Une vieille maîtresse/Partie 2/2

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 17-34).


II

ON GUÉRIT DE LA PEUR


Quand madame d’Artelles, retirée dans son appartement, eut cacheté la lettre qui précède, à son ami et un peu vassal M. de Prosny, elle quitta l’embrasure de la fenêtre à la lumière de laquelle elle avait tracé sa missive, et elle descendit dans le salon.

C’était le moment où d’ordinaire il s’y trouvait toujours quelqu’un. Cinq heures du soir venaient de sonner. À cette heure-là, madame de Flers, qui déjeunait seule et qui avait reçu chez elle tout le jour soit M. de Marigny, soit Hermangarde, soit madame d’Artelles, avait terminé sa toilette et pouvait vaquer, si besoin était, à tous ses devoirs de châtelaine. N’oublions pas, pour faire mieux comprendre cette douairière incomparable, comme le monde n’en reverra jamais plus, que sa toilette était d’autant plus longue qu’elle la mesurait sur son âge. Elle pensait, comme ce jeune et aimable sage dont elle aurait été digne d’être la mère et à qui de précoces infirmités avaient appris la vieillesse[1] : que plus on vieillit, plus on doit se parer. Aux différentes phases de sa vie, elle s’était mise avec le goût d’une femme qui a dans l’esprit toutes les nuances. Elle prouvait, à son déclin, qu’elle savait son métier de vieille, comme elle avait su tous les autres à chaque marche de cet escalier du temps, qu’elle avait descendu comme elle descendait dans sa jeunesse le grand escalier de Versailles. « Les femmes comme nous — disait-elle souvent — se doivent de mourir dans leurs dentelles. » C’était, à ses yeux, la pourpre qu’il ne fallait jamais dévêtir, quand on avait été une des reines de l’aristocratie française qui avaient porté le sceptre d’éventail à Trianon.

L’exactitude de grande dame que madame la marquise de Flers admettait dans toute son existence d’intérieur, ne s’était point démentie. On la voyait assise à la place consacrée, dans une vaste bergère, posée contre le trumeau entre la cheminée et la fenêtre. Cette bergère de satin clair broché, et que le temps avait un peu jaunie, était, avec une autre entièrement semblable et probablement destinée à madame d’Artelles, les deux seuls meubles d’une époque moderne qu’il y eût dans ce vaste salon, décoré à la Louis XIII, et dont l’ameublement de velours ponceau et de chêne sculpté étalait gravement un luxe royal. Elles faisaient là, du reste, comme un contraste singulier. Elles avertissaient suffisamment l’observateur de la différence des temps et de l’amollissement des races. Ces femmes, nées sous les courtines des lits Pompadour, et qui, sans la Révolution française, n’eussent jamais pris la peine de marcher à pied, n’auraient pu soutenir la fatigue de rester longtemps dans un de ces grands fauteuils où la reine Marie de Médicis se tenait, toute droite sous son busc. Leurs corps affaiblis avaient besoin de retrouver les molles sensations d’une jeunesse à laquelle il avait fallu, pour apprendre le pli de la rose, l’écroulement d’une monarchie.

Lorsque madame d’Artelles souleva la portière du salon, la marquise de Flers était seule, les mains nues et oisives, comme toujours ; posée sur un guéridon chargé de journaux, de quelques livres, d’une tabatière d’écaille, et de lunettes revêtues de leur étui de chagrin. Elle semblait si préoccupée que tout d’abord elle n’aperçut pas son amie. De la main appuyée sur le guéridon, elle tenait par un de ses angles une lettre pliée qu’elle regardait à rapides intervalles. Son front clair, sous ses rides longues et droites, s’obscurcissait des soucis de la réflexion. Elle relevait parfois son regard, de la lettre qu’elle tenait sur la mer, qu’on apercevait de la fenêtre et dont les flots montants, devenus plus verts à l’approche du soir, emplissaient démesurément ce petit havre, creusé par la nature, qu’on appelle le port de Carteret.

Sa rêverie inaccoutumée frappa madame d’Artelles. Mais une telle distraction n’était pas si profonde dans un être d’un esprit aussi alerte que l’était madame de Flers, qu’elle n’entendît pas le frou-frou de la robe de soie de la comtesse. Elle tourna vers cette commensale de toute sa vie, encore plus que de sa maison, une tête fine, si bien portée encore, et lui faisant un petit salut familier et gracieux :

— « Où donc étiez-vous, ma très chère belle ? — lui dit-elle d’une voix libre et d’une attention déjà revenue.

