérience, elle n’a plus la force de vivre le vrai amour avec un vrai amant. Elle se retire au couvent, religieuse-philosophe ; et, dans le parloir conventuel, elle reçoit l’amant fidèle qui se contente d’être l’ami. — Pauline, qui a de beaux écus et de plus beaux yeux, s’est trouvé un amant sincère dans la foule de ses prétendans intéressés. Des circonstances tragiques les séparent pour un temps. En cet éloignement, elle ne vit que de ses souvenirs et de ses espérances ; lui, plus léger, « . jeune et sensible, » trouve un divertissement dans un amour de grand chemin. Pris de remords, il se libère, sans pourtant oser revenir à son ancienne amie. Croyant la trahison sans retour, elle cherche l’oubli dans un mariage raisonnable ; mais toute son estime pour un mari honnête est impuissante à se muer en amour ; et ce n’est que très tard, avec une douloureuse résignation, qu’elle le laisse exercer tous ses droits. Il sent sa blessure en homme passionné qui voudrait être amant plus encore que mari, et en meurt de déplaisir. L’amant d’autrefois, enhardi, revient. Il a la bonne fortune et la consolation d’arracher à la mort celle qui l’aime toujours et de mourir à ses pieds amoureux et pardonné. Pauline dolente rejoint Eugénie au couvent.

C’est encore une « nouvelle historique » que les Anecdotes de la Cour et du règne d’Edouard II, roi d’Angleterre, mais l’histoire y est aussi frelatée et modernisée que dans le Siège de Calais. Comme les Malheurs de l’amour, les Anecdotes sont la juxtaposition de deux romans : l’un, très médiocre, où la responsabilité de Mme de Tencin est à peine engagée, puisqu’il a été terminé par Mme de Beaumont, est un vrai roman d’aventures avec enlèvemens, assassinats, chevaliers errans, maris barbares, etc. ; l’autre est une adroite esquisse d’homme frivole, qui est beau et qui le sait, qui aime, mais qui s’aime plus encore, qui ne se croit pas obligé, même dans ses plus sincères amours, à une exacte probité si sa vanité est en jeu, et qui, parmi toutes ses conquêtes amoureuses, cherche moins les douceurs de l’amour que les satisfactions de son amour-propre.

Mais on défigure ces romans en les simplifiant ainsi : dans leurs quelque cent ou cent cinquante pages, ils enferment la matière de plusieurs volumes, et il est difficile à une première lecture de s’y sentir à l’aise. Sauf les Mémoires du comte de Comminges, ils se développent tous sur triple ou quadruple plan. Le Siège de Calais est le chef-d’œuvre du genre : sur le devant de la scène, M. de Canaple et Mme de Granson traînent leur languissante histoire d’amour ; derrière eux milord Arondel et Soyecourt se disputent Mlle de Roye ; M. de Chalons fait sa cour à Mlle de Mailly ; M. de Mailly épouse Mme du Boulay ; Clisson et Mauny enlèvent Mlles d’Auxi et de Liancourt. Cette complication, qui pourrait croître à l’infini, est rendue plus gênante encore par le manque de concentration dans l’intérêt et de relief dans les personnages. Le roman va et vient au gré d’une fantaisie dont on ne surprend point le secret ; c’est pour ainsi dire aux dernières pages que l’histoire principale parvient à émerger hors du fouillis des anecdotes adjacentes. Pour se retrouver en ces dédales, les noms seuls des personnages offrent une prise à la mémoire. Les personnages eux-mêmes, tous « bien faits, « avec des « figures régulières, » « pleins d’agrémens et de charmes particuliers (sic), » se suivent indiscernables en une longue théorie grise. Les paysages où ils se meuvent apparaissent rarement, et n’ont ni plus de couleur, ni plus de variété : il y a « le bois de haute futaie, » solitaire et silencieux, les rochers « escarpés et arides, » qui « répandent une certaine horreur conforme à l’état des âmes » désespérées ; il y a encore le jardin, moins « horrible, » où l’amante rêveuse promène le soir sa « langueur négligée ; » voilà bien, je crois, les seuls décors qui soient parfois tendus derrière les acteurs. L’archéologie et le sens historique de Mme de Tencin apportent quelque gaîté parmi tout cet ennui : plus généreux que le roi Edouard, elle laisse la vie sauve aux Bourgeois de Calais qui « reçoivent un traitement digne de leur vertu. » Les rudes barons de la guerre de Cent ans badinent chez elle comme des courtisans de Versailles ; ils vont au tournoi avec des devises d’un pétrarquisme adorable ; ils tiennent salon, et y parlent sur un ton très « régence » de leurs maîtresses et de l’amour, qui est pour eux « une espèce de ridicule ; » ils craignent surtout « qu’on ne les soupçonne d’être amoureux de leurs femmes, » et, « si par hasard ils l’étaient, » ils trouveraient « ce sentiment si singulier qu’ils le cacheraient avec soin. » La réalité contemporaine est traitée avec le même sans-façon ; il n’est « truc » si grossier et si puéril qui ne soit, le cas échéant, utilisé. S’il faut qu’un amant chassé par un père cruel revoie une maîtresse idolâtrée, un « hasard providentiel » les réunit sur la grand’route : « l’objet aimé » roule en équipage, les chevaux s’emballent, le carrosse verse, les dames se pâment, l’amant accourt à la minute favorable, et reçoit dans ses bras, avec l’amante évanouie, de délicieux aveux d’amour : « On s’attend bien, écrit Mme de Tencin, que c’étaient Adélaïde et sa mère, c’étaient effectivement elles. » Quand un personnage est devenu gênant ou inutile, une bonne fièvre survient qui le supprime sans bruit : on « meurt rien que de la douleur d’avoir été abandonné. »

Le lecteur d’aujourd’hui pourrait ainsi exercer aux dépens de Mme de Tencin une ironie facile, qui risquerait pourtant de porter à faux. Elle avait, — doit-on le rappeler ? — un sens trop positif de la vie et une trop riche expérience pour prendre au sérieux ces fictions de fillette ingénue. Mais que lui importait leur puérilité ou même leur extravagance, si elle ne s’était proposé d’écrire ni des romans pittoresques, ni des romans réalistes, ni même des romans vraisemblables. Pour juger les siens à leur prix, il ne faut pas oublier dans quelle série littéraire ils se rangent. Le succès de Mme de La Fayette avait fait lever derrière elle toute une génération de romancières, qui mélangeaient comme elle à doses inégales l’histoire et la psychologie, et cherchaient dans le passé de beaux cas amoureux rehaussés par des noms illustres.

La réputation de Catherine Bernard, de la comtesse d’Aunoy, de Mlle de la Force, de Mlle Durand, de Mlle de Lussan, de Mme de Gomez et de leurs nombreuses sœurs est aujourd’hui un peu empoussiérée[3]. Il n’a pas manqué alors de critiques considérables pour promettre à l’Histoire d’Hippolyte de Mme d’Aunoy ou à l’Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard l’immortalité des chefs-d’œuvre : pâles répliques de la Princesse de Clèves, elles sont comme le prolongement obscurci de sa gloire. A mesure d’ailleurs que le genre était exploité par des mains inhabiles, il se vulgarisait. On trouvait plus commode de chercher la nouveauté dans les anecdotes apocryphes d’une pseudo-histoire que dans les délicates analyses du cœur. La Princesse de Clèves pourrait s’intituler Mémoires de la cour de France sous le règne de Henri II, mais tout l’intérêt est concentré dans le cœur douloureux de la princesse, tandis que les Mémoires de la cour d’Espagne, Mémoires de la cour d’Angleterre, Mémoires de la cour de Charles VII, les Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, Anecdotes de la cour de François Ier, Anecdotes de la cour de Childéric et tant d’autres romans de même farine étouffent pour ainsi dire l’histoire sentimentale dans le pêle-mêle et le faste enfantin d’une cour imaginaire. Ceux qui se sentent un grand courage ou qui savent trouver leur amusement partout, pourront feuilleter ces petits livres. Ils y retrouveront les pauvres décors que Mme de Tencin nous a rendus familiers, le jardin avec son « cabinet de verdure, » les rochers « horribles » pour encadrer les désespoirs amoureux, et les grandes routes où versent les carrosses, les héros d’un « agrément infini » qui meurent de déplaisir, et des rois mérovingiens qui ressemblent comme des frères à Philippe III ou à Louis XIV : « Mérovée, dit Mlle de Lussan dans ses Anecdotes de la cour de Childéric, ce Mérovée, grand guerrier, grand politique, le prince le plus magnifique de son temps, fit bâtir un palais superbe et des jardins délicieux dans une île de la Seine… c’était dans ces beaux lieux que Mérovée s’allait délasser de ses soins avec un petit nombre de personnes choisies, telles que ces personnes bien heureuses des voyages de Marly. » « Le règne de François second, écrit Catherine Bernard au début du Comte d’Amboise, semblait dans ses commencemens devoir être agréable et heureux. La reine sa femme était une des plus belles et des plus spirituelles personnes du monde. Sa cour était composée d’une partie de ces hommes illustres qui avaient formé celle de Henri second, et les dames avaient autant d’agrément que les hommes avaient de valeur. Le comte d’Amboise et le marquis de Jamsac s’y faisaient distinguer ; leurs familles avaient toujours été opposées d’intérêt, etc. »

