Une visite au Roi Guillaume

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UNE VISITE
AU ROI GUILLAUME.

Dans une des plus belles et des plus longues rues de La Haye, à gauche en allant vers les dunes mélancoliques de Scheveningen, on aperçoit une maison bien moins large et moins splendide que celles des banquiers d’Amsterdam, une maison à un seul étage, construite au fond d’une cour assez étroite, touchant par deux petites ailes parallèles à l’alignement de la rue, et gardée par deux factionnaires. C’était naguère encore la demeure d’un roi qui a régné pendant quinze ans sur de riches provinces et de vastes colonies, et qui, après avoir perdu par une révolution subite la moitié de ses états, vient d’abdiquer volontairement la couronne qui lui restait et se retire dans la vie privée. Tous les mercredis, vers onze heures, on pouvait voir devant la royale habitation de la Veenstraat un singulier spectacle. Des hommes à pied et en voiture, en habit brodé et en veste de matelot, arrivaient à la porte du palais, traversaient pêle-mêle les cours, et s’avançaient vers les appartemens du roi. Tous les mercredis, Guillaume Ier donnait audience à ses sujets. On entrait, on inscrivait son nom sur une feuille de papier, et l’on était admis à tour de rôle devant le roi. Un aide-de-camp, tenant la liste en main, appelait l’un après l’autre chacun de ceux qui s’étaient inscrits, l’introduisait auprès du roi, puis se retirait sur le seuil de la porte. Un jour, je me présentai avec la foule à l’une de ces audiences populaires, qui existaient encore en Autriche sous le règne du dernier empereur, et jadis en France autour du chêne de Vincennes. J’entrais l’un des derniers, et j’eus le temps d’observer ce curieux tableau d’un peuple arrivant librement jusqu’à son roi, dans un temps où le poignard des assassins oblige les rois à s’entourer de gardes et à barricader leur porte. Il y avait déjà sur la table trois grandes feuilles pleines de noms de visiteurs. Autour de moi, je voyais des gens de tout âge et de toute sorte. À côté des professeurs de Leyde, en longue robe noire, qui venaient s’entretenir avec leur souverain des besoins de leur université, était un étudiant au regard timide qui voulait lui offrir sa thèse ; près de l’officier supérieur, portant de grosses épaulettes et un habit étincelant d’or et de décorations, s’avançait l’aspirant de marine, avec son humble frac bleu et sa casquette ornée d’un mince galon ; le riche négociant, dont le nom valait à la bourse d’Amsterdam des millions de florins, était assis sur une banquette à côté du prolétaire qui venait solliciter un modique emploi. Ce jour-là, dans la demeure du souverain, tous les rangs étaient égaux, tous les priviléges de la naissance et de la position sociale étaient suspendus. Il n’y avait d’autre privilége que celui d’un numéro d’inscription ; le premier venu passait le premier. L’ouvrier avec sa veste de grosse laine et ses pieds poudreux passait avant l’élégant gentilhomme dont on entendait encore piaffer les chevaux dans la rue ; l’élève passait avant le maître, et le soldat avant l’officier. Dans un salon, voisin, le roi était debout, appuyé contre une console, saluant avec affabilité chacun de ceux qui tour à tour s’avançaient près de lui, écoutant ses réclamations, ses plaintes, puis le congédiant par un léger signe de tête. La porte de son salon était ouverte, et sur la figure des hommes du peuple accueillis ainsi par leur souverain, je vis briller plus d’une fois un éclair de joie. Tel qui s’approchait de lui, l’œil triste, la tête baissée, semblait tout à coup ravivé par une espérance salutaire, et se retirait en le saluant avec un sentiment de respect et de reconnaissance. Peut-être ces pauvres gens avaient-ils déjà éprouvé que le roi prenait un véritable intérêt à leurs souffrances ; peut-être aussi était-ce pour eux une consolation suffisante de pouvoir porter leurs plaintes au pied du trône et d’être écoutés. Tandis que tous ceux qui m’avaient précédé dans le salon d’attente défilaient ainsi dans le salon de réception, j’observais ce roi dont le nom depuis plus de cinquante ans occupe une place marquée dans l’histoire, et dont la ténacité nous menaçait en 1833 d’une guerre européenne. En le regardant, je me rappelais avec émotion tous les revers de fortune qu’il avait subis, toutes les douleurs qu’il avait éprouvées, et ces paroles de M. de Chateaubriand me revinrent à l’esprit : « Les grands de la terre ont connu la tristesse de l’isolement, les heures amères de l’exil, et l’on a pu voir quelle quantité de larmes renferment les yeux des rois. » Attaqué au cœur de son pays par Dumouriez, forcé de fuir en 1795 devant les armes victorieuses de Pichegru, dépouillé de l’héritage des stathouders par un arrêt de la convention, dépouillé par Napoléon des principautés que la maison d’Orange possédait en Allemagne, plus tard des domaines de Fulda et du comté de Spiegelberg, après la paix de Tilsitt, le descendant de ces fiers princes de Hollande qui avaient imposé des lois à l’Europe et humilié la gloire de Louis XIV, n’avait plus qu’une propriété dans le duché de Varsovie. Mais ni les armées de la république, ni les menaces de l’empereur ne purent le faire fléchir dans la ligne de conduite qu’il s’était tracée, et lui arracher une concession. Quand ses possessions d’Allemagne lui furent enlevées, il aurait pu les conserver en s’associant à la confédération du Rhin ; il aima mieux perdre cette dernière part de l’héritage de ses pères et garder son indépendance. En 1793, il prenait les armes pour combattre contre les armées du Nord ; en 1808, il les remettait à son fils, et l’envoyait servir sous les ordres de Wellington en Espagne. Après tant d’années de luttes et d’agitation, son visage, son attitude, ses manières, indiquent encore fidèlement la nature de son caractère. La vieillesse même semble avoir reculé devant cette organisation ferme et opiniâtre. Elle n’a rien enlevé ni à la mâle énergie de ses traits, ni à l’expression de son regard ; elle n’a fait que blanchir ses cheveux. Sa figure calme et régulière, ses lèvres légèrement serrées, offrent tout à la fois un type de force et de prudence ; ses yeux vifs, brillant sous deux épais sourcils, annoncent la pénétration, et, quand je le regardais, toute sa physionomie semblait être pour moi la vivante expression de cette devise de son royaume, qui fut surtout celle de son règne : Je maintiendrai.