— Moi ! — répondit madame d’Artelle. — J’étais à écrire et je m’y suis oubliée. Pardonnez-moi, ma chère amie ; j’aurais dû savoir que vous étiez descendue et seule, car il est trop bonne heure pour qu’Hermangarde et M. de Marigny soient rentrés.

— Ah ! ma chère, liberté complète, — reprit la marquise. — J’ai toujours eu le respect de l’indépendance de ceux que j’aime. Je serais un fléau d’amitié si je ne pouvais vous céder, même pour une heure, à notre cher vicomte de Prosny.

— Oui, c’est à lui que j’écrivais, — dit madame d’Artelles. — Croyez-vous qu’il ne m’a pas écrit une seule fois depuis notre départ de Paris ? Il est bien de la plus insupportable lenteur !

— C’est une tortue épistolaire, — répliqua la marquise, — et vous aurez beau faire, ma chère comtesse, vos reproches les plus acérés ne traverseront pas son écaille. S’il éprouve la même difficulté de commencer ses lettres que de finir ses phrases, ce doit être un aimable correspondant.

— Dites tout ce que vous voudrez de lui ! — fit madame d’Artelles, en roulant sa bergère auprès de son amie. — Je suis trop mécontente de sa paresse pour le défendre contre vous. »

Elle ne s’assit pas… mais, avec cette curiosité que les femmes qui ont de l’usage cachent très bien sous un air très simple :

— « Comme la mer monte ! — dit-elle, en allant jusqu’à la croisée et en y restant quelques secondes, le front collé à la vitre.

— Oui, — répondit madame de Flers, — c’est grande marée. M. de Marigny n’aura pas pensé à cela. Où est-il allé avec sa femme ? S’ils tardent beaucoup, le pont de là-bas sera couvert et ils seront obligés de revenir par eau.

— Vous n’êtes pas inquiète toujours ?… » fit la comtesse en se retournant. Et son œil de faucon tomba sur la lettre que tenait la marquise, mais le cachet et l’adresse n’étaient pas distincts dans le mouvement qu’imprimait à la missive la main qui l’agitait, et elle ne vit rien… de ce qu’elle voulait voir.

Un autre jour, elle n’eût pas eu cette curiosité, indigne des habitudes élevées d’une femme comme elle, mais elle avait remarqué, en entrant, le visage altéré de son amie, sur lequel la placidité intelligente d’un esprit apaisé depuis longtemps et la réverbération du bonheur d’Hermangarde versaient habituellement une sérénité infinie.

Madame d’Artelles supposait sans doute qu’il y avait un rapport secret entre la lettre de la marquise et la préoccupation dont elle paraissait obsédée.

— « Non, — dit madame de Flers, — je ne suis pas inquiète. Seulement je crains qu’Hermangarde ne prenne froid. Voici le soir. Nous sommes en octobre, et le froid est bien pénétrant sur la mer, quand le soleil est couché. »

La comtesse regagna lentement sa bergère et s’assit.

— « Est-ce que vous avez fait comme moi, marquise ? — dit-elle du ton naturel le plus dégagé, en rangeant les plis de sa robe, du bout de ses quatre doigts, avec une légèreté charmante. — Est-ce que vous avez écrit à quelqu’un, que je vois une lettre entre vos mains ? »

Madame de Flers se prit à sourire, et eut la petite malice d’être très naturelle aussi, en répondant :

— « À qui donc voulez-vous que j’écrive, ma chère belle ? Je n’ai pas comme vous de vicomte de Prosny à admonester. Cette lettre que vous voyez là — (madame d’Artelles ne la voyait pas du tout) — n’est ni de moi, ni même à moi. Elle est adressée à M. de Marigny, et on vient de me la remettre à l’instant. »

La comtesse ouvrit son sac à ouvrage, et chercha ses lunettes.

— « Est-ce de Paris ? — fit-elle, comme par suite de conversation et sans attacher, semblait-il, la moindre importance à la réponse, en passant les branches d’or de ses lunettes dans les belles grappes de ses cheveux blancs.

— Oui, c’est de Paris, » — répliqua la malicieuse marquise, avec une brièveté qui accusait plus de taquinerie que de réserve. On l’a vu, la marquise était un peu taquine. C’était là une des formes de cet esprit bienveillant auquel sa bonté, toujours présente, envoyait parfois d’adorables reflets de cœur.

