Une ville flottante/XX

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Hetzel (p. 60-62).


XX


Corsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C’était Ellen, la fiancée de Fabian, la femme de Harry Drake. La fatalité les avait réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l’avait pas reconnue, bien qu’il se fût écrié : « Elle ! elle ! » Et comment aurait-il pu la reconnaître ? Mais il ne s’était pas trompé en disant : « Une folle ! » Ellen était folle, et sans doute, la douleur, le désespoir, son amour tué dans son cœur, le contact de l’homme indigne qui l’avait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la honte avaient brisé son âme ! Voilà ce dont je parlais le lendemain matin avec Corsican. Nous n’avions d’ailleurs aucun doute sur l’identité de cette jeune femme. C’était Ellen que Harry Drake entraînait avec lui vers ce continent américain, et qu’il associait encore à sa vie d’aventures. Le regard du capitaine s’allumait d’un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je sentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, le maître ? Rien. Mais le point le plus important, c’était d’empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la catastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jour, ni dans les salons, ni sur le pont du navire. La nuit seulement, trompant son geôlier sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demander à la brise un apaisement passager ! Dans quatre jours, au plus tard, le Great-Eastern aurait atteint les passes de New-York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pas notre surveillance, et que Fabian ne serait pas instruit de la présence d’Ellen pendant cette traversée de l’Atlantique ! Mais nous comptions sans les événements.

La direction du steam-ship avait été un peu modifiée pendant la nuit. Trois fois, le navire, trouvant l’eau à vingt-sept degrés Fahrenheit, c’est-à-dire de trois à quatre degrés centigrades au-dessous de zéro, était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier ; l’atmosphère était blanche ; tout le nord s’éclairait d’une intense réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant des ice-bergs. Une brise piquante traversait l’air, et vers dix heures, une petite neige très-fine vint subitement poudrer à blanc le steam-ship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets, bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur les vergues du navire.

À dix heures et demie, le brouillard s’étant levé, un steamer à hélice parut à l’horizon sur tribord. L’extrémité blanche de sa cheminée indiquait qu’il appartenait à la compagnie Inman, faisant le transport des émigrants de Liverpool sur New-York. Ce bâtiment nous envoya son numéro. C’était le City of Limerik, de quinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six chevaux de force. Il avait quitté New-York samedi, et, par conséquent, il se trouvait en retard.

Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre jours. C’était ce qu’on appelle la « poule du pilote ». Lorsqu’un navire arrive sur les atterrages, personne n’ignore qu’un pilote monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize quarts d’heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met un enjeu d’un dollar, et le sort lui attribue l’une de ces demi-heures ou l’un de ces quarts d’heure. Le gagnant des quarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart d’heure duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux ; ce sont des courses de quarts d’heure.

Ce fut un Canadien, l’honorable Mac Alpine, qui prit la direction de l’affaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seize parieurs, parmi lesquels quelques parieuses, et non les moins âpres au jeu. Je suivis le courant et j’engageai mon dollar. Le sort me désigna le soixante-quatrième quart d’heure. C’était un mauvais numéro dont je n’avais aucune chance de me défaire avec profit. En effet, ces divisions du temps sont comptées d’un midi au midi suivant. Il y a donc des quarts d’heure de jour et des quarts d’heure de nuit. Ces derniers n’ont aucune valeur aléatoire, car il est rare que les navires s’aventurent sur les atterrages au milieu de l’obscurité et, par conséquent, les chances de recevoir un pilote à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolai aisément.

En redescendant au salon, je vis qu’une lecture avait été affichée pour le soir. Le missionnaire de l’Utah annonçait une conférence sur le mormonisme. Bonne occasion de s’initier aux mystères de la Cité des Saints. D’ailleurs, cet Elder, Mr Hatch, devait être un orateur, et un orateur convaincu. L’exécution ne pouvait donc manquer d’être digne de l’œuvre. Les passagers accueillirent favorablement l’annonce de cette conférence.

Le point affiché avait donné les chiffres suivants :

Lat. 42° 32′ N.
Long. 51° 59′ W.
Course : 254 miles.

Vers trois heures de l’après-midi, les timoniers signalèrent l’approche d’un grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifia légèrement sa route afin de se rapprocher du Great-Eastern, dans l’intention de lui donner son numéro. De son côté, le capitaine laissa porter un peu, et bientôt le steamer lui envoya son nom. C’était l’Atlanta, un de ces grands bâtiments qui font le service de Londres à New York en touchant à Brest. Il nous salua au passage, et nous lui rendîmes son salut. Peu de temps après, comme il courait à contre-bord, il avait disparu.

En ce moment, Dean Pitferge m’apprit, non sans déplaisir, que la conférence de Mr Hatch était interdite. Les puritaines du bord n’avaient pas permis à leurs maris de s’initier aux mystères du mormonisme !