Une visite à l’État indépendant du Congo
Il y a vingt-cinq ans, à la suite d’explorations hardies tentées dans l’Afrique équatoriale, l’attention du monde fut attirée sur ces contrées jusqu’alors inconnues. Le roi Léopold II, préoccupé depuis longtemps de la nécessité pour la Belgique d’étendre son activité vers des débouchés coloniaux, sut, l’un des premiers, juger toute l’importance du mouvement qui se préparait.
Un jour, en 1876, il mandait dans son cabinet de Laeken le baron Lambermont, l’un des hommes d’État belges qui ont le mieux contribué au développement politique du pays, et lui parlant de ce qu’avaient fait Livingstone, Stanley, Cameron, Schweinfurth, le souverain développa au ministre son intention de pousser les Belges, eux aussi, à tenter là-bas de grandes choses. Il s’agissait de les lancer, au nom de la civilisation, vers ces contrées dont l’état de barbarie déshonore notre siècle, et l’heure semblait venue de mettre en action les élémens d’un effort commun. De ce jour date l’histoire de l’État indépendant du Congo.
Quelques mois plus tard, une conférence géographique internationale était invitée à se réunir au palais de Bruxelles ; le Roi en acceptait la présidence, et des premiers travaux naissait l’Association internationale africaine dont les comités nationaux, notamment ceux de Belgique, d’Allemagne et de France, se signalèrent dans la suite par d’importantes explorations. Tous avaient pris comme base d’opération la côte orientale d’Afrique, quand tout à coup, en novembre 1877, on apprit que Stanley, parti de Zanzibar, venait de traverser le continent de l’Est à l’Ouest. Il avait relevé le cours du Congo navigable s’étendant sur un immense espace depuis les régions voisines du Tanganika jusqu’au rebord des montagnes qui, parallèlement à la rive de l’Atlantique, précipitent en cataractes cette masse d’eau vers la mer. Pressentant toute l’importance de cette découverte, le roi des Belges envoya au-devant de Stanley, qui débarquait en Europe, un mandataire chargé de brillantes propositions, s’il voulait accepter ses plans. Il s’agissait de recommencer à rebours son exploration de l’Afrique, c’est-à-dire de remonter le cours du Congo, de prendre possession de ses rives en y installant des stations, d’étudier les moyens de vaincre l’obstacle des rapides et de porter sur la partie supérieure du fleuve des bateaux à vapeur qui en permettraient l’utilisation. L’offre royale fut acceptée et, en septembre 1879, Stanley commençait l’escalade de ce qu’on appelle la région des Chutes. Deux ans plus tard, les premiers steamers portés pièce à pièce sur la tête des noirs flottaient dans les eaux du Pool. Sur la rive droite, venu du Gabon par le bassin de l’Ogooué, Brazza l’avait devancé. Dans un bel effort, facilité par l’absence de tout bagage encombrant, il avait gagné le fleuve convoité et planté le drapeau français sur l’emplacement actuel de Brazzaville.
Il a été raconté ici même[1] comment, à la suite de ces grands faits, le Comité belge de l’Association internationale africaine prit le nom d’Association internationale du Congo ; comment le droit de souveraineté lui fut successivement reconnu par toutes les puissances ; et comment l’existence d’un État indépendant, se substituant à l’Association africaine, fut sanctionnée en 1885 par la Conférence de Berlin. La même année, le roi Léopold II recevait du Parlement belge l’autorisation constitutionnelle de réunir sur sa tête, dans une union exclusivement personnelle, la souveraineté de l’État indépendant du Congo et celle de la Belgique.
Depuis lors, le nouvel État, au milieu des travaux d’exploration les plus étendus, des difficultés diplomatiques les plus délicates, des efforts les plus héroïques, s’est installé dans le bassin du Congo. Guidé par l’esprit politique du souverain, secondé par le dévouement d’hommes intrépides sortis des rangs de l’armée belge, il s’est implanté dans ces régions sauvages, il a mis fin à la traite des esclaves, il s’est créé des ressources qui lui permettent aujourd’hui de subsister par ses propres moyens.
Indifférent d’abord, le grand public cosmopolite prit seulement intérêt à ces événemens vers 1898, lors de l’inauguration du chemin de fer qui supprime l’obstacle des rapides et relie commercialement les deux parties du fleuve, barré, si près de son embouchure, par 300 kilomètres de cataractes.
Très modeste ouvrier de l’œuvre politique de Sa Majesté, j’avais déjà touché aux affaires du Congo et rempli des missions se rapportant à ses intérêts. Mais je ne connaissais pas le pays et j’avais un vif désir de voir cette terre africaine qui intéresse au plus haut point les Belges, puisque, sur la volonté exprimée par le Roi dans un testament daté de 1890, il nous en fait don, si nous voulons accepter le legs royal. L’occasion s’offrait à moi de visiter rapidement la colonie offerte à la Belgique, et, le 1er janvier dernier, je m’embarquais à Anvers pour descendre trois semaines plus tard à Banana, station de l’Etat sur la rive droite de l’embouchure du Congo.
Banana est une étroite langue de terre entre la mer et le fleuve ; elle est couverte de cocotiers épanouis et de blanches factoreries. A peine dans le port, on y subit cette sensation d’étuve si particulière aux latitudes équatoriales, où la chaleur accablante ne varie guère, ni le jour, ni la nuit. Une autre impression me saisit dès l’abord, c’est la bonne tenue du personnel blanc et l’allure militaire de la troupe indigène. Officiers et fonctionnaires, dans leurs uniformes ou leur petite tenue de toile blanche, coiffés du casque colonial, donnent l’impression du respect de soi-même et de la discipline ; le voyageur fait cette réflexion : il y a de l’ordre ici.
Le Gouverneur général avait envoyé à ma rencontre une chaloupe à vapeur de l’Etat pour m’amènera Borna. J’eus ainsi l’occasion de remonter le fleuve en longeant de très près la rive. C’était un véritable enchantement de frôler cette luxuriante végétation que décoraient des palétuviers aux racines aériennes, des palmiers élaïs aux têtes empanachées, des arbustes variés aux feuilles énormes et rutilantes de sève. Çà et là, au détour du fleuve, qui, majestueux, s’étend sur une largeur de plusieurs kilomètres, apparaît quelque factorerie, dont les bâtimens s’étalent en couleurs très claires au bord de l’eau. Des groupes d’îles verdoyantes dépistent l’orientation des rives, on se croirait dans un lac ; sur les bancs de sable, au loin, on aperçoit d’énormes crocodiles ou des pélicans, des ibis, des aigrettes, que le bruit de notre machine met en fuite. Pour me montrer un des plus jolis aspects de la navigation sur le fleuve, notre bateau quitte, à moitié route, la grande eau et s’engage dans ce qu’on appelle les criques, sortes de canaux latéraux formés par une incroyable quantité d’îles. L’aspect en est vraiment des plus rians. Parfois, quelques indigènes apparaissent sous le feuillage, tirant à eux une pirogue, ou groupés au repos, près de leurs pauvres huttes.
Nous longeons maintenant l’île de Mateba, où 14 000 hectares de pâturages ont permis de constituer un troupeau de 4 ou 5000 bœufs, qui assurent le ravitaillement des stations du bas Congo ; voici, à notre droite, la « Roche Fétiche » sur la rive portugaise, une maisonnette au toit rouge qui abrite un canon : elle fait pendant au fort congolais de Shinkakasa, dont les coupoles blindées rasent le sol. Un peu plus loin, c’est Boma qui se présente, étageant sur une colline allongée ses installations nombreuses de la rive, et, au-dessus, la résidence du gouverneur, l’église, le Palais de Justice appuyés sur des bouquets de verdure, d’où émergent quelques baobabs géans. Nous accostons au débarcadère, d’où un tramway à vapeur nous mène au Gouvernement, gardé par deux factionnaires noirs. M. Wangermée, qui remplit en ce moment les fonctions de Gouverneur général, veut bien m’y offrir l’hospitalité ; et, tout en commentant les nouvelles d’Europe, je ne puis me lasser d’admirer, de la véranda où nous nous trouvons, le magnifique panorama qui s’étale sous mes yeux. Boma est à nos pieds, ville naissante, primitive encore, mais déroulant déjà des voies larges, drainées et nivelées, dessinant des squares ornés d’arbres aux cimes fleuries d’un rouge éclatant ; plus loin s’étend le fleuve coupé par une grande île, en partie boisée. La rive opposée est à cinq kilomètres et paraît cependant toute proche, tant la transparence de l’air est grande.
Le soir, dîner officiel avec les chefs de service. Je prends grand intérêt à écouter leur conversation, qui est vite revenue aux choses d’Afrique, et j’entends soutenir des théories qui éclairent de lueurs nouvelles pour moi les données banalement courantes sur les indigènes. Le bonheur des noirs, m’assure un commandant, est bien supérieur à celui des blancs, car chez eux le travail ne dépasse jamais la « normale. » N’ayant pas de besoins, ne souffrant ni du froid ni du chaud, ni de la faim ni de la soif, ils vivent heureux ; les esclaves eux-mêmes, qui sont ici d’institution familiale, se voient traités de telle façon qu’ils ne peuvent regretter leur liberté. Quelle différence y a-t-il d’ailleurs entre eux et leurs maîtres ? leurs satisfactions et leurs plaisirs sont les mêmes ; ils travaillent, il est vrai, mais si peu ! Et voilà qu’on me fait l’éloge des noirs en vantant leurs sentimens charitables, car ils sont toujours prêts à partager avec les leurs, c’est-à-dire ceux du même village. Mais, quand il s’agit d’un étranger, qu’il soit blanc ou noir, on ne lui doit rien et sa vie n’a aucune valeur. Certes, beaucoup de tribus sont encore anthropophages, me dit un agent qui faillit passer entre leurs redoutables mâchoires, mais, s’ils mangent quelqu’un, c’est pour lui faire honneur : on ne mange que les bons combattans, ceux dont on espère s’assimiler les vertus guerrières. Cette atroce coutume fait incontestablement encore bien des victimes parmi les nègres, mais il faut avouer que, somme toute, les blancs ont été très peu mangés : à peine une douzaine depuis vingt-cinq ans, disent les gens documentés. Faites en tous cas une large part, conclut-on, aux exagérations dont les voyageurs qui reviennent du Congo aiment à pimenter leurs récits en Europe !
