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Une voix dans la foule/Le Roi fou

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Une voix dans la fouleMercure de France (p. 15-18).

LE ROI FOU

À André Salmon.

Ta demeure, ô mon âme, est un palais étrange
Où, quand tinte minuit, un fou qu’on nomme roi,
Les cheveux hérissés, hurle soudain d’effroi
En entendant glisser vers lui les pas d’un ange.

Ratatiné d’horreur sous son lourd manteau d’or,
Il griffe à gestes brefs la glace des fenêtres
Comme pour s’évader par les plaines champêtres
Vers les forêts, là-bas, où la lune s’endort.


Mais il est le captif des frêles murs de verre
Contre lesquels en vain sa terreur bat des mains.
Ah ! courir sans entrave au hasard des chemins,
N’être plus le dément que le peuple révère !

Sentant derrière lui, sans qu’il puisse le voir,
Le fantôme inconnu qui le mord à la nuque,
Il raidit ses reins las et sa taille caduque
Et glapit des appels du fond du palais noir.

Mais rien n’a répondu du gouffre des ténèbres
Aux cris désespérés de l’effroyable fou,
Sinon qu’un vent furtif, soufflant d’on ne sait où,
Froisse le long des murs les tentures funèbres.

Et voici que le fou, s’arrachant des poignets
Les bracelets gemmés qui tintent sur les dalles,
A foulé sous le fer et l’or de ses sandales
Les joyaux du royaume, inutiles jouets.

Il a déceint son front du trop lourd diadème,
Il a défait la boucle énorme du manteau,
Il a brisé le sceptre et rejeté l’anneau,
Et le voici pressant, nu comme un mort et blême,


Ses flancs sacrés de roi, sa bouche aux baisers froids
Contre le cristal vert et bleu d’une fenêtre
Par laquelle il croit voir la lune disparaître
Et l’aube se lever sur les champs et les bois.

Le peuple viendra-t-il quand sonneront les cloches
Et qu’au vent frémiront les feuilles et les blés,
Délivrer son monarque aux yeux ensorcelés
Qui gratte à chaque vitre en vain de ses mains croches ?

Nul ne le peut savoir. Car de toutes les tours
Les angelus, depuis de si longues années,
Ont cessé de sonner sur ces terres damnées,
Qu’un tel silence semble avoir duré toujours.

Et l’on n’a jamais vu d’habitants dans les villes
Qui dressent au lointain des plaines leurs débris,
Ni parmi les moissons entendu les doux cris
Des oiseaux en amour ou des filles nubiles.

Ce sera pour le fou l’angoisse d’être seul
Même pour trépasser. Ni larmes, ni prières !
Nul ami ne clora d’un doigt doux ses paupières,
Nulle amante pour lui n’ouvrira le linceul.


Aussi reste-t-il là, ployé sous les désastres,
Et la bouche collée aux carreaux d’un vitrail,
Comme s’il voulait boire à travers leur émail
La lueur de la lune et la fraîcheur des astres.

Et toujours le poursuit, d’un souffle lent et froid
Et du bruit de ses pas épouvantables, l’ange
Qui, l’ayant étranglé dans son palais étrange,
Ceindra sous l’aube d’or la couronne du roi.