Universités transatlantiques/Chapitre VII
washington
et baltimore
I
Quand Washington se composait d’un Capitole entouré de terrains vagues, il paraît que MM. les attachés des légations étrangères s’y ennuyaient de tout leur cœur. Mais tel n’est plus le cas. Une société choisie, moins littéraire qu’à Boston, moins financière qu’à New York, moins américaine qu’à Chicago, mais reflétant dans sa diversité ces trois caractères, a fait de Washington son quartier général. De jolies maisons se sont élevées, des clubs se sont fondés, des salons se sont ouverts. Et, pour rendre la ville digne de ses nouvelles destinées, les édiles ont véritablement fait merveille. Il y a de larges trottoirs, des rues bien pavées, et à tous les carrefours de jolis monuments entourés de fleurs : statues de généraux ou de politiques, fontaines élégantes, colonnes commémoratives. On dirait un riche musée dont les collections auraient été éparpillées en vue de quelque fête. Les avenues sont bordées d’arbres. D’immenses drapeaux flottent au sommet des édifices publics. Et, quand le soleil s’en mêle, tout cela a l’air gai, content, heureux d’être au monde.
Sur une colline, s’élève le Capitole précédé d’escaliers immenses et dépassant lui-même par ses dimensions tous les Parlements du monde. C’est le dôme du Panthéon sur la colonnade du Louvre ; un dôme géant sur une colonnade géante, et tout cela est fait de marbre blanc. Les proportions sont telles et le cadre est si beau qu’on est pénétré d’étonnement lorsqu’on atteint le sommet de la terrasse. D’en bas, rien ne faisait prévoir un spectacle aussi grandiose. Pennsylvania Avenue partant du Capitole atteint la Maison-Blanche, dont on aperçoit au loin les portiques présidentiels ; à droite, des collines boisées ; en face et à gauche, le Potomac roulant ses flots sablonneux sur lesquels l’obélisque élevé à la mémoire du Père de la Patrie détache ses arêtes d’argent. Les espaces intermédiaires sont semés de clochers, de squares, de constructions de toute espèce au travers desquelles se devine encore le plan primitif, cette gigantesque patte d’oie imitée de Versailles et composée d’avenues rayonnant autour du Capitole, comme elles rayonnent autour du palais de Louis XIV.II
III
IV
V
Je ne déteste pas cette manière d’entendre le gouvernement ; elle a bien ses avantages et elle est très XXe siècle. Je dois avouer, au reste, que les politiciens ne me paraissent pas aussi méprisables qu’on veut bien le dire. C’est la passion politique qui les noircit de la sorte. La passion politique est un sport pour les Américains. Ils n’ont pas du tout de raisons de boxer moralement dans leurs journaux et parfois matériellement dans les rues. Vous ne devineriez jamais quelle différence il y a entre leurs républicains et leurs démocrates ! Pensez-vous qu’ils ne soient pas d’accord sur la forme du gouvernement, sur la tolérance religieuse, sur les avantages de la démocratie, sur les bienfaits de l’instruction ?… Vous n’y êtes pas ! Il s’agit des soieries. Des deux côtés on pense qu’il est bon de les taxer ; mais les uns voudraient des droits un peu moins élevés que les autres… Vous voyez bien qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat, ni même tuer un homme, et que tout cela, c’est du sport !
Le patriotisme n’en existe pas moins et ses éclats ont la soudaineté et la violence de la foudre. Quand le président va se promener on le regarde passer comme on regarde, à Paris, les voitures de Old England ou les tableaux qui vont à l’Exposition. Ces jours-là, il n’est rien qu’un simple particulier… Mais quand vient le 4 juillet, quand une cérémonie publique nécessite son apparition, quand il est appelé à représenter le pays, on dirait un autre peuple et un autre homme. C’est l’ivresse qui les prend, tous, l’ivresse de l’enthousiasme ! ils acclament, ils sortent d’eux-mêmes, ils sont fous !… et lui, le petit bourgeois, quelque commun qu’il soit, il se transforme et se transfigure, comme le prêtre à l’autel. L’Amérique, dans ces moments-là, n’a plus qu’une âme et cette âme va à lui et de lui à Dieu ! Parlez-leur du 4 juillet, aux petits dans les écoles, aux grands dans les universités ; cela fait passer une flamme dans leurs yeux. Qui peut dire la force du sentiment qui les fait vibrer quand ils aperçoivent leur drapeau avec ses joyeuses raies rouges et son firmament d’étoiles, ou leur « national bird », l’aigle dorée qui semble défier l’humanité.
