Une ville d’eaux japonaise
Le soleil d’août est torride à Yokohama. Les murs de papier des petites maisons japonaises, chauffés à blanc, craquent sous les rayons ardens, et semblent prêts à se déchirer. Les constructions européennes, plus vastes, plus savamment disposées en prévision de la chaleur comme du froid, font bénéficier leurs habitans d’un soupçon de fraîcheur relative. Au Japon, pour se soustraire à cette accablante température, il suffit de fuir à quelques milles, dans l’intérieur où domine partout la montagne avec son air revivifiant. Aussi est-ce l’époque, pour les étrangers, des parties de campagne ou des promenades de plus longue haleine. Le chemin de fer, dont les lignes ne sont pas encore toutes reliées, mais qu’on commence à trouver un peu partout dans le pays, permet d’effectuer les voyages sans trop grande dépense de temps, d’argent et de fatigue.
Donc, un beau matin du mois d’août, à huit heures, nous nous embarquons à la gare de Yokohama pour descendre, une demi-heure après, à la petite station de Sinagawa, où la voie bifurque. Là commence le voyage proprement dit, car nous allons pénétrer dans la région où les étrangers ne peuvent se mouvoir que munis du laissez-passer de l’autorité indigène, et les billets ne nous sont délivrés au guichet que sur présentation des passeports.
Rien d’extraordinaire au point de vue pittoresque dans le pays que nous parcourons maintenant, d’une vitesse assez modérée. La ligne seule, ouverte depuis peu et à peine installée, est assez curieuse avec ses stations simplement indiquées par un écriteau, trois parois en planches, un toit, et dessous, à l’ombre, un cher de gare assis devant une table, paperassant, face au train, pendant que nous poursuivons notre course ininterrompue, car en dépit de notre allure bon enfant, nous sommes un « direct. »
il ne faudrait qu’un peu de folie à notre marche trop paisible, que quelques coups de sifflet allègrement jetés dans l’espace par notre machine trop timide pour avoir l’illusion d’un passage à travers un de ces territoires du lointain Ouest où les locomotives américaines se lancent à l’aventure comme des coursiers lâchés sur une terre inexplorée.
Le wagon où nous avons pris place est plein de voyageurs. Les séparations de compartiment à compartiment, n’étant pas continues dans le sens de la hauteur, permettent au regard de se promener d’un bout à l’autre de la voiture. Il y a là une vingtaine de personnes composant une assemblée originale, reflet de la période de transition que traverse en ce moment l’empire du Soleil levant : époque bâtarde, disent avec regret les fanatiques du vieux Japon ; essai de transformation, répondent avec un certain scepticisme sur le succès de la tentative, les intransigeans de notre civilisation, qui n’admettent pas de salut en dehors de l’église de la vapeur et de l’électricité ; quoi qu’il en soit, phase bien intéressante, amusante, si l’on préfère, à observer.
Dans un coin du wagon, deux garçonnets habillés à l’européenne s’entretiennent dans la langue de Shakspeare avec une dame — anglaise ou américaine, à n’en pas douter. Les traits et la tournure suffisent à l’indiquer. Est-ce leur mère, est-ce simplement leur institutrice ? Le costume aidant à la confusion, il est malaisé de reconnaître si ces enfans sont métis ou japonais purs, en sorte qu’on ne pourrait décider si la personne qui exerce sur eux son autorité est la femme ou seulement la gouvernante des fils de quelque haut fonctionnaire indigène. Car il fleurit actuellement à Tokio une trentaine de ménages fondés par l’union d’un mari japonais et d’une moitié allemande, anglaise, américaine ou suisse. — Jusqu’à présent, aucune Française n’a eu l’envie ou l’occasion de tenter cette fortune particulière. — Résolus à ne reculer devant rien pour arriver à la plus complète européanisation possible, certains Japonais contractent ces alliances peut-être moins par vocation que par désir de prendre une position indiscutable dans le corps du high-life. Ces mariages singuliers, qui mériteraient bien d’avoir un historien, ont des destinées diverses. Quelques-uns tournent bien. D’autres fois, après un bonheur de plusieurs années, l’époux se voit délaissé, sans que cet abandon, grâce à l’heureuse philosophie de la nation, entraîne jamais de catastrophe.
Plus loin, trois officiers de cavalerie se rendant à la garnison de Takasaki. Ceux-là contrastent avec leurs tranquilles compagnons de wagon par des manières plus turbulentes, par les éclats d’une voix plus bruyante qui pourtant ne serait guère chez nous que le diapason d’une conversation ordinaire. Les Japonais ont le geste sobre, le ton modéré : « Si les Français n’avaient pas de mains, disent-ils en riant, ils ne pourraient pas parler, » signalant par cette moquerie les mouvemens, exagérés à leurs yeux, qui nous servent à souligner nos discours. Mais l’homme de guerre à qui l’organisation en vigueur interdit aujourd’hui, tout aussi formellement que chez nous, la moindre vexation à l’égard du pékin, conserve encore une certaine accentuation de manières qui l’empêche d’être un simple civil déguisé. — On retrouve chez ces trois militaires un souvenir du samouraï d’autrefois, élevé dans l’ignorance, le dédain de tout ce qui ne concerne pas le métier des armes. De même que presque tous leurs collègues de l’armée, ils appartiennent très probablement à l’ancienne petite noblesse. Très soignés dans leur mise, ils ont sous leur uniforme, assez semblable au nôtre, cette sorte de distinction anguleuse que la maigreur japonaise affecte assez souvent sous notre costume. — L’éducation de la société relevée, dans l’art de porter l’habillement occidental, est à présent en bonne voie. D’année en année, les Japonais ont réalisé à cet égard des progrès incontestables. Les accoutremens grotesques abondent, mais les coupes correctes, élégantes même, ne manquent pas non plus. Bien entendu, je ne parle ici que des hommes.
Puis voici de bons marchands ne faisant pas fi, eux, du costume national que cette classe, qui était une caste trente ans auparavant, gâte pourtant fréquemment par l’adjonction du chapeau et des souliers. Leurs traits ronds les distinguent des profils aquilins des trois lieutenans, en rappelant la séparation qui existe entre les descendans des soldats du conquérant Zim-mu et les fils des Aïnos assujettis, de même que leur teint plus clair, leur embonpoint prononcé de personnages vivant d’une occupation non manuelle, les différencient des hommes de même race qu’on aperçoit par les portières, en une rapide vision, penchés sur leurs rizières. Ils ont moins de prestance, tiennent moralement moins de place dans ce wagon que les trois guerriers, mais les plis de la robe indigène croisée en forme de V sur la poitrine, enserrent probablement un portefeuille plus gonflé de billets de l’In-satsu-Kyoku, la banque du Japon, que celui caché dans la poche du dolman noir à brandebourgs. Et ces deux élémens de forces si inégales jadis, aujourd’hui presque de pair, présentent révolution d’une revanche de Gaulois à Franc, tandis que l’homme des champs, courbé sur sa tâche, personnifie bien la classe au-dessus de laquelle les révolutions passent éternellement sans en modifier le sort, comme le vent agite la surface de la mer sans en émouvoir les profondeurs.
Enfin, ce sont des jeunes filles revêtues de toilettes dont les nuances douces ou voyantes, mais toujours harmonieuses, composent une parure colorée et gaie comme la belle journée dont nous sommes favorisés. L’habitude est, dans nos pays, de se faire un costume de voiture, quitte ensuite à la chrysalide de sortir de son cocon de voyage pour reprendre son éclat. Ici, on choisit ses plus brillans atours avec le soin d’une actrice qui veut plaire à son public. Et voici à peu près quels ont été, pour chacune des petites excursionnistes présentes, les apprêts de l’entrée en campagne.
Dès le grand matin, la voyageuse s’est levée, et ses ablutions à peine terminées, elle a vu entrer la coiffeuse, prévenue la veille, très exacte. Vite, elle s’est agenouillée devant le miroir de métal poli, suivant attentivement le travail de construction de l’artiste. Celle-ci a démêlé, enduit d’huile parfumée la lourde chevelure, l’a pétrie, modelée, des doigts et du peigne, arrondie en lui donnant les surfaces unies d’un marbre noir, contournée en lui imposant la régularité de courbes et la netteté d’arêtes que le ciseau trouverait dans la pierre. Sur cet édifice, on a délicatement planté un léger peigne d’écaille et piqué une de ces épingles à boule de corail dont le rouge ressort bien sur un fond d’ébène. Cette coiffure laisse la nuque dégagée et permet à certaines Japonaises de faire valoir leur plus grande beauté, un cou d’une gracieuse flexibilité évoquant, moins les tresses blondes, le souvenir de la fiancée du roi Harold, Edith au cou de cygne de la légende anglaise. La question de la chevelure réglée, on a procédé à la pose du blanc sur la face et du carmin sur les lèvres. Ce dernier ingrédient se cueille avec le bout du doigt humecté de salive sur la feuille préparée d’un mignon carnet qui renferme en outre une petite glace, et qu’on serre dans la ceinture de façon à pouvoir toujours constater si aucun désordre n’est survenu dans la toilette du visage. Un coup d’œil final ayant vérifié l’état satisfaisant de toutes les grâces naturelles et artificielles, on a endossé la robe de soie, et un aide, — la servante ou la mère, — a sanglé la taille avec la vaste ceinture qui fait deux fois le tour du corps et dont l’ample largeur grandit la personne. On a enfilé la chaussette blanche, sorte de gant de pied qui laisse son jeu au gros doigt, préhensile chez les Japonais et que les ménagères emploient fréquemment à titre auxiliaire dans leurs travaux de couture. Puis, le pied s’est posé sur la semelle en paille de riz d’un geta d’ordonnance, au contour verni de laque noire, en maintenant par la seule pression latérale de l’orteil contre un cordonnet rigide, la haute chaussure sonore dont le bruit sur le sol durci s’entend de si loin dans la campagne pendant les nuits d’hiver. Alors notre élégante, précédée par la famille, a, de sa démarche trottinante, pris le chemin de la gare, la mine éveillée, disposée à tout admirer, ne demandant qu’à s’émerveiller devant tout spectacle nouveau ou connu.
