Une visite au docteur Pagello : La déclaration d’amour de George Sand

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UNE
VISITE AU DOCTEUR PAGELLO




LA DÉCLARATION D’AMOUR
DE GEORGE SAND




Faudra-t-il nous résigner à n’avoir que la Confession d’un enfant du siècle et les trop discrètes expansions de Lélia ? Continuera-t-on à dérober à notre curiosité si fortement excitée cette correspondance des deux grands amoureux, dont l’un des deux au moins fut emporté dans le tourbillon de folie — jusqu’à la mort ? Et cependant, ne l’a-t-on pas, depuis quelques années, tant émiettée par menus fragments qu’il n’est plus de mystère que pour les profanes ? Au surplus, à défaut des confidences de Lui et des révélations d’Elle, n’avons-nous pas la confession, nous devrions dire la déposition d’un témoin, un témoin que les circonstances ont fait tout à coup passer du rôle de comparse à celui de premier sujet ?

À notre sollicitation, le docteur Pagello, qui avait jusqu’alors gardé un silence obstiné, s’est départi de cette réserve dont nul ne l’avait pu faire sortir jusqu’à ces derniers temps. Il a consenti à parler. Après avoir fait connaître dans quelles circonstances[1] était née la liaison qui l’illustra et dont tout fier il se montre, il est allé plus avant dans la voie des aveux : il a tenu à conter lui-même sa bonne fortune, et c’est avec empressement qu’il nous a fait accueil, il y a quelques semaines, quand nous nous sommes rendu à Bellune et que nous sommes allé frapper à la porte de la maison même qu’habite avec sa famille le docteur Pietro Pagello.


Nous tenions à voir de près le héros de l’aventure dont nous avions conté les épisodes, et, après avoir reçu l’assurance que notre visite serait accueillie sans déplaisir, nous nous sommes fait présenter au vénérable octogénaire.

C’est M. le docteur Just Pagello, médecin en chef de l’hôpital civil de Bellune, qui a bien voulu nous servir d’interprète en la circonstance. Notre tâche était particulièrement délicate : nous ne parlions pas l’italien, et le docteur Pietro Pagello avait grande peine à comprendre le français. Heureusement son fils, le docteur Just Pagello, secondé par Mme Just Pagello, qui a été, en la circonstance, d’une amabilité et d’une bonne grâce toutes françaises, nous est venu en aide et nous a tiré d’embarras.


Il fut tout de suite entendu que nous établirions une liste de questions qui seraient transmises par M. Pagello fils à son père dans leur traduction italienne. Le vieillard répondrait dans sa langue, et ses réponses devaient être à leur tour traduites en français à notre intention par M. le docteur Just Pagello.

Après un moment d’attente dans un salon coquettement meublé, M. le docteur Just Pagello vient nous prévenir que son père nous « expecte ». Notre connaissance, si imparfaite qu’elle soit, de la langue latine, un peu oubliée, nous permet de comprendre cette expression qui, de prime abord, nous avait surpris.

Deux ou trois marches gravies, et nous nous trouvons de plain-pied, après avoir traversé une petite chambre où rien ne retient nos regards, dans le cabinet de travail du vieillard. Il est tout là-bas, blotti dans un des coins les plus reculés de la pièce, enfoncé dans un fauteuil sans style, d’où il se soulève à notre approche. De haute stature, mais voûtée par les ans, le docteur Pietro Pagello a conservé une verdeur qui n’accuse pas son âge. Mais on a peine à évoquer, devant ce masque sénile, le brillant cavalier des temps romantiques et romanesques.

C’est avec une véritable effusion que nous accueille M. Pietro Pagello, qui parait flatté, malgré tout, de la recherche dont il est l’objet. Comme nous balbutions un remerciement, M. Pagello fils nous prévient que son père est tout à fait sourd, et qu’il sera préférable, comme il nous l’a proposé, de s’en tenir à une conversation par écrit. Nous acceptons ce mode d’interview, dont la nouveauté n’est pas pour nous déplaire, et, assis à la table qu’on nous désigne, nous établissons notre questionnaire.

Ce qui nous préoccupe avant tout, c’est de connaitre l’impression de M. Pagello sur l’article que nous avons publié dans la Revue hebdomadaire un mois auparavant. Avons-nous bien interprété la pensée de celui qui nous a fait l’honneur d’une lecture que nous avons sue très attentive ? Nous cédons la parole à M. Pagello

« C’est un écrit d’honnête homme très proche de la vérité, et que j’ai trouvé pourvu d’une bienveillance dont je tiens à vous remercier mais certains détails vous ont échappé, et on ne saurait vous en vouloir, puisque vous ne les connaissez pas. Je vais donc, selon votre désir, compléter les renseignements que vous sollicitez. Mais ma mémoire, toute fidèle qu’elle soit, me servira peut-être mal ; c’est si loin, tout cela ! Vous voudrez bien excuser à ses défaillances.

