Une vieille fille/5

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Librairie de Achille Faure (p. 61-78).


V


Ils partaient en effet le lendemain vers deux heures de l’après-midi, et gagnaient par Béthusy le chemin qui traverse le ravin de la Vuachère, dans la petite vallée d’Angrogne, et grimpe les hauteurs entre Vennes et Chailly. Le ciel était magnifique, le soleil chaud ; une pluie douce avait le matin même arrosé la terre, et de chaque côté de la route, sur l’herbe, la rosée brillait. Pauline, charmée de cette promenade improvisée, marchait d’un pas leste en relevant sa robe ; car il faisait un peu de boue ; son châle tombait, découvrant ses épaules, et les rubans de sa capote bleue flottaient au vent. Albert, lui aussi, paraissait joyeux, et ses yeux, qui brillaient sous son feutre brun, comptaient les mouchetures que faisait la terre humide aux bas blancs de Pauline, qui tantôt prenait, tantôt abandonnait son bras. Mademoiselle Dubois marchait près d’eux, les accompagnant sans les gêner, et le plus souvent allait seule au bord de la route, enveloppée dans son mantelet noir et coiffée d’un chapeau de paille brune, frais encore, mais dont la coupe remontait bien à cinq ans. Les buissons de la route étaient blancs des fleurs de l’aubépine. On voyait dans les prés les bouquets gigantesques des cerisiers et des poiriers fleuris ; les pommiers couverts de petites feuilles montraient déjà le rose vif de leurs boutons. De chaque côté du chemin fermes et villas s’épanouissaient à l’envi sous la robe printanière. Dans les champs, on apercevait çà et là des travailleurs courbés. Le paysan vaudois, avec sa veste brune, passait en disant bonjour. Guidé par le son des clochettes, on entrevoyait sur les flancs du ravin des vaches qui paissaient.

Mais ce qui dominait tout dans le paysage, c’était la chaîne des Alpes, qui, blanche encore, se dressait de l’autre côté du lac et s’étendait au nord en cimes de plus en plus élevées. Mademoiselle Dubois nommait à Albert ces géants familiers des rives du Léman. C’étaient, au premier plan, dans les Alpes de la Savoie, la Dent d’Oche, les cornettes de Bize ; la Chaumany toute découronnée, et dont la tête autrefois, dit-on, roula dans les abîmes du lac ; puis, au delà de l’embouchure du Rhône, à l’entrée du Valais, la Dent de Morcles, éblouissante sous le soleil, et dont les cimes cuivrées se confondaient si bien avec les nuages, qu’on ne pouvait dire où s’arrêtait le roc, où commençait le ciel ; le grand Moeveran avec son glacier ; les tours jumelles de Mayen et d’Aï, deux blocs si escarpés, que la neige s’y attache rarement, et qui, sombres, se dressent au-dessus des neiges inférieures.

En contemplant ces espaces élevés, immenses, tranquilles, si différents du reste de la terre, en voyant ces neiges étincelantes se mêler aux magnificences du ciel, on croirait découvrir le pays des rêves, la région des merveilles féeriques, inventées par l’imagination enfantine de l’humanité.

Nos promeneurs s’arrêtèrent sur le pont de la Vuachère, prenant plaisir à voir le torrent grossi écumer parmi les rochers. La fonte des neiges commençait, et les torrents, qui, tout le reste de l’année, traînent au fond de leurs escarpements un mince filet d’eau, s’enflent alors subitement, deviennent impétueux et ravagent souvent leurs bords. Ensuite Albert et ses compagnes, continuant leur route, montèrent, s’élevant de plus en plus sur le mont arrondi, au milieu des primevères et des pâquerettes qui de toutes parts souriaient, ébahies, au soleil renaissant. Parvenus au sommet, de l’autre côté d’une prairie entourée d’admirables perspectives, ils entrèrent dans les bois de Rovéréa.

Ces bois s’étendent du nord au sud-ouest sur les bords d’un torrent, dont ils tapissent les gorges profondes. On y a ménagé des allées, des points de vue, des bancs pour les promeneurs. Mais dans la plus grande partie, la terre échappe au pouvoir de l’homme, se dérobe sous les pas et se fait belle, en dehors du modèle humain, à sa manière magnifique et sauvage.