Telle était au départ la composition de notre wagon dont la physionomie se modifiait peu à peu aux stations par la perte et le renouvellement des voyageurs, sans que son contingent cessât d’être au complet jusqu’à Takasaki. Ainsi, dans l’ordre physiologique, l’être se reconstitue perpétuellement dans le va-et-vient de ses absorptions et de ses éliminations.
Une heure et demie d’arrêt à Takasaki, le temps de déjeuner et de réunir des jin-riki-sya et des traîneurs. Ce véhicule est aujourd’hui suffisamment connu, sous la dénomination de pousse-pousse, pour qu’il soit superflu de le décrire. Nous aurons trois coureurs par voiture : l’un poussera devant lui la traverse du brancard ; le second, par derrière, accélérera ce mouvement, les mains appuyées sur la capote ; le tout au pas de course. Le troisième n’aura d’autre occupation que de se reposer. C’est un rôle qui sera alternativement rempli par nos coursiers à face humaine. Les bagages, peu encombrans du reste, sont déjà partis par une autre direction, sur le dos d’un cheval, — un vrai cheval celui-là, — et nous les trouverons en arrivant à destination.
Il faut se hâter, car il reste tout juste le temps d’arriver à Sannokura avant le coucher du soleil. Cette lumière naturelle éteinte, on ne se promène plus, bien entendu, en jin-riki-sya dans les chemins de montagne. Aussi un retard de trois quarts d’heure pourrait-il allonger le voyage d’une journée et entraînerait en tout cas une installation défectueuse, car, en dehors des relais, les ressources sont presque nulles.
Le proverbe des premiers Espagnols établis en Amérique : « Tu vois un Indien, tu les a vus tous, » peut s’appliquer aux villes japonaises, qui ont entre elles bien plus de ressemblance que celles de nos pays. Takasaki, qui est un assez gros endroit (11,000 habitans), ne diffère pas plus de Yokohama qu’une tranche de gâteau du gâteau entier. Nous traversons la ville dans toute sa longueur en passant devant la caserne, sorte de citadelle ceinte d’un fossé et défendue par un mur de planches peint en noir. Quelques cavaliers traversent la rue au grand trot, et des clairons invisibles chantent des airs français. Rien de plus impressionnant que cette sonnerie dans un pays perdu où les êtres et les choses ont un autre aspect que sur la terre natale ; elle émotionne plus que l’audition inopinée, si saisissante cependant, des sons de la langue maternelle.
Nous marchons, ou plutôt nos coureurs marchent sans relâche pour nous, sur un chemin qui peu à peu délaisse la plaine, devient pierreux, montueux, et, à la nuit tombante, nous atteignons heureusement le relais de Sannokura. Il n’était que temps ; car, depuis quelques minutes, venait de se déchaîner un de ces orages de haut pays où le tonnerre éclate droit au-dessus de la tête en se répercutant avec une effrayante intensité le long des vallées étroites, et où l’éclair allume de tous côtés des flammes de cierge sur la cime des sapins.
A l’auberge, maigre chère : un peu de riz et de poisson. Nous avons eu la précaution d’emporter du pain et du vin. Le lendemain matin, nous nous éloignons avec l’apparition du soleil, sans avoir même le temps de nous informer des curiosités que peut renfermer la localité. Notre halte a été remplie par un repas et un sommeil bien gagnés, et, pour ma part, je n’emporte de Sannokura d’autre souvenir bien distinct que celui de l’immense moustiquaire de famille en tulle vert, presque aussi grande que l’appartement, sous laquelle nous avons dormi. — Le moustique se rencontre encore ici, mais dans quelques heures nous aurons gagné les régions qui planent au-dessus de la zone fréquentée par l’odieuse petite bête. — Il nous reste à parcourir dans notre journée quarante-quatre durs kilomètres.
Nous avons perdu de vue les dernières maisons de Sannokura. Nous suivons le cours d’une petite rivière, pas plus profonde que la main, qui semble s’être épuisée à force de pousser et d’user les galets dont le champ étendu mesure la largeur de son lit au moment de la crue. Les deux rangées de collines qui la bordent conservent, accrochés à leurs bouquets d’arbres, les longs lambeaux d’un froid brouillard déchiré par le soleil. A cette altitude et à cette heure matinale, la fraîcheur est pénétrante, en dépit de la saison. Ce site est désert. — Depuis Takasaki, à mesure que nous nous élevons, les villages, de plus en plus espacés, diminuent d’importance, et les occupations apparentes de la population subissent une simplification progressive. Les métiers ouvriers ou marchands s’effacent, cédant la place à l’action exclusive du travailleur qui vit de la terre. Plus de boutiques offrant aux regards les produits de l’industrie ; rien que quelques chaumières uniformes. C’est comme un lent retour à l’état de nature accompli sur un chemin qui aboutit à la solitude. On se sent très avant dans un pays déjà situé au bout du monde, en un endroit que n’atteint pas la grande route battue par les allées et venues des hommes qui vivent en communauté. On passerait son existence dans un recoin de cet asile, ignoré comme si on était déjà mort ; on trouverait dans ce séjour tranquille un isolement presque aussi parfait que si on avait réussi à émigrer dans quelque planète sans habitans.
L’agilité et la vigueur, deux qualités auxquelles se joint ce don des dieux, la gaîté, ont été libéralement réparties à nos coureurs. Stimulés par les difficultés mêmes dont la marche est semée, ils en sont arrivés à les rechercher pour se donner la joie de les surmonter, et ont fini par se livrer franchement à de véritables tours de force et d’adresse. Par l’emploi simultané de la traction et de la poussée, ils réussissent à faire escalader aux jin-riki-sya et à leur contenu un assez gros quartier de roc, au flanc escarpé, qui nous barrait le passage. Il est bon d’ajouter, pour la vraisemblance de ce récit, que les véhicules qui paient les frais de ces fantaisistes expériences ne sont pas leur propriété, mais leur ont été loués par une compagnie ad hoc de Takasaki. Nous franchissons à fond de train un pont jeté sur les berges très élevées d’un torrent, formé par l’assemblage de deux ou trois troncs d’arbre, et si étroit, si juste, qu’à une certaine seconde le jin-riki-sya n’adhère plus aux poutres que par une roue, l’autre tournant dans le vide. Nous nous aventurons sur un capricieux sentier en corniche, à peine plus large que l’écart des roues de la voiture. Dans ce passage, à la fois pénible et dangereux, deux des traîneurs, attelés en flèche, avancent laborieusement, le corps presque couché à terre, tellement la montée est rude, pendant qu’à l’arrière leur collègue les seconde de toute son énergie. Nous suivons dans cette disposition le faible rebord contournant, en spirale, une menaçante paroi verticale qui semble vouloir nous jeter dans l’abîme. Je me rappelle à ce moment une gravure de Gustave Doré dans le Voyage en Espagne où l’on voit, sur une route analogue, une diligence roulant dans un précipice : le conducteur la précède dans sa chute, les bras étendus, et elle entraîne une longue grappe de mules dont un couple ou deux ont encore pied sur la voie et essaient désespérément de se retenir au roc avec leurs sabots. — Nous eussions opéré une dégringolade de ce genre. Les deux troisièmes traîneurs, seuls survivans probables de la catastrophe, seraient restés pour courir la raconter au plus proche village, où les ma ! les domo ! et toutes les exclamations de la langue japonaise eussent accueilli leur récit. Après quoi, la troupe compacte des paysans se serait mise en marche, et, sans trop se presser, serait venue recueillir nos débris.