« On a dit que j’avais conseillé le retour en France d’Alfred de Musset pour rester seul auprès de la Sand (le docteur Pagello ne parle pas en d’autres termes de Mme Sand ; mais hâtons-nous de dire que cette expression n’a dans sa bouche aucun caractère injurieux). C’est une erreur absolue. C’est Alfred de Musset qui voulut, malgré mes conseils, joints aux prières de George Sand, s’embarquer pour la France, encore incomplètement remis et à peine convalescent d’une maladie à laquelle il avait failli succomber. Cette maladie avait été des plus sérieuses ; vous en jugerez quand vous saurez que c’était une typhoïdette (sic), compliquée de délire alcoolique. Alfred de Musset, d’après moi, n’était pas un épileptique, ainsi que certains l’ont insinué ; les crises qu’il avait étaient des crises d’alcoolisme aigu ; c’était un fort buveur, et, comme il avait un système nerveux très surmené, l’usage des boissons spiritueuses a achevé de le détraquer…

« Quelle a été notre existence commune, à la Sand et à moi, après le départ de Musset, je vais essayer de vous le dire. Nous avons quitté presque tout de suite l’hôtel Danieli pour prendre un appartement à San Fantino, au centre de Venise, où nous installâmes notre ménage. Mon frère Robert, qui est mort il y a six ans, en 1890, habitait sous le même toit que nous. Il ne comprenait pas, lui qui ne cédait pas facilement aux emportements de la passion, comment j’avais pu m’éprendre de la Sand, peu séduisante à son gré ; il faut vous dire que George Sand était très amaigrie à cette époque. Dès que mon oncle connut ma liaison, il interdit à mon frère de rester plus longtemps avec nous. Et pourtant notre vie ne se passait pas qu’en plaisirs. George Sand travaillait, et travaillait beaucoup. Elle ne se permettait qu’une distraction, c’était la cigarette ; encore écrivait-elle tout en fumant. Elle fumait du tabac oriental et aimait à rouler elle-même ses cigarettes et les miennes. Peut-être était-ce pour elle une source d’inspiration, car elle s’interrompait pour suivre les spirales de la fumée, noyée dans sa rêverie.

« C’est pendant son séjour à Venise qu’elle a composé, sur cette table de jeu à laquelle je suis appuyé en ce moment, ses Lettres d’un voyageur, et aussi son roman de Jacques. Je lui ai été dans la circonstance d’un faible secours, et ma collaboration s’est bornée à peu de chose ; je lui ai fourni quelques renseignements sur l’histoire de Venise, sur les mœurs du pays, et je l’ai souvent accompagnée dans les cabinets de lecture et à la bibliothèque Marciana.

« Elle possédait bien notre langue, mais pas assez pour écrire dans des revues italiennes ; de fait, elle n’a jamais songé à y écrire. Elle avait assez à faire à composer sa « copie » pour la Revue des Deux Mondes, car régulièrement elle envoyait ses feuillets à M. Buloz.

« Elle travaillait six à huit heures de suite, de préférence dans la soirée ; le plus souvent, le travail se prolongeait assez avant dans la nuit ; elle écrivait sans s’arrêter et sans faire de ratures.

« Les traits dominants du caractère de George Sand étaient la patience et la douceur, une douceur inaltérable ; elle ne se fâchait jamais et se montrait toujours satisfaite de son sort…

« Quand nous ne mangions pas au dehors, elle préparait elle-même les repas. C’était d’ailleurs une cuisinière émérite, qui excellait dans la confection des sauces ; elle aimait beaucoup le poisson ; aussi était-ce un plat qui figurait souvent sur notre table. Elle digérait, au reste, très bien toutes sortes d’aliments, n’étant jamais malade, sauf des gastralgies sans gravité ; je n’ai pas eu à lui prescrire de médicaments.