Le lendemain, je partis pour Amsterdam, et deux jours après le Handelsblad annonçait l’abdication du roi. Rien jusque-là n’avait pu faire pressentir un tel évènement. Cependant à peine les journaux en avaient-ils parlé qu’on le regarda comme un acte définitif. « Si comme on nous l’affirme, le disait un Hollandais, Guillaume a déclaré qu’il abdiquerait, soyez sûr qu’il abdiquera. En effet, la semaine suivante, le roi se retira au Loo avec sa famille et ses ministres. Là, après avoir exprimé assez brièvement sa déterrmination, il prit l’acte d’abdication qu’il avait fait préparer, le signa, salua son fils du nom de roi, puis se mit gaiement à table avec ses enfans. Jamais, au dire des personnes qui assistaient à cette séance, il ne s’était montré plus calme, et jamais il ne signa un acte d’une main plus sûre.

On a beaucoup disserté en Hollande et ailleurs sur les motifs qui avaient porté le roi à se démettre ainsi tout à coup de son pouvoir. Il en est un qu’il a exprimé lui-même dans sa proclamation et qui fait honneur à sa loyauté. C’est celui qui est fondé sur le changement apporté à la constitution de 1815. Pour en comprendre toute la valeur, il est nécessaire de reporter ses regards vers cette époque. L’année 1813, que l’on célèbre encore en Allemagne comme une ère de salut, fut aussi pour la Hollande, une année à jamais mémorable. Pendant près d’un quart de siècle, la pauvre Hollande avait cruellement souffert. Tour à tour envahie par les armées de la convention, organisée en république, puis en royaume, puis rejointe comme une province à l’empire français, elle avait subi toutes les phases de nos différentes révolutions sans en partager la gloire, sans profiter de nos conquêtes. Napoléon appelait le peuple hollandais une estimable société de marchands, et le pressurait de sa main de fer pour en tirer des hommes et de l’argent. Le règne du roi Louis eût pu adoucir les plaies de ce malheureux pays, si Louis avait été maître de suivre ses généreuses impulsions. Il aimait la Hollande, et les Hollandais lui savent gré encore du bien qu’il voulait leur faire, des sympathies qu’il leur témoigna. Mais, avec son titre de roi, il n’était lui-même que le premier préfet de son frère. Au-dessus de lui, il y avait l’autorité de l’empire, autorité active, jalouse, irrésistible, qui s’immisçait dans tous ses actes, prévenait ses desseins, suspendait ses résolutions. Pendant cinq ans, Louis résista de toutes ses forces à ce pouvoir extérieur qui maîtrisait le sien ; mais enfin, hors d’état de soutenir plus long-temps une lutte incessante, il ne voulut point paraître complice des mesures qu’il réprouvait, et se retira. La Hollande fut alors réunie à l’empire, divisée en départemens gouvernée de nom par l’ancien consul Lebrun, et de fait par des préfets étrangers, rigoureux instrumens des volontés de leur empereur. Les réquisitions, les levées d’hommes et d’argent, les emprunts forcés, reprirent alors leur cours. Les lignes de douane, dont le roi Louis laissait secrètement tromper la surveillance pour favoriser le commerce de ses sujets, furent raffermies. Le fisc étendit le cercle de ses attributions. Ce qui échappait à l’impôt direct tombait dans le domaine des droits réunis. Les mesures de rigueur frappaient surtout ceux qui étaient appelés à prendre les armes. Il n’y avait point de pitié pour les réfractaires, point de pitié pour les malheureux qui essayaient d’échapper à la loi de recrutement à l’aide d’un certificat constatant une infirmité. Un haut fonctionnaire de Namur faisait verser de la cire bouillante sur les pieds de ceux qui se disaient sujets à des attaques d’épilepsie, et arracha un jour de son lit un jeune conscrit qui rendit le dernier soupir devant lui[1]. Une police soupçonneuse, inquisitoriale, surveillait tous les individus, pénétrait dans l’intérieur des familles, et donnait à toutes les démarches une interprétation. Il n’était pas permis aux Hollandais d’entreprendre dans leur pays la plus petite excursion sans être munis d’un passeport, et l’usage même de leur langue nationale pouvait devenir en certains cas une cause de suspicion. Tous les principaux fonctionnaires parlaient français et voulaient introduire la langue française dans les actes publics comme dans la vie privée. Hâtons-nous de dire que les deux hommes qui, dans ce temps d’oppression, se signalèrent entre tous les autres par la cruauté de leur conduite, les deux seuls dont l’histoire de Hollande ait inscrit le nom sur son pilori, n’étaient pas Français, mais Belges.