Rien de plus simple que de descendre. Mais chaque fois que nous voulons le faire, nos hommes s’y opposent amicalement, en s’écriant un peu moqueusement : « Dai-zyo-bu ! Dai-zyo-bu ! N’ayez pas peur ! N’ayez pas peur ! » Évidemment ils s’amusent à nous placer entre les sollicitations contraires de l’appréhension et de l’amour-propre. Nous finissons par en prendre notre parti et les laissons aller de leur allure de chevaux emportés, sans plus faire d’observation. Le proverbe fataliste nous enseigne, après tout, que « celui qui doit mourir pendu ne sera jamais noyé. »
Descendre avec la rapidité d’une pierre qui roule, puis gravir avec une lenteur de fourmi le même plan incliné, et au sommet retrouver la pente qu’on vient de laisser ! Il serait difficile de se rendre compte s’il y a, au total, gain ou perte en élévation à cet exercice. Mais le caractère graduellement changeant du paysage inspire le sentiment d’une montée constante. Bien qu’il fasse encore assez chaud, la température est plus fraîche que la veille ; l’air est plus léger, le bleu du ciel paraît même un peu différent ; les essences végétales ont changé d’aspect, et l’ami des hautes régions, le sapin, ne nous quitte plus, descendant avec nous jusqu’au fond dus entonnoirs, où notre itinéraire nous déverse parfois. Les fleurs, très rares dans la plaine japonaise, naissent sur le flanc des collines, au milieu des hautes herbes ; non pas les fleurs frêles et simples qui recherchent le bord des rivières et le gazon des clairières dans les petits bois où les arbres font le cercle, mais des espèces robustes aux vives couleurs et qui pourtant ne sentent pas leur jardinier. Les moustiques ont complètement disparu. En revanche, les mouches sont plus nombreuses, plus grosses, plus bourdonnantes. Vers midi, quelques minutes avant d’arriver aux trois maisons qui constituent le hameau où nous devons faire halte pour déjeuner, nous traversons un véritable essaim de taons de forte taille qui s’appellent en japonais abu. Tous ces petits désagrémens n’abattent pas l’intrépidité de nos hommes, qui continuent à rire, à s’interpeller joyeusement d’une voiture à l’autre, à échanger des plaisanteries d’un sel plus ou moins attique. — Le japonais se prête avec beaucoup de complaisance aux équivoques que nous nommons calembours, de sorte que cette langue a l’avantage de permettre à tout le monde, grands et petits, de faire au besoin parade d’un peu d’esprit.
Un peu avant sept heures, nous débouchons sur le plateau de 1,200 mètres d’altitude dans un enfoncement duquel la ville de Kusatsu est cachée.
Pour arriver là, nous avons parcouru une région toujours plus montagneuse, plus pauvre et de moins en moins habitée. Le sol ne possède plus suffisamment de ressources pour couvrir les frais d’existence des gens qui l’exploitent ; la culture n’est qu’un appoint. Les maisons, peu nombreuses, des deux ou trois relais que nous avons traversés, se serraient étroitement autour d’une hôtellerie assez vaste et assez confortable pour la médiocrité du lieu, et dont l’importance prouvait que le village tirait sa subsistance moins du pays en lui-même que du passage des voyageurs. Car si la campagne est déserte, les chemins sont assez peuplés. C’est que nous approchons de la célèbre Kusatsu, dont les eaux sont courues par un grand nombre de visiteurs qui se succèdent pendant tout l’été. Et c’est la pincée de sapèques jetée par chaque touriste en rétribution de l’hospitalité reçue, qui a, comme une semence, fait naître la plupart des chaumières que nous apercevons : humbles logis, construits par la pauvreté strictement contrainte à n’envisager dans l’édification de sa demeure que l’abri réduit à sa plus simple expression. Plusieurs se composent seulement de quatre murs de boue, déviés de la verticale, écrasés sous un toit de chaume, n’ont qu’une porte pour toute ouverture et, — suprême détresse dans ce pays, — montrent un sol privé de l’indispensable tatami, étalant à nu sa froide misère.
A une des stations dont il vient d’être parlé, sorte de caravansérail tout grand ouvert sur la route, très animé, d’un abord encombré par une multitude de voitures, de chevaux, de traîneurs et de palefreniers, nous avons fait une rencontre.
Une dame japonaise et sa fille, voyageant sous la sauvegarde d’un bonhomme qui faisait l’effet d’un serviteur attaché de longue date à la famille, vinrent prendre place près du tatami que nous occupions. La mère devait toucher à la cinquantaine, était déjà ridée comme on l’est à cet âge au Japon, et ressemblait à toutes les vieilles femmes de ce pays que la décrépitude rapproche. Au surplus, apparence distinguée, sobre costume de soie noire orné dans le dos du mon, c’est-à-dire des armoiries, ressortant en blanc sur l’étoffe. La fillette avait quatorze ans, ainsi qu’elle nous l’apprit au cours de la conversation qui s’établit entre nous. On lui eût facilement donné deux années de moins, car les Japonaises, par suite de l’exiguïté de leur structure et surtout à cause de leurs manières enfantines, ont une croissance qui nous semble moins rapide que celle de nos pays. Et cette évolution terminée, par une seconde dérogation qui n’est pas une compensation, elles restent moins longtemps à l’état de jeune femme et se fanent prématurément. — Une circonstance disait clairement que Mlle O-Hana-San, — c’était son nom, — se rattachait au monde élégant et fortuné qui suit les décrets de la mode jusque dans leurs exigences les plus coûteuses : elle portait les gants, la robe, et les bottines en vogue depuis deux ou trois ans dans la haute société féminine de la capitale. Et cette armure d’étoile, si serrée, si opposée à la liberté des mouvemens accoutumés à l’ampleur des manches tombantes, si peu appropriée à l’installation d’un intérieur où on s’agenouille pour s’asseoir, n’était pas un travestissement imposé par le caprice du jour, mais une transformation définitive ; une décision impériale ayant récemment imposé aux dames le port de la toilette occidentale aux réceptions de la cour, comme quinze ans auparavant l’habit noir a été prescrit aux fonctionnaires dans les soirées officielles. Les sourcils rasés et rehaussés par la peinture de deux doigts sur le front, la chevelure nouée à la hauteur de la nuque par un cordonnet et de là retombant en crinière sur les épaules, la veste blanche et le pantalon de cérémonie en soie rouge éclatante, aux deux jupes évasées et traînantes, des suivantes de l’impératrice, sont devenus de l’histoire. La robe aux plis droits qui donne une certaine majesté à la marche glissante des pieds déchaussés sur les nattes, n’a pas disparu, mais a pris un caractère d’infériorité. Bien immérité, du reste, ce dédain soudainement affiché pour l’ancien et glorieux costume ; bien déraisonnable cet engouement pour la réforme à l’ordre du jour. La critique est trop aisée en face de la gaucherie très compréhensible, mais irrémédiable de ces servantes du tyrannique usage, assujetties à un accoutrement qui n’est pas l’expression de la rechercha féminine en fait d’embellissement. Mlle O-Hana-San appartenait du moins à une génération malléable, et grâce à sa souplesse enfantine s’était affranchie de la gêne du maintien pour entrer dans le naturel de la pose qui est la première condition d’une tenue élégante. Sa physionomie intelligente et douce, ses manières exemptes de timidité comme de pétulance, — la vivacité est mauvais genre au Japon, — ses jolis traits et son amabilité en faisaient une petite personne absolument séduisante.
Nos nouvelles connaissances se rendaient comme nous à Kusatsu ; il fut convenu que nous ferions route ensemble.
Mlle O-Hana-San nous raconta qu’elle faisait ses études au Kazokugakko (école des nobles) de Tokio. On enseigne une langue européenne aux élèves de cette aristocratique institution ; aussi apprenait-elle l’anglais :
— You speak english, miss ? — Yes, sir, a little.
— And do you learn it with pleasure ?
Et miss O-Hana-San répond en japonais qu’elle n’est pas encore très forte, n’ayant commencé que depuis moins d’un an. Nous remontons en jin-riki-sya ; le vieux serviteur de la famille enfourche un cheval portant en croupe un ballot à couverture de paille qui contient le bagage de ces dames, et à la chute du jour, notre petite caravane approchait de Kusatsu.
Une prairie de hautes herbes parsemée de lis sauvages jaunes et de belles fleurs bleues et violettes : tel est le plateau de Kusatsu. Rien dans ce paysage d’une mélancolique expression ne révèle la main de l’homme, n’annonce le voisinage d’un lieu habité. Aussi éprouve-t-on une certaine surprise en entrant, en tombant plutôt dans la ville qui est située au fond d’un véritable trou.
De grandes maisons à trois étages, d’une ressemblance presque parfaite avec les chalets suisses, surgissent sous les pieds et font bonne figure avec leurs poutres vernissées et leurs toits légers chargés de grosses pierres par précaution contre la violence des vents d’hiver. Sur ce qu’on peut appeler la grande place, bouillonne et cascade, au milieu d’un nuage de vapeur, la principale source, celle de Netsu-no-yu. D’un peu loin, à cause des épais dépôts qui recouvrent son lit, on dirait qu’elle roule du soufre liquide. A l’horizon, se profile nettement le redoutable volcan de l’Asama-Yama dont la présence explique ces phénomènes géologiques. Un panache de fumée, blanc, lourd, immobile, qu’on pourrait prendre pour un nuage, le distingue des montagnes qui l’avoisinent.