« Je ne dois pas oublier de vous faire connaître un talent particulier de George Sand : elle dessinait admirablement, mais c’était surtout dans la charge qu’elle se plaisait. Ses caricatures étaient des plus drolatiques ; elle vous croquait une personne en deux coups de crayon, alors même qu’elle ne l’avait vue qu’une seule fois. Ma fille aînée a gardé quelques-uns de ces dessins qu’elle pourra vous montrer…

« George Sand buvait beaucoup de thé pour s’exciter, au travail… »


Ce disant, le vieillard se penche vers une armoire vitrée, à laquelle son fauteuil se trouve adossé, en retire une tasse à larges bords, de contours élégants, munie de sa soucoupe, d’une profondeur inusitée. Cette tasse présente cette particularité qu’elle semble être d’étain fin, alors qu’au toucher il est aisé de reconnaître que la matière qui la constitue est une poterie vernissée, une de ces terres à reflets stannifères comme on en fabrique, nous a-t-on assuré depuis, dans les environs de Venise.

Après l’avoir considérée avec attention, nous la restituons à M. Pagello, qui nous prie de la conserver, en souvenir de notre entrevue.

« De tout le service, il ne me reste plus que quatre tasses », nous dit le vieillard, qui veut sans doute nous témoigner de la sorte quelle valeur il attache à son cadeau ; nous l’en remercions d’autant plus vivement et le prions, pour mettre le comble à sa gracieuseté, d’accompagner son don de quelques lignes qui lui serviront comme de certificat d’origine.

D’une écriture un peu tremblée, le docteur Pagello trace ces caractères :

« All’ Egregio Dr Cabanès,

« In renovia della visita che mi pouste oggi, à Belluno, si offro questa tassa, della quale molte volte la Sand ha forbitto il the quando abitava con me a Venezia

« Belluna, 4 7bre 1896.

« Pietro Pagello. »

Ce qu’il est aisé de traduire :

« En souvenir de la visite que vous m’avez faite ici, à Bellune, je vous offre cette tasse, dans laquelle bien des fois la Sand a bu le thé, quand elle habitait avec moi à Venise.

« Bellune, 4 septembre 1896.

« Pietro Pagello. »


Mais reprenons le récit de M. Pagello.

« En quittant Venise, poursuit notre interlocuteur, George Sand et moi sommes allés à Vérone, puis au lac de Garde, à Milan, et de là à Genève.

« Nous sommes restés très peu de temps en ces divers endroits, et nous sommes arrivés dans la capitale dans les premiers jours du mois d’août.

« Nous nous sommes séparés dès notre arrivée. Je n’ai voulu, sous aucun prétexte, accepter l’hospitalité qui m’était offerte.

« J’ai peu fréquenté le monde littéraire durant mon court séjour à Paris. En fait de gens de lettres, je ne me rappelle avoir vu que Gustave Planche et Buloz ; vous êtes surpris que je ne me sois pas rencontré avec d’autres écrivains ? Mais c’était la saison des vacances, et ils étaient à peu près tous à la campagne.

« Quant à Musset, je lui ai rendu plusieurs fois visite ; j’en ai toujours reçu un accueil des plus courtois, mais dépourvu de toute expansion cordiale. Je n’ai conservé de rapports qu’avec un Français, un ami de Musset, M. Alfred Tattet, un original s’il en fut, très amateur de vin de Chypre, dont il se faisait tous les ans envoyer d’Italie un tonnelet ; enfin un bon vivant, comme vous dites en France. Nous avons échangé pas mal de lettres, mais je ne sais dans quel coin elles peuvent se trouver aujourd’hui, j’ignore si je les ai même conservées.

« J’habitai à Paris, rue des Petits-Augustins, à l’hôtel d’Orléans. Je passais mes matinées dans les hôpitaux. J’ai suivi les services de Lisfranc, d’Amussat, de Broussais, qui avait à l’époque une vogue extraordinaire.

« J’ai à peine vu Mme Sand ; elle m’avait fait inviter par le précepteur de ses enfants, M. Boucoiran, à aller passer quelques jours à Nohant. J’ai refusé l’invitation et j’ai préféré regagner l’Italie.

« Depuis mon retour dans ce pays, je n’ai plus reçu la moindre nouvelle de la Sand. J’étais au courant de ses succès littéraires par les journaux, et c’était tout…

« J’ai appris sa mort tout à fait par hasard, mais je n’en ai pas été directement avisé… »


« J’étais adolescent, nous dit à son tour, intervenant dans la conversation, M. le docteur Pagello fils, lorsque les journaux firent connaitre la mort de la Sand. Je me souviens très bien que mon père accomplit, comme à son ordinaire, les devoirs de sa profession et qu’il accueillit la nouvelle avec la plus complète indifférence. Il parla en famille de cette femme comme s’il l’eût à peine connue : un demi-siècle s’était écoulé sans une lettre, sans un salut. Ce fut l’assurance de la mort d’une bohémienne (sic), que mon père, au sein de sa famille, recordait (c’est-à-dire dont mon père évoquait le souvenir)… Le passé était mort, bien avant la mort de la Sand !