Je passai quelques jours dans la « capitale » pour visiter les différens services administratifs. Guidé par le Gouverneur général, j’avais ainsi la bonne fortune de retrouver, au travers de son esprit large et éclairé, comme un reflet des vues du souverain. Fonder un État modèle, tel est le noble but que le roi, dans une lettre récente, donnait à ses agens du Congo et j’ai pu, quant à moi, constater que cette volonté est en bonne voie de se faire obéir. Nous commençons à parcourir la ville. Une de nos premières visites s’adresse à un voisin, le curé de Boma. Son église tout en fer ne dépasse guère les proportions d’une chapelle de village. Le curé appartient aux Pères de Scheut, congrégation spécialement destinée en Belgique à former des missionnaires pour la Chine et le Congo. Ces braves prêtres, avec leur chapeau de feutre aux larges bords et leur soutane gris clair, n’ont rien de l’aspect endeuillé de notre clergé d’Europe : leur tâche est aussi très différente. À Boma, centre civilisé, ils assouplissent les noirs déjà dégrossis en les catéchisant, et j’assiste à la leçon où, groupés autour du maître, ils répètent machinalement, en langue fiote, les principes du catéchisme. Il faut d’abord qu’ils sachent par cœur ces choses qu’ils ne comprennent pas ; on cherche ensuite à les leur expliquer. Saisissent-ils alors ? Il est permis d’en douter sur bien des points, car enfin, les mots eux-mêmes n’existent pas dans leur langue pour exprimer nos idées abstraites. Cependant je ne pus qu’être satisfait de la réponse d’un petit boy interrogé devant moi sur le but de Jésus-Christ en venant sur la terre. « Lui être venu, répondit l’enfant, pour les boys ne plus faire de « palabres entre eux. » Or « palabrer, » c’est disputer et l’on ne pouvait mieux interpréter le Pax hominibus bonæ voluntatis !
Les missions jouent un rôle important dans l’Etat, qui se montre très large à leur égard. A plusieurs ordres religieux, — pères de Scheut, pères blancs, trappistes, prémontrés, pères du Sacré-Cœur, rédemptoristes et jésuites, — l’Etat a dévolu certaines régions où ils font œuvre d’aumôniers auprès des blancs, et de missionnaires auprès des noirs. Ils catéchisent ceux-ci et les forment d’après des systèmes assez différens les uns des autres, car, s’ils sont d’accord sur les principes, ils ne le sont pas toujours sur leur application. Quand, par exemple, faut-il admettre au baptême le noir qui le demande, mais dont l’instruction religieuse se brouille en toute occasion avec des instincts primitifs et sauvages ? Quand faut-il marier ces hommes et ces femmes qui n’avaient aucune idée de l’importance du mariage, ni de l’égalité morale de la femme, dont le prix sur les marchés était jusqu’à ce jour la seule valeur et la seule vertu ? Ces problèmes sont loin d’être résolus, et chaque congrégation présente un champ d’expériences dont il n’y a pas lieu encore d’apprécier les fruits. Comme les enfans pris très jeunes offrent les meilleures garanties, c’est à eux que s’adresse la sollicitude de l’Etat en confiant aux missionnaires ceux dont il dispose. Orphelins ramassés au hasard des combats contre les Arabes, ou enlevés aux trafiquans d’esclaves, ou recueillis dans les villages abandonnés à la suite de guerres, ils sont envoyés dans la colonie scolaire installée près de Boma sous la surveillance des pères de Scheut. Je n’ai pas manqué d’aller visiter ces 400 enfans dont on fera plus tard soit des soldats, soit des ouvriers. Ils portent l’uniforme et je les vis manœuvrer sous la direction d’un sous-officier blanc, maniant avec crânerie leur petit mousqueton, faisant l’exercice, puis défilant devant nous, musique en tête, aux sons de la Brabançonne. Ils apprennent également les principaux métiers de bâtisseur, de menuisier, de forgeron et deviendront pour l’État, dans leur spécialité d’artisans, des recrues aussi précieuses que leurs camarades destinés à former les cadres de la troupe indigène. Les jeunes hommes sortis de là constituent déjà une classe supérieure à leurs frères de la brousse ; on s’occupe alors de les marier, autant que possible à des jeunes filles élevées chez les sœurs et, s’ils restent à Boma, de les établir dans ce qu’on appelle le village chrétien, où les cases offrent au point de vue du confort un sensible progrès sur les cases indigènes. Aux sœurs franciscaines incombe la charge d’élever les petites négresses et de desservir l’hôpital de la Croix Rouge. Leur couvent, avec les pavillons-infirmeries, la maison du docteur, la pharmacie, constitue l’établissement le mieux aménagé que j’aie vu au Congo. Une inscription rappelle sur chaque pavillon le don d’une ville ou d’une province de la Belgique. Les malades y sont traités dans les meilleures conditions ; ils y trouvent comme un avant-goût du chez eux, ces pauvres gens, anémiés par la fièvre, la dyssenterie ou la foudroyante hématurie. Beaucoup d’entre eux sont arrivés du Haut Congo après d’interminables semaines de voyage à pied, en hamac, en pirogue, sous le soleil qui tue. Et, aux bonnes heures de la convalescence, on les entend se raconter les détails émouvans de leur vie passée là-bas, si dure parfois, si pleine de privations, mais qu’ils aiment pourtant. Comme on retrouve bien vite, même chez les nôtres, gens d’une nation pacifique par destination, l’instinct d’aventures, la joie de batailler ! Ils me disaient leurs durs combats jusque sur les bords du Nil, les émotions des embuscades, la patiente ténacité dont il fallait s’armer pour subir, souvent pendant des mois, la faim, l’isolement, en grelottant la fièvre que cette terre vierge et si hostile distribue sans merci à qui la fouille.
Nous voici au Palais de Justice, vaste maison établie, comme presque toutes les bâtisses de Boma, sur des pilotis en fer qui les isolent quelque peu des invasions de fourmis, grandes mangeuses de dossiers, et des serpens, hôtes incommodes. Justement, il y avait séance du tribunal ; l’affaire était banale, car il s’agissait d’un blanc qui avait enfreint les règlemens de police du port. Mais pour moi, nouvel arrivé, il m’intéressait de constater le fonctionnement, comme d’une chose très habituelle, de ce rouage compliqué de la Justice. Quel contraste de trouver ce juge, ce substitut, ce greffier, en robe avec le cadre coutumier de nos salles d’audience, le buste du Roi, les gendarmes, noirs il est vrai et la calotte rouge couronnant leurs larges faces raidies par la discipline, là où, il y a trente ans, trafiquaient de rares Européens isolés de tout contrôle et parfois sans scrupules !
Boma est le siège de la Cour d’appel pour toutes les sentences du tribunal de première instance et des tribunaux territoriaux. Au président de la Cour, assisté de deux suppléans officiers, revient également l’appel des décisions des conseils de guerre. Cette juridiction a déjà fait ses preuves dans deux ou trois affaires retentissantes, comme la pendaison du commerçant anglais Stokes et les fausses accusations de cruauté imputées au commandant Fiévez : personne n’a songé sérieusement à en suspecter la valeur. Jusque dans les districts les plus éloignés sont établis maintenant des tribunaux territoriaux avec juge et greffier. Quoique le personnel de la magistrature soit restreint et ses arrêts lents à venir, du moins sont-ils rendus selon les formes, et nous sommes loin du temps où l’exercice de la justice manquait un peu de surveillance : d’après une histoire que l’on raconte volontiers au Congo, un jour, dans un district lointain, le juge commissionné et son greffier improvisé, l’accusé et son défenseur, trop ardens dans la recherche de la vérité, avaient tous quatre escaladé la barre et s’étaient livrés à un pugilat général. Les choses sont maintenant mieux ordonnées, mais que de points d’interrogation se posent encore !
De jeunes magistrats, nouveaux débarqués d’Europe, peuvent-ils, sans tâtonnemens, adapter avec équité les coutumes locales aux exigences du code et, comme l’indique un jugement récent, « interpréter justement la loi, dans ce pays à peine sorti de la barbarie, avec moins de rigueur que dans un pays comme la Belgique, arrivé au plus haut degré de la civilisation ? » Et cependant, devant appliquer à tous un même code, il faut bien se garder, aux yeux des noirs, d’avoir deux poids et deux mesures ; ils s’en apercevraient jalousement, ayant saisi très vite le rôle protecteur de la justice à leur égard. Ils ont compris qu’elle est une force au-dessus de la force et ils s’accrochent de tout leur instinct à cette justice dont l’application leur a tant manqué. Aussi ne se font-ils pas faute, dès qu’apparaît l’autorité, de porter plainte contre le blanc qui les aura seulement giflés ou bousculés dans un moment de mauvaise humeur. J’en eus la preuve un jour que, visitant avec le Gouverneur général un chantier de constructions, je vis tout à coup un noir s’approcher de moi, exécuter le salut militaire, puis un demi-tour à droite et, enlevant prestement son pagne, se baisser pour me montrer au bas du dos une légère éraflure causée par l’application violente d’un soulier européen sur sa peau d’ébène. Ayant compris cette démonstration muette et énergique, j’amenai le plaignant au Gouverneur. Légalement, la violence du blanc devait être punie ; je me demandais cependant si l’indigène en général, très digne de protection dans sa vie et ses biens, doit être tout à fait traité comme le blanc dans les infractions de la vie journalière. La question se pose d’autant plus aisément que le Gouvernement exige une application sévère de la loi dans tous les cas de sévices graves contre les noirs. Une commission pour la protection des indigènes, choisie parmi les membres d’associations philanthropiques et religieuses, signale à l’autorité locale les actes de violence dont les naturels seraient victimes, et le Roi Souverain a donné l’ordre de ne plus même lui transmettre les demandes en grâce, quand il s’agit de cette espèce de condamnations.
Les questions d’état-civil sont bien plus vagues encore que celles de justice. Je lis, dans les publications de mariage affichées au Palais de Justice, les noms bizarres des conjoints auxquels il faut se contenter d’attribuer un âge de visu. L’autorité favorise les mariages, et les soldats surtout se prêtent volontiers à cette formalité. Ils sont ainsi assurés d’emmener partout où on les envoie la femme de leur choix sans devoir se mettre en peine de s’en procurer une ; mais, une fois mariés, beaucoup se figurent que ce papier qui les lie sera aussi facilement rendu pour les délier ; cependant, si le divorce existe en principe, il n’y a vraiment pas moyen de recommencer à tout propos des procédures sans fin. Les conjoints sont tenus de déclarer naissances et décès à l’état civil : c’est un début de registres, mais qu’est-ce que cela représente encore sur cette population dont on ignore même à quelle dizaine de millions elle s’élève ?
Nous visitons la prison, maison en fer, partagée en cellules et en chambres communes. Tous les blancs qui ont des pénalités graves à purger y sont amenés des districts même éloignés ; les cellules sont convenables, et on n’en pourrait même critiquer que le confort, comparé au logement de beaucoup d’agens de l’Etat. Il a même fallu réagir naguère contre une tendance qui, d’une détention pénale, eût risqué de faire une espèce de villégiature. Les noirs ont, dans la prison, une chambre commune ; elle m’a paru propre et suffisamment aérée. Sauf ceux qui sont arrêtés préventivement, on les emploie aux corvées du dehors. Ils portent alors la chaîne au cou et sont « amarrés » deux par deux. Mais cette chaîne est une vraie fiction, tant elle m’a paru légère. Elle représente un châtiment moral plutôt que corporel, car il paraît que le noir amarré se sent vaincu par la destinée et n’essaye plus de fuir. Quand cette mésaventure de la chaîne arrive à quelque chef de village, homme important, il se dépouille de ses insignes, bonnet, boucles d’oreille, bracelets des bras et des jambes, pagnes multicolores. C’est une manière, m’assure-t-on, de reconnaître la fatalité qui le frappe et de renoncer, pour ainsi dire, à sa personnalité.
