Universités transatlantiques/Chapitre I
en mer
Les impressions de voyage en Amérique débutent toujours par quelques lignes consacrées à l’Océan, à la traversée, au bateau ; c’est un hommage payé à l’élément perfide et capricieux qui, rarement, consent à vous porter d’une rive à l’autre sans vous donner quelque preuve de sa formidable puissance.
Je ferai comme tout le monde, cher ami, afin d’avoir l’occasion de placer votre nom en tête de ce livre que nous avons vécu ensemble. La Bretagne nous emporta ; c’est votre pays ; la Normandie nous rapporta ; c’est le mien. Le hasard ne pouvait mieux choisir ! En mettant les deux traversées bout à bout, cela fait seize jours pendant lesquels nous fûmes prisonniers de la vague et du vent ; vous souvenez-vous avec quelle anxiété nous venions, à chaque midi, contrôler sur la carte la marche du navire ? Un petit drapeau de carton indiquait sa position dans l’immensité et, peu à peu, les petits drapeaux formaient une ligne, la ligne audacieuse tracée jadis par Colomb. Avez-vous encore dans l’oreille la voix de la lugubre sirène perçant le brouillard ? ou le son de la cloche guillerette qui, cinq fois par vingt-quatre heures, nous appelait à des repas dignes de Gargantua ? Entendez-vous, dans la nuit, sur les flots calmés qu’irise la lune, les chants poétiques des émigrants, encore tout pleins d’illusions et d’espérances folles, bientôt déçues, hélas ! Nous aussi, nous rêvions de pays merveilleux et de paysages enchantés, dans ces interminables assoupissements de l’après-midi, sur le pont, avec l’horizon libre, l’atmosphère indéfinie et le rythme des lames.
Nos siestes étaient troublées par une famille anglaise qui passait son existence dans huit fauteuils à l’abri du canot du commandant. Elle semblait terrassée par le mal de mer et ses plaids, ses édredons, ses boas lui donnaient l’aspect d’un vaste effondrement. Toutes les quinze minutes néanmoins, une voix languissante s’échappait de cet amas de matières plucheuses et disait, en s’adressant au garçon qui passait avec des assiettes et des verres plein les mains : « Gââçon, oune cottelette ; gââçon, du poulette froide ! » Cela me rassurait singulièrement sur leur sort !
« Commandant, quel temps fera-t-il demain ? Commandant, le vent nous pousse-t-il ?… » Cette chanson-là se chantait à dîner dans la grande salle à manger somptueuse et brillante avec ses dorures, ses colonnes, ses tapis et ses lampes électriques ; là-haut, dans le salon, les organisateurs du concert pour les « veuves des marins naufragés » répétaient leurs morceaux malgré le roulis, lequel, par instants, troublait méchamment les accords.
Ah ! mon Dieu ! voici un petit triangle blanc à l’horizon ! Un iceberg ! Combien a-t-il de long ? à quelle distance se trouve-t-il ?… Le commandant est rentré chez lui. Alors on s’adresse au coiffeur, qui est certainement, après le commandant, l’homme le mieux renseigné du bord !… Peut-être même l’est-il davantage, en ce sens qu’il se trouve toujours parfaitement au courant des intentions de l’Océan.
De l’iceberg la conversation glisse aux chances de prochaine arrivée. Arriver ! ils ne pensent tous qu’à cela ! même ceux qui ont le pied marin, mangent comme quatre et dorment à poings fermés, hument l’air salé et accomplissent chaque matin sur le pont leur constitutional walk. Aussi leur allure change et leurs yeux brillent quand les phares de Terre-Neuve ou du Land’s End percent les ténèbres et qu’à tribord ou à bâbord s’enflamme le triple feu du Bengale aux couleurs françaises, signalant à la terre le passage des êtres humains qu’elle attend.
Le lendemain, le pilote apparaît ; à quelques encablures se balance la jolie goélette qui l’a amené. Penchés sur les bastingages, les passagers regardent avidement son canot accroché aux flancs de leur navire ; le long de l’échelle un homme grimpe lestement et, à côté de lui, monte, au bout d’une corde, un petit paquet blanc : … ce sont les journaux ! Vieux ou neufs, intéressants ou ennuyeux, qu’importe ! Ils ont été pensés par des hommes, écrits par des hommes, imprimés par des hommes ; toute l’humanité tient dans ces quelques chiffons de papier ! Et le dernier soir a lieu le dîner du commandant. La « bonne Compagnie » offre du champagne à ses prisonniers et toute une architecture de nougats. Au dessert, on passe des pétards contenant moult coiffures en papier ; philosophiquement, c’est très bête, tous ces gens ornés de casques ou de bonnets de coton et bavardant comme des cacatois. Mais il s’agit bien de philosophie, en vérité !
La terre d’Amérique est là tout près ; la verdure éclate sur la côte ; le ciel est bleu. La baie de New York resplendit et là-bas, tout au centre, se détachant sur l’horizon des trois cités assises sur les bords, nos regards qui le cherchent aperçoivent le colossal objet d’art que la France a placé sur un rocher solitaire pour symboliser les nobles souvenirs du passé. La statue est saisissante ; le bras qui tient la torche monte vers le ciel tout droit, avec une évidente volonté d’atteindre au plus haut pour éclairer le plus loin possible. Je ne sais pas si cela représente la Liberté, mais, à coup sûr, cela représente le génie enthousiaste, ardent, généreux et parfois un peu échevelé de notre patrie adorée.