Ursule Mirouët/1

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Ursule MirouëtAlexandre HoussiauxTome 5 (p. 1-107).


PREMIÈRE PARTIE.

LES HÉRITIERS ALARMÉS.


En entrant à Nemours du côté de Paris, on passe sur le canal du Loing, dont les berges forment à la fois de champêtres remparts et de pittoresques promenades à cette jolie petite ville. Depuis 1830, on a malheureusement bâti plusieurs maisons en deçà du pont. Si cette espèce de faubourg s’augmente, la physionomie de la ville y perdra sa gracieuse originalité. Mais, en 1829, les côtés de la route étant libres, le maître de poste, grand et gros homme d’environ soixante ans, assis au point culminant de ce pont, pouvait, par une belle matinée, parfaitement embrasser ce qu’en termes de son art on nomme un ruban de queue. Le mois de septembre déployait ses trésors, l’atmosphère flambait au-dessus des herbes et des cailloux, aucun nuage n’altérait le bleu de l’éther dont la pureté partout vive, et même à l’horizon, indiquait l’excessive raréfaction de l’air. Aussi, Minoret-Levrault, ainsi se nommait le maître de poste, était-il obligé de se faire un garde-vue avec une de ses mains pour ne pas être ébloui. En homme impatienté d’attendre, il regardait tantôt les charmantes prairies qui s’étalent à droite de la route et où ses regains poussaient, tantôt la colline chargée de bois qui, sur la gauche, s’étend de Nemours à Bouron. Il entendait dans la vallée du Loing, où retentissaient les bruits du chemin repoussés par la colline, le galop de ses propres chevaux et les claquements de fouet de ses postillons. Ne faut-il pas être bien maître de poste pour s’impatienter devant une prairie où se trouvaient des bestiaux comme en fait Paul Potter, sous un ciel de Raphaël, sur un canal ombragé d’arbres dans la manière d’Hobbéma ? Qui connaît Nemours sait que la nature y est aussi belle que l’art, dont la mission est de la spiritualiser : là, le paysage a des idées et fait penser. Mais à l’aspect de Minoret-Levrault un artiste aurait quitté le site pour croquer ce bourgeois, tant il était original à force d’être commun. Réunissez toutes les conditions de la brute, vous obtenez Caliban, qui, certes, est une grande chose. Là où la Forme domine, le Sentiment disparaît. Le maître de poste, preuve vivante de cet axiome, présentait une de ces physionomies où le penseur aperçoit difficilement trace d’âme sous la violente carnation que produit un brutal développement de la chair. Sa casquette en drap bleu, à petite visière et à côtes de melon, moulait une tête dont les fortes dimensions prouvaient que la science de Gall n’a pas encore abordé le chapitre des exceptions. Les cheveux gris et comme lustrés qui débordaient la casquette vous eussent démontré que la chevelure blanchit par d’autres causes que par les fatigues d’esprit ou par les chagrins. De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir au moindre effort. Le teint offrait des tons violacés sous une couche brune, due à l’habitude d’affronter le soleil. Les yeux gris, agiles, enfoncés, cachés sous deux buissons noirs, ressemblaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 ; s’ils brillaient par moments, ce ne pouvait être que sous l’effort d’une pensée cupide. Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en pied de marmite. Des lèvres épaisses en harmonie avec un double menton presque repoussant, dont la barbe faite à peine deux fois par semaine maintenait un méchant foulard à l’état de corde usée ; un cou plissé par la graisse, quoique très court ; de fortes joues complétaient les caractères de la puissance stupide que les sculpteurs impriment à leurs cariatides. Minoret-Levrault ressemblait à ces statues, à cette différence près qu’elles supportent un édifice et qu’il avait assez à faire de se soutenir lui-même. Vous rencontrerez beaucoup de ces Atlas sans monde. Le buste de cet homme était un bloc ; vous eussiez dit d’un taureau relevé sur ses deux jambes de derrière. Les bras vigoureux se terminaient par des mains épaisses et dures, larges et fortes, qui pouvaient et savaient manier le fouet, les guides, la fourche, et auxquelles aucun postillon ne se jouait. L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant. La colère devait être rare chez cet homme, mais terrible, apoplectique alors qu’elle éclatait. Quoique violent et incapable de réflexion, cet homme n’avait rien fait qui justifiât les sinistres promesses de sa physionomie. À qui tremblait devant ce géant, ses postillons disaient : — Oh ! il n’est pas méchant !

Le maître de Nemours, pour nous servir de l’abréviation usitée en beaucoup de pays, portait une veste de chasse en velours vert-bouteille, un pantalon de coutil vert à raies vertes, un ample gilet jaune en poil de chèvre, dans la poche duquel on apercevait une tabatière monstrueuse dessinée par un cercle noir. À nez camard grosse tabatière est une loi presque sans exception.