Sujet à une loi commune de l’humanité, le nègre subit l’influence du costume dont il est revêtu et son état moral s’abaisse ou s’élève selon le degré de prestige qu’il attribue à ses insignes. Les soldats de l’État en sont la preuve et il est étonnant de voir le parti qu’en peu de mois de service militaire, on peut tirer de ces sauvages. Le Gouverneur général me fit assister à plusieurs revues des troupes de la « force publique, » dénomination modeste d’un organisme très sérieux, qu’on peut appeler sans emphase l’armée congolaise. C’est assurément l’outil le plus précieux dont le Gouvernement dispose. L’uniforme, très simple, s’adapte aux besoins de ces soldats : fez rouge, blouse bleue à paremens, ceinture rouge à la zouave, pantalon de même couleur que la veste, laissant à nu les mollets et les pieds. L’homme conserve, sous ce costume léger, toute sa souplesse ; habitué à marcher nu-pieds, il se trouvée l’aise sous l’uniforme, aussi un défilé de troupes a-t-il quelque chose d’ondoyant et de souple que nous ne connaissons guère dans nos armées du Nord. Ces hommes, échantillons humains de tous les districts de l’Etat, sont choisis parmi les plus robustes et l’entraînement auquel ils se trouvent soumis, la nourriture qu’ils reçoivent, en font des modèles remarquables au point de vue plastique. Ils ont tous un aspect singulièrement sauvage avec leurs tatouages qui, aux uns, forment une véritable crête sur la ligne du nez au front, aux autres ponctuent tout le visage d’un dessin uniforme en lignes courbes, à d’autres allongent les oreilles en laissant tout le centre à jour. Le principe est de mêler le plus possible les races afin de dépayser les hommes et d’éviter ainsi les tentatives d’insubordination bien moins à craindre quand le soldat se sent hors de chez lui. Il y a des races plus ou moins guerrières, mais, en général, les Congolais sont soldats dans l’âme, leurs armes sont maniées et entretenues avec amour. Le Gouverneur s’efforce en ce moment de perfectionner leur instruction pratique, jugeant avec raison que la précision dans les mouvemens permet aux officiers qui les commandent d’avoir leurs hommes mieux dans la main. Il en résulte que, dans les exercices à feu, par exemple, le soldat s’emballe moins et ne brûle pas éperdument ses cartouches, ou bien encore, dans les marches en pays suspect, on le tient davantage sur ses gardes contre les embuscades. Enfin, plus on les disciplinera, mieux aussi on pourra les lancer et surtout les maintenir à l’heure où la victoire fait renaître en eux des instincts très sauvages. Une compagnie ne compte guère qu’un ou deux blancs, officier et sous-officier, mais il y a d’excellens gradés noirs connaissant leur théorie, commandant et manœuvrant comme de vieux grognards. Quatre camps d’instruction sont échelonnés sur le territoire de l’Etat. Les soldats n’y sont pas précisément casernes, mais réunis dans des agglomérations de cases où ils vivent avec leurs femmes. Très pittoresques d’ailleurs, ces sortes de villages où l’on rencontre des types féminins de toutes les races de l’Afrique, quelques-unes grandes et de belle allure, la plupart d’une beauté de formes très provocante dans le pagne gracieusement enroulé sur le buste et sur les reins, les épaules nues presque toujours sculpturalement belles, la taille cambrée avec cette grâce ondoyante qu’aucun vêtement ne comprime. Etre la femme d’un soldat constitue une situation sociale, et l’État se préoccupe de ce que ses troupes soient munies d’épouses tout comme il prévoit le manioc pour leur alimentation. Il n’a pas d’ailleurs été possible, jusqu’à présent, dans les stations de l’Etat, de n’admettre que les seules femmes légitimes, et les irrégulières, comme les appellent les circulaires administratives, y sont tolérées. Les femmes légitimes qui consentent à s’occuper des cultures reçoivent par mois un petit salaire, plus la ration de vivres, et leurs enfans âgés de plus de deux ans ont droit à une demi-part. Les autres femmes ne participent pas à ces avantages ; toutefois beaucoup d’entre elles sont payées comme ouvrières à gages dans les plantations de l’État ; parmi elles se recrutent les « légitimes, » mais ces dames ont un tel esprit d’indépendance que souvent elles préfèrent rester libres de leurs choix et de leurs caprices. Quoi qu’il en soit, de cette sollicitude administrative résulte une augmentation de natalité dans les contrôles de l’armée et les officiers mettent de l’amour-propre à voir leurs effectifs s’augmenter promptement. Ils se plaignent bien un peu d’être trop désarmés vis-à-vis du personnel féminin et ils pestent contre ces indisciplinées qui, sentant leur impunité, leur font bien des misères. Il est difficile assurément d’armer les chefs du droit d’infliger 25 ou 30 coups de chicote à ces dames, comme ils peuvent impunément le faire à leurs maris, mais il est excessif aussi de devoir subir les vexations de ces diablesses, quand elles se sont mis dans la tête d’« embêter le commandant. » J’ai assisté un jour, sur le quai de Boma, à l’arrivée d’un peloton de soldats envoyés du district de l’Equateur ; et c’était un gentil spectacle de voir, au débarquer, les militaires s’aligner consciencieusement pour prendre le chemin du camp, tandis qu’à distance un groupe de femmes rieuses et, ma foi, fort jolies, bavardaient entre elles en attendant que le son du clairon leur permît d’emboîter le pas à leurs époux pour prendre, avec eux, leurs billets de logement.
L’effectif officiel de la force publique est aujourd’hui d’environ 16 000 hommes, fournis par un contingent annuel de 1 200 miliciens. Ce chiffre s’est élevé déjà à 25 000 hommes, et il serait aisé de le porter au double, voire au triple. Car la condition de combattant est fort prisée parmi ces tribus guerrières et l’on pourrait, acceptant des volontaires, en accroître presque indéfiniment le nombre. Le service des miliciens est de sept ans et de cinq années facultatives dans la réserve ; ils se recrutent par district et les chefs de village sont tenus, une fois pour toutes, de fournir chacun la quantité d’hommes déterminée. Non seulement guerriers, ces soldats sont encore cultivateurs ; dans chaque poste, instruction et travail marchent de front. Plantations, maisons, installations de tous genres sont le plus souvent l’œuvre de la troupe indigène dirigée par ses chefs blancs. Dans les petites stations disséminées sur tout le territoire, chaque soldat devient presque un agent de l’État, soit en surveillant, soit en portant un ordre parfois à plusieurs jours de marche, soit en recrutant des travailleurs ou en rappelant le tribut à payer, le ravitaillement à fournir. Ces missions isolées ne sont pas sans péril, mais le plus souvent le fait seul de porter l’uniforme et surtout le fusil de l’État inspire le respect et sert de passeport.
Les cadres des sous-officiers et des caporaux pour commander ces soldats indigènes sont insuffisans, car le recrutement des blancs, dans ces grades inférieurs, se fait assez difficilement. En effet, les Européens de quelque valeur passent très vite officiers et laissent derrière eux des places vides qu’occupent alors des noirs, bons soldats, mais d’une instruction trop rudimentaire. Quant aux officiers, il est impossible, après les avoir vus à l’œuvre, de ne pas admirer leur mérite. Un bon tiers, parmi eux, a été recruté dans différens pays d’Europe, au hasard d’engagemens qui ne sont pas toujours d’un contrôle facile. Presque tous sont irréprochables pourtant, et les Scandinaves se distinguent, d’une façon spéciale. Les deux autres tiers sont formés par des officiers de l’armée belge détachés pour quelques années, en vertu d’une fiction administrative, à l’Institut cartographique de Bruxelles. Malheureusement, sauf des appointemens assez brillans, ils ne trouvent pas pour l’avenir des avantages équivalens à leurs services, puisqu’ils doivent rentrer sans avancement dans l’armée belge. Il leur faut donc un robuste esprit d’aventures pour accepter de pareilles conditions. Et cependant, il s’est formé là une élite d’hommes tout à fait remarquables, non seulement dans les choses militaires, mais aussi dans les spécialités les plus variées. On en a fait des administrateurs, des planteurs, des bâtisseurs, que sais-je ? Ils se sont appliqués à tout, réussissant presque toujours, même quand il s’agissait de mourir héroïquement ; leurs noms s’échelonnent aujourd’hui en souvenirs glorieux de l’Atlantique aux rives du Nil, nombreux, plus nombreux qu’on ne le pense, puisque la dernière campagne contre les Arabes à elle seule a coûté la vie à plus de cinquante braves. C’est un honneur pour l’armée belge d’avoir fourni ce contingent glorieux, qui a remis en vue ses qualités d’endurance, de discipline et de valeur militaire.
Je n’avais que peu de semaines à passer au Congo ; il me fallut donc combiner mes excursions de façon à voir le pays sous ses principaux aspects : assimilation, colonisation et exploitation. Pour avoir une idée des régions aux grandes forêts et de leurs habitans primitifs encore, le Mayumbé s’offrait à moi, très proche de Borna. Cette province, si à portée cependant des premiers explorateurs, fut négligée dans les débuts de l’Etat ; il fallait pousser au plus loin d’abord pour assurer le mieux possible les positions sur les frontières orientales et détruire l’esclavage dans ses foyers les plus importans.
Il s’est trouvé un explorateur du Mayumbé, c’est M. Norbert Diderrich, jeune ingénieur qui compte à son actif plus de dix années d’Afrique. Plusieurs fois, il avait parcouru cette région dont la frontière est formée par le Congo français au Nord, et par le territoire portugais de Cabinda à l’Ouest. Frappé de la richesse du pays, de la splendide végétation qui le couvre en partie, des cours d’eau qui l’arrosent abondamment, il conçut le projet d’un chemin de fer à voie étroite qui drainerait les produits naturels de la contrée, l’huile de palme, les noix palmistes, les vivres indigènes, les bois de construction, et permettrait en échange l’installation de plantations de café, de cacao, de canne à sucre, de tabac et de caoutchouc. Le chemin de fer se construit en ce moment, 30 kilomètres sont déjà ouverts à la circulation ; il en faudra environ 150 pour atteindre à la frontière le Chiloango dont le cours flottable permet aux factoreries portugaises de la rive droite de communiquer avec la mer. M. Diderrich a la gracieuseté de m’accompagner ; notre but est d’atteindre, à une centaine de kilomètres vers l’intérieur, une plantation nouvellement créée sous le nom de « Urselia. » Installés à l’avant du train, nous filons à bonne allure dans les sinuosités de montagnes déboisées, couvertes de grandes herbes. Près de La-Luki, le point provisoirement terminus de la ligne, commence la forêt que la voie du chemin de fer traversera presque sans interruption ; et ce sera dans peu d’années un voyage bien intéressant de parcourir ainsi, par monts et par vaux, cette forêt vierge où les ingénieurs taillent une voie qui épouse les sinuosités de la montagne, traçant comme une large sente dans cette exubérante végétation. Nos porteurs sont accroupis, nous attendant devant la gare. Bientôt le chef de caravane a distribué sur la tête de chacun sa charge de 35 kilos ; ce sont les tentes, les conserves, les poulets vivans liés en chapelets entre deux feuilles de palmier, les ustensiles de cuisine, les lits de camp, voire des chèvres qu’un porteur envié de tous n’aura qu’à pousser devant lui. Deux mules nous sont destinées, luxe nouveau au Congo où l’importation des animaux de bât est toute récente.