Tout à coup, au milieu de cette servitude profonde sous laquelle était courbée la terre natale d’Oldenbarnveld, de Ruyter et de Jean de Witt, la nouvelle de la bataille de Leipzig retentit dans le monde entier. L’Allemagne pousse un cri de joie, la Hollande relève sa tête humiliée et porte vers l’avenir un regard d’espoir. Il y avait alors dans ce pays un homme de la vieille race batave, un homme au cœur ferme et patient, qui, dans les heures de la plus grande calamité, n’avait jamais désespéré un instant du salut de sa patrie. Pendant les diverses révolutions qui avaient tour à tour agité la Hollande, Charles de Hogendorp n’avait fait aucun mouvement. L’influence de son nom, de sa fortune, de ses talens déjà reconnus, pouvait facilement le conduire à de hauts emplois ; mais il ne voulait accepter ni faveur, ni fonctions, d’un gouvernement qu’il réprouvait. Retiré à l’écart, livré tout entier à ses austères souvenirs de républicain, il méditait les moyens de faire sortir de ses ruines l’ordre de choses qu’il regrettait. Il suivait d’un œil clairvoyant la marche des évènemens, et prévoyait la chute de Napoléon au milieu même de ses triomphes. La bataille de Leipzig l’arracha de sa retraite. Il sentit que le moment était venu de mettre ses plans à exécution, et s’en alla trouver les hommes avec lesquels, depuis près de vingt années, il s’entendait tacitement. Secondé par eux, il forma en peu de temps une conspiration pour chasser les Français de la Hollande et rappeler le descendant des anciens stathouders. Cette conspiration ne pouvait s’organiser qu’avec de grandes précautions et dans un profond mystère, car nous étions encore maîtres du pays et nos troupes occupaient les places fortes. Chacun des principaux conjurés choisit quatre hommes qui lui jurèrent obéissance absolue et discrétion ; chacun de ces quatre hommes en choisit ensuite quatre autres auxquels il fit prêter le même serment. Tous les membres de cette association avaient été élus l’un après l’autre à part, et ne connaissaient que le nom de leur chef. Le secret de la conjuration fut bien gardé, il n’en transpira rien dans le public.

Sur ces entrefaites, les Russes entrent dans la Frise et dans la province de Groningue. Le général Molitor, pour concentrer ses troupes, abandonne Amsterdam et se retire à Utrecht. À peine était-il parti, que le peuple en masse se soulève, chasse les principaux fonctionnaires français et met le feu aux bâtimens de la douane et des droits réunis. C’était là une manifestation d’opinion qui pouvait coûter cher à la populace, car Molitor n’était qu’à dix lieues d’Amsterdam, et le secours que la Hollande attendait des Russes était encore très incertain, et, en tout cas, assez éloigné. Les hommes qui préparaient une contre-révolution comprirent le danger auquel un moment d’effervescence venait de les exposer, et, pour le prévenir, ils organisèrent aussitôt la garde nationale, qui promit de réprimer toute apparence de désordre et s’interposa ainsi entre l’armée étrangère et le peuple de la capitale.

En même temps Hogendorp travaillait à rétablir l’ancienne forme de gouvernement, il s’adressa d’abord à ceux qui avaient été autrefois membres des états-généraux, et les pria de se constituer en corps administratif ; mais aucun d’eux n’osa se rendre à sa demande. Les circonstances devenaient de plus en plus graves. Les Français pouvaient d’un jour à l’autre recevoir des renforts, repousser les alliés, et rétablir leur autorité dans le pays. Hogendorp comprit qu’une grande décision était son seul moyen de salut. Il renonça à toute mesure de temporisation, et, le 21 novembre, il se proclama, lui et son ami Maasdam, chefs du gouvernement provisoire, en l’absence du prince d’Orange. Ses fils parurent en public avec la cocarde nationale, et l’ancien cri populaire Oranje boven retentit dans les rues d’Amsterdam. Un officier fut expédié au quartier du général Bulow, pour le prier de venir au secours de la Hollande ; un autre alla presser les Russes d’accélérer leur marche. Les deux corps d’alliés s’avancèrent vers l’intérieur du pays. Bulow traversa l’Yssel, s’empara de Zutphen, d’Arnhem, et les Russes vinrent camper aux portes d’Amsterdam. Molitor sentait qu’il ne pouvait résister à la fois à ces deux armées étrangères et à l’insurrection nationale ; il commençait à se retirer, mais il se retirait en homme habile, resserrant ses troupes, faisant bonne contenance, et ne se laissant rien prendre par l’ennemi. Sa retraite avait commencé le 15 novembre, et malgré l’effort des Russes, des Prussiens, des Hollandais et des Anglais, elle dura plus d’un mois.

Cependant M. de Fagel était allé chercher en Angleterre le prince d’Orange. Le 30 novembre 1813, tandis qu’une grande partie de son pays était encore occupée par les troupes françaises, le prince aborda sur la plage de Scheveningen, sur cette même plage où dix-huit ans auparavant il s’était embarqué avec son père, déshérité, banni, allant chercher un refuge sur la terre étrangère. Les pêcheurs de Scheveningen le prirent sur leurs bras et le portèrent avec des acclamations de joie jusque dans leur village. Le peuple accourut en foule au-devant de lui ; partout la cocarde de ses pères brillait à ses yeux, partout les cris de vive Orange ! vive Guillaume ! retentissaient à ses oreilles. Il fit le chemin de La Haye à Amsterdam au milieu d’une population avide de le voir, de le saluer. Jamais la grave Hollande ne s’était si fort déridée et n’avait fait éclater tant de joyeux transports. Une autre marque d’enthousiasme et de confiance bien plus décisive encore l’attendait dans sa capitale. Son arrivée avait été annoncée dans le pays par une proclamation qui se terminait ainsi : « La Hollande est libre, et Guillaume Ier est son souverain. » Ces deux derniers mots ensevelissaient tout simplement sous le sceau de la légalité l’ancienne forme de gouvernement. Le prince comptait venir reprendre la succession des stathouders, et au lieu d’être le président d’une république, il allait se voir investi de l’autorité royale ; au lieu de continuer la série de ses aïeux, il devait prendre le titre de Guillaume Ier et commencer une nouvelle dynastie.

Ce qu’il y a de remarquable dans ce fait, c’est que c’étaient les républicains eux-mêmes, les hommes attachés, il est vrai, à la maison d’Orange, mais partisans zélés des institutions démocratiques, qui abolissaient ainsi le gouvernement de leurs pères, et fondaient une monarchie. Ces hommes se souvenaient des cruelles dissensions qui, du temps de la république, avaient si souvent désolé la Hollande, ils craignaient de les voir éclater de nouveau, ils craignaient les réactions de l’oligarchie, et un pouvoir ferme, unique, non divisé, leur semblait être la plus sûre barrière contre les ambitions déréglées et les périls de l’anarchie. C’est ainsi qu’en 1660, le peuple de Copenhague, las du conseil oligarchique qui prétendait faire un heureux contrepoids au pouvoir de la monarchie, renversa cette magistrature mensongère, et remit entre les mains du roi l’autorité absolue.