Les héros de Mme de Tencin ne sont donc pas sans famille. Aussi bien n’était-ce pas son intention de dépayser ses lectrices en leur montrant des figures inconnues dans des paysages exotiques. Il semble même qu’elle soit restée volontairement fidèle à tous ces procédés surannés du roman traditionnel pour ramener plus sûrement l’attention sur les menus détails psychologiques. Ce n’est pas qu’elle ait repris pour son compte la méthode même de Mme de La Fayette. Elle l’a lue sans doute de très près. Il y a des réminiscences certaines de la Princesse de Clèves, de va Princesse de Montpensier, de la Comtesse de Tende dans le Comte de Comminges, le Siège de Calais et les Malheurs de l’amour ; mais, dans les romans de Mme de La Fayette, l’intérêt est moins dispersé : ce sont des œuvres cornéliennes concentrées autour d’un conflit moral. Chez Mme de Tencin, il n’y a presque ni drame, ni lutte intérieure ! chaque roman est plutôt une série de cas sentimentaux reliés entre eux par une intrigue quelconque. Et, de même que les ingénieux casuistes ne cherchent pas seulement à résoudre les problèmes posés par la vie, mais qu’ils en inventent pour exercer leur virtuosité, Mme de Tencin se soucie médiocrement de l’inauthenticité, de l’invraisemblance ou de l’indécence d’une hypothèse, pourvu qu’elle obtienne ainsi des situations rares et inattendues ; car il s’agit moins pour elle de résoudre le cas en moraliste, comme peut faire un romancier à thèse, que de décrire et d’analyser ce cas avec justesse et précision. Etant donné une situation, dont la réalité ou la vraisemblance n’est pas à discuter, le jeu consiste à trouver l’état d’âme correspondant, et à le résumer, à le concentrer en la plus exacte et la plus courte formule.

En présentant au public l’Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard, Fontenelle avait déjà donné la définition du genre. Il y demandait une science subtile de l’âme, une étude nuancée des sentimens « avec toute la finesse possible, » l’analyse de « certains mouvemens du cœur presque imperceptibles à cause de leur délicatesse, » « un style précis, » qui « rassemble » beaucoup de pensées et d’émotions « en fort peu d’espace, » où « les paroles sont épargnées, et le sens ne l’est pas. » Mme de Tencin, amie et élève de Fontenelle, a satisfait admirablement à toutes ces exigences. Un lecteur attentif et fin, qui sait goûter la joliesse des détails, trouvera en la lisant des jouissances menues, mais vives. C’est surtout dans la description des états d’âme incertains, des sentimens qui se transforment ou s’atténuent, que son talent se complaît, et affirme sa maîtrise. Non que la grande passion soit absente de ses romans. Contemporaine de l’abbé Prévost, liée personnellement avec lui, ayant peut-être elle-même, parmi ses innombrables galanteries, reçu au cœur quelque secrète blessure, elle a su parler de l’amour avec un sérieux presque tragique, comme d’une chose grave et sainte, supérieure à tout, et dont il fallait « se faire un devoir ; » elle a reproché aux hommes de sa génération « le peu d’importance qu’ils y mettaient ; » elle a trouvé des mots d’une « tristesse passionnée » pour faire sentir « l’affreux malheur de n’être point aimée : » « tout était couvert, dit Pauline, par cette douleur déchirante que je n’étais plus aimée... Je me croyais presque coupable de ce qu’il ne m’aimait plus... La terre entière à mes genoux ne m’aurait pas dédommagée du cœur que j’avais perdu. » La confession d’Adélaïde mourante[4], où l’amour sensuel est comme exalté et purifié tout ensemble par l’ardeur religieuse, ne serait indigne ni de Prévost, ni même de Rousseau ; mais il y a quelque chose de plus douloureux et de plus vrai dans la plainte d’une Manon ou d’une Julie.

Mme de Tencin se complaît plus volontiers dans l’analyse des sentimens plus humbles et plus mélangés. Amours qui naissent, tristesses qui s’endorment, ou qui se pénètrent de « douceurs, » émotions qui s’apaisent, cœurs incertains qui s’écoutent, — elle a, pour se mouvoir dans ces demi-brouillards de l’âme, des formules claires et brèves qui sont un plaisir pour l’esprit, tant elles disent en leur précision condensée : « Cet homme qu’il fallait haïr pour se sauver de la honte de l’aimer. » — « Nous nous parlions moins ; les choses que nous nous disions autrefois, n’étaient plus celles que nous eussions voulu nous dire. Il n’y perdait rien ; je l’entendais sans qu’il me parlât. » — « Quand je ne le voyais plus, je subsistais de cette joie douce dont il avait rempli mon cœur. » — « Il ne lui manquait, pour avoir de l’esprit et du mérite, que la nécessité d’en faire usage. » — « Je crois que je l’aurais dispensé de m’aimer en ce moment, et qu’il m’eût suffi qu’il se fût montré digne d’être mon amant. » — « Elle en était touchée, mais n’y était point sensible. » — « Moins elle l’aimait, plus elle croyait lui devoir. » — « Quoiqu’elle parlât d’amour, elle n’était point tendre. » — « Je lisais dans ses yeux que le plaisir d’être aimé ne lui laissait point d’attention pour les peines que ma tendresse me donnait. » — « Comme je n’examinais point mes sentimens, je ne me donnais pas le tourment de les combattre. » — « Rien n’était plus plaisant que les peines qu’il prenait pour donner à ses galanteries un air cavalier ; c’était comme s’il m’eût dit : Je vous conseille de m’aimer, » etc. Ces mots ont besoin d’être remis en leur place pour prendre toute leur valeur. On en goûte mieux alors l’élégance un peu précieuse et le raffinement parfois trop subtil. Qu’on lise surtout les Malheurs de l’amour. Ce n’est point un chef-d’œuvre, mais c’est une œuvre bien distinguée. Le lecteur moderne n’y sera point choqué par des anachronismes ou des travestissemens ridicules. L’» histoire » en est absente, et les invraisemblances plus discrètes. L’intérêt dramatique y est médiocre, presque nul ; mais, au contact des événemens, la mélancolie amoureuse y prend toutes les nuances, et la courbe des sentimens instables y est suivie d’un trait léger, délicat et sûr.

Ce qui lasse vite l’attention, c’est que nulle part on ne sent le frémissement personnel d’un tempérament ou d’un caractère. Les ingénieuses formules où se résume une situation sont des formules générales qui peuvent servir pour tous les cas analogues, abstraction faite des individus ; c’est la théorie ou, si l’on veut, la casuistique de l’âme, ce n’en est pas la vie : « Si je voulais me laisser aller aux réflexions, écrit quelque part Mme de Tencin, cette matière m’en fournirait beaucoup ; mais elles seraient également inutiles à ceux qui sont capables d’en faire et à ceux qui n’en font jamais. » Supprimant donc toutes les réflexions particulières comme « inutiles, » elle n’a cru devoir garder que les réflexions d’intérêt universel. Ainsi toute sa psychologie tend à se resserrer et à s’aiguiser en sentences ou principes généraux. Qu’on se rappelle les formules que je viens de citer ; une très légère retouche les transforme en maximes : « Il y a des gens auxquels il ne manque, pour avoir de l’esprit et du mérite, que la nécessité d’en faire usage. » — « A de certains momens, on préférerait être moins aimé, pourvu que celui qu’on aime se montrât plus digne de l’être, etc. » Mais voici des « maximes » qui ne se déguisent pas. Elles sont nombreuses, et point niaises : « On se persuade, quand on est riche, que les talens s’achètent comme une étoffe. » — « L’amitié devient bien faible quand on commence à être occupé de sentimens plus vifs, et si elle reprend ses droits, ce n’est que lorsque le besoin de confiance la rend nécessaire. » — « Les femmes, en général, ont toujours de l’indulgence pour tout ce qui porte le caractère de tendresse, et les dévotes en sont encore plus touchées que les autres. » — « Dès que nous sommes malheureux, tous ceux qui nous environnent prennent de l’empire sur nous. » — « Il y a des douleurs qui portent avec elles une sorte de douceur, mais il faut pour cela n’avoir à pleurer que ce qu’on aime et n’avoir pas à pleurer ses propres fautes. » — « Les hommes ne se croient obligés qu’à la fidélité du cœur, etc. » L’allure sentencieuse de ces romans n’avait point échappé aux contemporains ; ils avaient extrait du Siège de Calais et des Malheurs de l’amour « quelques pensées choisies. » Mme de Tencin eût mérité d’écrire les Maximes du XVIIIe siècle. Elle connaissait quelque peu les femmes et beaucoup les hommes ; elle avait assez de méchanceté pour tenir ses yeux en éveil, assez de souvenirs pour deviner juste, assez d’esprit pour dire finement et courtement. Elle eût pu, comme La Rochefoucauld vieilli, condenser son expérience en un tout petit livre précieux. Il est grand dommage qu’elle l’ait pour ainsi dire délayée en des romans fades. Elle eût fait ainsi œuvre plus rare, plus résistante et surtout plus personnelle. C’était là du moins que son instinct et son plaisir l’avaient depuis longtemps attirée ; sa lettre philosophique au Père Manniquet n’est déjà qu’une série de « maximes ; » on en retrouvera dans toute sa correspondance, et le divertissement préféré de ses « mardis » sera d’en discuter et d’en ciseler les formules avec l’aide de ses invités. Cherchons Mme de Tencin dans son salon et dans ses lettres plutôt que dans ses romans.