« On doit éviter les excès de toute nature, mais il faut aussi se garder des idées noires, » recommande aux malades le Guide du baigneur à Kusatsu. Les Japonais se conforment tant bien que mal à la première prescription et consciencieusement à la seconde. Le soir, la plupart des maisons sont illuminées ; le syamisen et le tambourin résonnent, accompagnant la voix des chanteuses et le pas des danseuses. Des gesya de Tokio viennent faire à chaque saison balnéaire une récolte d’argent généralement assez productive, le désœuvrement procurant une clientèle libérale à ceux qui ont pour mission d’amuser le public. De même que pour Vespasien le point d’honneur consistait à mourir debout, il convient, aux yeux des Japonais, de prendre congé de ses amis le sourire sur les lèvres. Car on meurt beaucoup dans ce séjour, ainsi qu’en témoigne le vaste cimetière rempli par les tombes de personnages de marque ayant tenu pendant leur vie assez de place pour mériter d’occuper un mausolée dans la petite nécropole de Kusatsu. — En somme, avec ses treize ou quatorze cents habitans temporaires, Kusatsu réussit à produire le tapage et le remuement d’une grande ville.
A peine sommes-nous installés dans l’hôtel qui porte le nom de son propriétaire, Koku-ya, qu’un officier de police fait passer sa carte en demandant à nous voir. Il est cérémonieusement introduit par maître Koku-ya en personne. Nous voyons un homme de taille un peu au-dessous de la moyenne, replet, le visage rond et les lèvres minces, vêtu de l’uniforme d’été des policemen, c’est-à-dire tout de blanc habillé, mais dépourvu de la longue trique dont sont armés les agens de Tokio. Ainsi que nous l’apprendra maître Koku-ya dans la minute même qui suivra sa sortie, nous avons tout simplement devant nous la bête noire des gens de Kusatsu. Cet ex-samouraï, paraît-il, ne cherche pas à déguiser le dédain qu’il éprouve pour la population, — sédentaire, — de ce poste perdu où, depuis des années, on s’obstine à le maintenir malgré ses réclamations. Aussi s’acquitte-t-il de son service avec un zèle stimulé plus encore par la certitude d’être désagréable à ses administrés que par l’amour pur du devoir. Tour nous, dont il sait la qualité par nos passeports que vient de lui communiquer l’hôtelier en conformité des règlemens, nous comptons à ses yeux en tant que gentlemen exotiques : « Nous autres gens du monde… » dit sa figure qui n’a plus en se tournant vers nous l’expression qu’elle réserve aux habitans de Kusatsu. — L’officier nous fait courtoisement ses offres de service : « Si le patron de cette maison essaie de vous voler en vous faisant des prix exagérés, si son personnel est grossier à votre égard, veuillez me le faire savoir, et il sera puni sur-le-champ sévèrement. » Ce discours est débité en présence même du pauvre Koku-ya qui se tient dans une posture respectueuse, aussi éloigné de nous que le permettent les dimensions de l’appartement. L’obligeant visiteur nous donne ensuite quelques renseignemens sur Kusatsu.
En hiver, la place est à peu près abandonnée. Une centaine de personnes, — les vrais habitans, ceux-là, — restent pour garder les maisons. Ce n’est pas que le froid soit extraordinairement rigoureux, mais ôtez les baigneurs, Kusatsu n’a plus de raison d’être.
L’entrevue prend fin. L’officier s’éloigne en gonflant ses joues et en balançant ses bras courts. Maître Koku-ya le salue au passage par un prosternement. Il répond à cette révérence par un regard chargé de mépris.
Il paraît que nous avons produit sur son esprit une impression favorable, car il revient le lendemain, accompagné du maire. Ce fonctionnaire porte le chapeau rond et la redingote, mais cette dernière pièce rappelle un peu qu’elle sort de la main d’un tailleur établi à 1,200 métrés au-dessus du niveau de la mer. Nous absorbons du thé, nous fumons. Cette visite des deux autorités, civile et militaire, est suivie par celles de plusieurs particuliers que nous recevons sans déplaisir, car ils sont amusans, toujours convenables. Et puis cette fréquentation initie l’étranger à bien des détails qu’il ignore ou sait imparfaitement. Si une vie suffit à acquérir la connaissance des choses de son pays, deux existences ne seraient pas de trop pour se rendre familière la nation à laquelle on n’appartient ni par la mère ni par le contact des années d’enfance. Cette étude est un champ indéfini dont les limites reculent sans cesse devant l’exploration. Et les investigations ont d’autant plus d’attrait que les observations recueillies augmentent d’intérêt par le rapprochement que l’esprit établit aussitôt avec une circonstance antérieurement vécue. Ce sont des impressions doubles.
Pour 50 sens par jour (environ 2 francs, au change de l’époque), notre hôtelier nous a cédé une grande chambre très proprement tenue, tapissée de tatami de paille fine dont la belle couleur jaune éclaire l’appartement. Deux des parois de cette pièce, qui fait angle sur la rue, sont formées par des syozi sortant de la main de l’ouvrier. Les cadres de ces légères cloisons que le bout du doigt soulève sans peine sont tracés par des lattes minces, polies, aux arêtes si droites qu’elles pourraient servir de règle à un dessinateur. Le papier à demi transparent qui les recouvre est si bien tendu qu’il résonne comme la peau d’un tambourin, invitant les doigts à battre une marche. Les syozi étant mobiles, il suffit de les faire glisser dans leur rainure et la rue entre dans la chambre.
Les tatami ne supportent pas le contact de nos meubles et de nos souliers. Les tables, les chaises et les durs talons crèveraient et déchireraient comme une étoffe les nattes délicates. Le mieux étant encore de s’adapter autant que possible au milieu ambiant, nous adoptons la courte robe et la longue écharpe japonaises, en réservant exclusivement pour les sorties l’usage des bottines. Dans ce frais costume d’été, nous recevons, assis à la manière nationale ou à peu près, les visites des personnes qui veulent bien nous honorer de leur curiosité. Ou bien, dans une posture non moins couleur locale, mais plus négligée, le corps étendu sur les tatami, la tête appuyée sur l’avant-bras, nous nous entretenons avec des hôtes relativement familiers.
C’est souvent dans cette pose délassante que nous causons le soir, les visages au centre, les pieds à la circonférence, autour de ces minuscules tasses à saké qui semblent avoir été rapportées par Gulliver d’un de ses voyages.
Et comme les relations de maître à subordonné sont empreintes d’une grande indulgence, il arrive fréquemment qu’une servante, sa besogne terminée, vienne écouter notre conversation. Assise en dehors de notre cercle, parfaitement immobile, l’attention soutenue qu’elle nous prête se révèle simplement par un écart un peu plus grand des paupières et un regard plus fixe au récit d’une situation plus ou moins dramatique, ou par une vague ébauche de sourire lorsqu’un épisode comique ou une plaisanterie provoque la facile hilarité japonaise. En usant avec cette discrétion du droit reconnu au serviteur japonais de s’intéresser aux amusemens de ses maîtres, elle respecte l’interdiction qui lui est faite d’y prendre part par aucune manifestation.
Ces bavardages nous conduisent généralement assez tard. Ces longues causeries qui ne nous fatiguent pas parce qu’elles amènent incessamment des objets qui sont nouveaux pour nous, mais ne le sont pas pour eux, sont au fond, il est à craindre, un peu puériles et vides. Toute la substance exprimée en tiendrait dans une des petites tasses à saké. Les hommes parlent comme des femmes, et les femmes comme des enfans. La pensée est rendue avec une certaine gentillesse de forme, mais parfois on ne peut s’empêcher de la trouver bien insignifiante, et il serait permis, sans pédanterie, de faire amicalement observer au raisonnement qu’il pèche par la logique. Le dialogue brille par une allure vive, mais la réponse passe à côté de l’objection sans que celle-ci s’en formalise.
La liaison des idées qui subsiste dans nos propos les plus décousus, la conclusion quelconque qui découle chez nous d’un exposé de faits, sont facultatives pour l’esprit japonais, bien moins précis que le nôtre. Pour prendre un exemple, les légendes qui abondent et qu’on vous raconte volontiers ont souvent la grave imperfection d’être privées de dénoûment : un joli commencement qui promet, une action qui montre des héros prenant des déterminations dont on se demande de temps en temps le pourquoi, et tout à coup l’histoire est finie. On dirait qu’à ce moment, l’auteur jugeant qu’il avait suffisamment amusé son auditeur, a passé à une autre occupation.
Les Japonais, — surtout dans la classe moyenne, — sont conteurs passionnés comme nous l’étions autrefois. Un grand nombre de récits sont tirés de leur histoire, dont le moyen âge fut très tourmenté. Les événemens de cette époque violente, légèrement retouchés pour l’effet de la narration, ont été arrangés en nouvelles populaires que chacun connaît, mais ne se lasse pas d’entendre. Les personnages de jadis revivent expressivement dans ces tableaux d’un temps qui nous apparaît sous un jour étrange de poésie et de cruauté. A l’audition de ces drames, l’imagination évoque tantôt la scène de meurtre d’un caractère atroce, pareille à un carnage où la victime palpite encore, les membres épars, détachés d’un coup sur la lame affilée, chef-d’œuvre d’armurerie, merveille de trempe, qui tranche du fer, alors que l’assassin, tombé comme la foudre, évanoui comme un spectre, a déjà disparu, laissant sur le blanc papier des cloisons la rouge empreinte de la main homicide ; tantôt la fuite du seigneur surpris dans sa chambre et poursuivi par l’ennemi à travers les longs couloirs dont le mince plancher danse et craque sous le pied des coureurs, à travers les enfilades d’appartemens dont un coup de poing abat les séparations et qui sont disposées en prévision précisément des attaques inattendues. On revoit la noble dame éplorée, vêtue de blanc, — c’est la parure de deuil au Japon, — suivie de la file de ses servantes portant la même couleur de désolation, qui vient faire sa visite d’adieu à la dépouille mortelle du jeune daïmio, son époux, condamné au suicide par une injuste sentence. Ce sont aussi les tragiques amours closes par le sabre du mari qui, d’un bras robuste, élève une tête coupée à longue chevelure, pâle mais charmante encore, souriant d’un triste sourire de morte et qu’il examine à la lueur un rayon de lune.