Quand la proclamation monarchique fut publiée, plus d’une voix s’éleva contre ce manifeste inattendu. La ville d’Utrecht le repoussa assez ouvertement, et les hommes du port d’Amsterdam, malgré leur dévouement héréditaire à la maison d’Orange, firent entendre de sourds murmures. Ils chantaient ordinairement un chant populaire qui se terminait ainsi :

Al is onz prinsje nog zoo klein
Al evenvel zal hy stadhouder zyn
.

« Quoique notre petit prince soit encore si petit, il sera pourtant notre stathouder. »

Ils ajoutèrent alors un vers à ce refrain, et s’en allèrent répétant le long des quais :

Dock hoeft geen souverein te zyn.

« Mais il ne doit pas être souverain. »

On dit que Guillaume refusa d’abord sincèrement d’accepter la dignité qui lui était offerte, et demanda à être tout simplement stathouder comme ses ancêtres[2]. Mais les instances de ses conseillers surmontèrent ses scrupules, et l’enthousiasme général de la population pour lui étouffa bien vite les germes de dissidence que le manifeste royaliste avait fait éclater çà et là. Cependant, en cédant au vœu de ses principaux partisans, Guillaume annonça qu’en acceptant la souveraineté, il donnerait à ses sujets une constitution qui garantirait la liberté individuelle contre tout acte arbitraire. Le 2 décembre, il fut proclamé roi, et il organisa aussitôt une commission composée de quatorze membres, et chargée de rédiger une charte constitutionnelle. Six cents notables[3], élus pour les diverses provinces de la Hollande, furent ensuite appelés à voter l’adoption de cette charte qui, pour toute garantie contre les envahissemens de la royauté, instituait seulement une chambre dont les membres devaient être nommés par les états provinciaux, et dont les séances devaient être fermées au public. C’était, à vrai dire, une chambre consultative plutôt qu’une assemblée de représentans selon nos principes constitutionnels. En vertu d’une telle institution, le roi était de fait roi absolu, et les députés ne pouvaient guère servir qu’à donner plus d’autorité à ses actes, en y ajoutant celle de leur nom. Le 30 mars, jour de la bataille de Paris, la charte hollandaise fut présentée aux notables ; il n’était pas permis d’en discuter les différentes dispositions ; elle devait être jugée dans son ensemble, et rejetée ou acceptée. Des six cents élus de la nation, cent-vingt-cinq s’abstinrent de remplir leur mandat, les autres votèrent docilement, et la charte fut adoptée à la majorité de 448 voix contre 26.

Cette constitution si vite faite ne dura pas long-temps. Lorsque la Belgique fut réunie, par le congrès de Vienne, à la Hollande, des commissaires choisis dans les deux pays en rédigèrent une nouvelle ; il y eut alors deux chambres, une chambre des pairs, dont les membres étaient nommés à vie par le roi, et une chambre des députés, élue par les états provinciaux, mais dont les séances devaient être publiques.

La révolution de 1830, la brusque rupture de la Belgique avec la Hollande, devaient nécessairement apporter un second changement à la constitution de 1815. Nous n’avons sans doute pas besoin de raconter les différentes péripéties de cette révolution, la rapide et brillante campagne d’Anvers, et la longue et monotone histoire des conférences de Londres. Mais de cette époque date pour la Hollande une ère nouvelle, un nouvel esprit s’éveille parmi le peuple. Tandis qu’au dehors de son royaume Guillaume Ier conserve en dépit des protocoles une attitude belliqueuse, au-dedans l’opposition constitutionnelle, jusque-là timide, flottante, ayant peu de voix et peu d’échos, s’enhardit, se resserre, gagne du terrain. De là une lutte de sept années, lutte patiente et réfléchie entre un roi qui poursuit obstinément tantôt par la force, tantôt par des concessions apparentes, le cours de son idée, et un parti qui cherche à faire prévaloir un autre système. De chaque côté beaucoup de calme avec beaucoup de ténacité, et à la fin de la lutte une réforme importante qui pourrait bien en amener encore d’autres plus décisives. Qu’il nous soit donc permis de rappeler des faits en partie déjà connus, mais en partie peut-être oubliés, pour en démontrer plus clairement les conséquences et en faire pressentir les résultats futurs.

Quand la nouvelle de la révolution belge arriva à La Haye, le roi avait encore à choisir entre trois partis pour prévenir les suites de ce grave évènement. Il pouvait de prime-abord accepter cette révolution comme un fait accompli, et tâcher d’obtenir du pays insurgé les conditions les plus favorables pour la Hollande, ou ramener sous son pouvoir par de promptes concessions les provinces révoltées, ou enfin employer la force et les moyens de répression. Ce fut à ce dernier parti qu’il eut recours, et à voir l’empressement et l’enthousiasme avec lequel toute la Hollande accueillit son appel aux armes, on eût pu croire qu’en adoptant ce moyen rigoureux, il avait été bien inspiré. De tous côtés le cri de guerre produisit une sorte de commotion électrique. Jeunes et vieux, riches et pauvres, chacun se montra animé de la même ardeur et aspirant au même but ; chacun faisait à la patrie le sacrifice de son repos, de ses biens ou de son sang. Les jeunes hommes de la Frise, à la taille élancée, aux membres robustes, traversaient le Zuyderzée le fusil sur l’épaule, et venaient demander à combattre. Les négocians d’Amsterdam quittaient le comptoir et se faisaient enrôler dans la milice, et toute cette troupe de volontaires s’assemblait sous les ordres de ses chefs en célébrant dans ses refrains populaires la gloire de sa patrie et le nom de son roi. Depuis le temps où la Hollande défendait si glorieusement contre l’Espagne sa religion et son indépendance, on n’avait peut-être pas vu dans ce grave pays tant d’ardeur pour une même cause et tant d’unanimité. Lorsqu’en 1831 le prince d’Orange entreprit sa campagne de Belgique, il menait à sa suite plus de quatre-vingt mille hommes, et dans l’armée de mer il y avait un jeune officier sorti de l’hospice des orphelins d’Amsterdam, le jeune Van Speyk, qui donnait l’exemple d’un dévouement antique en se faisant sauter, comme notre valeureux Bisson, pour ne pas livrer son bâtiment à l’ennemi.