Arrivée à ce point, madame d’Artelles ne pouvait faire un pas de plus. Elle avait trop de goût pour oser risquer d’être indiscrète, même avec une aussi intime amie que madame de Flers. Elle prit courageusement son parti, et se mit à travailler à son filet.

Il y eut un petit silence. Mais la douairière, qui aimait la comtesse et qui avait besoin de confiance en ce moment, car une idée inquiète la poursuivait, s’abandonna à cet instinct d’une âme alarmée. Elle ne craignait pas de récrimination de la part de son amie. N’avait-elle pas vu M. de Marigny détruire un à un tous les préjugés que la comtesse nourrissait contre lui depuis longtemps ?…

— « Connaissez-vous cette écriture ? » fit-elle en lui tendant la lettre.

Madame d’Artelles prit la lettre, la regarda, l’approcha de ses yeux, la regarda encore, hocha la tête :

— « C’est un abominable griffonnage, — s’écria-t-elle. — Ma foi ! marquise, je ne connais personne qui écrive comme cela.

— C’est — reprit la marquise — une écriture de femme…

— … De chambre, — interrompit madame d’Artelles.

— Non, — dit la marquise. — Les femmes de chambre ne plient pas ainsi leurs missives, et n’ont pas de cachet comme celui-ci. Voyez plutôt ! »

Elles avaient presque raison toutes les deux. C’était bien une écriture de femme, irrégulière, peu lisible, mais non tremblée. Elle indiquait plutôt une main nerveuse et hardie. C’était une de ces écritures qu’on appelle extravagantes, avec de grandes lettres au milieu des mots ; l’opposé, comme l’avait bien vu madame d’Artelles, de ces traits élégants, imperceptibles et penchés dont le caractère est de n’avoir point de caractère, dignes par conséquent de servir d’expression aux femmes comme il faut, qui n’en ont pas davantage.

Mais ainsi que l’avait observé madame de Flers, la lettre était pliée d’une manière aristocratique et irréprochable, parfumée d’une odeur suave et distinguée. Le cachet, au lieu d’armoiries, avait à son centre une mystérieuse devise arabe que ces dames, qui n’étaient point orientalistes, ne purent jamais, bien entendu, déchiffrer.

— « Je ne sais pas pourquoi — dit la marquise — cette lettre me trouble. Je lui trouve une physionomie suspecte. M, de Marigny, depuis qu’il est marié, n’en a point reçu de pareille. Je suis superstitieuse quand il s’agit du bonheur d’Hermangarde. Il me semble que cette lettre porte une menace dans ses plis.

— Mon Dieu ! — fit lentement madame d’Artelles, — est-ce que cette vieille maîtresse qui n’a pas bougé jusqu’ici, se raviserait ?… »

Elle avait mis la main sur le doute, terrible. Les quatre yeux de ces deux femmes brillèrent de la même pensée en se regardant.

— « C’est bien possible, — reprit la comtesse. — Elle a fait la morte pendant quatre mois, et puis tout à coup elle ressuscite. Elle écrit à son ancien amant. C’est assez cela. Elle a pensé qu’au bout de quatre mois, le bonheur d’avoir une femme jeune et belle serait déjà bien vieux, bien usé, et que Marigny devrait être furieusement blasé sur ce bonheur-là. Elle lui a donné juste le temps de se dégoûter, et voici que la persécution commence. Eh bien, ma petite ! — ajouta gaiement madame d’Artelles, — tu te trompes, si tu crois réussir. M. de Marigny est encore fort amoureux de sa femme, et tu en seras pour les frais de style et de charmante écriture de tes poulets ! »