La faible clarté de la lampe qui ne prend un peu d’éclat qu’en s’épanouissant sur le papier des syozi, convient bien à ces histoires. Le transparent, coloré d’une teinte rose, presque sanguinolente, reproduit en les accentuant les silhouettes et les gestes du conteur qui a l’air de jouer aux ombres chinoises. Quelquefois surgit sur ce fond noir et agité une projection de profil, moins foncée, mais aussi nette, qui passe silencieusement ainsi qu’une figure de lanterne magique. C’est quelque servante traversant pieds nus la véranda. Il arrive que l’apparition s’immobilise, et cette présence d’un être invisible, révélée par un reflet qui ne lui laisse de vivant que le mouvement, cause une sorte de malaise. Cette impression vient peut-être de l’appréhension qu’il est naturel d’éprouver devant la personne dont le visage caché ne laisse pas lire les sentimens et ne permet pas de prévoir les intentions. — Accoudé près de la veilleuse placée à son chevet, lisant ou songeant, maint héros des récits légendaires en question a dû voir ainsi se découper tout à coup la silhouette armée de l’assassin hésitant un fugitif moment, le doigt sur le cadre du syozi, et durant cette seconde, sentant, comme la victime, son cœur bouleversé étreint par une terrible émotion.
Le fantastique joue un rôle constant dans les contes japonais. Le revenant, le bake-mono, intervient à chaque instant pour la terreur et le plaisir des femmes et des enfans qui ajoutent la foi la plus entière à l’existence des êtres surnaturels. Ce qui prouve que la croyance au merveilleux peut parfaitement coïncider avec l’absence de conviction religieuse, car il n’y a pas de pays où l’enseignement des prêtres rencontre plus d’incrédules qu’au Japon. — D’autrefois, l’auditeur a la bonne fortune de tomber sur quelque conte humoristique, ingénieux et amusant.
Voici, à titre documentaire, une des historiettes qu’on entend dans une veillée japonaise :
Un beau matin de jadis, certain gentilhomme reçut un splendide fugu qu’un de ses fermiers lui offrait comme curiosité.
Le fugu est un poisson dont la chair, paraît-il, est délicate, mais vénéneuse à des époques mal déterminées, de sorte qu’on se garde généralement d’en manger.
Quelques instans après arrivaient plusieurs amis qu’il avait conviés à un festin. On s’extasia sur la beauté du poisson en déplorant de ne pouvoir goûter d’une pièce aussi appétissante :
— Il me vient, dit le maître de la maison, une idée qui nous permettra probablement de savourer ce fugu sans mettre en danger nos précieuses existences. Vous avez dû remarquer en entrant le vieux mendiant aveugle qui a l’habitude de s’installer près de ma porte. Je vais faire apprêter le poisson. Nous lui en donnerons une tranche qu’il absorbera sans se douter de ce qu’on lui fera manger, et comme les effets du fugu, au cas où il est vénéneux, sont très rapides, au bout de deux heures, suivant ce qui se sera passé, nous nous abstiendrons ou suivrons l’exemple du bonhomme.
Chacun admira l’ingéniosité du stratagème. Le fugu fut cuit. Le mendiant reçut avec beaucoup de démonstrations de reconnaissance le déjeuner dont on le gratifiait, et on remonta prendre du saké accompagné de mets légers, suivant la manière propre au Japon, où les repas se prolongent des heures et finissent par se rejoindre par leurs extrémités.
De temps en temps, on regardait par une fenêtre si le mendiant ne présentait pas de symptômes morbides ; mais il était plus vivant et plus gai que jamais. Après une attente convenable, on attaqua le fugu, qui fut déclaré exquis.
Comme on avait eu soin d’arroser ce plat de nombreuses tasses de saké, les têtes étaient passablement montées. On trouva très drôle de descendre en chœur près de l’aveugle et de lui raconter l’expérience in anima vili dont il venait d’être l’objet. On se proposait de jouir de sa tête à la suite de cette révélation.
Le bonhomme écouta sans sourciller la communication des joyeux convives, puis sourit et dit :
— J’ai parfaitement reconnu à l’odeur l’espèce du poisson dont vous avez bien voulu me donner une tranche. J’ai deviné le motif de votre charité et j’ai prévu ce qui vient d’arriver. Maintenant, poursuivit-il en sortant de dessous sa robe, intact, le morceau de fugu en question, je vais attendre l’effet que produira sur vous le repas que vous venez de prendre avant de toucher moi-même à ce dangereux aliment.
Il y a à Kusatsu cinq ou six sources principales. La plus abondante et la plus chaude est celle de Netsu-no-yu. On y voit les cliens affluer en un grouillement curieux à l’œil, mais dont le contact serait singulièrement désagréable pour un baigneur européen.
Les établissemens affectent tous l’apparence d’un lavoir protégé par un toit et divisé, au moyen de planches, en compartimens de températures différentes. Le premier degré est celui d’un bain japonais ordinaire. La plupart des étrangers qui sont venus au Japon ont tenu à entrer dans un bain indigène ; quelques-uns, non prévenus, sans défiance. Rien d’amusant alors comme la précipitation avec laquelle on les en voit sortir. Généralement, cette tentative n’est pas renouvelée et on se contente d’admirer le degré de résistance à la cuisson des gens qui prennent leurs ébats dans un pareil liquide. En réalité, trois ou quatre expériences suffisent à habituer le corps, qui finit par se trouver à l’aise au milieu d’une température jugée excessive au début. A la source de Wasi-no-yu, le thermomètre, dans la piscine infernale, marquait 50 degrés centigrades. Personne, Japonais pas plus qu’Européen, ne pourrait supporter sans préparation une eau aussi chaude. Mais, en peu de jours, le baigneur capable d’un petit effort de volonté arrive, par une sage gradation, au maximum. Alors il ne croira jamais se tremper dans « le cristal d’une onde pure, » mais il sera étonné d’endurer une eau dans laquelle il se serait primitivement brûlé la main, rien qu’en l’immergeant.
Chaque établissement est militairement dirigé par un chef de bain (yu-tyo), qui est maître dans son lavoir après Dieu. Cinq fois par jour, au signal rauque jeté par une manière de conque en métal, les cliens, hommes et femmes, accourent dans le costume que les peintres attribuent aux allégories figurant l’innocence ou la vérité. On s’asperge préliminairement la tête, de crainte des congestions, et, sur le commandement du yu-tyo, tout le monde entre d’un même mouvement dans la chaudière. Les faces seules émergent, moins le menton, avec des expressions de personnes en proie à la question. La durée du bain est de trois minutes, ni plus ni moins. Quiconque se permettrait de sortir avant ce laps de temps s’exposerait à une expulsion de la part du chef. Chaque demi-minute, ce personnage, qui a bravement donné l’exemple en se plongeant à l’endroit le plus chaud, où il est entré le premier et d’où il sortira le dernier, lance une courte objurgation exclamative dans laquelle revient constamment le mot sim-bo (patience). A quoi les bouches convulsées répondent en chœur par un sauvage hoi ! d’acquiescement. Cette gymnastique a été imaginée en vue de faire trouver les trois minutes moins longues, et, de fait, elle atteint très bien son but.
Les eaux de Kusatsu sont réputées efficaces contre plusieurs affections, notamment contre une qui, médicalement, éclipse toutes les autres : la lèpre.
Les lépreux, qui seraient en ce moment au nombre de près de trois cents, ne peuvent loger que dans quatre ou cinq hôtels déterminés. Le personnel de ces étranges phalanstères, depuis le propriétaire jusqu’aux garçons, est composé d’individus en proie à la terrible maladie. Ce sont de véritables ladreries. La source de Goza-no-yu est réservée à ces spécialistes en étalage de calamités pathologiques, et personne ne songe à la leur disputer. Partout ailleurs, on voit un écriteau portant cette inscription, aussi inflexible que le lasciate ogni speanza : « Défense aux lépreux d’entrer ici. »
La curiosité nous étant venue de visiter un des bains de Goza-no-yu, non sans quelque précaution, car les Japonais prétendent, à tort ou à raison, que les éclaboussures d’eau peuvent être contagieuses, nous sommes surpris de voir, au lieu des damnés qu’on s’attendrait à rencontrer dans une dépendance de cette cité d’Aoste, cinq individus d’extérieur assez sain, sauf un, dont les jambes sont en bien mauvais état. Les traits, le teint paraissent appartenir à des gens adonnés à d’autres travaux que la besogne manuelle. Nous avons recueilli sur cette particularité des informations dont il convient de laisser la responsabilité aux Japonais qui ont eu la complaisance de nous les fournir. D’ailleurs, ces renseignemens, donnés par des personnes séparées, en des circonstances espacées, concordent parfaitement entre eux.