II

On peut dire que Mme de Tencin a toujours eu un salon. A Montfleury, dans le parloir du couvent, les beaux esprits de Grenoble lui faisaient une petite cour. A peine installée à Paris, gens de lettres et habitués de ruelles l’entourèrent, et, à défaut d’autres faveurs, se contentèrent de sa conversation : « C’est bien fâcheux, madame, lui disait le comte de Hoym, qu’il faille finir par du respect les lettres qu’on vous écrit ; » et, quoiqu’il s’obstinât avec une gaucherie ingénue à solliciter davantage, ce bon Saxon, homme de goût du reste et bibliophile passionné, était tout fier de s’initier aux finesses de l’esprit français dans la maison de Mme de Tencin : « Vous voir, lui avouait-il, est devenu pour moi une chose trop nécessaire pour pouvoir m’en passer ; et depuis que vous m’avez joué le mauvais tour de me dégoûter de tout ce que je trouvais aimable avant que d’avoir l’honneur de vous connaître, vous êtes obligée à présent, en conscience, de me dédommager de l’ennui que vous êtes cause que je trouve partout. » D’autres, plus heureux peut-être en amour et plus illustres en littérature, n’avaient pas besoin d’une permission expresse pour se faire ouvrir la porte, à la maison de la rue Saint-Honoré. Ils y venaient à toute heure, en hôtes familiers et toujours invités. Un petit tableau, peint vers 1710 par ce pauvre diable de Jacques Autreau, nous a gardé le souvenir de ces réunions du matin, toutes gaies, tout intimes, autour de la table du déjeuner : trois convives seulement, et de cérémonie point. Fontenelle, correct et soigné, porte large perruque blonde, habit clair et veste en drap d’or ; Lamotte s’est emballé dans un manteau rouge ; Saurin, tout en noir, est plus négligé, comme il est permis à un mathématicien. Derrière ce respectable triumvirat, la maîtresse de maison fait une apparition jeune : toute simple, en robe du matin avec un bonnet bien retroussé qui laisse voir sur le front deux jolis accroche-cœurs, elle apporte elle-même la chocolatière. Cependant Saurin argumente et gesticule. On cause, et sérieusement, semble-t-il. Voilà les premiers « mardis » du salon Tencin. Les débuts sont humbles, mais charmans.

Pendant bien des années, Fontenelle et Lamotte s’en furent ainsi causer chez elle sans pédanterie ni apprêt. On voit par des notes de police, prises en juillet 1729, qu’ils lui faisaient des visites presque quotidiennes et dînaient à sa table plusieurs fois la semaine. Dans l’amitié qui les unissait tous trois, il restait peut-être, si la légende est exacte, quelques souvenirs d’amour, mais ce qui la vivifiait surtout, c’était la sympathie ou plutôt la camaraderie des intelligences. Mme de Tencin n’en fit pas pourtant une amitié purement intellectuelle : elle ne la laissa pas oisive et sans profit. Ses amis devaient s’attendre à être réquisitionnés pour des besognes parfois inattendues : c’est Fontenelle, on s’en souvient, qui travaille en cour de Rome pour l’annulation de ses vœux, Fontenelle qui la présente au Palais-Royal, Fontenelle qui intrigue au ministère près de son ami Morville pour obtenir à l’abbé une ambassade ou un évêché. Faut-il rappeler enfin le rôle de l’excellent Lamotte dans les affaires de Rome et la préparation du concile d’Embrun ? Mais ils faisaient mieux encore pour leur amie. Ils la couvraient pour ainsi dire de leur dignité, l’entouraient de leur gloire alors considérable, et lui amenaient, pour qu’elle en fit sa cour, les jeunes auteurs à la mode et les vieux académiciens. Sauf Voltaire qui resta rebelle, il n’est guère d’écrivain distingué qui ne soit venu chez elle apporter un hommage curieux, bientôt déférent, et chercher comme un supplément de célébrité : Duclos, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Prévost, Marivaux, Montesquieu, Piron, Mably, Condillac, Helvétius, Marmontel, bien d’autres dont la faveur fut courte et la réputation mourut en chemin, vinrent ainsi rue Saint-Honoré, et pour la plupart y revinrent. Elle sut en effet les gagner par la cordialité virile et la simplicité de son accueil. Plusieurs même, et des plus illustres, lui donnèrent une amitié spontanée, faite d’affection, de respect, et de confiance intellectuelle, amitié dont elle aimait à se parer et qui reste aujourd’hui le plus sûr témoignage de sa valeur et de son charme. Elle avait pour ses amis une bonté ingénieuse qui touchait par son à-propos et sa discrétion. L’argent qu’elle avait amassé dans les tripots et les banques louches, elle savait le dépenser largement et noblement. Plus d’une fois elle a réparé d’une main légère la petite fortune que Marivaux, trop distrait, trop charitable et trop élégant, émiettait sans y penser. Sa dernière générosité fut pour Montesquieu. Quelques mois avant sa mort, au moment où l’Esprit des Lois venait de paraître, elle acheta une bonne partie de l’édition, et en fit distribuer les exemplaires à tous ses amis. Il n’y a pas de charité plus exquise, et qui honore plus son jugement. Aussi Montesquieu l’appelle « notre amie » avec une intonation presque tendre ; et, quand elle mourut, Marivaux resta tout désorienté : « Mme de Tencin n’est plus, écrit-il à la comtesse de Verteillac ; la longue habitude de la voir qui m’avait lié à elle n’a pu se rompre sans beaucoup de sensibilité de ma part. » On sent, sous la réserve voulue des mots, une tristesse qui a sa pudeur et qui atteint le cœur au fond. Mais il avait déjà trahi toute l’ardeur de son amitié dans ce merveilleux portrait de la Vie de Marianne, où il l’a peinte avec une minutie et une subtilité d’admiration qui est le moins déguisé des aveux.

Avant l’affaire La Frenaye, tant et de si diverses intrigues absorbaient Mme de Tencin que la vie littéraire n’obtenait chez elle qu’une attention intermittente. Il fallut les rudes émotions, de l’embastillement, l’humiliation de l’exil et l’apaisement inévitable de l’âge pour resserrer dans un salon son activité toujours tumultueuse. La mort de la marquise de Lambert qui survint vers la même époque (1733), — en lui laissant une place et un rôle disponibles, — acheva de la fixer. C’est alors seulement que le « bureau d’esprit » de la rue Saint-Honoré reçut sa constitution définitive et, en quelque sorte, officielle. Les salons étaient en ce temps-là comme des fiefs littéraires qui se transmettaient à des héritières désignées d’avance. Mme de Tencin fréquentait chez Mme de Lambert pour obtenir sa succession. Mme Geoffrin viendra chez Mme de Tencin pour « voir ce qu’elle pourra recueillir de son inventaire, » et Mme Necker se formera chez la Geoffrin pour hériter de son « royaume. » Ainsi se continuent à travers tout le siècle les mêmes traditions, sinon les mêmes idées. C’était pour Mme de Tencin une bonne fortune de succéder publiquement à une femme de haut rang et de haute distinction, que Fénelon avait honorée de son amitié et qui exerçait une autorité morale sur la société parisienne. Donc, comme dit Trublet. « après la mort de Mme de Lambert, le mardi fut chez Mme de Tencin. » Mais en passant de la rue Richelieu à la rue Saint-Honoré, le « mardi » se renouvela. Lamotte, qui avait été un des oracles de la marquise, était mort trop tôt pour être compris dans sa succession. Du salon Lambert il ne resta plus à Mme de Tencin que Fontenelle, Marivaux et Mairan, l’austère Mairan, savant authentique et déjà mûr, qui venait de s’illustrer par un Traité de l’aurore boréale. Ce trio « lambertiste » retrouva chez Mme de Tencin le dîner du mardi ; mais, pour ce jour privilégié, la nouvelle « présidente » réserva encore à quatre amis des fauteuils perpétuels autour de sa table : c’était Duclos, historien et philologue exact, plus connu aujourd’hui comme romancier mondain et observateur cynique des mœurs contemporaines ; Astruc, médecin pour dames et grands seigneurs, écrivant de gros volumes sur son art, cherchant surtout à bien placer son argent et sa fille ; De Boze, membre de l’Académie des inscriptions et numismate érudit ; Mirabaud, correct et ennuyeux traducteur de la Jérusalem délivrée... Ainsi se forma le groupe des Sept Sages, désormais la cour permanente de Mme de Tencin, cour sérieuse, point frivole, presque grave, un « respectable sénat, » comme disait Piron.