Nous voilà partis en file indienne à travers la forêt ; à l’avant-garde marchent allègrement les soldats de l’escorte ; derrière nous, nos quarante porteurs, nos boys, le cuisinier, les aides, tout le menu fretin de vagues serviteurs qu’exige ce déplacement. La petite caravane serpente sous bois, dévalant dans les ruisseaux pour escalader ensuite la montagne ; nous traversons des clairières où l’herbe, la brousse comme on l’appelle, est, à cette époque de l’année, verte et drue, assez haute pour nous couvrir tout entiers. Le long de ces sentiers de caravane usés par le passage des piétons, les noirs aiment à placer la sépulture de leurs chefs. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer des tombes dont l’ornementation bizarre consiste en bibelots ramassés par le défunt au hasard de ses rapports avec les blancs : ce sont des dames-jeannes, des fusils de traite et surtout des vases de faïence ; ces pauvres richesses représentent pour ainsi dire l’inscription mortuaire destinée à rappeler l’importance du mort. J’ai même retrouvé là deux images d’Epinal dont l’une représentait un grenadier disant adieu à sa payse ; on y lisait encore ce bout de romance : « Beau grenadier, que ton départ m’afflige ! »
Dans le Bas-Congo, les cérémonies funèbres sont rarement sanglantes. Les villages se contentent d’honorer la mémoire de leurs chefs en tirant des coups de fusil et en ficelant leur dépouille mortelle dans une si grande quantité d’étoffes que le mort devient la bobine d’un immense ballot de cotonnades. On le traîne alors à travers la forêt jusqu’à sa dernière demeure. Dans le Haut-Congo, les choses se passent d’une façon moins inoffensive et il est bien vrai que souvent les femmes du chef sont sacrifiées pour lui servir d’escorte aux enfers. On les jette, — certains disent vivantes, — dans la tombe entr’ouverte, que l’on recouvre ensuite de terre. L’Etat a édicté les peines les plus sévères contre ces coutumes barbares, et les indigènes remplacent les sacrifices humains par des offrandes en nature ; ils enfouissent dans les tombes des milliers de mitakos, ces baguettes en fil de laiton qui servent encore de monnaie courante. Jamais, m’assure-t-on, cuvettes, fusils ou mitakos ne sont volés. La crainte superstitieuse des sépultures est, contre les noirs, la meilleure des sauvegardes ; aussi faut-il classer parmi les légendes de croquemitaine l’histoire des cimetières de blancs protégés, dans le Haut-Congo, par des sentinelles contre la voracité des cannibales.
La route que nous suivons nous offre de temps à autre de magnifiques paysages, car ces sentiers de caravane tracés par les indigènes, tantôt escaladent les crêtes des montagnes, tantôt redescendent dans les fonds marécageux où il faut se dépêtrer des lianes ou des grandes herbes. Des hauteurs non déboisées la vue s’étend sur une immense étendue de pays dépourvue de toute habitation ; les villages indigènes se cachent de préférence dans les forêts ou les plis de terrain, et ils se déplacent avec une singulière facilité, ces huttes faites de feuilles de palmier ou de bananier étant des plus sommaires à construire.
Nous traversons cependant quelques villages ; quand le chef se méfie, il y règne un silence absolu, tout paraît désert, personne ne bouge dans les cases. Si, au contraire, le chef a confiance, il vient à notre rencontre, apportant quelque cadeau, une poule ou du vin de palme. Alors, on s’arrête, et bientôt la population masculine nous entoure, tandis que les femmes curieuses, mais timides se risquent à enjamber l’espèce de trou-fenêtre qui sert d’accès à leurs habitations. Le costume de tout ce monde est des plus primitifs, mais ce peu a un rien d’élégance. De jeunes hommes portent un pagne drapé autour des reins, retenant un couteau passé dans la ceinture. Quant aux femmes, le très petit tablier qu’elles nouent sur le devant laisse à découvert la chute des reins qu’elles font valoir avec coquetterie ; leurs bras, leurs chevilles sont parés de bracelets en fil de laiton et d’anneaux énormes en métal. Les plus riches s’ornent les cuisses ou les épaules de colliers de verroteries. On voit les mamans porter leurs enfans à califourchon sur l’une ou l’autre de leurs hanches. Les poitrines, bon gré mal gré, sont aplaties selon le code de la beauté congolaise au moyen de ficelles ; il faut se donner de bonne heure, paraît-il, l’air très apprécié de matrones. Dans un grand village où nous avions été particulièrement bien reçus, le chef nous fit les honneurs de sa case, composée d’une sorte de véranda et d’une grande chambre. Celle-ci abritait nombre d’aiguières qu’il emmagasine pour ses funérailles, et plusieurs idoles en bois vermoulu représentant toutes le même guerrier lançant un javelot. C’était le fétiche de la tribu, découpage grossier avec des yeux en verroterie, le visage bizarrement peint en blanc et en rouge, les lèvres corrodées par un acide qui devait être du poison, le ventre orné d’un morceau de miroir et tout ponctué de clous enfoncés sans ordre.
Notre hôte était presque un fonctionnaire de l’Etat, car il portait au cou une grande médaille qui consacre officiellement son autorité et constitue l’embryon d’une chefferie indigène. Lui et ses pareils ont incontestablement un grand ascendant sur leurs gens ; est-ce parce qu’ils sont d’une autre race plus intelligente ou plus affinée ? Je suis porté à le croire, car presque tous se distinguent, soit par les traits plus réguliers du visage, soit par leur stature plus élevée ou par des membres plus vigoureux. Ils portent des boucles d’oreille, des bracelets qui bardent de cuivre leurs bras et leurs tibias, des bonnets ornés de broderies, parfois même un vieux veston ou une défroque d’uniforme. Quelques-uns s’appuient, non sans élégance, sur une longue canne qui leur donne des airs de pasteurs. Ils sont très jaloux de la pureté de leur sang et assez méfians de la fidélité de leurs épouses, aussi font-ils passer le droit d’aînesse, non pas de père en fils, mais d’oncle à neveu, fils d’une sœur. Quand meurt un chef, c’est donc le fils aîné de sa sœur aînée qui lui succédera, et ainsi de suite. Les liens qui unissent rois et sujets sont tels qu’ils subsistent en dépit des transformations sociales. On me raconte qu’un jour, au camp de l’Equateur, le commandant de la station se vit tout à coup interpellé par un gamin noir qui lui reprochait d’avoir malmené deux soldats. Informations prises, ces soldats appartenaient à la tribu lointaine dont les parens du jeune garçon étaient les chefs héréditaires et, d’instinct, il avait pris leur défense : Comme corollaire à ce sentiment féodal, on m’a montré au camp de La-Luki, un sergent noir qui, régulièrement, reçoit de plusieurs de ses soldats, anciens sujets ou cliens de sa famille, une petite pension prélevée volontairement sur leur modeste solde. L’État peut tirer sans doute grand avantage d’un respect hiérarchique si profondément inné et le rôle d’intermédiaire responsable des chefs indigènes est entre ses mains un instrument précieux ; mais on se demande s’il n’y a pas aussi, pour l’avenir, du danger sous une force de cohésion aussi tenace.
Grâce à la confiance qui nous était témoignée dans ce village ami, je pus me promener tout à loisir au milieu des cases indigènes et même regarder, sans indiscrétion, le harem de notre hôte. J’y assistai à une scène intéressante et pleine de couleur locale. Le féticheur, c’est-à-dire le devin, le médecin, le savant de la région, avait été appelé pour exercer ses pratiques sur une femme malade. La patiente, couchée dans les bras d’une de ses compagnes, semblait en assez piteux état pendant que le féticheur, un grand diable à barbe de bouc, la tête couverte d’un bonnet phrygien, se livrait à des incantations. Il lui ficela des herbes autour de la cheville droite ; de la pointe de son couteau il lui taillada le front d’où le sang coula ; puis, mêlant à un peu d’eau de la cendre et une noix de Kola pilée, il aspira le mélange par une tige de bambou et l’insuffla avec force dans les oreilles et dans les narines de sa cliente ; celle-ci, naturellement, fit une horrible grimace. Prenant ensuite dans sa sacoche un morceau de peau de léopard, il en frotta le corps de la femme ; puis, se relevant d’un grand geste, il proféra par trois fois des mots bizarres auxquels l’assistance répondit en levant les bras en l’air comme pour exorciser le mauvais esprit. L’opérateur l’appela par son nom terrible, soufflant sur la femme, sur l’assistance, sur le toit de la case, l’adjurant de s’en aller là-bas bien loin au fond du Mayumbé. Pour l’indigène, le Mayumbé, c’est la grande forêt si profonde qu’on n’en atteint jamais les frontières.
Dans le cadre sauvage où elle se passait, sur l’éperon d’une haute montagne qui dominait à perte de vue l’étendue de la forêt, avec notre caravane accroupie en cercle, nos soldats sous les armes rappelant que ce pays, s’il est soumis, n’est pas encore assimilé, cette scène était captivante et d’ailleurs inoffensive. Il n’en est pas toujours ainsi avec les féticheurs, gens suspects qu’il faut surveiller de très près. Ils jouissent encore d’un grand pouvoir et appartiennent à une caste qui a ses écoles et ses traditions. Leur langage, très difficile à comprendre, est fétiche ou sacré, et ne peut être divulgué aux profanes, surtout pas aux blancs. Un crédit énorme sur l’esprit des populations leur attribue la prérogative d’indiquer l’être responsable d’un malheur qui survient. Car nulle catastrophe, nulle mort de chef ne peut résulter de causes naturelles : quelqu’un a soufflé le mauvais sort et le féticheur est chargé d’en désigner le bouc émissaire. On comprend le rôle que doit jouer ici la corruption ; les gens riches tentent par des cadeaux d’écarter de leur tête une pareille charge. Elle est terrible, et celui qui en devient l’objet, se sentant perdu, demande alors ce qu’on appelle « la casque. » Pour prouver qu’il y a erreur, il se soumet à une espèce de « jugement de Dieu. » Il avalera un poison, par exemple, ou se laissera insuffler dans l’œil quelque matière corrosive. Si par miracle, ou plutôt par complicité vénale du féticheur, il sort indemne de l’épreuve, c’est qu’il y a maldonne et il faudra faire tomber la responsabilité sur un autre. L’Etat poursuit ces manœuvres criminelles avec une extrême rigueur : c’est la peine de mort pour ceux qui ont donné la casque, mais il est fort difficile d’établir les responsabilités, les indigènes s’entendant entre eux pour ne pas dénoncer les féticheurs. Nous avons un jour, sur notre route, rencontré une misérable victime de ces superstitions. Couchée dans la brousse, complètement nue, portant seulement un gros anneau à la cheville, une pauvre femme, maigre et décharnée, poussait des gémissemens. Une partie de la caravane avait passé devant elle sans même lui accorder un regard ; je la fis soulever par deux soldats de l’escorte, elle râlait et allait certainement mourir. Que faire ? rien ;… et nous continuâmes notre chemin tout comme les autres. Parlant de cette rencontre à un ingénieur du chemin de fer qui faisait de ce côté une reconnaissance, celui-ci me dit philosophiquement qu’il avait déjà rencontré cette malheureuse, que les habitans du village voisin l’avaient déclarée fétichée, et, l’ayant chassée, la laissaient mourir de faim. Comme nous, il avait reconnu l’impossibilité de lui porter secours. — Il y a pour le gouvernement quelque parti à tirer de ces féticheurs, race vénale, que l’on pourrait peut-être domestiquer. La question est même à l’étude, mais tout est tellement nouveau ici, les mœurs locales sont si peu connues, la langue usuelle est si rudimentairement employée par les blancs qu’il faudra de grands efforts encore avant de s’entendre sur des choses aussi subtiles. Je suis surpris du reste de la richesse de cette langue. D’après ceux qui l’ont un peu étudiée, les verbes auraient des conjugaisons normales et la formation facile des mots en étend beaucoup la portée. Ce qui complique singulièrement le vocabulaire, c’est que certains mots sont mots « fétiches, » c’est-à-dire qu’ils expriment, avec des conventions insaisissables, un sens tout autre que le sens généralement adopté. Et inversement, certaines choses, l’eau par exemple, se désignent différemment selon le rang, la qualité ou la valeur de la personne à qui l’on parle. C’est un peu la différence qu’il y a entre l’argot et le langage académique.