Albert, Pauline et mademoiselle Dubois s’assirent à l’entrée sur une éminence, d’où l’on voit du lac et des Alpes un aspect nouveau et le joli village de Belmont étagé sur la colline. Mais, quoique fatigués un peu, les deux amants ne pouvaient tenir en place. On entendait partout dans l’air et dans la terre le fourmillement sourd des plantes qui poussaient, de l’herbe qui verdoyait, des larves qui éclosaient, du bourgeon qui s’ouvrait. On respirait ce parfum sans nom, le plus enivrant de la terre, qui est l’haleine d’avril. De toutes parts tout se gonflait, se tendait et cherchait à briser son enveloppe, et leurs cœurs palpitants, fondés aussi, battaient à briser leur poitrine. Pauline descendit un courant par le sentier ; Albert la suivit. Tous deux, s’arrêtant sur le rocher qui surplombe le ravin, eurent une vue à donner le vertige. Au-dessous d’eux s’élevaient de l’abîme de grands pins au tronc rougeâtre, au feuillage mince, dont la cime n’atteignait pas à la hauteur du rocher ; au fond, à travers les rameaux rougissants des hêtres, un immense fouillis végétal plein de longues mousses et de petites fleurs. De tout cela s’exhalait comme une respiration douce et tranquille. À droite, au loin, dans la profondeur, on entendait, mais sans rien voir, des coups de hache et des voix humaines ; sous le ciel, au point culminant des hauteurs, entre les bois, apparaissait, loin, au milieu des champs, une maison blanche. Albert chercha la main de Pauline ; mais elle s’échappa, folâtre, et, passant près d’une petite tour crénelée, construction de fantaisie, élevée à cet endroit, elle descendit en crochant aux arbres, espérant parvenir ainsi jusqu’au fond du ravin.

Mais, à mesure qu’on descend, le terrain devient de plus en plus abrupt et finit par être impraticable. Albert inquiet suivait sa fiancée en cherchant à l’arrêter ; mais, enivrée par sa jeunesse et par celle de la nature, elle se plaisait à lui échapper au moment où il allait l’atteindre, en se jetant à droite ou à gauche derrière quelque hêtre. Cependant elle fut bientôt hors d’haleine, et il la saisit dans ses bras ; puis, comme elle se détournait encore :

— Ne jouez pas ainsi, lui dit-il, soyez plus tendre, ma Pauline, afin que je sois plus calme. Pourquoi ne pas nous reposer à l’aise dans notre amour ? Venez-vous asseoir ici, près de moi, sur le bord de cet abîme ; regardons-nous, et dites-moi quelque chose du fond de votre cœur. Je vous aime, Pauline. M’aimez-vous bien, vous ?

— Ne vous l’ai-je pas dit souvent ? répondit-elle. Vous me demandez toujours la même chose, Albert !

— Nous serons bien heureux, n’est-ce pas ?

— Je l’espère.

— Vous l’espérez seulement ? Oh ! Pauline ! n’êtes-vous pas sûre d’être heureuse avec moi !

— Oui, je le crois.

Puis elle ajouta en souriant :

— Mais j’en serai certaine plus tard.

— Oh ! vous êtes une enfant ! vous ne comprenez pas la certitude, vous ne comprenez pas l’amour. Voyez, Pauline, voyez comme cela est beau ! Ce mont énorme, là, tout en face de nous, qui se hérisse et se dresse, il est plein de nids d’oiseaux, de chants, de petits cris, de feuilles épanouies, et là-bas, sous ces gros rochers, quelque lézard se chauffe au soleil. Au pied coule un torrent : n’entendez-vous pas son bruit ? Et, de notre côté, voyez comme le terrain se creuse en gorges latérales qui toutes convergent au même bord ! Pourquoi cette régularité dans le chaos ! Le monde et la vie sont bien beaux, n’est-ce pas ? Ah ! vous ne savez pas, Pauline, tout ce que j’ai dans le cœur. J’étouffe par moments ! Ce n’est pas assez de vous aimer, de vous rendre heureuse ; j’aime tous les hommes, Dieu, la nature entière, et j’aurais besoin de faire des choses sublimes, seulement pour être heureux !

— Rêveur ! dit Pauline, en souriant.