« Tenez, laissons cela et quittons ce sujet de conversation. Voulez-vous que je fasse passer sous vos yeux les quelques objets de curiosité que nous possédons… Avant de quitter cette pièce, il faut que je vous montre un objet qui a un caractère, comment dirais-je ? historique. C’est une tasse en porcelaine de Sèvres, qui a une origine assez curieuse et que je veux vous conter.

« Le prince de Rohan campait avec les Autrichiens dans une propriété de mon grand-père, à deux milles de Castelfranco. Survient Masséna avec ses troupes. Les Autrichiens n’eurent que le temps de battre en retraite, sans pouvoir enlever les campements. Le lendemain, un paysan au service de mon grand-père lui rapportait la tasse que voici, qu’il avait trouvée sous la tente du prince, et qui contenait encore des débris du chocolat que le seigneur français était en train de prendre au moment où il avait été surpris par les troupes de Masséna.

Les tableaux que vous voyez là ont aussi leur prix voici un tableau de Tempesta, deux aquarelles de Bisson, une tête de Schidone. Le reste ne vaut pas une mention.

« À ce propos, je voudrais bien que vous m’aidiez à détruire une légende : Dans une des lettres de G. Sand à Alfred de Musset, qu’a publiées la Revue de Paris, la romancière prétend qu’elle avait soumis à un expert les tableaux que mon père avait apportés en France ; que ces tableaux, de l’avis de l’expert, ne valaient rien, mais qu’elle en avait néanmoins offert à mon père la somme de deux mille francs, « ajoutant le procédé de lui cacher le secours qu’elle lui apportait ». Mon père a protesté, aussitôt qu’il a connu le fait, et nous ne cesserons de protester toutes les fois qu’on le rééditera. Je tiens de mon oncle défunt que ces toiles, sans être des Raphaël, étaient loin d’être des œuvres médiocres. Elles étaient signées du peintre Ortesiti, un maître. D’ailleurs, mon père avait beaucoup de relations dans le monde des artistes ; ses goûts s’étaient développés dans ce milieu, et il passait pour un connaisseur. Vous ne doutez pas que, dans ces conditions, il se fût bien gardé d’emporter avec lui des croûtes, dont il n’aurait pu tirer aucun parti.

« Il revenait ruiné, sa clientèle l’avait quitté, il lui fallait recommencer une nouvelle existence, c’était assez de déboires comme cela !…

« Sachez bien que les relations de mon père avec George Sand ont été un épisode dans sa vie, et rien de plus. George Sand, fatiguée des étrangetés d’Alfred de Musset, s’était donnée sans réserve à mon père, qui était jeune, aux larges épaules, intelligent, un vrai beau, brave et bon garçon. Mon père aimait la jolie étrangère pour son génie, sa bonté, et, sans en être aux nuages, il en était fort épris. Mais tout cela fut vite oublié. Une fois rentré en Italie, mon père reprit aussitôt ses occupations professionnelles. Il n’eut pas de mal à vite reconquérir sa clientèle. Son habileté, surtout comme chirurgien, était depuis longtemps établie : ancien élève du célèbre Scarpa et du chirurgien Rima, ex-médecin principal de la grande armée de Napoléon, il avait de qui tenir.

« Mon père fut un des premiers à introduire en Italie la lithotripsie qu’il avait vu pratiquer par Lisfranc, la cystotomie périnéale, et il acquit une véritable réputation comme accoucheur. Il y a huit ans tout au plus qu’il a cessé d’exercer. Jusqu’alors, il a fait son service à l’hôpital de Bellune avec la plus scrupuleuse régularité. Il ne s’est jamais désintéressé des progrès de la science, et, dans les rares loisirs que lui laissait l’exercice de son art, il s’occupait de géologie, de paléontologie, de conchyliologie et de pisciculture. Mais il a toujours eu une prédilection marquée pour la littérature. Actuellement il se tient au courant de tout ce qui se publie et lit plusieurs heures par jour les revues, les journaux, les ouvrages nouveaux. Et il lit sans lunettes, malgré ses quatre-vingt-dix ans !

