Une vieille fille/8

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 111-128).


VIII


Albert ne sentait plus que du mépris pour sa fiancée ; mais, probe jusqu’au scrupule, il se demandait s’il était en droit de rompre son engagement, quoiqu’il sentît bien que cet engagement ferait le malheur de sa vie. De retour à Lausanne, pour la première fois il avait quitté Pauline sans lui serrer la main et sans demander quand il la reverrait. Elle, sans bien comprendre la situation, en ressentait le malaise. Trois jours s’écoulèrent sans qu’elle montât chez mademoiselle Dubois. Samuel y vint dès le lendemain, et, trouvant Albert pâle, défait et sombre, après une nuit d’insomnie et de perplexités, il provoqua par de vives questions ses confidences. Les tourments de son ami étonnèrent Samuel. Selon lui, la question était bien simple : il fallait rompre ; et pourquoi hésiter ? Car, disait-il, tu as, mon cher, ou tu crois avoir des raisons, et tant de gens s’en passent, en pareille matière, qui pourtant sont réputés honnêtes gens.

— Au reste, ajouta Samuel, si tu n’as pas le courage de te débarrasser de Pauline, je me charge de cela, moi.

— Que prétends-tu faire ? dit Albert.

— C’est mon secret.

— Je te défends formellement de parler à Pauline en mon nom.

— Je m’en garderai bien.

— Que feras-tu donc ?

— Eh ! rien…, dit Samuel en haussant les épaules.

Ils en restèrent là.

Pressé de se confesser à un juge plus délicat, Albert alla trouver mademoiselle Dubois. Celle-ci, quoiqu’elle eût bien le secret de la tristesse et de la préoccupation de son jeune ami, était restée silencieuse à ce sujet, et, depuis la scène du naufrage, rien n’en avait marqué le souvenir entre eux, que l’expression intime d’une affection plus profonde qu’échangeaient leurs voix et leurs regards. Il est des amitiés qui ont tous les charmes et même les émotions idéales de l’amour. Ce sont les affections que le choix a formées, en dehors de l’habitude, par une succession de révélations et d’épreuves morales. Elles sont de même essence que l’amour et n’en diffèrent que pour être maîtresses moins complètement de tout l’être. Mademoiselle Dubois écouta sans surprise, mais avec tristesse, la confidence d’Albert.

Elle avoua qu’elle voyait l’alliance projetée, avec joie pour sa sœur, mais avec un peu de défiance du bonheur d’Albert. Cependant, ajouta-t-elle, Pauline enfant était douce et bonne. C’est le monde et le désir de plaire qui l’ont gâtée. J’espérais qu’heureuse par vous, elle pourrait devenir digne de vous.

— Je ne l’aime plus, dit le jeune homme, et mon cœur se révolte contre cette union.

— Alors vous ne devez ni la tromper ni vous rendre malheureux. Il faut dégager votre parole.

Albert pria mademoiselle Dubois de remplir cette mission ; mais elle refusa.

— Vous savez, dit-elle, que l’amour-propre des femmes est encore plus vif entre elles que vis-à-vis des hommes. Mon intervention irriterait doublement Pauline.

Elle ajouta d’une voix émue :

— Après cette rupture, il faudra nous quitter, Albert.

— Nous quitter ! s’écria-t-il.

— Puis-je prendre parti contre ma sœur, et en vous gardant chez moi lui interdire ma maison ? Non, Albert, il faut laisser au monde le temps d’oublier votre liaison avec elle ; il faut…

— Vous quitter, dit-il, quand vous m’êtes plus précieuse que jamais, quand je sens que votre seule affection peut me suffire !

Elle pleurait, pour toute réponse.

— Est-il possible, reprit-il, que vous renonciez à notre amitié ?

— Jamais ! dit-elle. Plus tard…

Suffoquée par les larmes, elle ne pouvait parler ; elle quitta brusquement Albert.

Au jardin, le soir, plus maîtresse d’elle-même, elle lui dit :

— Albert, j’ai à Genève un ami qui est maître de pension et qui serait certainement heureux de vous employer chez lui. Voulez-vous que je lui écrive ?