Ils remontèrent jusqu’au banc où ils avaient laissé mademoiselle Dubois, mais elle n’y était plus. Ils l’appelèrent, elle ne répondit pas. Alors ils prirent dans le bois par le chemin qui va rejoindre la route de Savigny ; après quelques minutes de marche, ils rencontrèrent une vieille femme qui ramassait les fruits tombés du sapin, qu’elle nommait des pives, et qu’elle offrit de leur vendre et de porter chez eux, en les appelant monsieur et madame. Pauline riait. Albert, plus généreux qu’un riche, acheta les pives et ne les accepta pas. Cette femme leur assura que depuis plus d’une demi-heure il n’avait passé personne dans le chemin. Ils retournèrent et longèrent le bois en appelant Marie. Albert devenait inquiet. Pauline se moqua de lui.

— Marie est si étrange, dit-elle ; il lui sera passé quelque idée bizarre que nous ne pouvons deviner.

— Bizarre ! étrange ! Pouvez-vous bien, Pauline, appliquer de pareils termes à votre sœur ?

— Mais c’est l’avis de tout le monde.

— Ce ne devrait pas être le vôtre, dit sévèrement Albert.

Et, sans faire attention au mécontentement de Pauline, il entra dans le bois en appelant de toutes ses forces.

Une voix répondit du fond du ravin. Albert se trouvait alors sur une autre arête formant un des côtés d’une gorge latérale. Sur un second appel retentit une réponse plus proche. Il descendit quelques pas. Tout à coup, à peu de distance, au-dessus d’un rocher, il vit paraître son amie. Elle montait avec une agilité qui surprit Albert. Il alla au-devant d’elle, curieux de voir le chemin qu’elle avait pu suivre. En l’apercevant, elle s’arrêta et se laissa tomber sur la mousse, haletante.

— D’où venez-vous ainsi ? demanda-t-il.

Elle montra du doigt sans répondre. Albert descendit jusqu’au rocher à la hauteur duquel il avait aperçu Marie et jeta un cri d’étonnement. Elle avait dû monter obliquement, non pas du fond même du ravin, mais d’un plan intermédiaire situé à quelque vingt pieds au-dessous du lieu où ils se trouvaient. On comprenait tout de suite comment, en s’accrochant aux herbes, aux pierres et aux arbres elle avait pu faire la plus grande partie de ce trajet ; mais il se terminait par un sentier si périlleux, qu’en le voyant, Albert frémit des pieds à la tête. Ce sentier, couvert par le rocher qui s’avançait par-dessus en voûte oblique, n’avait guère qu’un pied de large et bordait immédiatement le précipice. En dessous croissaient bien quelques faibles tiges, mais trop espacées pour offrir un abri suffisant, et çà et là le terrain s’éboulait.

— Vous avez passé là ! s’écria-t-il en revenant près de son amie.

Elle fit de la tête en souriant un signe affirmatif.

— Comment se peut-il !… pourquoi faites-vous de pareilles folies ! cria-t-il tremblant d’émotion.

— Je n’y ai pas bien pensé, répondit-elle assez confuse. Vous m’appeliez, et je n’ai pas vu d’autre chemin.

— Je ne sais, reprit-il, si j’aurais osé moi-même… En vérité, mon amie, votre sœur a raison, vous faites parfois des choses très-bizarres. — Il fixa profondément ses yeux dans les siens et vit qu’elle avait pleuré. — Vous avez du chagrin ? lui dit-il.

— Moi ! non, Albert.

— Je vois à vos yeux que vous avez pleuré.

Mademoiselle Dubois rougit.

— La nature a sur moi beaucoup d’influence, répondit-elle. Seule, au milieu de ce ravin sauvage, la tristesse m’a saisie. J’ai revu le passé, j’ai contemplé l’avenir et, vous le savez, Albert, — si maintenant vous ne l’avez pas oublié, — l’amertume est dans la vie plus abondante que la joie. Tout cela m’a surexcitée ; cette imprudence que vous me reprochez, je l’ai commise sans y prendre garde. En tout autre moment, sans doute, je n’aurais pas osé. Mais, voyez-vous, Albert, on est bien léger quand aucune autre vie ne s’attache à la nôtre. C’est là le secret de ma hardiesse.

— Et c’est ainsi que vous comprenez l’amitié ! dit-il avec reproche.

Elle se leva sans répondre : ils remontèrent. Albert était affecté d’une manière douloureuse et désagréable. Il ne trouvait plus chez son amie l’égalité d’âme et d’humeur qu’il aimait en elle. Et puis, en la considérant, il se rappelait le mot de Pauline, et la trouvait étrange en effet. Pour la première fois, il se demanda : Quel âge a-t-elle ? Mais il ne put trouver en lui-même la réponse à cette question et n’osa pas la formuler.