Cependant, en prenant les armes, la Hollande obéissait à un sentiment de fierté nationale vivement blessé, plutôt qu’au désir de reconquérir la Belgique. Et quel avantage pouvait-elle avoir à se réunir à ce pays, à part celui de former, par cette réunion, une puissance politique plus forte et plus imposante ? Son intérêt commercial demandait la séparation. Amsterdam et Rotterdam se réjouissaient de n’avoir plus à supporter la concurrence d’Anvers, et si, par son isolement, la Hollande perdait le produit des fabriques belges, elle souriait à la perspective de relever ses anciennes fabriques, d’en fonder de nouvelles, et elle allait avoir à elle seule la jouissance de ses colonies. Puis, indépendamment de toute considération d’intérêt matériel, il y avait, de part et d’autre, entre les deux peuples, une sorte d’antipathie innée, un sentiment de méfiance, qui pendant les quinze dernières années n’avait fait que s’accroître, et qui rendait la rupture inévitable et irrémédiable. La Hollande accueillit donc avec joie le premier acte de la conférence de Londres, qui proclamait l’indépendance de la Belgique, et dès ce moment n’aspira qu’à terminer au plus vite les négociations diplomatiques, et à goûter les fruits d’une paix définitive. Le gouvernement semblait animé des mêmes intentions, et le peuple et le roi étaient alors en apparence parfaitement d’accord. Mais quand les conférences de Londres furent interrompues, quand Guillaume Ier établit son long et opiniâtre statu quo, quand au lieu de dégrever le budget, il fallut le surcharger, et entretenir, dans un état de paix apparent, des troupes nombreuses sur le pied de guerre, la Hollande, qui avait pris les armes avec enthousiasme, les porta avec ennui, et la seconde chambre, qui jusque-là avait sanctionné et secondé toutes les mesures des ministres, commença à entrer dans une opposition, qui d’année en année devait prendre plus de consistance.

Dès l’année 1833, cette chambre, au lieu d’encourager, comme par le passé, le gouvernement dans un système de résistance, formule dans son adresse des représentations assez énergiques sur les dangers du statu quo. Les membres de l’opposition blâment sévèrement la marche suivie dans les négociations, et les partisans les plus déclarés du ministère demandent avec instance des économies et un prompt traité de paix. Cette fois cependant le budget fut accepté à la majorité de 20 voix, mais la chambre rejeta la demande d’un emprunt destiné à couvrir le déficit de l’armée. Dans la session suivante, l’opposition reparut plus nombreuse et plus ferme, et le peuple, qui jusqu’alors avait gardé beaucoup de réserve, le peuple d’Amsterdam, si dévoué à la maison d’Orange, se signala tout à coup par de violentes manifestations. Parmi les impôts récemment établis pour subvenir à l’entretien des troupes, il en était un qui pesait surtout sur les propriétaires de maisons. Plusieurs d’entre eux se réunirent dans le but de former une opposition énergique contre la nouvelle taxe. Le gouvernement, aux prises avec eux, eut recours d’abord à l’expropriation, et cette mesure excita dans la ville un soulèvement que l’autorité ne parvint à calmer qu’en employant les promesses et les moyens de conciliation. Plus tard, elle voulut remettre à exécution les ordonnances. Il s’agissait de vendre à l’encan des meubles enlevés à ceux qui avaient refusé de payer l’impôt. Pour prévenir les scènes de désordre que l’on redoutait, on avait entouré la salle d’enchères d’un formidable appareil de soldats et d’agens de police ; mais le peuple se jeta sur eux, les chassa à coups de pierres, et le soir, mit le feu aux baraques où les meubles saisis étaient renfermés La garde nationale, qui jouit en Hollande d’une grande considération, put seule réprimer cette émeute.

Quatre années se passèrent ainsi dans un état d’agitation sourde et d’incertitude pénible. À chaque session, le gouvernement demandait un nouvel emprunt, et la chambre répondait à cette demande par des plaidoyers contre le statu quo, et des vœux formels pour la conclusion de la paix. Le budget était voté pourtant, mais lentement, difficilement et non sans de vives attaques contre les ministres. Enfin, en 1837, on annonça que le roi avait donné son adhésion aux vingt-quatre articles. Cette nouvelle produisit dans le pays une joie unanime, et donna en un instant à la chambre une attitude toute nouvelle ; ceux de ses membres qui commençaient à s’éloigner du gouvernement, se rallièrent à lui avec enthousiasme, l’opposition déposa les armes, et le budget proposé par les ministres fut adopté à la majorité de trente-six voix contre quatre. L’armée resta cependant encore pendant plus d’une année sur le pied de guerre, et en 1839 le gouvernement effraya le pays en demandant tout à coup, pour couvrir ses déficits, un emprunt de 56 millions de florins[4]. Les explications qu’il donnait pour justifier cet emprunt, étaient loin d’être satisfaisantes ; on eût voulu avoir un compte exact de la situation du trésor, et il ne les présentait que par parcelles incomplètes. On découvrit que, pendant les dernières années, il avait dépensé, sans l’autorisation des chambres, près de 120 millions de florins, et l’on entrevoyait mal l’emploi de cette somme ; il est facile de comprendre l’impression que de tels calculs devaient produire parmi les députés. L’opposition attaqua sans ménagement les ministres, et le projet d’emprunt fut rejeté à la majorité de trente-neuf voix contre douze. Quelques mois après, la chambre allait plus loin, elle rejetait le budget à la majorité de cinquante voix contre une.