Fils de la Révolution et spectateur de l’Empire, Minoret-Levrault ne s’était jamais mêlé de politique ; quant à ses opinions religieuses, il n’avait mis le pied à l’église que pour se marier ; quant à ses principes dans la vie privée, ils existaient dans le Code civil : tout ce que la loi ne défendait pas ou ne pouvait atteindre, il le croyait faisable. Il n’avait jamais lu que le journal du département de Seine-et-Oise, ou quelques instructions relatives à sa profession. Il passait pour un cultivateur habile ; mais sa science était purement pratique. Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas le physique. Aussi parlait-il rarement ; et, avant de prendre la parole, prenait-il toujours une prise de tabac pour se donner le temps de chercher non pas des idées, mais des mots. Bavard, il vous eût paru manqué. En pensant que cette espèce d’éléphant sans trompe et sans intelligence, se nomme Minoret-Levrault, ne doit-on pas reconnaître avec Sterne l’occulte puissance des noms qui tantôt raillent et tantôt prédisent les caractères ? Malgré ces incapacités visibles, en trente-six ans il avait, la Révolution aidant, gagné trente mille livres de rente, en prairies, terres labourables et bois. Si Minoret, intéressé dans les messageries de Nemours et dans celles du Gâtinais à Paris, travaillait encore, il agissait en ceci moins par habitude que pour un fils unique auquel il voulait préparer un bel avenir. Ce fils, devenu, selon l’expression des paysans, un monsieur, venait de terminer son droit et devait prêter serment à la rentrée comme avocat stagiaire. Monsieur et madame Minoret-Levrault, car, à travers ce colosse, tout le monde aperçoit une femme sans laquelle une si belle fortune serait impossible, laissaient leur fils libre de se choisir une carrière : notaire à Paris, procureur du roi quelque part, receveur général n’importe où, agent de change ou maître de poste. Quelle fantaisie pouvait se refuser, à quel état ne devait pas prétendre le fils d’un homme de qui l’on disait, depuis Montargis jusqu’à Essonne : « Le père Minoret ne connaît pas sa fortune ! » Ce mot avait reçu, quatre ans auparavant, une sanction nouvelle quand, après avoir vendu son auberge, Minoret s’était bâti des écuries et une maison superbes en transportant la poste de la Grand’rue sur le port. Ce nouvel établissement avait coûté deux cent mille francs, que les commérages doublaient à trente lieues à la ronde. La poste de Nemours veut un grand nombre de chevaux, elle va jusqu’à Fontainebleau sur Paris et dessert au delà les routes de Montargis et de Montereau ; de tous les côtés, le relais est long, et les sables de la route de Montargis autorisent ce fantastique troisième cheval, qui se paye toujours et ne se voit jamais. Un homme bâti comme Minoret, riche comme Minoret, et à la tête d’un pareil établissement, pouvait donc s’appeler sans antiphrase, le maître de Nemours. Quoiqu’il n’eût jamais pensé ni à Dieu ni à diable, qu’il fût matérialiste pratique comme il était agriculteur pratique, égoïste pratique, avare pratique, Minoret avait jusqu’alors joui d’un bonheur sans mélange, si l’on doit regarder une vie purement matérielle comme un bonheur. En voyant le bourrelet de chair pelée qui enveloppait la dernière vertèbre et comprimait le cervelet de cet homme, en entendant surtout sa voix grêle et clairette qui contrastait ridiculement avec son encolure, un physiologiste eût parfaitement compris pourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique, et pourquoi peut-être il l’avait attendu si longtemps, comme le disait assez le nom de Désiré que portait l’enfant. Enfin, si l’amour en trahissant une riche organisation est chez l’homme une promesse des plus grandes choses, les philosophes comprendront les causes de l’incapacité de Minoret. La mère, à qui fort heureusement le fils ressemblait, rivalisait de gâteries avec le père. Aucun naturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. Aussi Désiré, qui connaissait l’étendue de son pouvoir, savait-il traire la cassette de sa mère et puiser dans la bourse de son père en faisant croire à chacun des auteurs de ses jours qu’il ne s’adressait qu’à lui. Désiré, qui jouait à Nemours un rôle infiniment supérieur à celui que joue un prince royal dans la capitale de son père, avait voulu se passer à Paris toutes ses fantaisies comme il se les passait dans sa petite ville, et chaque année il y avait dépensé plus de douze mille francs. Mais aussi, pour cette somme, avait-il acquis des idées qui ne lui seraient jamais venues à Nemours ; il s’était dépouillé de la peau du provincial, il avait compris la puissance de l’argent, et vu dans la magistrature un moyen d’élévation. Pendant cette dernière année il avait dépensé dix mille francs de plus, en se liant avec des artistes, avec des journalistes et leurs maîtresses. Une lettre confidentielle assez inquiétante eût au besoin expliqué la faction du maître de poste, à qui son fils demandait son appui pour un mariage ; mais la mère Minoret-Levrault, occupée à préparer un somptueux déjeuner pour célébrer le triomphe et le retour du licencié en droit, avait envoyé son mari sur la route en lui disant de monter à cheval s’il ne voyait pas la diligence. La diligence qui devait amener ce fils unique arrive ordinairement à Nemours vers cinq heures du matin, et neuf heures sonnaient ! Qui pouvait causer un pareil retard ? Avait-on versé ? Désiré vivait-il ? Avait-il seulement la jambe cassée ?

Trois batteries de coups de fouet éclatent et déchirent l’air comme une mousqueterie, les gilets rouges des postillons poindent, dix chevaux hennissent ! le maître ôte sa casquette et l’agite, il est aperçu. Le postillon le mieux monté, celui qui ramenait deux chevaux de calèche gris-pommelé, pique son porteur, devance cinq gros chevaux de diligence, les Minoret de l’écurie, trois chevaux de berline, et arrive devant le maître.