Elle mettait sa coquetterie à n’y être plus coquette, à faire oublier qu’elle était femme et à montrer à tous « une tête bien saine. » La demi-austérité de ce docte cercle ne lui déplaisait pas ; c’était pour elle plus qu’une réhabilitation : une revanche ; revanche aussi, — et dont sans doute elle était fière après tant de mépris féminins, — d’avoir si vite découragé les femmes qui auraient voulu briller auprès d’elle. Sauf la Geoffrin, qui étudiait son modèle, quelques filles à marier en quête d’épouseurs, quelques débutantes en bel esprit, elles y venaient peu et de mauvaise grâce. Le respect admiratif de tous ces hommes pour la maîtresse de maison, la considération indiscutée où elle trônait les intimidait par avance et mettait devant elles comme une barrière. Elles se sentaient mal à l’aise près de cette femme si simple « dont les preuves étaient toujours faites, » qui ne pouvait même pas être pour elles une rivale, mais seulement un juge.

Ce n’est pas que le salon de Mme de Tencin fût devenu une coterie de pédans. Elle avait connu elle-même une vie trop diverse et trop souple pour faire de sa maison un asile étroit et n’hospitaliser que la seule littérature. Financiers, courtisans, militaires, hommes d’Église, venaient chez elle, non en spécialistes, mais en gens du monde à qui rien d’humain n’est étranger. Tous, sans distinction de caste, y recevaient le même accueil courtois et y fraternisaient dans un même sentiment de respect pour « l’égale dignité des intelligences ; » le mot est de Marivaux et caractérise à la fois le siècle qui a mis la gent de lettres à si haut rang et la femme qui a senti, l’une des premières, la puissance sociale des « esprits penseurs. » Dans ce monde nouveau des « intelligences, » Mme de Tencin trouva les mêmes succès que jadis dans les alcôves ; c’était une élégance de se faire admettre chez elle, et la visite de son salon était recommandée aux étrangers de distinction : Montesquieu ne manque jamais d’y présenter tous ses amis d’Italie et d’Angleterre ; Benoît XIV compte sur Mme de Tencin et ses « virtuoses, » comme il dit, pour se faire à Paris une réputation d’humaniste ; il envoie rue Saint-Honoré ses traités de droit canon en des éditions somptueuses, se recommande humblement dans des lettres très travaillées « à l’illustre et savante compagnie qui s’y assemble, « et se flatte, non sans complaisance, que les beaux esprits parisiens feront bon accueil à son esprit d’outre-monts. Le salon de Mme de Tencin est le premier salon cosmopolite du XVIIIe siècle.

Les contemporains ont souvent décrit ce « délicieux temple du goût ; » mais leurs descriptions ne concordent pas toujours. Le salon qu’a vu Marmontel n’est pas celui que Marivaux a évoqué si amoureusement dans la Vie de Marianne ; et le tableau de Marivaux ne ressemble pas non plus aux esquisses de Piron, de Duclos ou du « solitaire des Pyrénées[5]. » Ne serait-ce pas que Mme de Tencin, suivant la subtile remarque de Marivaux, n’avait aucune sorte d’esprit, mais qu’elle avait l’esprit de toutes sortes, suivant que le hasard des matières l’exigeait. Ces différentes descriptions représentent des « mardis » différens ou les différens momens d’un « mardi. » S’il fallait pourtant se fier davantage à l’un de ces portraits, ce ne serait pas le plus connu, celui de Marmontel, qu’il faudrait choisir. Observateur médiocre et manquant d’expérience, il est venu deux fois à peine au salon de la rue Saint-Honoré, pour la lecture de son Aristomène et pour le dîner qu’elle lui valut. Il avait alors vingt-six ans et arrivait de son Limousin. Rien d’étonnant qu’à un premier contact avec l’esprit parisien, il l’ait trouvé trop raffiné. Ce n’est pas du reste en deux séances qu’on peut juger un salon. Marivaux a chance d’avoir mieux vu, parce qu’il avait l’œil plus fin, qu’il a examiné plus longuement et surtout qu’il a plus aimé. Les souvenirs très précis du « solitaire, » les indications malicieuses de Duclos, réalistes de Piron, aigrelettes de Marmontel permettent d’apporter quelques retouches à ce portrait trop idéalisé peut-être.

Celle que ses dévots nomment « la prêtresse du temple » est une prêtresse facile et qui ne pontifie guère. Vieillie maintenant et fatiguée, elle ne se soucie plus de sa figure. On sent à la regarder, comme dit Fontenelle, « que l’amour a passé par là. » Elle s’enveloppe de « simplicité et de bonhomie, » prend plaisir à faire « la ménagère » et à s’embourgeoiser. Et pourtant, elle a grand air et serait « digne de présider partout. » Elle apparaît à tous « si considérable et si importante » qu’il est impossible de lui refuser le respect. Elle préside admirablement, parce qu’elle semble présider pour les autres et non pour elle. « Quoiqu’elle ait plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, » elle se trouve toujours de niveau avec son interlocuteur, « a toujours l’esprit de la personne à qui elle a affaire, » et ne cherche à le saisir que pour s’y conformer. On ne sent même pas « qu’elle règle son esprit sur le vôtre, » tant l’harmonie paraît spontanée. Personne ne peut craindre de manquer d’esprit avec elle : « elle n’en désire jamais plus que vous n’en avez ; et c’est qu’en effet elle n’en a elle-même alors pas plus qu’il ne vous en faut. » Ce serait un raffinement de délicatesse, si ce n’était avant tout une intuition utilitaire.

La tradition de Mme de Lambert, et par elle du XVIIe siècle, se prolonge dans ce salon ; non qu’un Despréaux ou un La Bruyère eussent voulu fréquenter chez l’amie de Cydias : ils y eussent trouvé trop de beaux esprits et pas assez d’honnêtes gens, un irrespect trop joyeux à l’égard des Anciens et trop d’indifférence pour l’art pur. Mais chez Mme de Tencin, comme chez la marquise de Rambouillet ou chez Mme de Scudéry, le cœur humain reste le principal sujet d’étonnement, d’étude et de jouissance pour l’esprit. On y fait des portraits et des maximes, où Fontenelle, Montesquieu, Marivaux surtout aiment introduire « de la métaphysique, » c’est-à-dire une psychologie savante et raffinée. La maîtresse de maison se passionne pour ces problèmes du cœur. Elle met toute sa finesse à en proposer d’imprévus, qui font le tour de Paris et divisent les salons. Par exemple : « On dit d’un amant : il ne la voit pas où elle est ; on dit d’un autre amant : il la voit où elle n’est pas ; lequel exprime la passion la plus forte ? » C’est Marivaux qui fait les réponses les plus subtiles, inexactes parfois à force de recherche ; c’est Mme de Tencin qui fait les plus simples et les plus vraies. Tandis que Marivaux s’étale complaisamment en une série de petites phrases nuancées pour arriver au fin du fin, elle résume toute une expérience en des formules brèves et fortes : « La grande erreur des gens d’esprit est de ne pas croire les hommes aussi bêtes qu’ils sont. » — « L’état le plus difficile à supporter est celui où on est mal avec soi-même, » etc. Volontiers elle donne des consultations intellectuelles ou morales. Elle s’intéresse aux débutans et prend plaisir à écouter leurs premières œuvres. Ils ne trouveront chez elle ni complimens fades, ni admiration polie, mais bienveillance sincère et amitié positive. Voici un jeune poète qui lui apporte une comédie ; les vers sont jolis et les plaisanteries fines. Marivaux s’emballe, se fait ingénieux pour louer la pièce et s’engage à la patronner aux Italiens. Mme de Tencin, plus maîtresse de son enthousiasme et plus soucieuse de la réalité, — après un mot d’éloge aimable, mais bref, — préfère rappeler quelques principes, qui révèlent la femme d’esprit, et plus encore la femme de sens : « A votre âge, lui dit-elle, on peut faire de bons vers, mais non une bonne comédie ; car ce n’est pas seulement l’œuvre du talent, mais aussi de l’expérience. Vous avez étudié le théâtre, mais, heureusement pour vous, vous n’avez pas encore eu le temps d’étudier le monde. On ne fait point de portraits sans modèles. Répandez-vous dans la société ; l’homme ordinaire n’y voit que des visages ; l’homme de talent y démêle des physionomies. Et ne croyez pas qu’il faille vivre dans le grand monde pour apprendre à le connaître. Regardez bien autour de vous ; vous y apercevrez les vices et les ridicules de tous les états. A Paris surtout, les sottises et les travers des grands se communiquent bien vite aux rangs inférieurs, et peut-être l’auteur comique a-t-il plus d’avantage à les y observer, par cela même qu’ils s’y montrent avec moins d’art et des formes, moins adoucies. Dans chaque époque, il y a dans les mœurs un caractère propre et une couleur dominante qu’il faut bien saisir. Savez-vous, ajoute-t-elle, quel est le trait le plus marqué de nos mœurs actuelles ? — Il me semble, répond le jeune auteur un peu embarrassé, que c’est la galanterie. — Non, c’est la vanité. Faites-y bien attention, vous verrez qu’elle se mêle à tout, qu’elle gâte tout ce qu’il y a de grand, qu’elle dégrade les passions, qu’elle affaiblit jusqu’aux vices. M. de Marivaux que voilà a dévoilé avec un art infini dans ses comédies comme dans ses romans toutes les ruses de l’amour-propre : il s’est fait un genre, et c’est celui d’un homme de beaucoup d’esprit ; mais il est trop fait pour les gens d’esprit, et les effets de la comédie doivent être plus populaires. Attachez-vous à relever les ruses ou plutôt les bêtises de la vanité : c’est une passion bien plus comique ; et si le théâtre peut en corriger une, c’est celle-là. Le ridicule en est le véritable antidote, car rien n’est plus misérable que la vanité démasquée. »