« Il écrit moins qu’autrefois, bien qu’il consigne encore ses réflexions et ses pensées sur le papier. Jadis il a composé un mémorial, sorte d’acte de contrition d’un bon enfant bien repenti (sic), qui déplore ses péchés de jeunesse. Mais ni les événements dont il est parlé, ni les personnages n’y sont en aucune façon précisés.

« Nous conservons encore un ouvrage manuscrit de mon père, qui contient de nombreuses poésies, des œuvres de moralité, des souvenirs de voyage, de la sociologie, de l’économie domestique, etc. Ce livre est dédié à ses fils et à ses neveux ; aucun fragment n’en sera livré à la publicité de son vivant.

« Je feuilletais un jour ce volumineux manuscrit, quand il s’en échappa un papier qui tomba à terre et que je m’empressai de ramasser. C’était un portrait de George Sand, admirablement fait. Je n’ai pu le retrouver depuis, malgré toutes mes recherches. »


Le nom de George Sand revenant fort opportunément dans la conversation, nous en profitons pour poser une question qui nous brûle depuis longtemps les lèvres. Y a-t-il une correspondance de George Sand avec Pietro Pagello ? Cette correspondance comprend-elle beaucoup de lettres ? Quand et par qui seront-elles publiées ?


« Il est certain, nous répond M. Just Pagello, qu’il y a eu bon nombre de lettres échangées entre mon père et Mme Sand, mais mon père nous a toujours assuré qu’il les avait brûlées, sauf trois, les plus intéressantes, du reste. C’est un publiciste italien, ami de mon père, M. Antonio Caccianiga, et non pas M. Zanardelli, comme on l’a prétendu, qui est chargé de cette publication posthume, car mon père exige qu’elles ne soient pas publiées de son vivant. Nous sommes bien décidés à respecter à cet égard sa volonté.

« Outre ces trois lettres, il y a la déclaration d’amour adressée par George Sand à mon père, à l’hôtel Danieli, et dont vous m’avez demandé à obtenir la communication. Eh bien, je vais vous apprendre une bonne nouvelle.

J’ai pu enfin vaincre les résistances de mon père, qui veut bien faire une exception en votre faveur. Votre qualité de médecin n’est pas étrangère à sa détermination, vous avez su gagner sa confiance et, je dois ajouter, sa sympathie.

« C’est donc avec son agrément que je vous autorise à prendre copie de cette lettre de George Sand. Elle est fixée sur les feuillets d’un album qui appartient à ma tante ; mon père l’avait donnée à sa sœur sous la réserve expresse qu’elle ne la laisserait jamais copier, ni, à plus forte raison, publier. Vous pouvez être assuré que le morceau est inédit. »


« La lettre, dont l’original est placé sous nos yeux, porte ce titre énigmatique : En Morée. N’est-il pas vraisemblable que George Sand ait voulu mettre : En Amore, et que dans sa précipitation, peut-être aussi par suite de sa connaissance imparfaite de la langue italienne, elle ait mal écrit la légende qui devait servir, dans sa pensée, d’épigraphe à sa déclaration ? Ce n’est, hâtons-nous de le dire, qu’une hypothèse, et nous en sommes réduit sur ce point aux conjectures.

En tête de l’autographe nous relevons ces lignes d’une autre écriture que l’autographe lui-même :

Venezio, 10 juglio 1834.

Pietro Pagello ad Antonietta Segato dona questo manuscritto di Giorgio Sand.

« Pietro Pagello a donné ce manuscrit de George Sand à Antonietta Segato. »


Voici maintenant la maîtresse page qu’il nous est permis de verser à l’histoire des Lettres :


« En Morée.

« Nés sous des cieux différents, nous n’avons ni les mêmes pensées ni le même langage ; avons-nous du moins des cœurs semblables ?

« Le tiède et brumeux climat d’où je viens m’a laissé des impressions douces et mélancoliques : le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t’a-t-il données ? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu ?

« L’ardeur de tes regards, l’étreinte violente de tes bras, l’audace de tes désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni la partager. Dans mon pays on n’aime pas ainsi ; je suis auprès de toi comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec inquiétude.

« Je ne sais pas si tu m’aimes vraiment. Je ne le saurai jamais. Tu prononces à peine quelques mots dans ma langue, et je ne sais pas assez la tienne pour te faire des questions si subtiles. Peut-être est-il impossible que je me fasse comprendre quand même je connaîtrais à fond la langue que tu parles.

