Aller au contenu

Une voix dans la foule/Doute

La bibliothèque libre.
Une voix dans la fouleMercure de France (p. 64-66).
◄  remords

DOUTE

C’en est-il bien fini de la vieille folie
Et d’outrager les dieux après avoir trop bu,
Et de hocher, mi-mort, une tête avilie
Entre la putain nue et l’ivrogne barbu ?

As-tu, debout, brisé sur la table la coupe
Où tu puisais l’envie affreuse de déchoir !
As-tu frappé la danseuse qui tord sa croupe
Et qui, la langue entre les dents, rit au miroir ?


T’es-tu, lâche — la fuite étant ton seul courage —
Enfui loin de la ville aux mauvaises maisons ?
As-tu, front bas, à bout de luxure et de rage,
Compris le sens secret des vieilles oraisons ?

Ah ! réponds que c’en est fini de cette orgie
Où tes pas titubants traînaient toute la nuit
Du cabaret puant à l’âcre tabagie.
Réponds qu’après cela c’est Dieu qui te conduit !

Quoi ! tu restes muet, homme aux lèvres mauvaises ?
Tu cherches le chemin du retour à la mort ?
Vois donc, l’aube renaît. Je veux que tu t’apaises.
Des enfants aux yeux frais te chantent réconfort.

Et l’on entend monter de toutes les églises
L’angelus comme un vol d’archanges vers les cieux.
Les parfums du printemps ont embaumé les brises
Qui font sourire au seuil de leurs maisons les vieux.

Sois bon, sois doux, sois sage, ô toi, mon pauvre frère.
Laisse-moi te guider, puisque ton cœur est las,
Vers l’asile de paix et de calme prière
Où viendra s’achever la trace de les pas.


Mais tu lèves les mains vers la ville maudite,
Ô mon frère, et sais-tu que j’en sangloterais ?
Sais-tu que moi, qui crois te conduire au bon gîte,
Je tournerais le dos à l’aube et te suivrais ?

Car c’est là-bas la nuit et, derrière les portes,
Le râle de l’ivresse et le cri contre Dieu.
Je voudrais comme toi dormir auprès des mortes
Qui nous consoleraient d’être sans feu ni lieu.

Ô l’ombre et la lumière ! l’espoir et le doute !
Nous voici trébuchant, ô frère, au carrefour.
Ta main est lourde, et j’ai perdu la bonne route.
Ah ! l’angelus qui sonne au plus haut de la tour !