Une autre science, moins occulte, mais tout aussi nécessaire, est celle de la valeur des sons du tam-tam. Dans les villages indigènes, à côté ou en face de la demeure du chef se trouve une case sans parois, recouverte seulement d’un toit, qui sert en même temps de forum et d’abri pour cet instrument, propriété commune de tous les habitans.
Il consiste en un gros tronc d’arbre, long de deux ou trois mètres, vidé comme le serait un grelot taillé dans du bois. On frappe sur ce gigantesque grelot avec une sorte de battoir et, selon la place où l’on frappe, la force qu’on déploie ou le liant qu’on sait y mettre, on obtient des sons sensiblement différens. Le tam-tam qui s’entend, la nuit surtout, à une très grande distance, sert à télégraphier des nouvelles absolument comme avec les coups répétés de l’appareil Morse. Toute communication d’intérêt commun est ainsi transmise ; se répétant de village en village, elle se répand dans le pays avec une vitesse extrême. En expédition, il est fort utile de savoir reconnaître ces sons divers ; le blanc peut apprendre ainsi d’avance dans quelles dispositions se trouvent les populations qui l’environnent ; au besoin il peut leur adresser des messages. Outre les tam-tams, les indigènes ont aussi des tambours dont ils se servent pour leurs danses. J’ai eu maintes occasions d’assister à ces réjouissances au clair de la lune ou des étoiles. Leur caractère érotique s’accentue en raison des boissons fermentées ou alcoolisées qui se consomment. C’est la répétition grossière de la danse du ventre ; hommes, femmes, enfans s’y livrent pendant des heures entières, se suivant à la file, hurlant et chantant : ils donnent à leur chorégraphie disgracieuse et lourde le caractère d’une grande sauvagerie.
En parlant des abus de l’alcool, il serait injuste cependant de faire supposer qu’il se débite sans une réglementation sévère de l’Etat indépendant. Tout d’abord, les droits d’entrée, qui étaient seulement de 15 francs l’hectolitre, sont maintenant portés à 70 francs et la vente des spiritueux est même interdite dans tout le Haut-Congo. Malheureusement cette région du Mayumbé, accessible par plusieurs frontières et depuis longtemps approvisionnée d’alcool par les trafiquans, ne peut être traitée sur le même pied que les provinces encore indemnes du centre de l’Afrique. L’effort prohibitif est néanmoins considérable et même l’interdiction absolue de l’absinthe, qui vise tout particulièrement les blancs, n’est pas sans soulever d’amères critiques. Des mesures analogues sont prises contre l’introduction des fusils : leur transit est surveillé et leur vente interdite quand il s’agit d’armes de précision ou de munitions de guerre. Une nouvelle règle administrative contrôle même, dans la limite du possible, les indigènes porteurs de fusils à piston et, dans le Haut-Congo, le gouvernement s’efforce aujourd’hui d’arrêter jusqu’au commerce des armes ou de la poudre ordinaires.
La plantation que j’avais voulu visiter est un essai intéressant de culture du cacao et du caoutchouc. Défrichée depuis un an à peine, elle porte déjà trois ou quatre cent mille pieds de cacaoïers plantés à l’ombre des grands arbres de la forêt, que traversent des avenues bordées de bananiers. Au centre, sur un large plateau découvert, se groupent l’habitation en joncs et en planches des deux agens blancs, le poste des soldats de la station, avec le mât de pavillon surmonté du drapeau de l’État, les magasins, les cases des travailleurs. Ceux-ci sont recrutés dans les nombreux villages d’alentour, et leurs contrats sont régulièrement enregistrés à Borna. C’est le premier exemple d’une exploitation entreprise par des particuliers. Jusqu’à présent, le gouvernement de l’Etat indépendant, désireux de favoriser le développement de l’agriculture, prêtait et dirigeait ses propres agens pour mettre en valeur les terrains concédés. C’est lui qui recrutait les travailleurs et faisait les essais de culture dont le peu de connaissance de la région rendait les tâtonnemens difficiles. Ainsi à Temvo, une station que j’allai visiter au retour, l’Etat fit une première tentative de plantations de café. La culture en ayant médiocrement réussi, on passa au cacao, qui annonce de beaux résultats. Mais l’introduction de cet arbuste a été particulièrement difficile, parce que sa graine, très délicate, ne supporte pas un long voyage. On tenta de faire venir les premières semences de l’île portugaise de San Thomé, proche du Congo, mais les planteurs, craignant la concurrence, firent la sourde oreille. Il fallut se contenter de quelques plants retrouvés par hasard à Léopoldville, où Stanley les avait semés. Ils s’étaient développés et donnaient des graines ; celles-ci ont été répandues peu à peu dans le Haut et dans le Bas-Congo, et c’est ainsi que Temvo, créé depuis plusieurs années, peut fournir à Urselia ses premières semences. Mises en pépinières et plantées ensuite dans des sous-bois débroussés, à des distances d’environ 4 mètres l’une de l’autre, elles prospèrent et permettront à leur tour d’autres plantations. Il en est à peu près de même du caoutchouc, mais l’introduction de la plante américaine l’Hevea brasiliensis étant très récente, nulle part encore il n’y a eu de récolte. Tout porte à croire pourtant que, dans une dizaine d’années, le rapport du caoutchouc cultivé égalera le rendement déjà si brillant des caoutchoucs sauvages.
Pour donner une idée des perspectives ouvertes aujourd’hui à l’agriculture dans cette province du Mayumbé, il suffit de dire qu’avant cinq ans, le chemin de fer la traversera, supprimant les transports coûteux par caravanes, et une plantation aujourd’hui à ses débuts peut se trouver alors en plein rendement. Cinq cent mille pieds de cacao, qui ont été aisément plantés en une année, devraient rapporter au moins un kilo par arbre, soit une récolte d’un demi-million de kilos de cacao ; à un franc seulement le kilo, cela ferait cinq cent mille francs. L’installation première est, à la vérité, assez coûteuse, mais les frais d’entretien sont minimes quand une fois la plante devenue vigoureuse et touffue empêche la végétation des mauvaises herbes de se développer à ras du sol et de l’étouffer. On évalue actuellement les frais de nourriture d’un travailleur noir à 15 francs par mois, ses gages sont de 6 à 12 francs ; tous les autres frais se répartissent sur le traitement des agens blancs et de leur nourriture. Mais la différence reste encore très avantageuse entre les frais d’exploitation, de plantation, de transport, etc., et le bénéfice probable d’une pareille entreprise agricole.
Le Gouverneur général avait bien voulu m’engager à monter avec lui à Léopoldville. Je n’eus garde de manquer au rendez-vous, et nous nous embarquâmes à Boma sur l’Hirondelle, petit navire de guerre armé d’un canon pivotant à l’avant et monté par un équipage militaire. Nous remontons le Congo pendant plusieurs heures ; ses rives, après s’être largement déployées, se resserrent peu à peu et prennent un aspect de plus en plus rébarbatif. A un coude brusque du fleuve, il nous faut franchir à toute vapeur le formidable tourbillon appelé « Chaudron d’Enfer ; » nous le traversons sans encombre, et Matadi nous apparaît se reflétant dans l’eau tranquille comme au bord d’un lac. On me montre Noki, sur la rive gauche, qui délimite, en aval, le territoire portugais ; Vivi, sur la rive droite, qui fut la première étape de Stanley lorsqu’il voulut remonter les cataractes. Tout près de là, en amont, les anciens explorateurs ont laissé un monument de leur audace déconcertée devant cette barrière de montagnes et de cascades : c’est une inscription gravée sur la roche même, au niveau des eaux. Précisément, au moment de mon passage, elle venait d’être en partie dégagée de la mousse dont elle était couverte. On y reconnaissait distinctement les armes de Portugal, avec une grande croix et des lettres en vieux portugais ; les premiers mots seuls déchiffrés signifient : « Nous sommes arrivés jusqu’ici avec nos navires par mandat de la Cour de S. M. Dom Jâo de Portugal. » En effet, en 1484, Diego Cam fut envoyé à la découverte dans ces parages par le roi Jean II, et il prit possession de l’embouchure du Congo en y plaçant des pierres commémoratives qui existent encore. Mais, les cataractes du fleuve lui ayant paru infranchissables, il confia aux rochers le regret de son impuissance. En dépit des tentatives faites depuis lors, il a donc fallu quatre cents ans pour réaliser ce tour de force d’escalader les « Monts de Cristal » d’abord à pied, pendant une pénible période de vingt années, puis enfin confortablement traîné par une locomotive comme nous allons le faire. Matadi, où nous accostons, est le berceau de cette entreprise remarquable qui a donné à l’État indépendant sa vitalité et son essor : sans ce travail, disait Stanley, le bassin de l’immense fleuve ne vaudrait pas un penny. Pour déterminer quelle serait la tête de ligne de la voie à construire, les ingénieurs n’eurent guère l’embarras du choix, car on se trouvait singulièrement resserré entre les rapides et la frontière portugaise. Sur l’autre rive, il eût fallu emprunter en partie le territoire du Congo français. L’emplacement actuel était d’ailleurs favorable, puisque les plus grands navires de mer pouvaient venir s’y ranger à quai et y charger ou décharger directement leurs marchandises. Je ne dirai pas que la ville ait déjà l’air soigné ni bien riant ; les bâtimens les plus importans sont en fer, rarement en briques, d’autres en planches, et souvent de vieilles caisses de fer-blanc servent d’abri aux travailleurs ; les rues irrégulières grimpent la montagne sur de grossières marches taillées dans le roc. Mais partout se déploient l’activité et le mouvement commercial ; dans les ateliers résonnent les marteaux de forge ; dans les magasins-comptoirs, les objets de traite et d’approvisionnement s’offrent sur les étalages ; dans les hangars s’entassent des ballots de caoutchouc et des pointes d’ivoire ; j’en ai compté pour quatre millions, que le prochain bateau emportera en Europe.