Est-ce que vous saisissez quelque chose de tout ce que je vous dis là ? Je me donne bien du mal pour vous faire comprendre ce pays et sans doute je n’y réussis guère. Mgr Keane, le Recteur de l’université catholique de Washington, me disait en me parlant d’un ouvrage écrit par un de nos compatriotes : « Que voulez-vous qu’un royaliste européen comprenne à notre organisation ? J’espère que vous n’êtes pas royaliste, car vous perdriez votre temps à nous analyser. »VI
On ferait bien des kilomètres autour du globe pour avoir le plaisir de rencontrer Mgr Keane ; et tous ceux qui le connaissent sont unanimes pour vanter le charme de sa parole et de ses manières. Mais son modernisme porterait la terreur dans l’esprit de bien des catholiques d’Europe. Il respecte le passé, il aime le présent, il croit à l’avenir ; c’est un sage. Il respecte le passé parce qu’il est très savant et qu’il sait étudier chaque époque avec les lunettes qui conviennent,… et Dieu sait si on en a changé, de lunettes ! Il aime le présent parce qu’il constate avec joie le bien qui se fait chaque jour autour de lui ; il a foi en l’avenir parce qu’il est Américain jusqu’au bout des ongles et que rien ne l’effraye… Mon Dieu ! la vie actuelle est une chasse à courre. Ceux qui ne savent pas bien monter à cheval pensent constamment qu’ils vont tomber ; la vitesse les met mal à l’aise et les obstacles les secouent rudement et les déplacent, tandis que les autres, bien solides sur leurs montures et parfaitement rassurés, franchissent ces mêmes obstacles le plus facilement du monde ! Les catholiques des États-Unis semblent appartenir à cette dernière catégorie ; ce sont de bons cavaliers et ils n’ont peur de rien. On parle beaucoup d’eux en ce moment. Ils viennent de célébrer le centième anniversaire de l’établissement officiel du culte catholique, et de l’installation de l’évêque Carroll, qui fut l’ami de Washington. Ils étaient 40 000 alors ; ils sont 10 millions à présent. Les fêtes de ce centenaire religieux ont coïncidé avec l’inauguration de l’université de Washington, et une sorte de « concile laïque » s’est réuni à Baltimore pour y discuter diverses questions de presse et de propagande.
L’idée de fonder une grande université catholique en ce pays date de loin. Les conciles nationaux[1] l’ont discutée à plusieurs reprises ; celui de 1884 l’a adoptée. Miss Mary Gwendoline Caldwell, dont le grand-père était directeur de théâtre et le père fabricant de gaz à la Nouvelle-Orléans, donna 300 000 dollars (1 500 000 francs), et en peu de temps on put réunir, grâce à d’autres souscriptions, la somme de 4 millions. Une vaste propriété fut acquise et la première pierre fut solennellement posée le 24 mai 1888, en présence du cardinal Gibbons, du président de la République et d’une foule immense. Mgr Spalding, évêque de Peoria, prononça ce jour-là le plus magnifique en même temps que le plus audacieux discours qui se soit jamais échappé des lèvres d’un prêtre catholique. Qu’on me permette d’en citer quelques passages : « Félicitons-nous, s’est écrié l’évêque dans une explosion de patriotisme, félicitons-nous d’avoir prouvé par des faits que le respect des lois est compatible avec la liberté civile et religieuse ; qu’un peuple libre peut prospérer et grandir sans souverain et sans guerre ; que l’Église et l’État peuvent agir séparément pour le bien public ; que le gouvernement de la majorité, quand les hommes ont foi en Dieu et en la science, est après tout le gouvernement le plus juste et le plus sage. Cette expérience nous assure la place d’honneur parmi les nations qui aspirent à une vie de plus en plus libre et de plus en plus noble. » Et plus loin, en guise de programme pour l’avenir : « Proposons-nous à présent de préparer l’avènement d’une organisation sociale qui assurera à chacun l’abri, la nourriture et