— As-tu vu la Ducler ?

Sur les grandes routes, on donne aux diligences des noms assez fantastiques : on dit la Caillard, la Ducler (la voiture de Nemours à Paris), le Grand-Bureau. Toute entreprise nouvelle est la Concurrence ! Du temps de l’entreprise des Lecomte, leurs voitures s’appelaient la Comtesse. — Caillard n’a pas attrapé la Comtesse, mais le Grand-Bureau lui a joliment brûlé… sa robe, tout de même ! — La Caillard et le Grand-Bureau ont enfoncé les Françaises (les Messageries françaises). Si vous voyez le postillon allant à tout brésiller et refuser un verre de vin, questionnez le conducteur ; il vous répond, le nez au vent, l’œil sur l’espace : — La Concurrence est devant ! — Et nous ne la voyons pas ! dit le postillon. Le scélérat, il n’aura pas fait manger ses voyageurs ! — Est-ce qu’il en a ? répond le conducteur. Tape donc sur Polignac ! Tous les mauvais chevaux se nomment Polignac. Telles sont les plaisanteries et le fond de la conversation entre les postillons et les conducteurs en haut des voitures. Autant de professions en France, autant d’argots.

— As-tu vu dans la Ducler… ?

— Monsieur Désiré ? répondit le postillon en interrompant son maître. Eh ! vous avez dû nous entendre, nos fouets vous l’annonçaient assez, nous pensions bien que vous étiez sur la route.

— Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatre heures ?

— Le cercle d’une des roues de derrière s’est détaché entre Essonne et Ponthierry. Mais il n’y a pas eu d’accident ; à la montée, Cabirolle s’est heureusement aperçu de la chose.

En ce moment une femme endimanchée, car les volées de la cloche de Nemours appelaient les habitants à la messe du dimanche, une femme d’environ trente-six ans aborda le maître de poste.

— Eh ! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas me croire ! Notre oncle est avec Ursule dans la Grand’rue, et ils vont à la grand’messe.

Malgré les lois de la poétique moderne sur la couleur locale, il est impossible de pousser la vérité jusqu’à répéter l’horrible injure mêlée de jurons que cette nouvelle, en apparence si peu dramatique, fit sortir de la large bouche de Minoret-Levrault ; sa voix grêle devint sifflante et sa figure présenta cet effet que les gens du peuple nomment ingénieusement un coup de soleil.

— Est-ce sûr ? dit-il après la première explosion de sa colère.

Les postillons passèrent avec leurs chevaux en saluant leur maître, qui parut ne les avoir ni vus ni entendus. Au lieu d’attendre son fils, Minoret-Levrault remonta la Grand’rue avec sa cousine.

— Ne vous l’ai-je pas toujours dit ? reprit-elle. Quand le docteur Minoret n’aura plus sa tête, cette petite sainte-nitouche le jettera dans la dévotion ; et, comme qui tient l’esprit tient la bourse, elle aura notre succession.

— Mais, madame Massin… dit le maître de poste hébété.

— Ah ! vous aussi, reprit madame Massin en interrompant son cousin, vous allez me dire comme Massin : Est-ce une petite fille de quinze ans qui peut inventer des plans pareils et les exécuter ? faire quitter ses opinions à un homme de quatre-vingt-trois ans qui n’a jamais mis le pied dans une église que pour se marier, qui a les prêtres dans une telle horreur, qu’il n’a pas même accompagné cette enfant à la paroisse le jour de sa première communion ! Eh ! bien, pourquoi, si le docteur Minoret a les prêtres en horreur, passe-t-il, depuis quinze ans, presque toutes les soirées de la semaine avec l’abbé Chaperon ? Le vieil hypocrite n’a jamais manqué de donner à Ursule vingt francs pour mettre au cierge quand elle rend le pain bénit. Vous ne vous souvenez donc plus du cadeau fait par Ursule à l’église pour remercier le curé de l’avoir préparée à sa première communion ? elle y avait employé tout son argent, et son parrain le lui a rendu, mais doublé. Vous ne faites attention à rien, vous autres hommes ! En apprenant ces détails, j’ai dit : Adieu paniers, vendanges sont faites ! Un oncle à succession ne se conduit pas ainsi, sans des intentions, envers une petite morveuse ramassée dans la rue.

— Bah ! ma cousine, reprit le maître de poste, le bonhomme mène peut-être Ursule par hasard à l’église. Il fait beau, notre oncle va se promener.

— Mon cousin, notre oncle tient un livre de prières à la main ; et il vous a un air cafard ! Enfin, vous l’allez voir.

— Ils cachaient bien leur jeu, répondit le gros maître de poste, car la Bougival m’a dit qu’il n’était jamais question de religion entre le docteur et l’abbé Chaperon. D’ailleurs le curé de Nemours est le plus honnête homme de la terre, il donnerait sa dernière chemise à un pauvre ; il est incapable d’une mauvaise action ; et subtiliser une succession, c’est…

— Mais c’est voler, dit madame Massin.

— C’est pis ! cria Minoret-Levrault exaspéré par l’observation de sa bavarde cousine.

— Je sais, répondit madame Massin, que l’abbé Chaperon, quoique prêtre, est un honnête homme ; mais il est capable de tout pour les pauvres ! Il aura miné, miné, miné notre oncle en dessous, et le docteur sera tombé dans le cagotisme. Nous étions tranquilles, et le voilà perverti. Un homme qui n’a jamais cru à rien et qui avait des principes ! Oh ! c’est fait pour nous. Mon mari est cen dessus dessous.