Ainsi elle conservait dans son salon ce besoin de diriger qui lui rendait si attirante et si douloureuse la vie politique. Elle complotait une élection académique comme le remplacement d’une maîtresse royale : c’était encore une façon de goûter la joie du pouvoir. Elle livra sa plus rude bataille pour Marivaux son vieil anii. Mme du Châtelet, M. de Mirepoix et quelques hauts courtisans faisaient campagne pour Voltaire qui se présentait au même fauteuil ; le Roi lui-même semblait oublier l’impiété des Lettres philosophiques et promettre son consentement. Mme de Tencin « se donna de grands mouvemens, » sollicita toutes ses relations, écrivit coup sur coup trois lettres à Richelieu pour qu’il mobilisât toutes leurs troupes de Versailles. La victoire lui resta : « Marivaux fut élu unanimement. » Dans cette lutte académique, elle combattait autant contre Voltaire que pour Marivaux. Elle n’aimait point Voltaire : tante de d’Argental et amie intime de Richelieu, elle ne pouvait sans doute déclarer une guerre ouverte à un adversaire dangereux, au reste fort galant et même déférent ; mais elle n’avait grande tendresse ni pour sa politique, ni pour son esprit. Elle lui en voulait de ne s’être pas enrôlé dans le parti du cardinal. Quand il obtint sa mission secrète en Prusse, elle fut d’abord ironique pour le négociateur improvisé ; puis, craignant que cette amusette diplomatique ne cachât quelque machination contre son frère, elle essaya de le gagner à elle en gagnant la Du Châtelet. Cette « singulière créature)» l’amusait beaucoup ; sa passion pour Voltaire lui paraissait ridicule : « Elle est plus folle et plus perdue d’amour que tous les romans ensemble ; il faut en avoir pitié. » Néanmoins, comme cette « folle » pouvait être utile, elle la caresse et « lui fait amitié. » Vaines cajoleries ! La Du Châtelet et son ami restaient « esclaves du Maurepas. »

Avant même que Voltaire fût devenu une manière d’ambassadeur, elle goûtait peu son talent. Dès 1731, elle lui avait conseillé, — suprême affront, — de renoncer au théâtre « pour lequel il n’était pas fait. » Voltaire lui avait répondu par Zaïre. Le demi-échec de Mahomet fit sa joie. Lorsqu’on 1744 Richelieu demanda au poète un divertissement de Cour, elle servit d’intermédiaire pour faire plaisir au duc, mais avec un très médiocre entrain : « Vous aurez du plus mauvais, si vous voulez exiger de Voltaire du plaisant ; souvenez-vous, s’il vous plaît, que l’esprit prend toutes sortes de formes, excepté la gaieté... Je crains fort que Voltaire n’ait pas fait de bonne besogne ; je crois que d’Argental même n’en est pas content. Pour moi, je n’en ai rien vu. Vous sentez que mon avis, attendu les beaux esprits qui m’entourent, n’aurait aucun poids sur Voltaire. » La Princesse de Navarre fut reçue fraîchement à la Cour. On ne manqua pas d’en rire à la rue Saint-Honoré. Piron avec quelque irrévérence laissa la comédie de Voltaire sur la chaise percée de Mme de Tencin. Je croirais volontiers qu’elle ne protesta pas, ni « ses beaux esprits » non plus. Aucun d’eux n’était sympathique à Voltaire. Entre Montesquieu et lui, malgré l’apparence correcte des relations, il y avait rivalité sourde et, dans les conversations intimes, plaisanteries acerbes. Marivaux, qui s’attendrissait sur la morale chrétienne, avait médité une réfutation des Lettres philosophiques, et nul ne plaisantait Voltaire avec une méchanceté si candide. Les esprits les plus hardis, comme Duclos, évitaient tout scandale de parole chez la sœur d’un cardinal. En face de Voltaire, esprit fort et « athée, » Mme de Tencin, ultramontaine, et constitutionnaire fidèle, sinon dévote, entourée de « ses bons amis jésuites » et de « ses serviteurs de Dieu, » représente à l’égard de l’Église cette déférence traditionnelle et toute mondaine qui se refuse à la discussion. Son salon n’est donc point une « synagogue philosophique, » ou un campement d’avant-garde comme sera celui de Mme Geoffrin. On y « parle toujours de la religion comme il convient ; » et l’on croirait que les Anglais qui fréquentent si nombreux chez elle ont donné à tous les habitués du mardi le sens de la « respectability. »

Ne faisons point pourtant trop ennuyeuse et trop hypocritement décente cette maison très française, où l’on tenait la franchise pour la suprême vertu de l’esprit. À côté des mardis officiels, involontairement cérémonieux et compassés, il restait des réunions plus intimes où la conversation, moins ordonnée, courait familièrement et gaillardement, comme jadis lorsque la dame de céans versait elle-même le chocolat à ses invités du matin. Toute contrainte bannie, on causait et plaisantait en camarades, avec une liberté qui paraissait « triviale » aux puristes et aux prudes. Pour donner le ton et mettre à l’aise ses amis, Mme de Tencin affectait de leur parler et de les traiter avec un sans-gêne de garçon. Elle disait en les montrant : « ma ménagerie, » « mes bêtes ; » à chacun, le premier de l’an, elle donnait « deux aunes de velours pour une culotte ; » mais ils usaient de « représailles honnêtes, » et ne se faisaient point scrupule de lui offrir une chaise percée avec poème dédicatoire ; lorsqu’elle villégiaturait à Passy, ils lui envoyaient un chapeau de paille et y joignaient les considérans :


Vous nous couvrez le c., l’hiver,
L’été nous vous couvrons la tête.


La dame « au chapeau de paille » les remerciait sans s’effaroucher, et leur faisait sentir qu’en causant avec elle, ils restaient entre hommes. — Si l’on veut retrouver quelque chose de ces libres conversations, où s’échappait le naturel de la femme émancipée, où son esprit aigu et agile étonnait les hommes par sa sûreté, il faut lire ses lettres qui gardent pour nous son parler tout vif : elle y est tout entière.


III

Il est regrettable que nous en ayons si peu : une lettre au P. Manniquet, une au comte de Hoym, deux à Dubois, une à son frère, une au sieur Cottin, une an cardinal Gualterio, une à Mme Dupin, une à G. Cramer, une à Benoît XIV, quelques billets insignifians, — ce seraient là, je crois, les seuls débris d’une correspondance qui fut, comme sa vie, active et très diverse, si deux historiens plus que médiocres de la fin du XVIIIe siècle, Laborde et Soulavie, ne nous avaient conservé, dans un livre aujourd’hui rarissime[6], quatre-vingts lettres environ de Mme de Tencin, mal classées, il est vrai, parfois mutilées, insuffisamment éclaircies, mais, en dépit de quelques retouches peu scrupuleuses, authentiques.