le vêtement ; conformons-nous à la divine parole : « Ô Israël, tu ne souffriras pas qu’il y ait au dedans de tes frontières un seul mendiant, un seul misérable ! » Nous avons le droit d’aspirer au moment bienheureux ou nul homme ne sera condamné à un travail sans merci et sans résultat ; au temps où nulle distinction n’existera plus entre les individus. » Plus loin encore : « La science nous a permis de prolonger les existences, de lutter contre la maladie, de soulager la douleur, de fertiliser la terre, d’illuminer nos villes, d’assainir nos demeures. En même temps elle nous a ouvert les abîmes du firmament et les mystérieux détails de la création nous ont été révélés peu à peu. Nous connaissons l’histoire du globe, nous avons surpris les secrets de civilisations disparues et nos découvertes augmentent chaque jour ; et tout cela n’est qu’un prélude, la préface d’un âge nouveau. Car prétendre que nos progrès sont seulement matériels, c’est manquer de bonne foi ; tout indique le contraire. D’autres époques ont vu passer des figures plus saisissantes que nous n’en voyons aujourd’hui, mais jamais le monde n’avait été gouverné avec autant de sagesse et de justice. » Ils sont peu là-bas qui parlent comme Mgr Spalding ! mais ils sont beaucoup qui pensent comme lui.VII
VIII
C’est à quelques jours de là que Mgr Keane m’a montré son université naissante, où les choses et les hommes commençaient à peine à s’installer. La curiosité publique n’étant pas encore satisfaite, les tramways amenaient de Washington de nombreux promeneurs qui erraient librement dans l’édifice. Ils s’arrêtaient dans le vestibule devant un gigantesque portrait de Léon xiii envoyé de Rome, essayaient les rocking-chairs du parloir, pénétraient dans la chapelle, regardaient des ouvriers poser des appareils d’éclairage électrique et s’en retournaient très contents. Et, au milieu d’eux, les élèves en soutane passaient sans baisser les yeux ni joindre les mains. Et Mgr Keane, de sa voix douce et distinguée, me tenait quelque propos horriblement démocratique, mais toujours noble et élevé. Et, vue de là, l’Église catholique apparaissait sous un jour tout nouveau, pleine de jeunesse et de force,… un grand navire entrant à pleines voiles dans un océan inconnu !
Élèves et professeurs ont chacun une chambre et un cabinet de travail chauffés à l’eau chaude, éclairés à la lumière électrique ; les boiseries sont soignées, les peintures, claires ; mais il n’y a pas une tenture, rien qui sente le luxe inutile, à moins que les séminaristes de chez nous ne traitent de « luxe inutile » les salles de bains et la « salle de récréation ». Cette salle de récréation est située tout en haut de l’édifice. Elle contient des billards et un gymnase assez bien équipé : on peut y fumer. En voyant tout cela, j’ai demandé par plaisanterie s’il y avait un champ de jeu pour le foot-ball ; et il m’a été répondu qu’on en installerait assurément un quand l’université serait complétée, et qu’il pourrait servir aux théologiens comme aux autres étudiants.
Elle m’a tant étonné, cette université catholique de Washington, que j’y suis revenu deux jours après pour y dîner et passer la journée ; de quoi n’avons-nous pas causé à table et quelle indépendance de jugement s’est manifestée au travers des conversations ! Chez nous, les élèves de Saint-Sulpice ou d’Issy sont les victimes de la routine la plus incompréhensible ; on ne leur permet pas de prendre deux fois d’un plat, on les fait étudier dans des pièces non chauffées, on les force à traîner partout leur pupitre avec eux… Pourquoi ? Parce que la tradition le veut ainsi. Le corps anémié, l’intelligence rétrécie, le caractère brisé, ils vont ensuite vivre dans une société qu’ils ne peuvent ni suivre ni comprendre. Ceux-ci, tout au contraire, formés pour la lutte, sont aptes à guider l’humanité.