Le chemin de fer, qui est devenu la seule voie de transport, ne suffit plus déjà pour amener du haut fleuve les richesses qui s’amassent sur ses rives. Aussi ses actions se sont-elles élevées en quelques mois dans des proportions peu ordinaires ; j’apprends là que la dernière cote de la Bourse portait à 10 000 francs les parts de fondateur. N’étaient-elles pas, il y a cinq ans, à 250 francs ? Le saut est d’importance : aussi les pessimistes nous rappellent-ils que ce chemin de fer a coûté 70 millions, et qu’en comptant son exploitation, les travaux d’amélioration de la ligne et l’amortissement du capital, 6 millions de recettes ne sont pas de trop, avant de songer aux dividendes. Il est bien vrai que, pour le moment, la moyenne des recettes s’élève par mois à plus d’un million, soit 12 millions par an, mais qu’adviendrait-il si le caoutchouc et l’ivoire qui assurent les bénéfices actuels venaient à manquer ? Ni le bois, ni les minerais, ni même les récoltes indigènes ne peuvent supporter les tarifs en vigueur. Les convaincus répondent à cela que la Compagnie a bien raison d’escompter son monopole et de faire payer très cher le transport de certaines marchandises, puisqu’elle en est encombrée. En attendant les événemens, elle fait de bonnes affaires ; nul doute qu’en raison de l’accroissement des sociétés commerciales, de la mise en valeur de nouveaux territoires, ce trafic ne se développe encore. Et, si quelque jour il fallait abaisser les tarifs pour combattre peut-être une ligne concurrente, le transit, aujourd’hui dédaigné, des articles de second ordre compenserait largement, grâce à des améliorations déjà étudiées, la diminution des prix du transport. Au surplus, la Compagnie détient encore une réserve de profits dont jusqu’à présent elle n’a pas fait usage : outre les terrains nécessaires à la construction de la voie et 200 mètres de chaque côté de cette ligne, l’Etat lui donne 1 500 hectares de terres à choisir où il lui plaira pour chaque kilomètre de voie construite, soit un lot de 600 000 hectares à exploiter en toute propriété.
A peine la gare franchie, la montée commence. Elle est imposante par sa hardiesse. De cette route en corniche, qui dessine les difficultés vaincues, on juge de la ténacité qu’il a fallu déployer contre une nature hostile, comme hérissée pour barrer le passage. Nous roulons à pic au-dessus du Congo, puis brusquement, suivant un de ses affluens, nous quittons le fleuve, que le tracé rejoindra seulement près de Léopoldville. Sur tout le parcours nous apercevons des équipes d’ouvriers occupés à perfectionner les travaux que la hâte de la première heure n’avait pas permis d’étudier suffisamment. Il y en a ainsi plus de 4 000, employés par la Compagnie et, chose intéressante, ils sont tous indigènes, alors que, dans les débuts, il fut impossible d’en recruter même une centaine. Et comme je m’étonnais de les voir déjà occupés à remplacer des traverses, on m’explique qu’aux heures de crise, quand l’argent manquait, la direction s’était décidée à poser des billes de bois en dépit des termites qui les réduisent si vite en poudre, car il fallait à tout prix avancer sans s’attarder par l’attente des matériaux d’Europe. Et on me rappelle, à ce propos, la réponse du colonel Thys, le hardi et persévérant promoteur de cette ligne : comme ses ingénieurs lui télégraphiaient à Bruxelles leurs hésitations devant une montagne infranchissable, il se contenta de répondre par dépêche : « Eh bien ! faites-en le tour. » Les neuf premiers kilomètres ont coûté onze millions. De temps à autre la voie coupe l’ancien sentier des caravanes et un souvenir de pitié s’élève pour ceux qui ont tant peiné ou souffert pendant ce long mois de marche et de portage qu’exigeait la route franchie par nous maintenant en moins de dix-huit heures. Jusqu’à l’inauguration du chemin de fer, qui eut lieu en 1898, il fallait cependant, pour la vitalité de l’Etat, que les marchandises du haut arrivassent en bas et que les ravitaillemens du bas parvinssent en haut. Alors il y eut à faire de grands sacrifices d’hommes et d’argent ; on a compté jusqu’à trente mille noirs employés simultanément au portage entre Matadi et le Pool. Le chemin de fer, de son côté, épuisait les réserves de travailleurs amenés à grands frais du dehors ; toutes les races noires de la côte y ont passé, et presque toutes ont failli à la tâche. Seuls les Sénégalais ont montré de la résistance. Laborieux et sobres, insensibles au climat, travailleurs vigoureux, ils ont sauvé la situation qui paraissait désespérée. Comme beaucoup d’entre eux sont restés depuis attachés aux travaux, rien ne prouve qu’ils aient été aussi mécontens qu’on l’a dit. J’en ai rencontré à tous les degrés de la hiérarchie, depuis le terrassier jusqu’au chef de gare. L’un d’eux même, investi de la confiance de ses chefs, avait si bien mérité que, sur les contrôles de l’administration, il figurait avec la qualité de « blanc à titre personnel ! » Tout autres se sont montrés les centaines de Chinois ramassés à Singapour dans un moment de détresse. Décimée par la dyssenterie, leur troupe s’est évaporée dans la désertion et dans la mort. Les malheureux s’en allaient, marchant désespérément du côté du soleil levant où, d’instinct, ils cherchaient la patrie. On n’en a plus jamais entendu parler. Si l’épreuve a été singulièrement dure, il est juste de reconnaître qu’aujourd’hui déjà, les enfans des porteurs qui ont succombé sont de bons travailleurs bien payés, point excédés de fatigue, et leur race se refait, plus vigoureuse et progressante.
Nous faisons arrêt à Tumba pour la nuit, car il y aurait trop de risques à circuler dans l’obscurité parmi les imprévus du chemin, arbres tombés, effondremens causés par les pluies, bandes d’éléphans en promenade. Dernièrement ceux-ci ont enlevé, pour le besoin de détruire, les poteaux du télégraphe sur une étendue de 8 kilomètres. Tumba, de création récente, se compose d’une gare, d’un camp d’instruction et de magasins d’échange, car c’est le point de bifurcation des caravanes qui se dirigent vers la province méridionale du Kwango, dont les habitans sont depuis longtemps en relations commerciales avec les Européens. Cette station, comme d’autres localités plus éloignées, grâce à son altitude au-dessus de 500 mètres, me semble appelée à jouer un rôle important dans l’avenir du Congo. L’on y respire un air excellent et vif ; les nuits y sont toujours fraîches. Sous un climat aussi supportable, les blancs, surtout leurs femmes et leurs enfans, pourraient séjourner à l’abri du danger des latitudes équatoriales. Des habitations confortables seraient nécessaires pour en faire la résidence des agens mariés de la Compagnie, qui se décideraient alors à faire venir leurs familles d’Europe. Favoriser ce mouvement aurait l’excellent résultat d’introduire la vie sociale au Congo, car pour le moment elle n’existe pas, la femme civilisée en étant absente.
J’ai rencontré pour la première fois à Tumba un homme atteint de la bizarre maladie du sommeil. Il était complètement engourdi, négligeant tout ce qui le distrayait de son seul besoin : dormir. Le fléau fait en ce moment d’inquiétans progrès et l’on constate de tous côtés non pas seulement des cas isolés, mais de véritables épidémies. Elles ne sévissent encore que sur les indigènes, mais la mission importante de Berghe-Sainte-Marie, située à l’embouchure du Kassaï, en éprouve à tel point les effets qu’il est question d’abandonner la région.
De Tumba, le chemin de fer, qui s’élève encore à 750 mètres d’altitude, nous fait traverser la mission des Pères Jésuites, concession si vaste qu’il faut trente-six heures de marche, me dit le supérieur, pour la parcourir dans sa longueur, et dix heures dans sa largeur. Cette mission, de l’avis des autorités les plus diverses à qui j’en avais parlé, est fondée sur le système d’évangélisation et de colonisation qui s’applique le mieux aux noirs. Le principe des Jésuites consiste à former des groupes, qu’ils appellent des fermes-chapelles, sous la direction d’un catéchiste responsable vis-à-vis des missionnaires. Ceux-ci y font de fréquentes inspections. Les fermes-chapelles sont dirigées de façon à se subvenir graduellement à elles-mêmes par la culture et la main-d’œuvre ; elles bénéficient du travail en commun, vivant sous un régime familial avec une teinture de collectivisme dont il sera intéressant de relever un peu plus tard les résultats. Des religieuses établies dans la mission élèvent des petites filles qui deviennent ensuite les femmes chrétiennes des noirs devenus chrétiens. Selon les dispositions qu’ils manifestent, les catéchumènes apprennent là les métiers les plus divers, le système général d’éducation étant de leur laisser le plus de liberté et d’initiative possible afin de leur apprendre à se conduire par eux-mêmes. Les résultats, me dit-on, sont jusqu’à présent satisfaisans, mais les Pères ne se font pas d’illusions sur l’inconstance et la profonde sauvagerie de leurs élèves ; aussi la surveillance est-elle très active et les abus réprimés avec une grande fermeté. Il existe déjà trois florissans groupes démissions dont dépendent plus de quatre-vingts fermes-chapelles reliées entre elles par des routes bien entretenues et bordées d’arbres fruitiers. Kimuenza, l’une d’entre elles, est située à quelques heures de Léopoldville et sa position exceptionnellement saine, relevée par l’hospitalité traditionnelle des Pères, en fait une villégiature appréciée des résidens du Stanley-Pool.