Madame Massin, dont les phrases étaient autant de flèches qui piquaient son gros cousin, le faisait marcher, malgré son embonpoint, aussi promptement qu’elle, au grand étonnement des gens qui se rendaient à la messe. Elle voulait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer au maître de poste.

Du côté du Gâtinais, Nemours est dominé par une colline le long de laquelle s’étendent la route de Montargis et le Loing. L’église, sur les pierres de laquelle le temps a jeté son riche manteau noir, car elle a sans doute été rebâtie au quatorzième siècle par les Guise, pour lesquels Nemours fut érigé en duché-pairie, se dresse au bout de la petite ville, au bas d’une grande arche qui l’encadre. Pour les monuments comme pour les hommes, la position fait tout. Ombragée par quelques arbres, et mise en relief par une place proprette, cette église solitaire produit un effet grandiose. En débouchant sur la place, le maître de Nemours put voir son oncle donnant le bras à la jeune fille nommée Ursule, tenant chacun leur Paroissien et entrant à l’église. Le vieillard ôta son chapeau sous le porche, et sa tête, entièrement blanche, comme un sommet couronné de neige, brilla dans les douces ténèbres de la façade.

— Eh ! bien, Minoret, que dites-vous de la conversion de votre oncle ? s’écria le percepteur des contributions de Nemours, nommé Crémière.

— Que voulez-vous que je dise ? lui répondit le maître de poste en lui offrant une prise de tabac.

— Bien répondu, père Levrault ! vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez, si un illustre auteur a eu raison d’écrire que l’homme est obligé de penser sa parole avant de parler sa pensée, s’écria malicieusement un jeune homme qui survint et qui jouait dans Nemours le personnage de Méphistophélès de Faust.

Ce mauvais garçon, nommé Goupil, était le premier clerc de monsieur Crémière-Dionis, le notaire de Nemours. Malgré les antécédents d’une conduite presque crapuleuse, Dionis avait pris Goupil dans son Étude, quand le séjour de Paris, où le clerc avait dissipé la succession de son père, fermier aisé qui le destinait au notariat, lui fut interdit par une complète indigence. En voyant Goupil, vous eussiez aussitôt compris qu’il se fût hâté de jouir de la vie ; car pour obtenir des jouissances, il devait les payer cher. Malgré sa petite taille, le clerc avait à vingt-sept ans le buste développé comme peut l’être celui d’un homme de quarante ans. Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillé comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve, faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, son visage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été en dedans. Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmait l’existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu comme celui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite à gauche, au lieu de partager exactement la figure. La bouche, contractée aux deux coins, comme celle des Sardes, était toujours sur le qui-vive de l’ironie. La chevelure, rare et roussâtre, tombait par mèches plates et laissait voir le crâne par places. Les mains, grosses et mal emmanchées au bout de bras trop longs, étaient crochues et rarement propres. Goupil portait des souliers bons à jeter au coin d’une borne, et des bas en filoselle d’un noir rougeâtre ; son pantalon et son habit noir, usés jusqu’à la corde et presque gras de crasse ; ses gilets piteux, dont quelques boutons manquaient de moules ; le vieux foulard qui lui servait de cravate, toute sa mise annonçait la cynique misère à laquelle ses passions le condamnaient. Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches. Personne n’était plus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. Armé des prétentions que comportait sa laideur, il avait ce détestable esprit particulier à ceux qui se permettent tout, et l’employait à venger les mécomptes d’une jalousie permanente. Il rimait les couplets satiriques qui se chantent au carnaval, il organisait les charivaris, il faisait à lui seul le petit journal de la ville. Dionis, homme fin et faux, par cela même assez craintif, gardait Goupil autant par peur qu’à cause de son excessive intelligence et de sa connaissance profonde des intérêts du pays. Mais le patron se défiait tant du clerc, qu’il régissait lui-même sa caisse, ne le logeait point chez lui, le tenait à distance, et ne lui confiait aucune affaire secrète ou délicate. Aussi le clerc flattait-il son patron en cachant le ressentiment que lui causait cette conduite, et surveillait-il madame Dionis dans une pensée de vengeance. Doué d’une compréhension vive, il avait le travail facile.

— Oh ! toi, te voilà déjà riant de notre malheur, répondit le maître de poste au clerc qui se frottait les mains.

Comme Goupil flattait bassement toutes les passions de Désiré, qui, depuis cinq ans, en faisait son compagnon, le maître de poste le traitait assez cavalièrement, sans soupçonner quel horrible trésor de mauvais vouloirs s’entassait au fond du cœur de Goupil à chaque nouvelle blessure. Après avoir compris que l’argent lui était plus nécessaire qu’à tout autre, le clerc, qui se savait supérieur à toute la bourgeoisie de Nemours, voulait faire fortune et comptait sur l’amitié de Désiré pour acheter une des trois charges de la ville, le greffe de la Justice de Paix, l’étude d’un des huissiers, ou celle de Dionis. Aussi supportait-il patiemment les algarades du maître de poste, les mépris de madame Minoret-Levrault, et jouait-il un rôle infâme auprès de Désiré, qui, depuis deux ans, lui laissait consoler les Arianes victimes de la fin des vacances. Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigus qu’il avait préparés.