Une telle scission entre le gouvernement et les représentans du pays exigeait un remède énergique ; la chambre demandait une réforme dans la loi fondamentale. Les ministres crurent la satisfaire en lui proposant des modifications secondaires, mais elle repoussa énergiquement cette demi-mesure, et soumit à un long et minutieux examen toute la constitution de 1815. Une nouvelle loi fondamentale vient d’être promulguée en Hollande ; elle établit les limites actuelles du royaume ; elle fixe à 1,500,000 florins la liste civile du roi, plus 50,000 florins pour l’entretien de ses palais ; à 100,000 florins la dotation du prince royal, et à 200,000 florins quand il est marié. Elle maintient, comme par le passé, deux chambres : la première, composée de trente membres nommés à vie par le roi ; la seconde, de cinquante-huit membres élus par les états provinciaux ; mais elle prescrit la responsabilité des ministres, qui jusque-là n’avait jamais été prononcée. Le roi n’a pas voulu se soumettre à cette nouvelle disposition, qui changeait complètement la nature de son pouvoir, de son premier contrat avec le peuple, et il a abdiqué.

Il a abdiqué après vingt-sept années d’un règne difficile, orageux, et ceux mêmes qui ont le plus blâmé la marche de son gouvernement sont forcés de rendre justice à ses grandes qualités, et de reconnaître qu’il a fait dans le cours de son administration beaucoup de bien. Doué d’une sagacité d’esprit remarquable, d’une patience à toute épreuve, tous les jours levé dès cinq heures du matin, et travaillant sans relâche, il voyait tout par lui-même, étudiait sérieusement chaque affaire, et prêtait l’oreille aux réclamations de ses derniers sujets. Pendant vingt ans, pas une entreprise importante ne s’est faite dans son royaume sans qu’il y prît une part active. L’immense fortune qu’il possède aujourd’hui, il l’a acquise par des spéculations commerciales dont il subissait toutes les chances comme un simple particulier. Il a plus que personne secondé le mouvement industriel de la Belgique. Il a fait exécuter en Hollande les plus belles routes, les plus utiles canaux, notamment ce magnifique canal du Nord, qui rejoint la mer du Nord au port d’Amsterdam. Enfin il a sauvé les colonies hollandaises de la ruine totale dont elles étaient menacées. Naguère encore, elles étaient à charge à la mère-patrie, et l’on parlait même de les abandonner. Aujourd’hui, grace au système d’agriculture qui y a été introduit par l’habile général Van der Bosch, elles sont devenues pour la Hollande une source de prospérité, une véritable mine d’or.

Sous plusieurs rapports, Guillaume Ier est, selon nous, l’un des types les plus marqués du caractère hollandais. Comme le peuple hollandais, il cache sous des dehors réservés de nobles et sérieuses qualités ; comme lui, il se plaît à la patiente élaboration, au détail des affaires, il a l’amour du commerce, le génie des spéculations et, s’il n’avait pas été roi, il aurait bien pu être le premier armateur d’Amsterdam. Comme lui enfin, il est ferme dans ses résolutions et persévérant dans ses projets ; mais sa persévérance a été trop loin. Il y a dans les qualités de l’homme, comme dans tout ce qui tient à la nature humaine, une sorte de fatalité ; l’essentiel, quand on les possède, n’est pas tant de les mettre en œuvre que de savoir les contenir et les employer à propos. Carpe diem ! disaient les anciens. Telle qualité qui dans certaines circonstances, et parmi certains hommes, pourrait avoir un effet puissant, ne produira peut-être ailleurs qu’un résultat funeste. Au XVIe siècle, la persévérance de Guillaume-le-Taciturne a sauvé la Hollande ; au XIXe, celle de Guillaume Ier a fait la désolation de ce pays. À trente ans, il montait sur le trône, entouré de tous les vœux, de toutes les bénédictions de ses sujets. Le pays entier s’abandonnait à lui avec amour et confiance, et, dans le cœur du riche comme dans celui du paysan, son nom n’éveillait qu’un sentiment d’espoir et de vénération. Deux erreurs lui ont fait perdre cette immense popularité : son obstination à vouloir reconquérir la Belgique, et son projet de mariage avec Mme d’Outremont. Établie il y a quelques années en Hollande, attachée à la cour de la feue reine, Mme d’Outremont apportait dans l’exercice de sa charge, dans le monde des salons, des qualités aimables et un esprit distingué ; mais elle est Belge et catholique, ces deux titres suffisaient pour faire réprouver unanimement l’alliance du roi avec elle, dans un temps où le peuple était plus que jamais animé contre la Belgique, dans un pays où la majorité de la nation est protestante, où les questions religieuses occupent encore vivement tous les esprits, et soulèvent des discussions aussi ardentes, aussi âpres qu’au XVIe siècle. Toute la presse hollandaise, ordinairement si réservée et si passive, se souleva contre les intentions matrimoniales du roi, et les prédicateurs protestans l’attaquèrent plus d’une fois directement du haut de leur chaire. Maintenant le roi paraît avoir renoncé à son projet ; Mme d’Outremont s’est fixée en Belgique ; et quant à lui, on pense qu’il s’établira au Loo, ou qu’il se retirera dans ses terres de Silésie. À peine descendu du trône, il subit déjà les inconvéniens de son abdication : s’il s’en va en Allemagne, le peuple ne le verra pas avec plaisir emporter en pays étranger la fortune qu’il a amassée dans son pays, et qu’on évalue à près de 200,000 millions. S’il reste en Hollande, il court risque de gêner malgré lui le gouvernement de son successeur. Mais nous le croyons assez prudent et assez habile pour trouver un terme moyen entre ces deux alternatives.