Les lépreux se divisent en deux catégories. L’une comprend les pauvres diables qui vivent de leur maladie jusqu’au jour où ils en meurent, c’est-à-dire les mendians des grands chemins. Ceux-là ne viennent pas chercher à Kusatsu une guérison qui les priverait de leur principal moyen d’existence. L’affection dont ils sont atteints est d’ailleurs indolore. La seconde classe se compose de gens d’une condition plus relevée, de marchands, par exemple, — et plusieurs sont riches, — qui taisent leur mal et réussissent souvent à le cacher jusqu’à leur mort. Ils ne se font pas trop scrupule de contracter alliance avec les femmes qui leur plaisent. Aussi, à chaque saison balnéaire, rencontre-t-on dans ce singulier Kusatsu quelques élégantes et jolies lépreuses, fréquemment caractérisées par un visage d’une blancheur charmante. C’est même ici une espèce de proverbe que les épouseurs doivent se défier d’une jeune fille trop blanche, trop belle.
A peu de distance de notre hôtel s’élève le plus grand des établissemens qui hébergent la société lépreuse. Ce bâtiment, vaste et de belle apparence, n’a pas tout à fait la même physionomie que les autres hôtelleries de l’endroit. Il est plus fermé, plus silencieux. Les gens ne se montrent pas sur les vérandas, occupés à causer, à fumer, à se divertir, dans la vie de plein air qu’on aime au Japon. Quelques visages seulement, qu’on ne voit pas longtemps, apparaissent à partir du premier étage. Combien étrangement intéressante serait une visite dans cet intérieur peu banal ! Les habitans de ce logis forment une classe distincte de la foule qui va par les rues sous le soleil. Leurs mœurs sont particulières, en raison de la condition exceptionnelle où les place leur maladie ; leurs idées ne sont pas faites comme celles de tout le monde, leur conversation ne peut être la même que celle des hommes qui vivent dans un milieu normal. Plusieurs sont suffisamment cultivés pour que ces différences donnent lieu à des surprises intéressantes. La préoccupation constante qui domine toutes leurs pensées les apparente plus solidement que ne le font les similitudes de métier ou de tempérament ordinaires ; ils doivent être liés par une étroite confraternité. Puis ils ont leurs amusemens à eux. Quelles singulières agapes se donnent peut-être le soir dans cette maison ! Oui, si ce n’était un certain souci du qu’en-dira-t-on et aussi le motif plausible à donner à sa curiosité, on se laisserait aller à tenter cette exploration. — Debout sur la véranda, un des lépreux s’est suffisamment rapproché pour qu’on puisse distinguer assez nettement son visage d’une teinte violette, arrondi par une boursouflure qui tend les coins de la bouche en lui imposant un sourire involontaire. Cette figure, à qui le hasard de la difformité donne une expression d’ironique tristesse, semble porter l’inscription retournée des écriteaux et dire railleusement : « Nul, s’il n’est lépreux, n’entre ici. »
Aujourd’hui, 18 août, visite à Kusatsu du secrétaire officiellement envoyé par le gouverneur du Ken.
Cette tournée annuelle est destinée à vérifier le bon ou le mauvais entretien des rues de la localité. L’année dernière, paraît-il, le secrétaire n’a pas été satisfait. Aucune amélioration n’ayant été introduite depuis, les habitans, pour se rendre propices les sentimens de l’inspecteur, ont imaginé de surcharger leurs vérandas de drapeaux et de lanternes. C’est à croire que le Mikado va passer. Ce faste, disproportionné avec l’importance du fonctionnaire attendu, est tourné en ridicule par les citadins en station à Kusatsu, qui saisissent cette occasion de rire aux dépens des inakappo (gens de la campagne).
Dans l’après-midi, le secrétaire, en compagnie de trois employés qui composent sa suite, traverse lentement et gravement les rues.
Le soir, explosion d’hilarité parmi les citadins. On se raconte que le secrétaire, nullement intimidé par les honneurs qui l’ont accueilli, a manifesté son mécontentement en ajoutant, avec beaucoup de sens, que ce ne sont ni les drapeaux ni les lanternes qui suppléent au mauvais état des chemins.
Le secrétaire est parti ce matin ; mais les événemens ne laissent pas à l’intérêt le temps de languir. C’est aujourd’hui qu’aura lieu l’éclipse de soleil dont il est tant question depuis quelques semaines. Elle sera totale pour Kusatsu et ses environs, Sawatari notamment. Deux ou trois Européens et une dame, arrivés ici de Tokio la veille et l’avant-veille, n’ont pas reculé devant un déplacement aussi considérable pour se récréer à la contemplation du phénomène astronomique. D’autres se sont installés à Sawatari, distant de 20 kilomètres seulement de Kusatsu, mais d’une altitude bien inférieure. Le choix de l’une ou l’autre de ces deux localités n’a pas été fait à la légère, car le temps est presque toujours couvert dans ces pays de montagnes, et chacun ne s’est décidé pour un emplacement qu’après s’être, autant que possible, renseigné sur les conditions climatologiques du lieu.
La représentation céleste commençant à trois heures, le repas de midi expédié, tout le public de Kusatsu s’installe sur les toits. Ces spectateurs, groupés sur le faîte des habitations, composent eux-mêmes un spectacle très original qui aura été une compensation en cas d’accident d’éclipsé, car les nuages s’interposent entre le soleil et les yeux avides de voir. Ce n’est pas l’amoncellement opaque, précurseur de la pluie, mais un rideau à demi transparent, une réunion de balayures dont les franges laissent même passer un peu de bleu. Cela peut s’épaissir en quelques instans suffisamment pour qu’on n’ait plus qu’à rentrer chez soi ; cela peut aussi s’effacer devant un souffle de vent. Et, selon l’expression d’Oronte :
- — on désespère
- Alors qu’on espère toujours.
L’occultation de l’astre du jour par l’astre des nuits est commencée et avance très, très lentement, imperceptiblement. L’état du ciel s’est plutôt empiré qu’amélioré. Ce n’est qu’à de longs intervalles qu’une éclaircie de nuées permet d’apercevoir la marche du boulet noir sur le boulet rouge. La lumière ne paraît pas diminuée. Le temps s’écoule. Le ciel est maintenant complètement pris ; le soleil et la lune ont disparu pour la journée. Soudain, en une minute, l’obscurité se précipite sur la terre, en même temps que l’air se refroidit sensiblement. Ce n’est pas la nuit noire ; mais la rapidité inaccoutumée avec laquelle cet envahissement s’est produit a arraché à la foule impressionnée des exclamations de stupeur dont le murmure s’est prolongé pendant toute la durée de la transformation. Les minutes se succèdent ; l’attention des gens, moins absorbée, leur permet de se rendre compte de ce qui se passe autour d’eux. Un de nos compagnons de toit se met à rire en montrant, dans la salle ouverte d’un hôtel voisin que nous dominons, deux jeunes servantes qui regardent avec étonnement l’horloge accrochée au mur et se mettent à allumer des lampes et des lanternes, croyant la nuit venue. Évidemment elles n’ont pas connaissance de l’éclipsé ou manquent de notions sur ce phénomène.
Nous faisons nos préparatifs pour nous éclipser à notre tour demain matin.
Miss O-Hana-San vient rendre visite à la villa Koku-ya. Son père est arrivé ici depuis quelques jours, accompagné d’un petit chien de l’espèce appelée tsin, dont il lui a fait cadeau.
Le tsin est une bête de la grosseur d’un chat, aux membres fluets, aux yeux obliques et au nez épaté. Il est impossible de se méprendre à son origine. On s’écrie tout de suite, en le voyant pour la première fois : « Tiens ! un chien chinois ! » Si cette ressemblance n’est pas fortuite, elle est un exemple frappant de l’influence du milieu.
La même race se trouve en Chine, seulement un peu plus trapue et plus variée quant à la couleur du poil, qui, au Japon, est généralement blanc et noir.
Le tsin est le seul chien de luxe du pays. Quand il a dépassé certaine époque critique, dangereuse pour lui, il atteint le prix de 50 à 60 francs. Il est toute sa vie d’une santé extrêmement délicate, et sa nourriture doit être composée avec discernement. Ces soins impliquent la présence, dans le tsin, d’avantages physiques ou moraux. En effet, son poil est long et fin. Il est intelligent, adroit, et susceptible d’apprendre toutes sortes d’arts d’agrément. Il cabriole, se tient debout sur ses pattes de derrière, obéit au commandement, fait sauter en l’air un bonbon posé sur son nez camard, le rattrape et le croque. Ce brillant animal a pour repoussoir un frère, qui est la seconde et dernière variété de chien indigène. Celui-ci est un chien-loup de forte taille qui ne trotte pas, mais va à l’amble avec une allure de bête des bois, ne sait pas exécuter les modulations de l’aboiement, mais jette un éclat bref qui est toujours chez lui signe d’irritation. Ce quadrupède plébéien, naturellement laid et dépourvu des dispositions du tsin, est mal nourri ou peu nourri. La question sans cesse renaissante du repas n’est pas résolue d’avance pour lui, et les chiens errans de cette catégorie sont nombreux. Cependant ces bandes faméliques ne présentent jamais de cas de rage. Le mot n’existe même pas dans la langue courante.