— Faites ce que vous voudrez, dit-il avec abattement. Me voilà de nouveau seul comme autrefois.

— Cet ami deviendra le vôtre, Albert. C’est un des hommes les plus dignes que je connaisse. Vous aurez chez lui une position au moins équivalente, pécuniairement, à celle que vous espériez ici, et il s’occupera de votre avenir. Peut-être même ce changement sera-t-il à votre avantage, car Genève est une plus grande ville que Lausanne, et…

— J’irai, interrompit-il ; mais ne cherchez pas à me faire accepter ce parti comme favorable, car je me sens plus malheureux qu’il ne m’est possible de vous l’exprimer.

Le lendemain, au réveil, la première pensée d’Albert fut qu’il allait bientôt quitter cette chambre qu’il regardait comme sienne, et à laquelle il s’était attaché par toutes ces habitudes de bien-être et d’affection qui nous lient à la maison paternelle. Il éprouvait un grand serrement de cœur, et se demandait ce qu’il ferait là-bas de ses jours et de ses heures. Quand reviendrait-il ? Peut-être le soin de sa carrière le fixerait-il à jamais loin de Lausanne, et jamais il ne retrouverait ailleurs cette amitié si vive, si délicate, si charmante, qu’il fallait laisser ici. D’ailleurs, ce ne serait pas elle, pensa-t-il avec ce sentiment exclusif et particulier qui distingue toute vive affection.

Il achevait de s’habiller, quand, par sa porte ouverte, il entendit un cri perçant qui partait de la chambre de mademoiselle Dubois. Il reconnut la voix de son amie, et, saisi d’inquiétude, n’ayant d’autre pensée que celle d’un danger où elle pouvait être, il franchit en courant le corridor, ouvre la porte, s’élance dans la chambre, et reste immobile d’étonnement. Mademoiselle Dubois éplorée tenait entre ses mains le petit moineau tout sanglant qui se débattait sous l’étreinte de la mort. Elle raconte à Albert qu’un chat est entré par la fenêtre et s’est jeté sur le pauvre oiseau.

— J’ai crié, je l’ai poursuivi, dit-elle, il a pris la fuite, mais trop tard !

Albert ne trouve pas un mot à répondre. — Est-ce bien elle ? Une chevelure blonde, abondante, aux ondes soyeuses, aux reflets lumineux, couvre les épaules de mademoiselle Dubois, et son peignoir entr’ouvert laisse voir un cou d’une blancheur éclatante et d’une forme exquise ; ses yeux brillants à travers ses larmes, ses lèvres vives, ses narines mobiles, son front pur, tout en elle est plein de jeunesse et de grâce. Albert croit rêver.

Étonnée du silence et de l’immobilité de son ami, mademoiselle Dubois le regarde, et l’expression des yeux du jeune homme lui rappelle ce qu’elle oubliait. Elle pousse un cri intraduisible, croise vivement son peignoir, et s’écrie :

Allez-vous-en, Albert !

Albert veut s’excuser, mais il ne peut trouver une seule parole. Il sort dans un trouble tel, qu’il ne sait ce qu’il fait ni où il va. Cependant une émotion délicieuse le pénètre, le remplit, l’enivre. Il lui semble qu’autour de lui le monde est enchanté. Il marche à grands pas dans le jardin : le soleil rayonne, les reines-marguerites tournent doucement sur leur tige et lui sourient. Il va jusqu’au bout de l’allée, puis il revient ; mais il n’ose lever les yeux, parce que la fenêtre du premier étage qui est en face est celle de Marie. Il va s’asseoir sous le berceau de clématites et y passe une heure de sa vie qu’il n’a jamais oubliée.

Enfin il pensa que le déjeuner devait être servi, que son amie l’attendait. Elle avait cependant l’habitude de l’appeler. Il se leva et, quand il fut au seuil de la maison, le cœur lui battit si fort, qu’il attendit un peu afin d’être plus calme. Il entra dans la petite pièce du rez-de-chaussée où dans l’été ils prenaient leurs repas. Mademoiselle Dubois, n’y était pas, mais le couvert était mis. Elle entra un moment après, sans regarder Albert. Ils se mirent à table, et, au lieu de cette douce cordialité qui régnait entre eux, ils ne trouvaient rien à se dire.