— Si j’avais été le neveu du bonhomme, il ne m’aurait pas donné Dieu pour cohéritier, répliqua le clerc en montrant par un hideux ricanement des dents rares, noires et menaçantes.

En ce moment, Massin-Levrault junior, le greffier de la Justice de Paix, rejoignit sa femme en amenant madame Crémière, la femme du percepteur de Nemours. Ce personnage, un des plus âpres bourgeois de la petite ville, avait la physionomie d’un Tartare : des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sans rebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare. Ses manières avaient l’impitoyable douceur des usuriers, dont la conduite repose sur des principes fixes. Il parlait comme un homme qui a une extinction de voix. Enfin, pour le peindre, il suffira de dire qu’il employait sa fille aînée et sa femme à faire ses expéditions de jugements.

Madame Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes, liée avec madame Dionis, et qui passait pour instruite, parce qu’elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre, pleine de prétentions à l’élégance et au bel-esprit, attendait l’héritage de son oncle pour prendre un certain genre, orner son salon et y recevoir la bourgeoisie ; car son mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilités qu’elle voyait chez la notaresse. Elle craignait excessivement Goupil, qui guettait et colportait ses capsulinguettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus linguæ). Un jour madame Dionis lui dit qu’elle ne savait plus quelle eau prendre pour ses dents. — Prenez de l’opiat, lui répondit-elle.

Presque tous les collatéraux du vieux docteur Minoret se trouvèrent alors réunis sur la place, et l’importance de l’événement qui les ameutait fut si généralement sentie, que les groupes de paysans et de paysannes armés de leurs parapluies rouges, tous vêtus de ces couleurs éclatantes qui les rendent si pittoresques les jours de fête à travers les chemins, eurent les yeux sur les héritiers Minoret. Dans les petites villes qui tiennent le milieu entre les gros bourgs et les villes, ceux qui ne vont pas à la messe restent sur la place. On y cause d’affaires. À Nemours, l’heure des offices est celle d’une bourse hebdomadaire à laquelle venaient souvent les maîtres des habitations éparses dans un rayon d’une demi-lieue. Ainsi s’explique l’entente des paysans contre les bourgeois relativement aux prix des denrées et de la main-d’œuvre.

— Et qu’aurais-tu donc fait ? dit le maître de Nemours à Goupil.

— Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’il respire. Mais, d’abord, vous n’avez pas su le prendre ! Une succession veut être soignée autant qu’une belle femme, et, faute de soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste.

— Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nous inquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.

— Oh ! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. J’aurais bien voulu entendre votre finaud de juge de paix ! S’il n’y avait plus rien à faire ; si, comme lui qui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais : — Ne vous inquiétez de rien !

En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire si comique et lui donna une signification si claire, que les héritiers soupçonnèrent le greffier de s’être laissé prendre aux finesses du juge de paix. Le percepteur, gros petit homme aussi insignifiant qu’un percepteur doit l’être, et aussi nul qu’une femme d’esprit pouvait le souhaiter, foudroya son cohéritier Massin par un : — Quand je vous le disais !

Comme les gens doubles prêtent toujours aux autres leur duplicité, Massin regarda de travers le juge de paix qui causait en ce moment près de l’église avec le marquis du Rouvre, un de ses anciens clients.

— Si je savais cela, dit-il.

— Vous paralyseriez la protection qu’il accorde au marquis du Rouvre, contre lequel il est arrivé des prises de corps, et qu’il arrose en ce moment de ses conseils, dit Goupil en glissant une idée de vengeance au greffier. Mais filez doux avec votre chef : le bonhomme est fin, il doit avoir de l’influence sur votre oncle, et peut encore l’empêcher de léguer tout à l’Église.

— Bah ! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault en ouvrant son immense tabatière.

— Vous n’en vivrez pas non plus, répondit Goupil en faisant frissonner les deux femmes qui plus promptement que leurs maris traduisaient en privations la perte de cette succession tant de fois employée en bien-être. Mais nous noierons dans les flots de vin de Champagne ce petit chagrin en célébrant le retour de Désiré, n’est-ce pas, gros père ? ajouta-t-il en frappant sur le ventre du colosse et s’invitant ainsi lui-même, de peur qu’on ne l’oubliât.

Avant d’aller plus loin, peut-être les gens exacts aimeront-ils à trouver ici par avance une espèce d’intitulé d’inventaire assez nécessaire d’ailleurs pour connaître les degrés de parenté qui rattachaient au vieillard, si subitement converti, ces trois pères de famille ou leurs femmes. Ces entre-croisements de races au fond des provinces peuvent être le sujet de plus d’une réflexion instructive.