Madame de Flers ne put s’empêcher de sourire, en voyant la joyeuse sécurité de madame d’Artelles. Elle se demandait si cette femme qui plaisantait était bien la même qui s’était opposée avec une si extrême obstination à l’union de Marigny et d’Hermangarde. Celle qui avait toutes les terreurs avait maintenant toutes les confiances. Madame de Flers connaissait trop la nature humaine pour s’en émerveiller. Une véritable réaction s’était opérée en madame d’Artelles. Le propre de toute réaction n’est-il pas de jeter l’esprit dans l’extrémité opposée à celle où il s’était d’abord précipité ? Comme la confiance de la marquise avait été plus fondée que les défiances de madame d’Artelles, son inquiétude était plus raisonnable que la sécurité actuelle de son amie. Sa raison, ou pour mieux parler, ses sensations la trompaient moins. On l’a dit déjà, mais ce n’est pas trop que de le répéter, la marquise était supérieure à madame d’Artelles, malgré l’opinion des jugeurs du faubourg Saint-Germain, qui croyaient avoir saigné à blanc leur bienveillance pour elle, quand ils avaient avoué qu’elle était la plus aimable des deux. D’ailleurs, si elle tremblait, elle avait ses raisons. Elle était renseignée. Elle savait l’histoire de Vellini. Elle gardait dans sa pensée le récit que lui avait fait Marigny, un certain soir, à sa prière. C’était comme un poème flamboyant à la lueur duquel elle entrevoyait l’influence, possible encore, de cette femme singulière et inconnue. Elle ne l’avait pas aperçue le jour du mariage d’Hermangarde. À ses yeux expérimentés, Vellini n’était pas seulement, comme aux regards plus superficiels de la comtesse, une femme sans jeunesse et sans beauté, n’offrant le danger d’aucun charme. Elle la rêvait toujours comme Marigny l’avait peinte. « S’il l’a peinte comme elle est, quelle puissance ! — pensait-elle ; — s’il ne l’a pas peinte comme elle est, quelle puissance encore pour avoir fait de Marigny un peintre pareil ! »

Mais quoi que fussent ses craintes intérieures :

— « Votre confiance me rassure, ma chère amie, — dit madame de Flers en tendant la main à la comtesse. Et ces deux femmes émues s’embrassèrent comme on s’embrasse en face d’un péril qu’on doit attendre, avec le sentiment fort et toujours jeune d’une immortelle amitié.

— Oui, rassurez-vous, rassurons-nous ! — reprit madame d’Artelles. — Est-ce de cette Vellini, cette lettre ? Ensuite, fût-ce d’elle : je l’ai vue ; nous lui faisons trop d’honneur de trembler ainsi au premier signe de sa très maigre main. Qu’est-ce qu’une lettre, après tout ? M. de Marigny, qui a vaincu, à force d’amour, ma longue incrédulité à son amour, a bien vite et bien profondément oublié ici, dans les quatre murs de ce château où nous n’avons vu personne depuis bientôt cinq mois, et le monde de Paris, dont il semblait l’esclave, et ses amis de club, et ses mauvaises habitudes de libertin, et sa passion du jeu, plus forte et plus asservissante que le reste. En vérité, nous ne pouvons décemment perdre la tête à la première lettre qu’une femme quittée lui écrit ! Si c’était à Paris, encore ! En train de craindre une fois, on pourrait s’effrayer d’une recherche ou d’une rencontre ; mais ici, à cent lieues de distance ! Ici, dans ce pays perdu, où Marigny est déterminé à passer l’hiver ! Enfin, ne le savez-vous pas, ma chère ? Pour un homme, qu’est-ce qu’une lettre ? Les meilleurs, en amour, ont besoin de la présence réelle. Avec cela que je ne crois pas — ajouta-t-elle — qu’une femme de l’espèce de cette Vellini écrive jamais comme la Religieuse Portugaise ! »

La marquise disait bien oui à toutes ces choses, mais, elle ne l’avouait pas à son amie, il y avait en elle un murmure, sous le calme revenu et retenu à l’ivoire sillonné de son front. Elle avait posé la lettre en question sur le guéridon, à côté d’elle, mais elle ne pouvait s’empêcher de la reprendre parfois et de la regarder encore. Ses yeux affaiblis n’en pouvaient plus voir l’écriture. Le soleil tombe vite en cette saison. Il venait de disparaître sous un banc de brumes. L’ombre prit soudainement le salon, dont les meubles et les tentures se foncèrent. La comtesse d’Artelles laissa son ouvrage et vint à la vitre une seconde fois. La mer montait toujours, et le havre, submergé, se confondait dans la nappe d’eau verte qui gagnait au loin, frangée d’écume, le long des grèves.

— « Je vous annonce — dit-elle — M. de Marigny et sa femme. Les voilà qui descendent de barque au pied du mur de la grande cour. Vous avez eu raison, ma chère amie ; ils auront trouvé le pont couvert. »

Cinq minutes après, ils entraient dans le salon où les attendaient madame d’Artelles et la marquise, ne se doutant pas qu’il venait d’être question d’eux et qu’ils étaient l’objet d’une nouvelle inquiétude de la part de ces deux femmes, providents témoins de leur vie, qu’à une vigilance si vite alarmée ils auraient pu appeler les sentinelles de leur bonheur.