Par suite de l’hostilité de la Hollande à l’égard de la Belgique, des dépenses faites pour entretenir pendant sept années une armée sur le pied de guerre, la Hollande est aujourd’hui, il faut le dire, dans un triste état financier. Un dette de deux milliards, un déficit dont on ne connaît pas encore le chiffre exact, un budget qui vient d’être porté à 130 millions, sans compter les droits d’accise dans les villes, les impôts particuliers des provinces pour l’entretien des digues, tout cela est un lourd fardeau pour un pays de deux millions et demi d’habitans.

Mais quel calme il y a dans ce pays ! quelle noble résignation ! quelle fermeté ! Quand Guillaume a abdiqué la couronne, on n’a pas entendu dans le public une récrimination sur les différens actes de son règne, pas une plainte. Chacun a apprécié à part soi les motifs de cette détermination, et a gardé le silence. Il y avait même dans les témoignages d’affection et de confiance que la Hollande prodiguait à son nouveau roi je ne sais quelle réserve pleine de convenance, comme si, en manifestant trop d’enthousiasme pour le fils, elle eût craint de faire la critique du père. La seule chose qui préoccupe vivement les habitans de ce pays, c’est de savoir au juste ce qu’ils doivent ; car ce sont d’honnêtes gens qui veulent voir clair dans les finances de l’état comme dans leurs entreprises particulières. « Qu’on nous demande 15, 20 pour 100 de notre revenu, me disait un jour un Hollandais, chacun de nous paiera sans murmurer, pourvu que nous puissions nous dire : Nous devons tant, et dans tant d’années nous serons libérés. »

La nation fonde de grandes espérances sur le règne de Guillaume II, et ce prince est en état de les réaliser. La popularité dont il est depuis long-temps entouré lui rendra facile tout ce qu’il voudra entreprendre, et il a pour le seconder dans les réformes financières devenues de plus en plus urgentes, un jeune ministre en qui la nation a la plus grande confiance, M. Rochussen. Guillaume II est né le 6 décembre 1792. Il fit ses premières études à l’académie de Berlin, et les acheva à l’université d’Oxford. Jeune encore, il entra avec ardeur dans le mouvement des guerres de l’empire, qui emportaient dans leur tourbillon les princes comme les enfans du peuple. En 1811, il servait en Espagne sous les ordres du duc de Wellington, et se distingua en plusieurs occasions par sa bravoure. Au siége de Ciudad-Rodrigo, on le vit l’un des premiers s’élancer à l’assaut. À Badajoz, il arrêta par son énergie une colonne anglaise qui commençait à prendre la fuite, et, se mettant à sa tête, entra avec elle dans la ville. À la suite de cette campagne, le roi d’Angleterre le nomma son adjudant, et lui donna, comme récompense de son courage, la médaille militaire sur lesquelles étaient inscrits les noms de Ciudad-Rodrigo, Badajoz, Salamanque. En 1815, il était à la bataille de Waterloo, à la tête d’un corps de troupes hollandais, et reçut dans une vigoureuse attaque un coup de feu à l’épaule. Un an après, il épousa la sœur de l’empereur Alexandre. Depuis ce temps, sa vie se passa paisiblement dans l’exercice des fonctions que son père lui confiait, jusqu’au jour où il reprit les armes pour entrer en Belgique. Il porte sur le trône un esprit intelligent et actif, il a le goût des arts et des lettres, que son père, à vrai dire, encourageait peu, et il plaît beaucoup aux Hollandais par ses manières gracieuses, ses dehors brillans, son affabilité et par le prestige attaché à sa vie militaire. Quand il été proclamé roi, quand il est monté sur le trône, on a dit qu’il se proposait aussi de reconquérir la Belgique. C’est là une de ces erreurs dont nos journaux ne se rendent que trop souvent coupables sur la foi d’un correspondant mal avisé. Guillaume II a sous les yeux un exemple trop frappant des dangers d’une pareille entreprise pour qu’il puisse songer à la renouveler. Tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, tout ce qu’il a dit et annoncé, prouve au contraire qu’il comprend très bien les vrais intérêts de la Hollande et ne songe qu’à la dégrever peu à peu des charges énormes qu’elle supporte depuis si long-temps. La Hollande ne peut vouloir la guerre pas plus avec la Belgique qu’avec les autres puissances. Le temps n’est plus où elle pouvait mettre aussi son épée dans la balance, et faire payer ses armemens à ses rivaux. En cas de guerre, elle ne serait que la victime ou l’instrument des grandes puissances ; elle courrait risque de perdre ses colonies, qui sont à présent sa première, pour ne pas dire son unique ressource. Elle le sait, et, quoi qu’il arrive de la question d’Orient, elle ne demande qu’à garder une stricte neutralité. Sa vie est dans son commerce, sa force dans la moralité de ses habitudes, et son avenir dans la prudence de son gouvernement. Là du moins le gouvernement n’a qu’à vouloir le bien pour qu’il lui soit facile de le faire. Les préventions des partis ne vont pas au-devant de ses mesures pour leur donner une fausse interprétation et les rendre nulles ou impopulaires. Les discussions violentes, les théories aventureuses, n’égarent point à chaque instant l’esprit du peuple et ne le soulèvent pas contre l’administration. Il y a là encore dans toutes les classes de la société un sentiment de respect héréditaire pour le pouvoir, et une grande déférence pour ses décisions. Le peuple ne le juge point d’après des prévisions, il attend ses actes, et, s’il vient à le désapprouver, il garde encore dans le blâme un grand calme et une grande dignité.