À Nemours, il ne se trouve que trois ou quatre maisons de petite noblesse inconnue, parmi lesquelles brillait alors celle des Portenduère. Ces familles exclusives hantent les nobles qui possèdent des terres ou des châteaux aux environs, et parmi lesquels on distingue les d’Aiglemont, propriétaires de la belle terre de Saint-Lange, et le marquis du Rouvre, dont les biens criblés d’hypothèques étaient guettés par les bourgeois. Les nobles de la ville sont sans fortune. Pour tous biens, madame de Portenduère possédait une ferme de quatre mille sept cents francs de rente, et sa maison en ville. À l’encontre de ce minime faubourg Saint-Germain se groupent une dizaine de richards, d’anciens meuniers, des négociants retirés, enfin une bourgeoisie en miniature sous laquelle s’agitent les petits détaillants, les prolétaires et les paysans. Cette bourgeoisie offre, comme dans les Cantons Suisses et dans plusieurs autres petits pays, le curieux spectacle de l’irradiation de quelques familles autochtones, gauloises peut-être, régnant sur un territoire, l’envahissant et rendant presque tous les habitants cousins. Sous Louis XI, époque à laquelle le Tiers-État a fini par faire de ses surnoms de véritables noms dont quelques uns se mêlèrent à ceux de la Féodalité, la bourgeoisie de Nemours se composait de Minoret, de Massin, de Levrault et de Crémière. Sous Louis XIII, ces quatre familles produisaient déjà des Massin-Crémière, des Levrault-Massin, des Massin-Minoret, des Minoret-Minoret, des Crémière-Levrault, des Levrault-Minoret-Massin, des Massin-Levrault, des Minoret-Massin, des Massin-Massin, des Crémière-Massin, tout cela bariolé de junior, de fils aîné, de Crémière-François, de Levrault-Jacques, de Jean-Minoret, à rendre fou le père Anselme du Peuple, si le Peuple avait jamais besoin de généalogiste. Les variations de ce kaléidoscope domestique à quatre éléments se compliquaient tellement par les naissances et par les mariages, que l’arbre généalogique des bourgeois de Nemours eût embarrassé les Bénédictins de l’Almanach de Gotha eux-mêmes, malgré la science atomistique avec laquelle ils disposent les zigzags des alliances allemandes. Pendant longtemps, les Minoret occupèrent les tanneries, les Crémière tinrent les moulins, les Massin s’adonnèrent au commerce, les Levrault restèrent fermiers. Heureusement pour le pays, ces quatre souches tallaient au lieu de pivoter, ou repoussaient de bouture par l’expatriation des enfants qui cherchaient fortune au dehors : il y a des Minoret couteliers à Melun, des Levrault à Montargis, des Massin à Orléans et des Crémière devenus considérables à Paris. Diverses sont les destinées de ces abeilles sorties de la ruche-mère. Des Massin riches emploient nécessairement des Massin ouvriers, de même qu’il y a des princes allemands au service de l’Autriche ou de la Prusse. Le même département voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoret soldat. Pleines du même sang et appelées du même nom pour toute similitude, ces quatre navettes avaient tissé sans relâche une toile humaine dont chaque lambeau se trouvait robe ou serviette, batiste superbe ou doublure grossière. Le même sang était à la tête, aux pieds ou au cœur, en des mains industrieuses, dans un poumon souffrant ou dans un front gros de génie. Les chefs de clan habitaient fidèlement la petite ville, où les liens de parenté se relâchaient, se resserraient au gré des événements représentés par ce bizarre cognomonisme. En quelque pays que vous alliez, changez les noms, vous retrouverez le fait, mais sans la poésie que la Féodalité lui avait imprimée et que Walter Scott a reproduite avec tant de talent. Portons nos regards un peu plus haut, examinons l’Humanité dans l’Histoire ? Toutes les familles nobles du onzième siècle, aujourd’hui presque toutes éteintes, moins la race royale des Capet, toutes ont nécessairement coopéré à la naissance d’un Rohan, d’un Montmorency, d’un Bauffremont, d’un Mortemart d’aujourd’hui ; enfin toutes seront nécessairement dans le sang du dernier gentilhomme vraiment gentilhomme. En d’autres termes, tout bourgeois est cousin d’un bourgeois, tout noble est cousin d’un noble. Comme le dit la sublime page des généalogies bibliques, en mille ans, trois familles, Sem, Cham et Japhet, peuvent couvrir le globe de leurs enfants. Une famille peut devenir une nation, et malheureusement une nation peut redevenir une seule et simple famille. Pour le prouver, il suffit d’appliquer à la recherche des ancêtres et à leur accumulation que le temps accroît dans une rétrograde progression géométrique multipliée par elle-même, le calcul de ce sage, qui demandant à un roi de Perse, pour récompense d’avoir inventé le jeu d’échecs, un épi de blé pour la première case de l’échiquier en doublant toujours, démontra que le royaume ne suffirait pas à le payer. Le lacis de la noblesse embrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deux sangs protégés, l’un par des institutions immobiles, l’autre par l’active patience du travail et par la ruse du commerce, a produit la révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouvent aujourd’hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Que feront-ils ? Notre avenir politique est gros de la réponse.