Nous voici roulant à plat dans la brousse. A six kilomètres du fleuve, la voie file en ligne droite sur le sable argenté jusqu’à N’Dolo, rivage du Congo ; puis elle bifurque à gauche et nous arrivons à Léopoldville. Malgré l’effet imposant de la réception qui nous est préparée à la descente du train, sur la berge même du fleuve, je suis captivé par l’intérêt de cette première vision d’un paysage grandiose qui me représente comme « la porte d’or » de l’Etat Indépendant. Sur cette colline, Stanley, qui venait de découvrir un des plus grands fleuves du monde, a campé en vue des rapides dont l’orientation lui dévoilait enfin le secret du bassin congolais. Avec quelle satisfaction d’orgueil il a dû contempler cette nappe immense, baptisée de son nom, et qu’il voyait déjà destinée à former le port naturel des dix-huit mille kilomètres de navigation qu’offrent ses eaux profondes ! Ici, il y a vingt-cinq ans, nul blanc n’était encore parvenu, cette région appartenait sans partage à des tribus cannibales ; aujourd’hui, le spectacle que j’ai sous les yeux est celui de la plus progressive civilisation : cinquante ou soixante steamers sont en service comme ceux que j’aperçois à quai, pour la navigation du haut fleuve ; la vapeur, l’électricité, activent ces chantiers, ces locomotives, ces bateaux ; et de solides constructions s’élèvent, alignées non sans art tout le long d’avenues montantes que bordent des arbres à pain, des manguiers et des jacquiers. Voici, me dit-on en me montrant un arbre déjà grand, aux fleurs odorantes, un piquet de tente oublié là par un des pionniers de la première heure, le commandant Liebrechts, et voici, en face, une colonne surmontée d’un génie ailé : c’est un monument commémoratif de l’inauguration du chemin de fer ; voici le commandement du district avec son poste de grand’garde, les magasins, les mess des officiers et des agens, le tribunal, l’habitation de l’évêque et des pères missionnaires, la maison du docteur et son laboratoire bactériologique ; c’est une vraie ville, mais c’est encore plus un camp. Toutes les stations de l’Etat sont en effet menées militairement ; aussi le réveil de cinq heures ne ménage-t-il personne, et l’appel qui le suit dès le lever du soleil s’adresse aux travailleurs aussi bien qu’aux agens, aux femmes de soldats ou aux ouvrières à gages. Cette scène de revue matinale était curieuse et pittoresque ; je m’amusais à observer le groupe des femmes qui, bien serrées dans leurs pagnes multicolores, les reins cambrés et l’air jovial, rompaient les rangs, emportant sur la tête quelque léger fardeau ou, le bras recourbé en l’air, soutenaient à la mode antique une dame-jeanne qui pouvait passer pour une amphore. Le même spectacle aimable se représentait certains après-midi les jours de marché. C’est encore au son du clairon que s’ouvre et se clôt l’heure autorisée de la vente. Aussi, pendant le temps légal, est-ce un tohu-bohu extraordinaire de cris et d’enchères que l’on se dispute, les baguettes de mitakos à la main. Quand le marché est terminé, les indigènes qui, en échange des vivres apportés, désirent acquérir quelque cotonnade ou quelque coutellerie, passent au magasin d’échanges dirigé par des agens de l’Etat et y choisissent, pour les mitakos reçus, des objets à leur fantaisie. Là s’entassent les cotonnades aux couleurs les plus variées et les plus criardes. Le directeur m’assure que la mode en est très variable et que beaucoup de pièces très appréciées un moment sont complètement négligées plus tard. Quelle belle entreprise pour un directeur quelque peu esthète de donner une direction au goût primitif et vacillant des noirs et de ne leur offrir que des nuances s’harmonisant avec leur peau d’ébène : aux hommes les rouges, les zébrures jaunes et noires, aux femmes les bleus fellah, les oranges vifs, etc ! On n’en est pas encore, malheureusement, à cultiver l’esthétique et, sous prétexte de convenance ou de pudeur, une mode déplorable, déjà répandue sur la côte, s’introduit là-bas. Elle consiste à plonger les femmes dans d’informes peignoirs de cotonnades où elles s’engoncent en perdant toute leur grâce native. C’est la mode, et elles y passeront toutes, les jours du moins où elles n’iront pas toutes nues.
Une excursion sur le Pool, dans un petit remorqueur, fut organisée afin de me montrer en détail cette magnifique nappe d’eau ; nous devions remonter jusqu’à l’étroit chenal dont les rives resserrées forment au fleuve un torrentueux couloir d’où il s’épanche dans le Pool. Ce fut une journée pleine d’incidens, échantillons des accidens variés qui se produisent dans la navigation du Haut-Congo. Les eaux étant exceptionnellement basses, le pilote commença par nous mener sur un banc de sable qu’heureusement la force acquise nous permit de traverser. Mais il avait fallu faire un grand détour, et, le combustible venant à manquer, on débarqua l’équipage sur l’île la plus proche afin de ramasser du bois mort pour alimenter notre chaudière.
Plus on avance dans le Pool, plus il prend d’importance, se dégageant des îles qui l’encombrent en aval et s encadrant dans une ceinture de montagnes ou de falaises escarpées et toutes blanches. Le chenal où nous arrivons vers le milieu du jour est comme le goulet de cette immense nappe d’eau qui mesure cinq cents kilomètres carrés. C’est un des points périlleux de la navigation sur le fleuve, dont le courant entraîne avec violence les navires trop chargés sur des roches invisibles au milieu du tourbillon des eaux. Justement nous allions voir un bateau de l’Etat qui s’était échoué, ayant failli perdre tout son chargement de deux cents tonnes de caoutchouc. On lui fermait ses blessures après avoir transbordé les passagers ; mais l’équipage restait, ainsi que les femmes des matelots bangalas, véritable harem, installé dans l’entrepont. Elles étaient nonchalamment couchées sur les planches, quelques-unes dans des chaises longues, jouant avec leurs colliers de perles en verroterie qui se marient si bien à leur peau bronzée. On les embarque en qualité de femmes de l’équipage, et elles sont aussi indispensables à bord que la ration, se prêtant d’ailleurs à des combinaisons, à des associations, à des syndicats des Bangalas entre eux. Le capitaine n’a rien à y voir, il sait seulement que, pour avoir des matelots, il faut embarquer des femmes, et il en embarque.
La forme de ces navires à fond plat, à étages et à grande roue d’arrière rappelle ceux des fleuves d’Amérique. Le Bradant et le Hainaut sont maintenant les vapeurs les plus importans qui fassent le service ; ils ont cinquante mètres de long, mais le Gouvernement va mettre à flot un type nouveau, qui s’appellera le Kempenaere. Il doit faire en douze jours le trajet entre Léopoldville et Stanley-Falls. De là il faut compter, moitié en bateau à vapeur, moitié en pirogue, vingt-deux jours pour se rendre à Kasongo, dernier point navigable du fleuve. De Kasongo à Albertville, sur le Tanganyka qui forme la frontière de l’Etat, les agens se transportent par caravanes en une vingtaine de jours, soit donc deux mois pour traverser tout l’Etat Indépendant par les voies les plus rapides. Il en faut au moins autant pour se rendre du Tanganyka à la côte orientale vers Zanzibar, au travers des possessions allemandes, par des routes de caravane assez fréquentées. Mais si, du sud du Tanganyka, on voulait atteindre l’embouchure du Zambèze par le lac Nyassa et les parties navigables du fleuve, il faudrait compter au moins trois mois, le service des bateaux à vapeur étant très incertain et les espaces à franchir à pied encore considérables. Un touriste pressé peut donc maintenant, dans l’un ou dans l’autre sens, effectuer en moins de six mois le trajet de l’Océan Indien à l’Océan Atlantique. Dans dix ans, les conditions de ces voyages auront singulièrement changé : un chemin de fer, qu’on étudie en ce moment, reliera les Stanley-Falls au lac Albert, et les Anglais auront sans doute terminé le leur, qui doit relier cette région à Monbaza, port magnifique qu’ils ont créé dans leurs possessions de la côte orientale d’Afrique, un peu au-dessus de Zanzibar. Il sera même loisible au touriste de bifurquer du lac Albert sur Redjaf et de gagner ainsi, par le Nil, la ville de Karthoum. Une expédition récente d’un agent de l’État vient de prouver que, malgré les herbes touffues, le Nil, au moment des hautes eaux, est navigable entre Redjaf dans le territoire concédé de Lado et Karthoum, d’où il est facile maintenant d’atteindre le Caire.
Le télégraphe aura devancé les voies ferrées ou navigables. Aujourd’hui l’Etat s’est créé déjà quinze cents kilomètres de lignes télégraphiques qui mettent en communication Boma et l’Equateur, suivant l’une ou l’autre rive du Congo au travers des forêts ou des marécages. Il a fallu lancer un câble aérien au travers du fleuve ou de ses affluens, avec des portées de huit cents mètres sur le Congo et de douze cents mètres sur le Kassaï. La pose du télégraphe, qui aura un développement de six mille kilomètres, reliant les frontières orientale et occidentale de l’Etat, est momentanément interrompue pour étudier l’introduction de la télégraphie sans fil.
En redescendant le Congo pour rejoindre Léopoldville, notre remorqueur, poussé par le courant et mal dirigé par le pilote que la nuit avait surpris, accrocha un banc de sable et cette fois s’y cala. L’équipage eut beau sauter à l’eau et imprimer au bateau de vigoureuses poussées, rien ne bougea. La perspective de passer la nuit dans un nuage de moustiques sans rien trouver à se mettre sous la dent devenait désagréable. Nous sifflons l’alarme sans trop savoir si nous serions secourus. Heureusement la station de N’Dolo n’était pas loin, et bientôt nous entendîmes dans la nuit un bruit de pirogue et de pagayes. Nous pûmes ainsi rejoindre la terre, où une locomotive nous ramena le soir même à Léopoldville.
Ce n’est pas parce que N’Dolo a été notre port de salut que je tiens à lui prédire un brillant avenir, mais, avec la possibilité d’y construire mille mètres de quais, d’y tracer les plans d’une grande ville, il semble bien plus indiqué, comme port d’embarquement sur le Haut-Congo, que celui de Léopoldville, trop rapproché des rapides qui précipitent le fleuve en véritables cascades jusqu’à Matadi. En effet, il suffit d’un anneau brisé dans la chaîne du gouvernail, d’un accroc dans la machine, pour qu’un vapeur grand ou petit soit entraîné dans les chutes si proches et irrémédiablement perdu. Et c’est à Léopoldville qu’accostent presque chaque semaine des chargemens valant plusieurs millions. N’est-ce pas bien risqué ? On objecte l’établissement déjà perfectionné d’un atelier de montage, les habitudes établies, les souvenirs ; mieux vaudrait cependant prendre dès aujourd’hui la résolution qu’une expérience coûteuse rendra sans doute inévitable.
Plus avisée peut-être a été la Société anonyme belge pour le Commerce du Haut-Congo dont je vais visiter à Kinshasa, tout près de N’Dolo, la magnifique installation ; résidence du directeur dans un beau parc, demeures des employés qui ont à leur disposition des salles de jeu et de récréation, magasins rangés le long des quais, ateliers de réparation, et élévateur pour les bateaux, tout y respire la grande aisance et une puissante organisation. La S. A. B. comme il est d’usage de désigner, par un cryptogramme cabalistique, ces sociétés coloniales, a été greffée sur la Compagnie du Congo pour le Commerce et l’Industrie qui date de 1886. Les principales filiales de cette compagnie « douairière » sont, outre la S. A. B., celles des Magasins Généraux, du chemin de fer du Congo, des produits du Congo, du Katanga, qui toutes ont pris des développemens considérables. Elles ne sont pas seules et l’on compte actuellement, constituées spécialement au point de vue du trafic dans l’Etat indépendant, 65 sociétés coloniales formant un capital global d’environ 250 millions de francs. Il y a neuf ans, 34 millions seulement s’y trouvaient engagés ; et il y a quatorze ans, quand se fonda la première compagnie, il fut presque impossible de trouver le modeste million nécessaire à sa constitution.