— Vous ne mangez pas, observa mademoiselle Dubois.

— Ni vous non plus, répondit Albert.

Elle était vêtue comme la veille ; mais combien elle parut différente au jeune homme ! En la regardant furtivement, il se demandait : — Comment ai-je pu la croire vieille ? J’étais donc imbécile, et tous les autres aussi ! Mais pourquoi ce déguisement ?… Non, jamais rêve n’imagina pareille réalité !

Une expression de trouble et de confusion, que, malgré toute sa force de volonté, elle ne pouvait cacher, régnait sur le visage de mademoiselle Dubois. Aussi ému qu’elle, Albert la quitta sans l’interroger. Mais le soir, quand il la vit arroser ses fleurs, il descendit au jardin.

— Mon amie, lui dit-il, ne voulez-vous pas causer un instant avec moi ?

— Je le veux bien, répondit-elle d’une voix un peu tremblante.

Il la prit par la main et la fit asseoir près de lui sur le banc en demi-cercle qui fait face à la maison, près d’un arbre de Judée. Alors, bien qu’ils fussent là pour une explication, ils restèrent quelque temps silencieux, cherchant comment ils aborderaient un sujet qui les remplissait également.

Albert dit enfin :

— Votre moineau est mort ?

— Oui, répondit-elle en rougissant.

Puis elle ajouta, une minute après :

— Vous voulez savoir l’histoire de ma vie, n’est-ce pas ?

— Oui. Pourquoi ne me l’avoir pas dite plus tôt ? Pourquoi vous êtes-vous cachée à moi, Marie ?

C’était la première fois qu’il lui donnait ce nom.

— Mais, Albert, reprit-elle en rougissant plus encore et sans oser le regarder, je suis bien réellement une vieille fille, je vais avoir trente-cinq ans.

— Cette fois ne me trompez-vous plus ? Ôtez cet affreux bonnet, rejetez ce pardessus éternel qui vous enveloppe, et dites-moi que vous avez vingt-cinq ans, je vous croirai.

— J’ai trente-cinq ans bientôt, reprit-elle. Vous savez que je suis de beaucoup l’aînée de Pauline.

— De Pauline, répéta-t-il. Votre sœur a vingt-six ans, et je pouvais accepter que vous en eussiez quarante-cinq ! Oui, j’étais fou, stupide, imbécile !

— Je vous en prie, Albert, n’attachez pas à cela tant d’importance. Je serai bien aise — si vous le voulez — de n’avoir plus aucun secret pour vous. Écoutez-moi. Vous devez me trouver bien étrange, un peu folle même. Je tiens à justifier ma conduite près de vous, sûre que vous la comprendrez.

« Mon père avait quatre enfants et peu de fortune. Par son passé et ses alliances, notre famille était au premier rang dans la bourgeoisie de Lausanne. Mes parents nous élevèrent sous l’influence de toutes les vanités mondaines. On se privait du nécessaire à la maison afin de subvenir aux dépenses de la toilette. Ma sœur aînée et moi, nous allions assidûment dans le monde, et nous avions ce qu’il faut pour y trouver du plaisir : la fraîcheur de la jeunesse et ses illusions. Cependant j’y ai senti de bonne heure l’absence de tout sentiment sérieux, et souvent l’ennui m’y a saisie.

« J’avais dix-huit ans. J’étais l’objet des attentions d’un jeune homme qui passait pour aimable ; cela me flattait, et même j’en éprouvais du bonheur, me croyant aimée de lui. Un soir, j’étais assise là-bas, derrière la haie qui borde le chemin ; je pensais qu’il allait venir, et bientôt en effet il vint et s’arrêta près de la petite porte : il était accompagné d’un ami. — Tu entres voir ta belle ? dit celui-ci. À quand la noce ? — Allons donc répondit-il ; me crois-tu fou ? Elle n’a pas un batz de fortune. Mais elle est pleine de gentillesse et d’esprit, et, en attendant mieux, cela m’amuse.