Ces lettres qui embrassent à peine un espace de deux ans, de novembre 1742 à juillet 1744, sont toutes adressées au duc de Richelieu. Obligé, on se le rappelle, d’échanger pour quelque temps les salons de Versailles contre la province de Languedoc ou les champs de bataille de l’Allemagne, et ne voulant pas abandonner pourtant ses intrigues de cour, le duc se faisait renseigner par son amie, et concertait avec elle les travaux de défense et les plans d’attaque. Ce ne sont donc pas des lettres désintéressées, écrites pour satisfaire une virtuosité de styliste, ou même un simple caquet de femme indiscrète ; ce sont des lettres d’affaires ; et, si l’amitié, la tendresse n’y font pas défaut, ce n’est jamais le cœur seul qui est en peine de l’absent. L’essentiel est de renseigner, de demander des directions, de suggérer des ruses. Il faut agir avec une promptitude et une précision informées, avant tout réussir. L’art n’est atteint que par surcroît, et sans le vouloir, sinon sans le savoir. Cette correspondance trop peu connue est un document précieux pour l’histoire du XVIIIe siècle : les Goncourt en ont tiré parti dans leur livre sur la Duchesse de Châteauroux et ses sœurs. Il s’en faut qu’ils en aient épuisé le contenu ou l’intérêt. Je n’essaierai point de le faire ici ; mais il y a dans ces lettres une vie intense et drue, dont je voudrais pouvoir communiquer la sensation.

Cette sensation est d’autant plus forte que la réalité apparaissait dans les romans de Mme de Tencin plus exsangue et plus décolorée. Dans ces pages écrites pourtant de la même main, elle surgit au contraire tumultueuse et riche, haute en couleur, d’un relief trop accusé, presque brutal ; la langue, souple et diverse comme cette réalité, hardie, parfois même cynique, accueille tous les mots et toutes les images, — qu’ils soient nobles ou plébéiens, — pourvu que le frémissement de la vie y passe. Elle écrira donc : « jeter le chat aux jambes, » « s’en donner les violons, » « une guenon de femme, » « la boutique de Maurepas, » « dégotter Amélot, » « mettre du foin dans ses bottes, » « donner du bâton à nos fichus ministres, » etc. Les idées abstraites ne parviennent point chez elle à s’isoler, mais se logent et s’insinuent en des images courtes et savoureuses. Mme de la Tournelle est trop distante : « On commence à s’apercevoir que la dame est haute comme les monts ; » les ministres sont satisfaits : « Il paraît par leur mine qu’ils sont très bien en selle... Pour Maurepas, il se donne des talons dans le c. toute la journée... Si le maréchal n’y met bon ordre, les ministres nous mangeront le gras des jambes. » Chavigny n’a qu’une probité douteuse : « son honnêteté est faite à la fatigue depuis longtemps, » Amelot est un instrument de Maurepas : « Il ne fait pas une panse d’a que par les ordres qu’il en reçoit. » D’Argenson est un ingrat : « Il se sert de tout pour échafauder, mais il abat l’échafaud dès que le bâtiment est achevé. » On peut se fier à Mme de Montauban : « elle est sûre dans le commerce comme la Bastille, » etc. Rien ne ressemble moins que ces images à des métaphores ou à de la rhétorique, tant l’artifice littéraire en est absent, tant elles paraissent imposées par les choses mêmes et font corps, pour ainsi dire, avec l’émotion, ou l’idée. Avec ce parler si vivant, si alerte et si neuf, Mme de Tencin s’était fait depuis longtemps une réputation d’épistolière : ses lettres, que se disputaient les connaisseurs, circulaient dans les salons. Quand elle écrit à Hoym ou à Mme Dupin, elle badine et attife sa phrase en femme qui a conscience de son talent et qui en jouit. Dans ses lettres à Richelieu, plus pressée et plus ardente, elle pense moins aux mots qu’aux choses, sans renoncer toutefois à ses coquetteries d’écrivain. Un jour, elle fait écrire par l’abbé Poissonneau une lettre anonyme, dont elle ne veut point qu’on reconnaisse l’inspiratrice. Il sera impossible, dit-elle à Richelieu, de me découvrir derrière mon secrétaire. Et d’avance, elle le rassure par un post-scriptum qui trahit la conscience du styliste : « Je ne veux pas manquer de vous dire que le style de l’abbé Poissonneau est différent du mien comme le jour et la nuit. » Mais le style est ici secondaire ; elle marche à la conquête du pouvoir non avec tout son art, mais avec tout son tempérament ; les mots, les phrases disparaissent : on la voit elle-même s’agiter et vivre.

Ce qu’elle a de plus vivant et de plus vivace, ce sont ses haines. A l’accent dont elle s’irrite contre d’Argenson, M. de Rennes, contre La Peyronie, « ce drôle très dangereux, » Mme de Boufflers, « cette femme tracassière et méchante, » M. de Mirepoix, « ce plat moine, » et tant d’autres qui la gênent en ses combinaisons, on sent qu’elle voudrait les anéantir. Mais il est quelqu’un sur qui toute sa haine se ramasse, d’autant plus violente et rageuse qu’elle doit se dissimuler, c’est Maurepas, « ce cher homme quelle hait de tout son cœur, » ce courtisan médiocre et « léger, au cœur perfide, » qui les déteste, elle et son frère, et leur barre la route. Il n’est guère de lettres qui ne contiennent ce nom exécré. Sa haine l’a rendue ici clairvoyante ; on peut parler de ce ministre frivole et vain avec moins de brutalité ; il est difficile pour le fond de n’être pas aussi sévère que Mme de Tencin : « C’est un homme faux, jaloux de tout, qui, n’ayant que de très petits moyens pour être en place, veut miner tout ce qui est autour de lui pour n’avoir pas de rivaux à craindre. Il voudrait que ses collègues fussent encore plus ineptes que lui pour paraître quelque chose. C’est un poltron qui croit toujours qu’il va tout tuer, et qui s’enfuit en voyant l’ombre d’un homme qui veut résister. Il ne fait peur qu’à de petits enfans. De même Maurepas ne sera un grand homme qu’avec des nains, et croit qu’un bon mot ou qu’une épigramme ridicule vaut mieux qu’un plan de guerre ou de pacification. Dieu veuille qu’il ne reste plus longtemps en place pour nos intérêts et ceux de la France ! »

Ses amitiés sont aussi passionnées. Sa tendresse pour Richelieu la soulage de sa haine contre Maurepas. Elle lui multiplie les protestations affectueuses : « Je vous dis tout ce que je pense... ; j’aime mon frère et ma sœur comme je vous aime, mais je ne les aime pas mieux... Vous ne connaissez pas encore mon cœur, et c’est là ce qui me fâche. Demandez-moi pardon, et dites-moi que c’est de bon cœur que vous m’aimez, et, ce qui est plus important, que vous êtes assuré que je vous aime et que ma confiance n’a et ne peut souffrir la moindre atteinte... On a toujours un ami dans le monde à qui on dit tout, et vous êtes cet ami. » Cette exubérance sentimentale masque à peine des desseins très positifs. Ce qui lui rend le duc si cher, c’est qu’il fait à la Cour toute la force du parti Tencin, et qu’en lui repose le dernier espoir du cardinal d’arriver peut-être au « grand objet : » « Nous n’avons point de famille, lui disait-elle un jour trop naïvement ; nous ne tenons à la Cour que par vous. » Richelieu, qui ne manquait point d’esprit, n’avait sans doute aucune illusion sur la sincérité de son amie. Ne lui laissait-elle pas entrevoir son égoïsme jusque dans les déclarations les plus tendres : « Mes inclinations, mes amitiés, lui écrivait-elle, sont toujours subordonnées au sentiment de mon cœur, et vous savez que ce cœur est bien à vous ; » et ailleurs : « Je suis ainsi faite ; dès que je n’estime plus, je n’aime plus. » Les mots d’ « estime » et de « cœur » essaient de donner le change ; mais l’aveu est lâché : elle aime dans la mesure de ses ambitions et de ses besoins.

Qu’importait à Richelieu, si cette amitié était aussi active, aussi ingénieuse que les plus désintéressées ? Les lettres de Mme de Tencin nous disent par le menu, presque au jour le jour, ses démarches, ses entrevues, ses recherches, ses enquêtes inlassées. Aujourd’hui, c’est Fleury, à qui on demandera une faveur insignifiante « pour avoir l’air de n’aller que par lui ; » demain, c’est Mme de la Tournelle qu’on sait gênée et à qui on offrira des ressources ; c’est la Du Châtelet qui « n’est pas habile » et qu’on fera parler ; c’est Marville, « un sot, » « tremblant devant Maurepas, » qu’il faut remplacer par un lieutenant de police sûr, courageux, et qui « haïsse cordialement les ministres ; » ce sont les intendans de la marine et les chefs d’escadre, dont il faut connaître les antécédens, la probité et les capacités techniques ; c’est surtout « le maître, » la favorite, les ministres, dont on voudrait savoir les secrets par des espions adroits, et qu’il faut éclairer sur l’opinion publique, sur les agissemens de leur entourage. C’est ici le triomphe de Mme de Tencin : elle inonde la Cour de ses lettres anonymes ou apocryphes, de ses mémoires, de ses pamphlets, de ses épigrammes. Elle a une armée de secrétaires, de petits ecclésiastiques, de dévots d’antichambre, qui travaillent sous ses ordres, font pour elle la chasse aux nouvelles, fabriquent des lettres et bâclent des chansons. Elle se persuadait que tous ces petits papiers avaient des vertus infaillibles, rendraient aux uns l’énergie, aux autres la confiance, montreraient à tous que son frère était l’homme nécessaire.