Le mérite personnel des directeurs de sociétés en Afrique étant la première condition de réussite, leur insuffisance a malheureusement produit déjà plus d’un mécompte. En revanche, la base même des opérations commerciales y présente les aspects les plus séduisans : l’ivoire, le caoutchouc, les gommes copales, les noix palmistes forment les principaux articles d’exportation ; l’échange s’en fait surtout contre des tissus de laine ou de coton et des perles. Or, on peut évaluer à 200 pour 100 le bénéfice de la vente des produits européens aux indigènes et on n’exagère certes pas en estimant aux mêmes chiffres la vente des produits du Congo en Europe. Le trafic de l’ivoire, aujourd’hui moins abondant qu’autrefois, est compensé par la récolte du caoutchouc, qui se révèle étonnamment prospère. En trois années, son exportation s’est élevée, de 1 million et demi de kilos en 1897, à 3 millions et demi de kilos en 1899, soit une valeur de 30 millions de francs. Rien n’autorise à croire qu’elle doive diminuer. Une statistique récente établit, par exemple, que le bassin du Kassaï, exploité presque tout entier par les sociétés, fournit à peine annuellement un kilo de caoutchouc par hectare, dans des terrains où le précieux latex se trouve cependant en abondance, mais manque de bras pour le récolter. Que dire de l’herbe à caoutchouc, dont on commence seulement à connaître la valeur, et dont l’énorme quantité, dans certaines régions, permet d’entrevoir des réserves aussi inépuisables au milieu de la brousse qu’elles le sont à l’ombre de la forêt ? L’État, justement préoccupé de conserver cette source de richesses, surveille sévèrement les modes de récolte, interdisant la coupe des lianes ou des arbres et prescrivant la manière de les saigner. Bien plus, il s’oblige lui-même et oblige tout exportateur de caoutchouc à planter annuellement autant de fois 150 plants qu’il aura expédié de tonnes. Le contrôle en est facile, et je sais que l’exécution de cette loi est strictement assurée.
Sauf les terrains cultivés par les indigènes et leur appartenant, tout ce qui n’a pas été accordé aux sociétés ou à des particuliers, l’Etat se le réserve sous la dénomination souvent mal interprétée de « domaine privé. » On en a conclu que seul le souverain en recueille les bénéfices. Et c’est vrai puisque le Roi est l’Etat, mais ce revenu alimente uniquement les caisses de l’Etat au même titre que les impôts. Tout autre est le « domaine de la couronne, » situé sur les rives du lac Léopold II. Les produits de cet apanage figurent au budget des recettes de l’année 1900 pour une somme de 700 000 francs, tandis que l’article : « Produits du domaine privé de l’Etat, des tributs et impôts payés en nature par les indigènes » représente dix millions et demi. Comme ce même état des recettes accuse annuellement le versement d’un million de francs par le Roi-Souverain, les dénigrans doivent conclure que, ou bien personnellement le souverain du Congo ne fait aucun bénéfice, ou bien les budgets officiels de l’Etat Indépendant sont inexacts.
Le budget de 1900 prévoit un chiffre de recettes d’un peu plus de 26 millions, dont les droits de douane pour 5 millions, le service des transports pour 4 millions, les produits du domaine pour 10 millions et demi ; le portefeuille pour 3 millions, l’avance annuelle du Trésor belge et le versement du Roi-Souverain pour 3 millions, forment les principaux élémens. Au chapitre des dépenses, évaluées à un peu moins de 28 millions[2], l’entretien de la force publique figure pour une somme de 8 millions, l’exploitation du domaine, 5 millions ; l’agriculture et la justice, chacune 500 000 francs ; le service de la marine, 2 millions et demi. Constatons enfin qu’en moins de quinze années, les recettes ont augmenté progressivement de 0 à 26 millions et que le commerce spécial de l’Etat indépendant, représenté en 1886, par environ 3 500 000 francs atteint en 1899 plus de 58 millions, chiffre dans lequel la part de la Belgique est de 48 millions environ.
En rejoignant Matadi, sur le chemin du retour, j’eus sous les yeux, dans une plantation de l’État appelée Congo da Lemba, une scène intéressante qui donne la physionomie des relations actuelles de l’autorité avec les naturels déjà assimilés. Nous assistions à l’appel réglementaire, lorsque, au moment de rompre les rangs, deux ou trois noirs s’avancèrent crânement vers le gouverneur, attendant, dans une pose respectueuse, l’autorisation de parler. Ils avaient, disaient-ils, à se plaindre de la nourriture. Le gouverneur les écouta avec attention, puis interrogea le directeur ; celui-ci ordonna aux hommes de se dévêtir ; ils ne semblaient pas avoir pâti, et leur requête fut écartée. Cette scène se passa simplement et sans paroles violentes, aussi « Boula Matari, » tout en leur donnant tort, ne perdit pas la confiance que ces gens lui témoignaient. Le nom de Boula Matari exprime maintenant dans tout le Congo l’idée abstraite de l’État indépendant, qu’il soit représenté par le Roi-Souverain lui-même, ou par ses plus humbles agens. C’est le surnom que les noirs avaient primitivement donné à Stanley lorsque, pour la première fois, essayant de remonter les cataractes du Congo, il faisait sauter les roches à la dynamite ; « Briseur de rochers, » ont dit les noirs, et le nom est resté. Les travailleurs de Congo da Lemba n’étaient pas seuls à vouloir adresser une requête à « Boula Matari ; » après eux se présentèrent des soldats : salut militaire, port d’armes. Ceux-là ne se plaignent pas, mais ils voudraient bien avoir des femmes. Ils font observer à Boula Matari qu’ils sont d’âge pour cela. Le gouverneur prend en considération la demande, on s’occupera d’eux. Les soldats se retirent, faisant demi-tour : ils ont l’air radieux.
La canonnière l’Hirondelle nous ramenait à Boma, franchissant cette fois à toute vitesse le tourbillonnant « Chaudron d’enfer ; » et, pour compléter notre tournée, le Gouverneur général voulut, avant mon départ, me faire les honneurs de Shinkakasa. Dominant Boma, destiné à servir de porte-respect à la capitale de l’État, c’est un fort très important à coupoles blindées qui abritent des pièces de 16 centimètres, d’une portée de 8 000 mètres. Magasins, couloirs, casemates sont bétonnés ; fossés et ouvrages avancés sont taillés dans le roc. De nombreuses équipes d’ouvriers et de soldats y travaillent encore, mais l’outil déjà est prêt à servir et donne une singulière vision, dans ce pays tout neuf, d’une silhouette précise et moderne de fortification dernier modèle. Affirmation positive et guerrière des droits du Roi-Souverain sur cet empire qu’il vient de fonder, ce fort me faisait l’effet d’un sceau royal marquant fièrement l’œuvre du conquérant civilisateur.
Me voici retournant en Europe après avoir passé cinq semaines beaucoup trop courtes à visiter cet État Indépendant, la création de notre Roi, la colonie future (il faut du moins l’espérer) de la Belgique, qui y a apporté déjà un peu de son sang, et du meilleur, pas mal de ses capitaux et non les plus aventureux. En ce qui concerne l’œuvre royale, je puis dire ceci : à chaque pas en avant, où se révélait cette organisation forte, sûre d’elle-même, j’aimais à reconnaître la volonté de celui dont tous là-bas prononcent le nom avec cette confiance qui fait accomplir de grandes choses. Je n’oublie pas que de temps à autre, il se commet, qu’il se commettra encore des excès : violences contre les noirs, dénis de justice, abus de pouvoir, que sais-je ! Ce n’est que trop humain, et on ne doit pas s’attendre à ne rencontrer que des âmes d’élite parmi ces 1 600 blancs noyés dans une population de 40 ou 50 millions de noirs. Comment arriver à maintenir, sans aucune défaillance, des hommes parfois excités par trop d’indépendance ou débilités par un climat trop énervant ? Eh bien ! quand il y a des abus commis, on les redresse ; quand on peut les réparer, on les répare ; quand il faut les punir, on les punit ; et même, quand on parvient à les cacher, tout en les arrêtant, on les cache. Je ne sache pas qu’un chef d’armée agisse autrement en campagne, et cette conquête rapide de la civilisation sur la barbarie peut bien bénéficier des mêmes immunités.
Faut-il parler ici de l’opinion de l’Europe sur le Congo ? On serait en droit de se demander d’abord s’il y en a une. A peine l’existence de cet État, qui date d’hier, est-elle connue dans le grand public ; en tous cas, il ignore absolument sous quel régime, sous quelles lois, il se trouve gouverné. Quant aux chancelleries, elles attendent : des traités récens, des conventions échangées sans bruit n’ont attiré leur attention que par saccades. On nous regarde faire, mais on ne nous a pas dit encore tout ce que l’on pense.
Enfin, en ce qui concerne l’opinion de la Belgique, il faut bien reconnaître qu’elle est hésitante et comme craintive à s’affirmer. Les masses ne prêtent guère intérêt à la question congolaise, et, à la vérité, depuis le gouvernement jusqu’à la presse, on ne sait ce qui se passe là-bas que par des à-peu-près, des correspondances de hasard, des on-dit exagérés, soit en bien soit en mal.
C’est pourtant ce gouvernement, c’est ce peuple qui peuvent d’un jour à l’autre être appelés à une décision dont l’influence, dans l’un ou l’autre sens, sera incalculable sur Les destinées de la Belgique ! On peut s’étonner de voir ce voile toujours tendu sur les choses du Congo, et de l’indifférence de la plupart des hommes politiques quand il s’agit de s’éclairer sur tant de points restés dans l’ombre. Ils ont peut-être conscience de l’inaptitude du régime parlementaire à gérer des intérêts d’une nature aussi délicate, où l’on perdrait l’ensemble, si l’on ergotait sur le détail. Faudrait-il en conclure que seule une volonté souveraine et non discutée est apte à conduire heureusement, vers son développement normal, une œuvre colonisatrice de civilisation et de progrès ?
Cte CHARLES D’URSEL.
- ↑ Voyez la Revue du 1er juillet 1898 : Le Congo français et l’État indépendant, par le comte H. de Castries.
- ↑ Pour combler ce déficit d’un million et demi constaté dans le budget de 1900, voici dans quels termes s’exprime le rapport adressé au Roi-Souverain, le 15 juillet 1900, par sa secrétairerie d’État :
« Cette situation impose au gouvernement le devoir de ne négliger aucune source de ses revenus et notamment le produit du domaine privé. Nous avons exposé antérieurement la légitimité absolue de cette exploitation du domaine, qui découle du droit de propriété de l’État, et nous ne rappelons ce principe de la domanialité que pour constater l’application qui vient précisément d’en être faite sur une large échelle dans la colonie voisine du Congo français. Les produits du domaine figurent d’ailleurs au budget, ce qu’on semble assez généralement ignorer ; ils sont, avec les produits des tributs, évalués à 10 500 000 francs au budget de 1900. C’est dire qu’ils sont indispensables pour tendre à l’équilibre budgétaire.
« Il y a, du reste, un avantage évident pour le commerce à ce que l’État exerce son droit de propriétaire et en retire toutes les ressources possibles plutôt que de s’adresser à l’impôt. Les chiffres rappelés plus haut montrent combien écrasantes seraient-pour le commerce les charges à lui imposer, si le Trésor devait s’alimenter uniquement par l’impôt. L’État, en diminuant ces charges, reste fidèle à son programme de travailler à la prospérité commerciale, puisque la mise en rapport du domaine constitue en quelque sorte un dégrèvement, en permettant de ne pas majorer les impôts. A un autre point de vue, cette mise en valeur du domaine fournit un mode rationnel d’accoutumer à un travail régulier le noir, qui, on le sait, n’y est pas enclin naturellement. Il est généralement reconnu qu’il faut l’y amener en réclamant de lui un impôt sous forme de prestation de travail et en rémunérant sa peine. »