« Je souffris beaucoup, Albert, vous le croyez bien. La déception que j’éprouvai éclaira pour moi subitement toutes les laideurs de la vie. Je me rappelai, je comparai ; mon avenir m’apparut dans le passé des autres. Je vis quel lot réserve le monde aux filles pauvres : l’outrage ou le dédain. J’étais trop fière pour accepter cette situation de vaine attente où l’on m’eût supposée. Mon orgueil se révoltait d’avoir à passer pour dédaignée par des hommes que j’eusse méprisés. Vous ne savez pas, cher Albert, ce que certains regards et certains sourires peuvent avoir de pénible pour une femme qui a la conscience de sa dignité. Je me retirai du monde. Je m’occupai de l’instruction de Pauline, et je pris de plus en plus goût à la retraite, à mesure que la vie des autres se déroulait devant moi. Ma sœur aînée se maria fort mal. Mon frère absorba, pour faire son chemin, toutes les ressources de la famille. À la mort de nos parents, nous eûmes chacun environ douze mille francs, capital bien insuffisant. J’obtins pour ma part cette petite maison que j’aimais. Pauline préféra demeurer chez mon frère, qui s’est marié richement et qui voit le monde.

« Moi, depuis longtemps, je désirais rompre entièrement avec la position fausse et équivoque d’une femme jeune encore et célibataire. Obligée par ma pauvreté de partager ma demeure avec un étranger, peu à peu je me fis vieille à plaisir, je pris les vêtements d’un âge plus avancé, je ne fréquentai plus que ma famille et quelques pauvres gens, et insensiblement on m’a traitée comme je désire l’être. Voilà toute mon histoire, Albert. Je crains maintenant que vous ne me trouviez trop orgueilleuse et trop bizarre. Dites-moi franchement votre pensée.

— Je vous aime et vous estime plus que jamais, dit Albert. Il me serait impossible de vous dire autre chose. J’ai la tête bouleversée depuis ce matin.

— Depuis ce matin ! répéta-t-elle. Moi, j’ai le cœur bouleversé depuis hier.

Après une pause, elle ajouta :

— J’ai écrit à Genève.

— À Genève ! s’écria-t-il. Vous avez écrit à Genève sans mon aveu !

— Mais vous y avez consenti, Albert.

— Jamais ! Non… pas entièrement. Pouvais-je croire que vous vous hâteriez ainsi ? Je ne vous comprends pas, Marie.

— C’était convenu hier entre nous. Mais calmez-vous, la lettre n’est pas partie.

— Ah ! bien ! s’écria-t-il. Attendons. J’ai besoin de réfléchir, d’examiner… On ne peut décider si légèrement une démarche importante. Attendons encore.

— Si vous le voulez, dit mademoiselle Dubois. Et cependant…

Elle s’arrêta et devint pensive.

En ce moment la porte du jardin s’ouvrit, Pauline monta le sentier. En la reconnaissant, Albert s’esquiva derrière les arbres ; mais non sans être aperçu de Pauline, qui dans sa conversation avec sa sœur parla aigrement de la maussaderie d’Albert, et, en le comparant à Samuel, décida que celui-ci était bien plus aimable. — Peut-être notre engagement ne lui est-il plus aussi agréable, dit-elle, mais je pourrais bien être la première à le remercier.

Après l’accident sur le lac, Pauline avait éprouvé d’abord un peu de confusion de sa conduite ; mais, en y réfléchissant, elle pensa qu’après tout une femme avait bien le droit de manquer de courage. En outre, elle essaya devant sa glace diverses poses de terreur et de désespoir, et elle en fut assez contente pour se persuader qu’elle avait été plus intéressante que blâmable. Elle fut donc irritée de la froideur de son fiancé comme on l’est d’une bizarrerie injuste. Elle le fut d’autant plus que les attentions de Samuel semblaient devoir compenser la perte qu’elle faisait de ce côté. Pauline était une fille trop bien élevée pour n’avoir pas appris dans le monde beaucoup d’arithmétique. Elle oublia les projets formés, les baisers accordés, et pendant plusieurs jours on ne la vit plus à la petite maison de la route de Berne.