Mais comment aurait-elle pu y réussir, lorsqu’elle ne parvenait pas à convaincre l’intéressé lui-même. Le cardinal était souvent las du métier que sa sœur lui imposait : « Etrange pays que la Cour, disait-il parfois, et où je serais bien fâché de laisser mes os ! » Et il rêve de se retirer fort canoniquement dans son diocèse. Sa sœur ne le lui permet pas : « Mon frère m’a déclaré qu’il ne restait à Paris qu’à cause de moi... que l’opinion publique ne lui faisait rien, qu’il serait très content et très heureux dans son Lyon... Je crois, mon cher duc, que si vous ne venez à bout de lui faire avoir quelque conversation avec le Roi, nous ne pourrons le retenir ; tout cela me tracasse, j’ai la fièvre depuis hier. » Corps et âme, elle est prise tout entière par cette passion du pouvoir. Quand elle écrit : « Ce M. de Rennes me tracasse furieusement l’esprit, » ou encore : « Je meurs d’impatience de savoir le parti que prendra le Roi, » on sent que toute sa vie, toutes ses énergies physiques sont engagées dans cette chasse. Elle est lancée d’un mouvement si irrésistible, qu’elle en oublie parfois toutes ses habiletés, et qu’il lui arrive de lâcher quelque aveu trop ingénu, comme ce cri si spontané et si douloureux, quand elle apprend que Mme de la Tournelle se livre imprudemment à des amies peu sûres : « Mon Dieu, je l’avais fait prier de n’avoir d’autre confidente que moi ! » « N’oubliez pas, dit-elle encore à Richelieu, qu’il faut que mon frère obtienne quelque chose et qu’il est temps plus que jamais. Il faut un département à un homme qui a envie de bien faire et qui veut servir ses amis. »

Ce sont là ses seules naïvetés. Pour le reste, elle a une maturité d’expérience et un sens positif qui Font purgée de toute humeur sentimentale. Ancienne maîtresse de Richelieu, comme tant d’autres laissée de côté, elle a accepté sans espoir de retour l’amitié qu’on lui offrait ; maintenant, déjà vieille, d’une plume détachée et comme amusée, elle renseigne celui qui a été son amant sur les faits et gestes de « ses petites femmes, » de « sa défunte poule, » de « sa petite marchande de la rue Saint-Honoré. » C’est elle qui fait les replâtrages et transmet les propositions ; elle traite l’amour en langage d’affaires : « Tâtez-vous bien ; si vous l’aimez véritablement, je ferai l’impossible pour vous raccommoder ; si, au contraire, vous n’avez pour elle qu’une fantaisie, il vaut autant finir présentement que dans deux mois. » Sur tout ce qui touche à l’amour, à la vie galante ou débauchée, elle dit tout froidement, sans indignation ni surprise, en femme qui connaît tout et que rien n’étonne plus ; et elle le dit avec une franchise de langage qui serait cynique si elle n’était d’abord indifférente : « La Mauconseil a très grand crédit auprès de d’Argenson ; apparemment faute de mieux, il couche encore avec elle. » — « Si les d’Argental avaient eu l’un et l’autre le sens commun, ils auraient profité du crédit que le cocuage leur donne sur Solard pour le gagner entièrement à mon frère. » — « Votre petite marchande de la rue Saint-Honoré triomphe et trompe tant qu’elle peut son amant ; il faut convenir qu’il le mérite bien : qui diantre a jamais placé sa confiance dans une guenipe ! cela n’est permis que quand on sort du collège. » Tout est raconté sur ce ton et avec ce sang-froid ; sa plume ne connaît aucune réserve, ni celle des idées, ni même celle des mots. Elle écrit à Richelieu : « On a fait des chansons sur l’évêque de Rennes, si ordurières qu’on n’a osé me les donner, je tâcherai pourtant de les avoir pour vous les envoyer. » Il n’y a là aucune recherche de l’obscénité pour elle-même, mais l’inconsciente impudeur d’une femme qui ne se souvient plus qu’elle l’est, et qui veut pouvoir tout entendre et tout dire.

Ce n’est pas en amour seulement qu’elle cherche à se dégager des habitudes et des préjugés féminins ; en toute chose elle tend à se viriliser. Cette femme a pour les femmes un franc mépris, et jamais homme n’a été plus dur pour elles : « On ne maîtrise les femmes qu’en les faisant parler et en les prenant par leurs paroles. Il faut espérer que celle-là ne vous estimera pas assez pour ne pas vous craindre. » — « Il est toujours dangereux d’avoir des femmes pour ennemies… Les femmes sont aussi dangereuses ennemies que faibles amies. » — « La tête d’une femme est une étrange girouette, » etc., etc. Quand elle parle des femmes, elle le fait toujours avec cet accent, comme d’un animal très incertain et très fuyant, dont il faut avoir peur et pitié. Elle-même reste encore très femme par le goût des intrigues minuscules et la férocité de ses jalousies ; mais elle fait effort pour se libérer de ces mesquineries, pour hausser le ton et parler gravement de choses graves. Si, parfois, elle s’amuse à trousser joliment une anecdote à la façon légère et court vêtue d’une Sévigné, elle préfère méditer sur la chose publique et s’indigner contre l’incapacité des dirigeans. La critique est aisée ; mais Mme de Tencin la fait si vigoureuse et si intelligente qu’on serait presque tenté d’oublier que sa clairvoyance est l’envers de son ambition. Elle voit déjà la culbute de l’ancien régime : « Il est impossible de rien faire de bon à moins de faire maison neuve… Les affaires sont dans un état si déplorable que c’est un bien de ne s’en pas mêler ; tout ceci finira par quelques coups de tonnerre. » Les ministres ne sont que des fantoches et des amuseurs : « Ils ont le ton plus haut actuellement que les ministres de Louis XIV, et ils gouvernent despotiquement… Tandis que les affaires actuelles occuperaient quarante-huit heures, — si les journées en avaient autant, — les meilleures têtes du royaume, ils passent leur temps à l’Opéra ; ils y étaient dimanche. » Le public est leur complice par son insouciance : « Ne croezy pas que l’on soit fort occupé ici de notre armée et du mouvement des ennemis. Pas un mot. Un opéra nouveau qu’on a joué mardi pour la première fois et le procès d’une Mme d’Anisi qui plaidait en séparation avec son mari font le sujet de toutes les conversations. Il faut avouer que voici un bon pays pour la frivolité, » Mais le grand coupable, c’est le Roi ; à un moment où la France entière mettait encore son espérance dans la jeunesse de Louis XV, Mme de Tencin, plus lucide, a pressenti l’incurable veulerie de cette volonté ; « la nonchalance du maître » l’étonne, elle ne peut s’y résigner : « C’est un étrange homme que ce monarque, disait-elle souvent… rien dans ce monde ne ressemble au Roi. » Et elle ajoutait avec une indignation virile qui fait plaisir : « Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose ;… ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder ; il n’est affecté de rien ; dans le conseil il est d’une indifférence absolue : il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme ; on voit que dans une chose quelconque son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais... Il est comme un écolier qui a besoin de son précepteur, il n’a pas la force de décider ; il met les choses les plus importantes, pour ainsi dire, à croix ou à pile dans son conseil... On croirait qu’il a été élevé à croire que, quand il a nommé un ministre, toute sa besogne de roi est faite et qu’il ne doit plus se mêler de rien. C’est à celui qu’on lui a désigné de tout faire, cela ne doit plus le regarder, c’est l’affaire de celui qui est en place. Voilà pourquoi les Maurepas, les d’Argenson, sont plus maîtres que lui. Je ne puis mieux le comparer dans son conseil qu’à M. votre fils qui se dépêche de faire son thème pour en être plus tôt quitte... Encore une fois, je sens malgré moi un fond de mépris pour celui qui laisse tout aller selon la volonté de chacun. » Aussi, malgré les divergences d’opinion et la froideur de la favorite à son endroit, ne peut-elle refuser une admiration reconnaissante à la duchesse de Châteauroux, qui « est enfin parvenue à donner une volonté au Roi » et à le « mettre à la tête de ses armées. » « Ce n’est pas, ajoute-t-elle, qu’entre nous il soit en état de commander une compagnie de grenadiers, mais sa présence fera beaucoup... Un roi, quel qu’il soit, est, pour les soldats et le peuple, ce quêtait l’arche d’alliance pour les Hébreux ; sa présence seule annonce des succès. »