Aujourd’hui les Japonais élèvent de nombreux représentans des espèces occidentales, dont ils apprécient beaucoup les qualités.
Miss O-Hana-San invite son jeune tsin à donner une idée de son savoir-faire : Gei-wo siru ! dit-elle. C’est-à-dire c’est une créature accomplie, qui possède tous les gei. Les gei sont les six arts par excellence : le cérémonial, la musique, l’équitation, le tir à l’arc, la calligraphie et les mathématiques. Le sujet qui réunit ces talens réalise la perfection.
Et miss O-Hana-San adresse à l’animal des paroles d’amitié et de satisfaction avec la même gravité que si elle avait affaire à un être raisonnable.
Ces manières sont communes aux enfans de tous les pays ; mais on ne voit pas chez nous, comme au Japon, une vieille femme sermonner longuement, à voix basse, un chien ou un chat, lui reprocher l’irrégularité de ses actes ou lui en démontrer l’inconséquence, tandis que la bête, façonnée à ces procédés, écoule attentivement « les yeux dans les yeux, » avec l’air de comprendre. Les Japonais accordent aux animaux domestiques un entendement bien plus étendu que celui que nous leur reconnaissons. Ils leur attribuent la conception, la volonté, les tiennent pour consciens et responsables. En parlant d’eux, ils n’ont pas recours aux tournures dont nous usons pour exprimer les sentimens que nous leur supposons ; ils les traitent en quelque sorte sur un pied d’égalité : Seki-tan (nom de chien) est triste, diront-ils ; il pensait pouvoir se promener après déjeuner, mais la pluie l’empêche de sortir ! — Et le ton sérieux dont ils prononceront cette phrase lui donnera je ne sais quelle signification absente des appréciations analogues que nous pouvons émettre.
L’attachement des Japonais pour leurs familiers à poils ou à plumes est tel qu’après la mort d’un « bon chien, » le maître va souvent commander au bonze une messe en l’honneur du serviteur à quatre pattes décédé. La jeune fille fera enterrer le chat, le canari ou l’uguisu bien-aimés dans le cimetière des bêtes méritantes. Ces manifestations d’affection ont passé dans les mœurs depuis des siècles. Le fait divers suivant, extrait et traduit littéralement d’un journal de Tokio, complétera cet exposé d’un côté naïf, mais aimable, du caractère japonais :
« Dans le village-station de Nakada-Yeki demeure un individu appelé Sawa-Ki Tiu-ta-ro qui, depuis quelque temps, nourrissait un chien d’origine européenne. Lui et sa femme, Mme O-Sen, chérissaient beaucoup l’animal. Un jour Mme O-Sen, en donnant à manger au chien, fut, sans aucune raison, mordue au doigt. Beaucoup de sang coula et elle tomba en poussant un cri de frayeur. Son mari, informé de ce qui s’était passé, lui prodigua ses soins et lui appliqua un onguent. Alors il dit au chien : « Nous t’avons nourri et toujours aimé. Pour avoir oublié nos bons traitemens et mordu, comme tu viens de le faire, il faut que tu ne sois qu’une détestable canaille ! » Puis il l’attacha en donnant plusieurs tours à la corde et le battit fortement. Après quoi, réfléchissant que la blessure de Mme O-Sen était assez légère, il dit qu’il faisait grâce ; et, ôtant les liens, il libéra le chien en lui accordant son pardon.
« Un certain temps s’écoula. Un matin, Mme O-Sen, un seau à la main, se rendit au puits pour rapporter de l’eau. Apercevant quelque chose d’indécis qui flottait, elle appela du monde et on retira cet objet. C’était le chien européen, si sévèrement corrigé quelques jours auparavant, qui s’était noyé et tenait encore entre les dents la corde qui avait servi à l’attacher. Le maître comprit que l’animal, tourmenté à la pensée des bienfaits qu’il avait reçus, était mort en expiation de sa faute. Il fut ému de compassion ; et, sentant qu’il n’était pas permis d’abandonner cette dépouille, l’envoya au temple où il paya libéralement pour le service funèbre. »
Nous n’avons pas trouvé hier de jin-riki-sya à retenir, ce qui n’est pas trop à regretter, la pratique de cette voiture étant un peu risquée dans ces régions tourmentées. Nous avons donc loué des kago, c’est-à-dire des palanquins.
Ce mot est employé ici à défaut d’autre pouvant rendre exactement le terme japonais. Il ne faut pas se figurer que nous allons voyager bercés dans des litières, à l’ombre de baldaquins de brocart. Le kago est plus rudimentaire, moins pompeux, mais aussi moins dispendieux.
Il consiste en une longue pièce de bois supportant un tablier étroit sur lequel le patient prend place. Les extrémités de l’axe fie la machine reposent sur les épaules de deux porteurs. L’espace est très circonscrit sous le double rapport de la hauteur et de la base. Pour que le corps se sentît à l’aise, il faudrait qu’il pût faire comme les liquides, qui prennent la forme des vases qui les contiennent. Les indigènes, qui déjà bénéficient d’une taille en moyenne plus exiguë, disposent surtout de la ressource de s’asseoir sur leurs talons. L’étranger, qui peut bien figurer, mais non pas conserver cette fatigante position, ne sait que faire de ses jambes, — et de sa tête aussi ; car le buste a beau s’arrondir, sinon avec grâce, du moins avec docilité, il est encore trop grand pour le kago.
L’hôtel est payé ; les pourboires réglementaires sont distribués. Cette coutume a plus de force au Japon que partout ailleurs. Légalement, bien entendu, le pourboire n’est pas exigible ; mais il vaudrait mieux, presque, ne pas régler le corps de la note que de négliger cette dépense complémentaire. L’économie réalisée sur cet article ne serait pas avantageuse pour l’auteur, dont le procédé serait immédiatement signalé, et qui ne pourrait plus se faire servir. Aussi personne ne songe-t-il à se soustraire à cette obligation.
En observateur méticuleux des rites sociaux, maître Koku-ya nous propose de nous reconduire sur une distance de trois tyo (360 mètres). Nous acceptons, sans préoccupation pour le service de l’hôtel durant son absence, ne l’ayant jamais vu faire autre chose que fumer, boire beaucoup de thé et se promener par la campagne. — Au demeurant, nature inoffensive.
En dépit de l’heure très matinale, miss O-Hana-San nous fait l’attention d’assister à notre départ (l’hôtel où sont logés ses parens est en face du nôtre). Elle nous dit gracieusement adieu, et nous la quittons ravis de sa gentillesse, commençant sous une impression agréable la belle journée à peine levée, et comme mieux disposés à en goûter le charme.
Des voyageurs, qui ont également adopté le kago, se joignent à nous. Notre file s’ébranle. En chemin, nous croisons notre ami le petit policeman. Il s’approche, et, affectant de ne pas s’apercevoir d’un détail aussi insignifiant que la présence de maître Koku-ya, nous adresse quelques paroles courtoises en s’informant si nous n’emportons pas mauvais souvenir de l’hospitalité que nous avons rencontrée ici. Dès que nous l’avons dépassé : ano yatsu (ce propre à rien)… commence Koku-ya. Et il nous raconte que les gens de Kusatsu parlent de faire une pétition pour obtenir son changement.
Nous revoyons le plateau aux lis jaunes, mais nous ne tardons pas à prendre, sur la gauche, une route nouvelle, et bientôt nous nous mettons à descendre sans fin. On croit avoir touché le fond de la vallée ; on longe horizontalement un flanc de colline pendant quelques instans, et tout à coup la descente recommence. Nous nous enfonçons ainsi de plus de 500 mètres au-dessous de Kusatsu. Puis, recommençant notre labeur de Sisyphe, nous regagnons, pour arriver à Kurisaka, à peu de chose près, l’altitude que nous venons de perdre.
De ce sommet, on contemple un panorama merveilleux, plein de grandeur : des montagnes élevées, rangées sur des plans parallèles, se succèdent comme les vagues de la mer. La vue s’étend très loin par-dessus ces pics aux teintes décroissantes, dont les pointes se surmontent graduellement. L’horizon ayant ici une profondeur à laquelle l’œil n’est pas habitué au sein des terres accidentées, l’effet est saisissant. C’est un de ces tableaux d’une beauté inoubliable, tels qu’on en découvre seulement lorsqu’on regarde la montagne d’en haut.