Madame de Marigny embrassa sa grand’mère, pendant que son mari baisait respectueusement la mitaine de madame d’Artelles.

— « Chère enfant, vous rentrez trop tard par ces grandes marées, — dit la marquise, en sentant la fraîche humidité qui pénétrait les cheveux et les vêtements de sa petite-fille. — Si vous vous rendez malade, vous me ferez mourir. Sonnez donc, Marigny, pour qu’on apporte du feu bien vite et qu’elle puisse sécher ses vêtements.

— Ah ! bonne maman, ne craignez rien, — dit-elle ; — ce n’est qu’un peu de vapeur et d’écume tombée sur ma robe pendant que nous passions, en barque, à la place du pont. Il est tout couvert ce soir, et l’on n’en aperçoit plus même la rampe. Je n’ai pas eu froid et je ne suis pas délicate. Je m’endurcis pour notre hiver si nous le passons à Carteret. Il faut bien que je m’accoutume à la vague et à la brise, puisque je suis la femme d’un amoureux de la mer ! »

On avait apporté du feu et des bougies pendant qu’elle parlait, et on put voir le regard de rivale heureuse, coquette et tranquille, qu’elle jeta, en disant ces paroles, sur cet amoureux de la mer, qui était le sien bien davantage !

Elle était debout à la cheminée, offrant à un feu de sarment qui pétillait, ses bottines grises, mouillées d’eau marine. Elle avait emporté dans sa promenade, contre les soudaines fraîcheurs du soir, une pelisse de satin bleuâtre, et après avoir ôté son chapeau, elle en avait ramené le capuchon sur son front. Empressée de revoir sa grand’mère, elle n’avait pas rabattu ce capuchon, et dans cette espèce d’auréole de satin bouffant, elle était, malgré son imposante beauté, aussi jolie que le Caprice. Les beaux serpents d’or de ses cheveux blonds dégouttaient de perles d’écume sur ses joues transparentes, un peu pâlies par le mariage, mais auxquelles la brise de la mer avait ramené, pour une heure, l’éclat de leur virginité. Les cils humides, les lèvres humides, les yeux humides, plus humides encore, à ce qu’il semblait, du sein de cette rosée des nuits et des mers qui la diaprait tout entière, elle était d’une beauté si délicatement étincelante qu’on eût pu trembler de la voir se sécher à cette flamme grossière de la terre et s’évanouir comme un arc-en-ciel.

— « Monsieur de Marigny, — dit la marquise, en la lui donnant, — on m’a remis pour vous une lettre venant de Paris. »

Marigny remercia, prit la lettre, en brisa le cachet et lut, à la clarté des bougies posées sur la cheminée. Dans l’admirable confiance de son âme, Hermangarde n’exprima pas la curiosité étourdie de ces jeunes femmes qui veulent tout savoir et s’embusquent, avec un empressement de mauvais goût, derrière le cachet de toutes les lettres adressées à leurs maris. Non ! c’était un être à part dans la vie ; elle n’eût pas aimé assez pour être tranquille, qu’elle eût été trop fière pour ne pas être réservée. Pendant que Marigny lisait, elle avait ôté son gant, et du dos de sa belle main rêveuse, elle écartait ses cheveux mouillés qui se collaient aux fossettes de sa bouche souriante.

Mais si elle ne regardait pas Marigny, les deux douairières le regardaient pour elle. Leurs yeux scrutateurs ne le quittaient pas.

Lui qui ne se croyait pas alors l’objet d’une double et scrupuleuse observation, acheva la lecture de la lettre, les sourcils immobiles, le visage calme, l’œil attentif, mais inaltérable. Arrivé à la fin, il la tordit dans ses mains tranquilles et la jeta au feu.

Puis, comme sa femme était toujours debout, en face de lui, à la cheminée, il la prit tout à coup à la taille par-dessus la pelisse bleuâtre qu’elle n’avait point détachée, et il l’embrassa entre les deux yeux avec une chaste idolâtrie, à la place où — si on se le rappelle — il l’avait embrassée pour la première fois.

Il y avait un amour si vrai dans cette pure et simple caresse, que les deux douairières se firent un signe d’intelligence et de triomphe.

Elles n’avaient plus peur.



  1. Vauvenargues.