Pauline cueillait des pâquerettes ; elle s’éloigna en les apercevant : ils doublèrent le pas, elle se mit à courir. Sur l’appel réitéré de sa sœur, elle se laissa pourtant aborder ; mais alors son ton et sa figure dénoncèrent éloquemment une bouderie formidable. Mademoiselle Dubois proposa de descendre au fond du ravin sur le bord de la Paudèze, par un chemin large et commode qu’elle avait découvert. Albert ne demandait pas mieux ; Pauline déclara que cela lui était égal et qu’elle ferait tout ce qu’on voudrait. Ils entrèrent donc sous les voûtes sombres du bois de sapins, où croissent d’adorables mousses, et, débouchant dans la vallée, ils s’enfoncèrent de nouveau dans le bois par un chemin praticable aux chars, qui descend en tournant jusqu’au fond du gouffre.

Ils marchaient silencieux, recueillis chacun dans sa pensée ; mais la nature, mère de l’homme, a le pouvoir d’ouvrir les cœurs et de délier les voix, et, parvenus sur le bord du torrent, ils mirent en commun leur admiration. Au fond de cet abîme touffu où de grandes plaques d’ombre succédaient brusquement à des nappes de lumière, ils ne voyaient, hors les arbres, que le ciel, quand tout à coup, au tournant d’une gorge, une fantastique apparition, qu’ils saluèrent d’un cri, surgit à leurs yeux. C’était le sommet de la Dent d’Oche, dont le blanc dôme semblait poser sur la cime des bois. Ils sortirent de la vallée par le côté du midi et gagnèrent, au bord du lac, le village de Pully d’où ils remontèrent à Lausanne.

Malgré la beauté de la soirée, la fin de cette promenade fut assez triste. Mademoiselle Dubois avait repris son ton habituel ; mais, en se rappelant l’émotion si vive qu’elle avait montrée, Albert soupçonnait en elle un chagrin secret et restait à ses côtés, attentif et tendre, comme un fils près de sa mère. Pauline eut désiré ne plus bouder ; mais quand elle eut perdu vis-à-vis de son fiancé deux ou trois agaceries qu’il ne remarqua pas, elle se mit à marcher en avant comme si elle eût été seule, tout en ne cessant de coqueter de poses et d’attitude.

Mademoiselle Dubois voulut renvoyer Albert près de Pauline. Il refusa. Que ne se tient-elle avec nous dit-il ? Mais, sur de nouvelles instances, il rejoignit la capricieuse. — Ah ! vous voilà, dit-elle, et, triomphante intérieurement, elle minaudait la froideur, quand il osa la gronder de ses enfantillages et lui rappeler les égards qu’ils devaient à sa sœur. Pauline était de ces femmes qui, pour se croire aimées, veulent un adorateur aveugle. — Peut-être n’ont-elles pas tort. — Elle répliqua :

— Je suis sûre que votre présence lui suffit, Albert. Ne vous inquiétez de moi ni l’un ni l’autre.

— Pauline, on dirait que vous n’aimez pas votre sœur, elle si bonne et si indulgente pour vous.

— Je sais qu’elle est parfaite, reprit Pauline en colère et… je l’aime ; seulement je ne l’adore pas comme vous.

Le pauvre Albert comprenait si peu la cause de l’irritation de Pauline, qu’il entreprit de la calmer en faisant une fois de plus l’éloge de Marie. Ils étaient sur le point de se fâcher, quand celle-ci vint à leur secours, et, à force de douceur, d’esprit et d’enjouement, parvint à les engager dans une conversation générale qui les conduisit sains et saufs jusqu’aux portes de la ville.

Pauline passa trois jours sans aller chez sa sœur. Était-ce pour irriter par l’inquiétude et par l’absence l’amour de son fiancé ? le premier jour, Albert fut triste ; le second, il chercha à guérir son ennui par le travail, le troisième, il fut tout à l’étude, et, le quatrième, l’arrivée de Pauline le dérangea presque. Alors, il fut plus mécontent de lui-même qu’il ne l’avait été de sa fiancée ; il sentait son enthousiasme éteint, son cœur tiède ; parfois il se demandait avec effroi :

— Serais-je incapable d’aimer ?