L’article 225 de la charte de 1840 maintient les priviléges de la presse. La presse est libre, mais modérée[5]. Il y a dans chaque ville un peu importante un journal qui paraît tous les jours, ou deux ou trois fois par semaine. La plupart de ces feuilles provinciales se bornent à reproduire les nouvelles de l’intérieur et de l’extérieur, sans y ajouter de commentaires. D’autres suivent bénévolement la marche du pouvoir. Trois d’entre elles seulement se signalent dans ce pacifique domaine de la publicité par une opposition tenace et des attaques assez animées. C’est le Journal d’Arnhem, l’Interprète de la Liberté, de Groningue, et le Journal du Brabant septentrional. L’Interprète de la Liberté est d’une nature beaucoup trop violente pour le caractère hollandais, et n’a que fort peu de partisans ; le Journal du Brabant septentrional est l’organe du parti catholique : cette raison seule suffit pour expliquer sa tendance et son genre de succès dans un pays dont la majorité des habitans est protestante. Le journal d’Arnhem est assez lu et recherché, mais plutôt encore par un sentiment de curiosité, que par le désir réel d’étudier son opinion. Il ébranle, par la vivacité de ses attaques, la fibre hollandaise, étonne périodiquement pendant quelques minutes l’esprit de ses lecteurs, et, après tout, exerce peu d’influence. Les grands journaux du pays sont le Handelblad (Feuille du Commerce), l’Avondbode (Messager du soir) d’Amsterdam, et le Journal de Harlem. Je ne parle pas de la Gazette d’Amsterdam, de la Gazette Officielle et de quelques autres qui n’ont nulle valeur politique.

Le Handelsblad, fondé il y a dix ans par une société de négocians, a de l’autorité dans le pays. Il est, en général, bien informé et rédigé avec mesure et fermeté. C’est l’organe d’une opposition libérale qui demande le développement progressif des principes constitutionnels, et défend avec zèle les intérêts matériels du pays. Ce journal se trouve dans tous les clubs, tous les lieux de réunion de la capitale et des provinces de la Hollande. Il a quatre mille abonnés.

L’Avondbode, rédigé par un écrivain distingué, M. Withuys[6], représente purement et simplement le principe conservateur. Il fut fondé en 1836, et compte environ deux mille abonnés.

Ces deux journaux paraissent le soir et publient chaque jour, après la bourse, une seconde édition du numéro de la veille. L’été ils reçoivent les nouvelles de France par les pigeons. Les nouvelles extérieures, et surtout les annonces commerciales, envahissent la plus grande partie de leurs colonnes. Il est rare que le Handelsblad puisse consacrer plus d’une page ou une page et demie à la politique ; tout le reste de la feuille est pris par le détail des marchandises à vendre, des départs de navires et des arrivages.

Le Journal de Harlem (Haarlemsche Courant) ne fait point de polémique, mais il a toujours de très bons correspondans en pays étrangers, et deux de ses colonnes sont, comme les registres de l’état civil, employées chaque jour à enregistrer les morts et les naissances, les fiançailles et les mariages, avec la différence qu’ici l’annonce de tous ces évènemens de la vie humaine n’est point inscrite sèchement, comme à la municipalité, mais combinée avec soin, arrangée avec grace, et très galamment entourée de fleurs de rhétorique. Moyennant six sous par ligne, tout bon bourgeois a le droit de chanter, dans le Journal de Harlem, l’aurore de son jour de mariage, d’annoncer en termes emphatiques la naissance de son enfant, ou d’écrire une élégie sur la mort de sa femme, et chaque maison un peu aisée de la Hollande s’abonne à la feuille de Harlem pour savoir jour par jour l’évènement qui attriste ou réjouit une autre demeure.

Ce journal est, du reste, le patriarche de tous les journaux de l’Europe ; il y a deux cents ans qu’il existe, avec le même titre et dans la même famille.

La lecture des journaux n’est pas, pour les Hollandais comme pour nous, un besoin, une occupation de chaque jour. Le négociant, l’employé de bureau, l’officier ayant fini sa tâche, entre dans un club, allume sa pipe, prend la première feuille qui se trouve devant lui, la lit d’un bout à l’autre, sans rien dire, l’entoure d’un nuage de fumée, puis la dépose silencieusement sur la table et s’en va. L’esprit de discussion n’est pas encore éveillé parmi ce peuple ; le mouvement constitutionnel commence à peine. Les Hollandais, me disait un jour un publiciste distingué d’Amsterdam, ne demandent qu’à se laisser gouverner. La guerre avec la Belgique, le résultat funeste qu’elle a eu pour eux les a fait sortir de leur apathie. Ils lisent maintenant ce qu’ils n’auraient jamais lu il y a dix ans, et se mettent à examiner des questions qu’ils abandonnaient complètement naguère à leurs ministres. Que la monarchie s’engage dans une fausse voie, commette quelque grande faute, et à la longue il pourrait bien arriver que le peuple hollandais devînt un peuple assez remuant, voire même assez difficile à gouverner.


X. Marmier.
  1. Van Kampen, Geschiedeniss van Nederland, tome II.
  2. C’est un témoignage que plusieurs écrivains, notamment Bosscha, Van Kampen et l’auteur anonyme des Vertraute Briefe, s’accordent à lui rendre.
  3. Les Anglais, qui blâmaient l’esprit monarchique de cette révolution, condamnaient par un intraduisible jeu de mots les notables, en écrivant not ables.
  4. Le florin de Hollande vaut environ 2 fr. 10 cent.
  5. Les droits de poste sont fort minimes, ils ne s’élèvent pas à plus de 2 centimes par feuille ; mais ceux de timbre sont considérables, ils emportent la moitié du prix de l’abonnement. Sur 28 florins que le rédacteur de l’Avondbode perçoit par abonnement, il en remet 14 au fisc. Les annonces se paient, dans les grands journaux d’Amsterdam, 30 cent. par ligne. Chaque annonce, de quelque dimension qu’elle soit, est en outre frappée d’un droit de 70 cent. Les journaux étrangers circulent librement en Hollande ; mais ils sont soumis à un droit de 13 cent. par feuille, ce qui les rend fort chers. Nos journaux de 80 francs coûtent par année à La Haye 170 francs.
  6. M. Withuys a publié, en 1833, un recueil de poésies fort estimé et dont nous aurons occasion de parler quand nous en viendrons à examiner l’état de la littérature en Hollande.