La famille de celui qui sous Louis XV s’appelait Minoret tout court était si nombreuse qu’un des cinq enfants, le Minoret dont l’entrée à l’église faisait événement, alla chercher fortune à Paris, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa ville natale, où il vint sans doute chercher sa part d’héritage à la mort de ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tous les jeunes gens doués d’une volonté ferme et qui veulent une place dans le brillant monde de Paris, l’enfant des Minoret se fit une destinée plus belle qu’il ne la rêvait peut-être à son début ; car il se voua tout d’abord à la médecine, une des professions qui demandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur que de talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasard avec l’abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les, protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s’attacha comme un séide au grand médecin Bordeu, l’ami de Diderot. D’Alembert, Helvétius, le baron d’Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petit garçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s’intéresser à Minoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes, d’encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vous plaira d’appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu’il fût très-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tant vanté par le Mercure de France, et dont l’annonce était en permanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire des encyclopédistes. L’apothicaire Lelièvre, homme habile, vit une affaire là où Minoret n’avait vu qu’une préparation à mettre dans le Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur, élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu en médecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa par amour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l’on se mariait quelquefois par amour, la fille du fameux claveciniste Valentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, que la Révolution tua. Minoret connaissait intimement Roberspierre, à qui jadis il fit avoir une médaille d’or pour une dissertation sur ce sujet : Quelle est l’origine de l’opinion qui étend sur une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable ? Cette opinion est-elle plus nuisible qu’utile ? Et dans le cas où l’on se déciderait pour l’affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent ? L’Académie royale des sciences et des arts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cette dissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femme du docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d’aller à l’échafaud que cette invincible terreur empira l’anévrisme qu’elle devait à une trop grande sensibilité. Malgré toutes les précautions que prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra la charrette pleine de condamnés où se trouvait précisément madame Roland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblesse pour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait mené la vie d’une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre après l’avoir perdue. Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’un hôpital.

Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animés auxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela de temps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un si grand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu’en 1813 on ignorait entièrement à Nemours l’existence du docteur Minoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet de revenir comme les lièvres, mourir au gîte.

En traversant la France, où l’œil est si promptement lassé par la monotonie des plaines, qui n’a pas eu la charmante sensation d’apercevoir en haut d’une côte, à sa descente ou à son tournant, alors qu’elle promettait un paysage aride, une fraîche vallée arrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rocher comme une ruche dans le creux d’un vieux saule ? En entendant le hue ! du postillon qui marche le long de ses chevaux, on secoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu’est pour un lecteur le passage remarquable d’un livre, une brillante pensée de la nature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemours en y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par des roches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, comme il s’en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d’où s’élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le ciel et donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomie agreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe de Nemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informe s’étale une prairie où court le Loing en formant des nappes à cascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis, ressemble à une décoration d’opéra, tant les effets y sont étudiés. Un matin le docteur, qu’un riche malade de la Bourgogne avait envoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n’ayant pas dit au précédent relais quelle route il voulait prendre, fut conduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils le paysage au milieu duquel son enfance s’était écoulée. Le docteur avait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire de l’Encyclopédie avait été témoin de la conversion de La Harpe, il avait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, et Morellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Il pensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de poste s’arrêta en haut de la Grand’rue de Nemours, eut-il à cœur de s’enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir le docteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de son frère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique du père Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé la poste et la plus belle auberge de Nemours.

— Eh ! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autres héritiers ?

— Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.

— Oui, l’intendant de Saint-Lange.

— Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient de se marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sans place.

— Bien ! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère le marin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué à Monte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée. Ai-je des parents dans la ligne maternelle ? Ma mère était une Jean-Massin-Levrault.

— Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n’est resté qu’une Jean-Massin qui a épousé monsieur Crémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a péri sur l’échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée en laissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier à Montereau qui va bien ; et leur fille vient d’épouser un Massin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père est serrurier.

— Ainsi, je ne manque pas d’héritiers, dit gaiement le docteur, qui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.

Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins à terrasses et de maisons proprettes dont l’aspect fait croire que le bonheur doit habiter là plutôt qu’ailleurs. Lorsque le docteur tourna de la Grand’rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levrault lui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand de fers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.

— Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a un charmant jardin sur la rivière.

— Entrons, dit le docteur en voyant au bout d’une petite cour pavée une maison serrée entre les murailles de deux maisons voisines déguisées par des massifs d’arbres et de plantes grimpantes.

— Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par un perron très élevé garni de vases en faïence blanche et bleue où fleurissaient alors des géraniums.

Coupée, comme la plupart des maisons de province, par un corridor qui mène de la cour au jardin, la maison n’avait à droite qu’un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deux sur le jardin ; mais Levrault-Levrault avait consacré l’une de ces croisées à l’entrée d’une longue serre bâtie en briques qui allait du salon à la rivière où elle se terminait par un horrible pavillon chinois.

— Bon ! en faisant couvrir cette serre et la parquetant, dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire un joli cabinet de ce singulier morceau d’architecture. De l’autre côté du corridor se trouvait sur le jardin une salle à manger, en imitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de la cuisine par la cage de l’escalier. On communiquait, par un petit office pratiqué derrière cet escalier, avec la cuisine dont les fenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il y avait deux appartements au premier étage ; et au-dessus, des mansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoir rapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du haut en bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur la rivière était terminée par une terrasse chargée de vases en faïence, le docteur dit : — Levrault-Levrault a dû dépenser bien de l’argent ici !

— Oh ! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimait les fleurs, une bêtise ! — Qu’est-ce que cela rapporte ? dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindre en fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout des glaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies ! La maison ne vaut pas un sou de plus.

— Hé ! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition, donne-m’en avis, voici mon adresse ; le reste regardera mon notaire. — Qui donc demeure en face ? demanda-t-il en sortant.

— Des émigrés ! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère.