Nous faisons une petite halte au milieu de ce paysage où l’air est très Irais. Puis nous redescendons, mais définitivement cette fois. Le temps est splendide ; la chaleur augmente, et dans les herbes, la cigale japonaise, chanteuse puissante, jette son cri vibrant. Sa musique stridente, faite pour être entendue dans le silence, sonne bien sous ce soleil accablant, au milieu de cette torpeur dans laquelle la nature est plongée ; c’est l’accompagnement qui convient à un jour d’été.
Environ une heure avant d’atteindre Sawatari, nous contournons de curieuses collines isolées, terminées par une surface plus ou moins plane recouverte de la végétation ordinaire. La verdure ne laisse pas apercevoir trace d’habitation, mais elle abrite sans doute divers animaux qui, à l’exception des oiseaux, restent forcément sans communication avec la faune d’en bas. On eût probablement utilisé chez nous, au moyen âge, ces fortifications naturelles, surgissant de terre comme des molaires debout dans une mâchoire dévastée.
A une heure seulement, nous sommes à Sawatari, petite station thermale, très encaissée, où les maisons, construites les unes sur les autres, offrent successivement leurs toits en guise de terrasse aux habitans du quartier supérieur. L’affluence des passans est énorme dans cette localité dont chaque ménage vit d’héberger le voyageur. Ce ne sont qu’arrivées et départs à tout moment de la journée.
On ne voyage nulle part autant qu’au Japon. Et par voyage, il faut entendre ici le voyage dans le sens aimable du mot, non pas le déplacement dont les affaires sont la raison déterminante, mais celui qu’on opère l’âme libre de soucis, dans un dessein de pure distraction. Chez nous, aujourd’hui, il faut appartenir à la classe aisée pour se permettre la pratique de cette intelligente récréation. Au Japon, c’est la masse de la nation qui se livre à des pérégrinations dont le tour de France des anciens compagnons donnerait assez bien une idée. Chaque année, au printemps, commence dans le pays un mouvement comparable à celui d’endosmose et d’exosmose dont il est question dans les traités de physique. Les provinces du nord filtrent vers le sud et vice versa. Les paysans, hommes, femmes et enfans, tous porteurs du même uniforme d’excursionniste, la tête ombragée par un vaste chapeau en forme de corbeille, la main munie d’un bâton de pèlerin, le dos protégé par une natte souple qui sert alternativement de manteau, de tapis et au besoin de matelas, s’en vont par bandes nombreuses visiter les mei-syo (lieux célèbres) de l’empire. Ils acquièrent à cet exercice d’abord des jambes de marcheur incomparable et puis un petit bagage de notions encyclopédiques sur leur pays, qui se révèle inopinément au cours de la conversation avec l’étranger surpris d’entendre quelque pauvre vieille campagnarde lui parler avec détails et exactitude des curiosités des villes lointaines. Nulle part les traités géographiques, les cartes, les plans, les guides, ne sont aussi répandus et à aussi bon marché ; mais ces recueils se bornent tous à la description du Japon. L’étude du monde extérieur n’a pas encore bénéficié des mêmes moyens de vulgarisation.
Cinquante-quatre mille six cents ascensionnistes, dont dix mille femmes, ont escaladé le Fuzi-yama dans le trimestre d’été 1881. On sait que cette montagne est la plus élevée du Japon, et bien qu’elle n’offre ni les dangers ni les difficultés du Mont-Blanc, elle ne se laisse pas gravir aisément. Ce chiffre montre avec quelle passion les Japonais s’adonnent à l’exploration de leur pays.
Le principal rendez-vous de ces compagnies vagabondes est naturellement la capitale. Tokio voit tous les ans, à époque fixe, se renouveler le défilé bien connu des touristes provinciaux dont le passage est peu productif en dépit de leur nombre, car ils consomment en proportion de leurs ressources, lesquelles sont modiques. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les habitans les gouaillent volontiers. Le dessinateur Yosi-tosi leur a consacré un jour deux caricatures : l’une représentait un couple antique arrivé de nuit à Tokio. Le vieux Philémon et sa compagne passaient devant les fenêtres brillamment éclairées de l’imprimerie du Nippo-sim-bun, un des grands journaux de la capitale, et jugeant à la splendeur de ce monument, construit à l’européenne, qu’ils se trouvaient en face du plus sacré des temples, se jetaient à genoux dans la poussière et récitaient dévotement leurs prières. La seconde image mettait en scène un paysan plus familiarisé, quoique insuffisamment encore, avec la physionomie des édifices publics. Les water-closets de Tokio ayant la forme de petits pavillons, il pénétrait ingénument dans la guérite inoccupée d’un factionnaire et se disposait à en user sans façon quand deux soldats de Sa Majesté le Mikado l’empêchaient heureusement à temps.
Mais la ville qui pique le plus leur curiosité est Yokohama. Là vivent les hommes à barbe rouge dont l’arrivée donna lieu à tant de versions fabuleuses qui seraient à présent un anachronisme pour les habitans des ports ouverts, mais qui trouvent encore un peu de créance dans les campagnes reculées. C’est la place où s’élaborent certaines œuvres extraordinaires dont les étrangers étaient seuls à posséder le magique secret quelques années auparavant. C’est de là que partit le premier chemin de fer construit au Japon. Ils viennent et sont sans doute un peu déçus dans leur attente de merveilleux. Ce qui les étonne le plus, c’est l’apparence de prospérité de cette société dont tous les membres sont des messieurs : « Chez vous, demandent-ils, y a-t-il aussi des paysans qui travaillent aux champs ? »
Le lendemain, départ au point du jour. De cette façon nous pourrons être rentrés à Yokohama vers dix heures, par un train du soir. Nous prendrons, dans l’après-midi, le chemin de fer à la même station de Takasaki où nous l’avons quitté pour venir. Le retour aura donc été effectué de quelques heures plus rapidement que l’aller. C’est qu’à partir de Sawatari la route devient bien meilleure, et dans la seconde moitié du trajet, elle est tout à fait commode. Mais la beauté des sites est en raison inverse de la facilité de la marche. Les hautes falaises boisées que l’on côtoie et la rivière tourmentée que l’on domine pour descendre insensiblement vers la plaine, font de cette partie du voyage une promenade pleine de charme. Quand la nature est belle à ce point, elle devient Y aima parens par excellence. On se prend à l’aimer comme une personne. Son action toujours présente transforme les souffrances morales en souvenirs mélancoliques exempts d’amertume ; sa séduction, qui ne trompe pas, pénètre doucement et irrésistiblement, et se fortifie comme tous les sentimens vrais. Ce n’est que forcé qu’on se dérobe à sa bienfaisante influence, comme on s’arrache, dans les contraintes de la vie, à certaines affections, sachant la valeur de ce que l’on perd.
Nous avons choisi le jin-riki-sya pour retourner à Takasaki, et un peu avant de quitter Sawatari, il s’est même élevé entre les traîneurs et nous une petite discussion basée sur l’opposition d’intérêts résultant de notre qualité de payeurs vis-à-vis de leur condition de salariés. Au moment de partir, nos hommes nous déclarent qu’étant très lourds comme tous les étrangers, nous devons payer double. Nous rions d’abord à ce que nous croyons être une plaisanterie. Mais voyant que leur prétention est sérieuse, après avoir argumenté sans résultat, nous déclarons que, forts de notre bon droit, nous allons en appeler sur-le-champ à l’impartialité du ko-tyo, c’est-à-dire de M. le maire. Cette menace a plus de succès que le raisonnement, et ce léger nuage dissipé, nous n’avons qu’à nous louer du service de nos traîneurs.
Ce n’est qu’aux environs de Takasaki que la campagne commence à se montrer peuplée. Les étrangers ont souvent ainsi l’occasion de remarquer combien la montagne, qui recouvre la plus grande partie du Japon, est peu habitée ; chose d’ailleurs très naturelle et qui n’est pas à être mentionnée pour l’existence du fait. Mais la conséquence de cette observation est qu’en comparant le chiffre de la superficie de l’empire à celui de sa population, on a peine à croire que les statistiques officielles, en ce qui concerne le recensement, soient exactes. L’aire totale du Japon est de 380,000 kilomètres carrés ; le nombre de ses habitans, d’après les documens publiés il y a quelques années, dépasserait 36 millions. Sur les 380,000 kilomètres carrés, si on défalque 94,000 kilomètres constituant l’apport de la grande île Yéso et des Kouriles, dont la population est relativement insignifiante (en tout, moins de 200,000 habitans), il reste un chiffre de 286,000 kilomètres, représentant un peu plus de la moitié de la France. Le Japon proprement dit serait donc en moyenne près de deux fois plus peuplé que notre pays. Cette proportion peut s’admettre pour une partie de la côte et pour certaines régions centrales, mais elle paraît être inverse sur de vastes espaces. Ajoutons que les villes de 200,000 âmes et au-dessus sont moins nombreuses et comparativement moins importantes au Japon qu’en France. On sait que Tokio ne compte pas même 1 million d’habitans.
Quoi qu’il en soit, les Japonais sont industrieux, ouverts, gais et sympathiques. La plupart des étrangers qui ont vécu au milieu de ce peuple l’ont jugé favorablement et ont pris congé de lui en lui souhaitant bonne chance. C’est par le même vœu que s’achève cette relation.
Louis BASTIDE.