Quand j’ai quitté Mgr Keane, il se faisait tard ; un petit concert de piano et de violon s’était organisé dans la chambre de l’un des professeurs et les amateurs de musique étaient groupés autour des exécutants. Je suis revenu à pied à travers des bois très sombres ; j’ai longé des landes inhabitées, un mur de cimetière ; puis les bois ont reparu… Un tramway électrique a passé tout à coup devant moi, glissant sur un fil invisible, très vite ; et ce wagon illuminé, plein de monde, courant tout seul au milieu de cette solitude noire, c’était une impression rare, une apparition incohérente… Enfin Washington s’est montré à un détour du chemin ; des milliers de lumières jaunes, de grands rayons blanchâtres troublant la nuit, et une rumeur lointaine, incessante et confuse.IX
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L’université Johns Hopkins à Baltimore porte le nom de son fondateur, un riche négociant qui l’a dotée de plus de 15 millions de francs. Toutefois, les actions de la compagnie de chemins de fer « Baltimore et Ohio » ayant cessé de rapporter, l’université se trouva en 1888 dans une situation qui eut été fâcheuse partout ailleurs qu’en Amérique. Mais, dès que cette situation fut connue, un « fonds de réserve » de 543 500 francs se trouva constitué en quelques jours. Cela servit même de réclame à l’établissement et d’autres libéralités lui furent faites. Un don de 100 000 francs vint accroître le capital de la Y. M. C. A. fondée par les étudiants. Un habitant de Philadelphie envoya 500 dollars pour acheter de nouveaux appareils d’électricité… M. Hopkins n’avait pas pris une part aussi active que M. Cornell à l’organisation de son université. Il s’en était remis aux membres du conseil institué par lui, et ceux-ci n’ont voulu ni édifices majestueux, ni vastes jardins, ni belles pelouses. « L’argent, dit M. Buisson dans son Rapport sur l’exposition d’instruction publique de la Nouvelle-Orléans (1885), n’a été prodigué que pour donner à l’enseignement un éclat incomparable, pour appeler de tous pays les spécialistes les plus compétents, pour munir les laboratoires de l’outillage le plus parfait et les bibliothèques de tous les trésors scientifiques et littéraires. On a adopté le système des séminaires allemands, c’est-à-dire des petits groupes d’étudiants avancés, travaillant d’une façon méthodique sous la constante tutelle d’hommes éminents. Maîtres et étudiants ont organisé des espèces de sociétés savantes spéciales pour la philologie, la métaphysique, les sciences proprement dites et les sciences politiques et sociales. On attend beaucoup de ce commerce intime et quotidien d’érudition. » Dans une semblable université, la préparation aux examens ordinaires occupe nécessairement le second rang ; ce qu’on cherche, ce sont les intelligences d’élite pour les aider dans leur développement. Les publications périodiques, au nombre de huit, ont autorité en Europe, où déjà la Johns Hopkins jouit d’une grande réputation.
Son « département de la culture physique » est entre les mains d’un homme fort intelligent et chercheur, le Dr Hartwell ; mais la conversation que j’ai eue avec lui m’a montré que son influence ne serait pas moins néfaste pour son pays que celle du Dr Sargent. Les règlements de l’université font passer devant lui tous les jeunes gens qui sont inscrits sur les registres. Il les inspecte comme un mécanicien inspecterait une machine qu’on vient de livrer : il y a des pièces à refaire ; les pistons jouent inégalement ; le maximum de travail n’est pas atteint…XVI
C’était hier le Thanksgiving Day, « le jour d’actions de grâces ». Le président de la République, dans son message, invite les représentants de tous les cultes à s’unir pour remercier Dieu des bienfaits qu’il a accordés aux hommes au cours de l’année qui s’achève. Le gouverneur, dans chaque État, publie également une proclamation ; il n’est pas jusqu’au chef de la tribu des Cheroquees qui, rappelant à son peuple le culte que leurs ancêtres rendaient à la nature, ne les convie, maintenant qu’ils sont chrétiens, à honorer en cette occasion le « seul vrai Dieu ». Le Thanksgiving est une institution puritaine ; les puritains ne voulaient rien conserver des coutumes anglaises et ils transportèrent Noël et sa dinde à une autre date. Depuis, Noël a reparu, mais le Thanksgiving turkey est resté par excellence le plat qu’on mange en famille, pour célébrer la fête du foyer.
J’ai passé cette journée à New York, venant de Philadelphie, allant à Boston. L’animation était grande dans les rues ; des mails couverts de draperies bleues ou jaunes conduisaient au Berkeley Oval des spectateurs enthousiastes par avance. C’était le match de foot-ball entre Princeton et Yale et on dit que 300 000 personnes y ont assisté. Princeton a remporté une victoire brillante. Le soir, quand je suis entré dans la salle à manger de l’hôtel Victoria, j’ai aperçu des fleurs, des habits noirs, des toilettes blanches ; on m’a présenté une rose pour ma boutonnière et un menu interminable. Le Thanksgiving turkey m’a paru excellent parce que j’ai pensé que tous les déshérités en avaient aussi leur part. Pas une association qui n’ait pensé à eux ; les prisonniers, les boys qui vendent les journaux dans les rues, les fous, les estropiés des hôpitaux et les pauvres qui cachent leur misère dans un taudis qu’une charité discrète sait vite découvrir,… tous ont été joyeux. La Y. M. C. A. a convié les jeunes gens qui se trouvaient sans famille et elle a quêté pour subvenir aux frais du repas… Générosité de luxe, direz-vous, mais générosité délicate, habile et tendre dont l’Angleterre et les États-Unis possèdent malheureusement le monopole !
- ↑ Ces conciles se composent de tous les évêques catholiques des États-Unis ; il y en a eu trois dans ce siècle.