« Les lieux où nous avons vécu, les hommes qui nous ont enseignés, sont cause que nous avons sans doute des idées, des sentiments et des besoins, inexplicables l’un pour l’autre. Ma nature débile et ton tempérament de feu doivent enfanter des pensées bien diverses. Tu dois ignorer ou mépriser les mille souffrances légères qui m’atteignent, tu dois rire de ce qui me fait pleurer.

« Peut-être ne connais-tu pas les larmes.

« Seras-tu pour moi un appui ou un maître ? Me consoleras-tu des maux que j’ai soufferts avant de te rencontrer ? Sauras-tu pourquoi je suis triste ? Connais-tu la compassion, la patience, l’amitié ? On t’a élevé peut-être dans la conviction que les femmes n’ont pas d’âme. Sais-tu qu’elles en ont une ? N’es-tu ni chrétien ni musulman, ni civilisé ni barbare ; es-tu homme ? Qu’y a-t-il dans cette mâle poitrine, dans cet œil de lion, dans ce front superbe ? Y a-t-il en toi une pensée noble et pure, un sentiment fraternel et pieux ? Quand tu dors, rêves-tu que tu voles vers le ciel ? Quand les hommes te font du mal, espères-tu en Dieu ?

« Serai-je ta compagne ou ton esclave ? Me désires-tu ou m’aimes-tu ? Quand ta passion sera satisfaite, sauras-tu me remercier ? Quand je te rendrai heureux, sauras-tu me le dire ?

« Sais-tu ce que je suis, et t’inquiètes-tu de ne pas le savoir ? Suis-je pour toi quelque chose d’inconnu qui te fait chercher et songer, ou ne suis-je à tes yeux qu’une femme semblable à celles qui engraissent dans les harems ? Ton œil, où je crois voir briller un éclair divin, n’exprime-t-il qu’un désir semblable à celui que ces femmes apaisent ? Sais-tu ce que c’est que le désir de l’âme que n’assouvissent pas les temps, qu’aucune caresse humaine n’endort ni ne fatigue ? Quand ta maîtresse s’endort dans tes bras, restes-tu éveillé à la regarder, à prier Dieu et à pleurer ?

« Les plaisirs de l’amour te laissent-ils haletant et abruti, ou te jettent-ils dans une extase divine ? Ton âme survit-elle à ton corps, quand tu quittes le sein de celle que tu aimes ?

« Oh ! quand je te verrai calme, saurai-je si tu penses ou si tu te reposes ? Quand ton regard deviendra languissant, sera-ce de tendresse ou de lassitude ?

« Peut-être penses-tu que tu ne connais pas[2]…, que je ne te connais pas. Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le dernier d’entre eux. Je t’aime sans savoir si je pourrai t’estimer, je t’aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr bientôt.

« Si tu étais un homme de ma patrie, je t’interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me tromperais.

« Toi du moins ne me tromperas pas, tu ne me feras pas des vaines promesses et des faux serments. Tu m’aimeras comme tu sais et comme tu peux aimer. Ce que j’ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes. Les regards et les caresses d’amour qui m’ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. J’attribuerai à tes actions l’intention que je te désirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s’adresse à la mienne ; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence remonte vers le foyer éternel dont elle émane.

« Restons donc ainsi, n’apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme que je puisse toujours la croire belle. »


Cet hymne inspiré, cette brûlante invocation avait été improvisée en moins d’une heure par George Sand, en présence même du docteur, tandis qu’à leurs côtés reposait, dans un sommeil léthargique, le poète qu’agitaient les convulsions de la fièvre. La légende veut, et c’est une légende que ne contredit pas la vérité, que George Sand ait remis le dithyrambe enflammé sous enveloppe, sans suscription ; que le destinataire ait simulé la surprise, et que, lui arrachant la lettre des mains, George Sand ait elle-même mis l’adresse : Au stupide Pagello.

Stupide ? à dire vrai, il ne l’était point, mais il jouait ce rôle », nous écrivait récemment le fils de Pagello. N’était-ce pas, ajoute-t-il, non sans finesse, le meilleur parti que mon père pouvait prendre, par prudence ?

Mot profond et qui fait naître combien de réflexions !…

Dr CABANÈS.
  1. Nous les avons rapportées dans notre article de la Revue hebdomadaire du Ier août dernier : « Un roman vécu à trois personnages, Alfred de Musset, George Sand et le docteur Pagello »
  2. Le manuscrit original est coupé à cet endroit, ainsi que nous avons pu nous en assurer de visu ; mais il ne nous a pas semblé que ce fût une mutilation volontaire. (A. C.)