Ici, comme dans ses romans, comme dans son salon, la réflexion s’achève en « maxime. » Mais les formules y sont presque toujours moins abstraites, moins intellectuelles que dans les romans, parce que l’image y vivifie et colore la pensée : « On ne passe pas d’acte devant notaire pour faire une friponnerie. » — « L’esprit prend toutes sortes de formes excepté la gaieté. » — « Tout sert en ménage quand on a en soi de quoi mettre les outils en œuvre. » — « On gagne de mauvaises parties, on n’en gagne jamais d’abandonnées, » etc. Plus encore que par leur rare bonheur d’expression, ces maximes s’imposent au lecteur par leur énergie. Cette femme sans scrupule et sans morale n’a gardé qu’une vertu, la volonté. Indulgente aux débauches qui n’énervent pas les courages et n’asservissent pas les intelligences, elle n’aura qu’un mépris sans pitié pour « les âmes de chiffe, » honnêtes peut-être, mais qui ne savent pas résister aux pressions extérieures. En lisant ses lettres, il faut laisser là le détail des faits, les petites intrigues, les passions d’un jour, il faut oublier la monotonie et, somme toute, la médiocrité des intérêts ; il reste alors ce spectacle, qui n’est ni sans rareté ni sans beauté, d’une volonté féminine servie par un esprit très libre et tendue sans défaillance vers un seul but.


IV

Il y a d’elle un mot célèbre. Parlant un jour à son cher Fontenelle, et lui mettant la main sur la poitrine : « Ce n’est pas un cœur que vous avez là, lui dit-elle avec un sourire ; c’est de la cervelle comme dans la tête. » Elle aussi, ce n’était pas un cœur qu’elle avait là ; ou, s’il existait, elle l’avait bien maté. La plupart de ses amitiés, toutes ses galanteries semblent se succéder pour ainsi dire dans le silence de son cœur et même de ses sens : avoir un ami, c’est pour elle prendre un parti ; se donner un amant, c’est travailler à un dessein. Fontenelle n’a que « de la cervelle : » c’est un dilettante qui s’amuse avec les idées. Chez Mme de Tencin, tout est volonté : chaque désir tend impérieusement à sa réalisation, et les mouvemens de l’esprit s’achèvent en effort et en lutte. Plus qu’aucun homme, cette femme a eu soif de pouvoir, besoin de dominer ; et dans la vie, tout autour d’elle, elle n’a vu que « des outils à mettre en œuvre. »

Aprement et jusqu’au dernier jour, elle fait la chasse à l’argent comme au plus sûr « moyen de parvenir ; » elle ne se renferme dans son salon que pour rétablir sur les intelligences sa domination ruinée parmi les courtisans ; elle se crée des amis dans « le grand monde, » non pour flatter sa vanité, mais pour manifester sa force ; elle ne peut voir une volonté disponible sans chercher aussitôt à l’accaparer et à la rendre sienne ; elle méprise les femmes, mais elle s’en sert et conseille de s’en servir, parce qu’avec elles « on fait tout ce qu’on veut des hommes ; » son plaisir est de marier les gens pour faire deux prises d’un seul coup ; elle aime surtout les mariages difficiles qu’il faut emporter de haute lutte ; quand elle a dit : « J’en fais mon affaire, » c’est presque chose faite ; souvent l’utilité immédiate est nulle, mais sa virtuosité de femme « d’affaires » y trouve une satisfaction. Si elle a décidé la conquête d’une amitié, on se défend malaisément contre elle, et son accueil, toujours cordial, appelle et retient la confiance. Elle s’est donné pour règle de ne jamais rebuter personne, parce que, sur dix indifférens, elle trouvera peut-être un bon ouvrier pour travailler à son œuvre : c’est ainsi qu’on découvre des Lamotte et des Mably ; le visiteur novice, tout ému de sa bienveillance, sentant en cette femme, la veille inconnue, une amie véritable qui s’associe à tous ses rêves, s’écrie avec attendrissement : « Oh ! la bonne femme ! » Mais l’instant d’après, si « l’ami » trop naïf la gêne sur sa route, elle n’hésitera pas à se débarrasser de lui en « douceur. » Sa pensée de derrière la tête est un dédain profond pour l’espèce humaine ; volontiers, entre intimes, elle s’en va répétant que « la grande erreur des gens d’esprit est de ne pas croire le monde aussi bête qu’il est. » « Accoutumée à faire tous les usages possibles de son corps et de son esprit pour arriver à ses fins, » elle y arrive presque toujours, parce qu’elle ne craint aucun remords et ne se sent aucun scrupule ; elle est « sans principes, capable de tout exactement. » Il n’y a pas de tempérament plus amoral dans son fond.

Elle a eu des amis, mais pas une amie. De toutes les femmes qui l’ont connue, bien peu Font approchée sans effroi ; beaucoup lui ont rendu en haine ce qu’elle leur donnait en mépris : « la bonne » Mademoiselle Aïssé elle-même la « détestait, » par une instinctive répugnance d’âme féminine. C’est que Mme de Tencin était très peu femme : Marivaux disait déjà que « son esprit n’avait pas de sexe, » façon galante d’insinuer qu’elle avait l’esprit masculin. Elle a attaqué la vie en homme, elle a senti comme bien peu la mâle volupté de l’effort, et il n’y a pas de femme peut-être qui ait plus souffert de n’être pas homme. Si elle a aimé son frère d’un amour si passionné, c’est que cette volonté molle n’était qu’un instrument dans ses mains, qu’elle s’était incarnée tout entière en lui, et qu’elle goûtait avec lui l’illusion de la lutte virile. Par cette affirmation robuste, et jamais découragée, de sa passion et de son vouloir, elle a conquis chez ses amis une estime et même un respect qui sont aujourd’hui encore le meilleur de sa fortune ; beaucoup ont éprouvé devant elle une admiration d’artistes, à la fois attirés et inquiétés par cette « rare créature. » « Elle avait, dit Marivaux, une âme forte, courageuse et résolue, de ces âmes supérieures à tout événement, dont la hauteur et la dignité ne plient sous aucun accident humain, qui retrouvent toutes leurs ressources où les autres les perdent, qui peuvent être affligées, jamais abattues ni troublées. » Et Piron, moitié badin, moitié sérieux, exprimait le même respect admiratif en ces vers sautillans :


Femme au-dessus de bien des hommes
Du siècle héroïque où nous sommes,
………………
Femme forte que rien n’étonne,
Ni n’enorgueillit ni n’abat,
Femme au besoin homme d’État
Et, s’il le fallait, amazone.


Ce w siècle héroïque » l’était trop peu pour elle. Il lui aurait fallu une vie forte et pleine, une vie de combat plus encore que de victoire ; elle a dû regretter souvent, j’imagine, de n’avoir point vécu cent ans plus tôt : elle eût été une belle « frondeuse, » vaillante, dominatrice, implacable ; elle eût ainsi évité les basses galanteries où elle a sali sa jeunesse et les mesquines intrigues où elle a usé son âge mûr. Le siècle affadi et léger qui fut le sien, ce siècle dont la vanité, disait-elle, « a dégradé les passions et affaibli jusqu’aux vices, » ne lui offrit qu’un rôle de courtisane ; elle s’y résigna, mais de mauvaise grâce, et son caractère reste supérieur à sa vie. Elle apparaît, au milieu d’une génération frivole, comme une « amazone » manquée.


MAURICE MASSON.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. « C’est à vous que j’offre cet ouvrage, vous à qui je dois le bonheur d’aimer. J’ai le plaisir de vous rendre un hommage public qui ne sera connu que de vous, » (Siège de Calais). — « Je n’écris que pour vous, je ne désire des succès que pour vous en faire hommage, vous êtes l’univers pour moi. » (les Malheurs de l’amour).
  3. « On pourra consulter sur ces romancières le livre très nourri du baron de Waldberg : Der empfindsame Roman in Frankreich, t. I, Berlin-Strasbourg, 1906.
  4. Dans les Mémoires du comte de Comminges.
  5. Journal de Paris, n° du 21 février et 11 septembre 1787.
  6. Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d’Etat et de Mme de Tencin sa sœur avec te duc de Richelieu, etc., 1 vol. in-8 de 385 p. (Paris], 1790. Il faut y joindre neuf lettres, dont cinq nouvelles, publiées (par Faur) dans la Vie privée du maréchal de Richelieu, Paris, Buisson, 1791, t. II, p. 403-444, et reproduites en appendice dans presque toutes les éditions des Œuvres complètes de Mme de Tencin. Je ne connais de la Correspondance que deux exemplaires : celui de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, incomplet (Lh75514) et celui de la Bibliothèque nationale (Lh3856). Les Goncourt en avaient un troisième, plus complet, à ce qu’ils prétendent. Je ne sais dans quelle bibliothèque il a passé.