Une fois la maison achetée, l’illustre docteur, au lieu d’y venir, écrivit à son neveu de louer. La Folie-Levrault fut habitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge à Dionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissant sur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort de Napoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peu près leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisie d’un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris des affections qui l’y retiendraient et leur enlèveraient sa succession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d’écrire au docteur. Le vieillard répondit qu’aussitôt la paix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et les communications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fit une apparition avec deux de ses clients, l’architecte des hospices et un tapissier, qui se chargèrent des réparations, des arrangements intérieurs et du transport du mobilier. Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent que leur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer à Nemours, leurs familles furent prises, malgré les événements politiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur la Brie, d’une curiosité dévorante, mais presque légitime. L’oncle était-il riche ? Etait-il économe ou dépensier ? Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien ? Avait-il des rentes viagères ? Voici ce qu’on finit par savoir, mais avec des peines infinies et à force d’espionnages souterrains. Après la mort d’Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à 1813, le docteur, nommé médecin consultant de l’Empereur en 1805, avait dû gagner beaucoup d’argent, mais personne ne connaissait sa fortune ; il vivait simplement, sans autres dépenses que celles d’une voiture à l’année et d’un somptueux appartement ; il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sa gouvernante, furieuse de ne pas l’accompagner à Nemours, dit à Zélie Levrault, la femme du maître de poste, qu’elle connaissait au docteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or, après vingt années d’exercice d’une profession que les titres de médecin en chef d’un hôpital, de médecin de l’Empereur et de membre de l’Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres de rentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au plus cent soixante mille francs d’économies ! Pour n’avoir épargné que huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien des vices ou bien des vertus à satisfaire ; mais ni la gouvernante ni Zélie, personne ne put pénétrer la raison de cette modestie de fortune : Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, était un des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Les héritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le riche mobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officier de la Légion-d’Honneur, et nommé par le roi chevalier de l’ordre de Saint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place à quelque favori. Mais quand l’architecte, les peintres, les tapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus confortable, le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levrault, qui surveillait le tapissier et l’architecte comme s’il s’agissait de sa propre fortune, apprit, par l’indiscrétion d’un jeune homme envoyé pour ranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d’une orpheline nommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieu du mois de janvier 1815, et s’installa sournoisement avec une petite fille âgée de dix mois, accompagnée d’une nourrice.

— Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onze ans ! dirent les héritiers alarmés.

— Quoi qu’elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnera bien du tintoin ! (Un mot de Nemours.)

Le docteur reçut assez froidement sa petite-nièce par la ligne maternelle, dont le mari venait d’acheter le greffe de la Justice de Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leur position difficile. Massin et sa femme n’étaient pas riches. Le père de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre des arrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept ans comme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madame Massin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suites de la bataille en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés et ses bestiaux dévorés.

— Nous n’aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femme déjà grosse de son second enfant.

Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, avec lesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et de l’huissier de Nemours, commença l’usure et mena si rondement les paysans des environs, qu’en ce moment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux inédits.

Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relations à Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit le cautionnement. Quoique Minoret-Levrault n’eût besoin de rien, Zélie, jalouse des libéralités de l’oncle envers ses deux nièces, lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu’elle allait envoyer dans un collège de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaient bien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourse au collège Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis en quatrième.

Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivement communs, furent jugés sans appel par le docteur dès les deux premiers mois pendant lesquels ils essayèrent d’entourer moins l’oncle que la succession. Les gens conduits par l’instinct ont ce désavantage sur les gens à idées, qu’ils sont promptement devinés : les inspirations de l’instinct sont trop naturelles, et s’adressent trop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt ; tandis que, pour être pénétrées, les conceptions de l’esprit exigent une intelligence égale de part et d’autre. Après avoir acheté la reconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte clos la bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de ses habitudes et des soins qu’exigeait la petite Ursule pour ne point les recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait à dîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dans son pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces caprices d’un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers se contentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatre heures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettre fin, en leur disant : — Ne venez me voir que quand vous aurez besoin de moi.

Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans les cas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin du petit hospice de Nemours, et déclara qu’il n’exercerait plus sa profession.

— J’ai assez tué de monde, dit-il en riant au curé Chaperon qui, le sachant bienfaisant, plaidait pour les pauvres.

— C’est un fameux original ! Ce mot, dit sur le docteur Minoret, fut l’innocente vengeance des amours-propres froissés, car le médecin se composa une société de personnages qui méritent d’être mis en regard des héritiers. Or, ceux des bourgeois qui se croyaient dignes de grossir la cour d’un homme à cordon noir conservèrent contre le docteur et ses privilégiés un ferment de jalousie qui malheureusement eut son action.

Par une bizarrerie qu’expliquerait le proverbe : Les extrêmes se touchent, ce docteur matérialiste et le curé de Nemours furent très-promptement amis. Le vieillard aimait beaucoup le trictrac, jeu favori des gens d’Église, et l’abbé Chaperon était de la force du médecin. Le jeu fut donc un premier lien entre eux. Puis Minoret était charitable, et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Tous deux, ils avaient une instruction variée, l’homme de Dieu pouvait donc seul, dans tout Nemours, comprendre l’athée. Pour pouvoir disputer, deux hommes doivent d’abord se comprendre. Quel plaisir goûte-t-on d’adresser des mots piquants à quelqu’un qui ne les sent pas ? Le médecin et ce prêtre avaient trop de bon goût, ils avaient vu trop bonne compagnie pour ne pas en pratiquer les préceptes, ils purent alors se faire cette petite guerre si nécessaire à la conversation. Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. Si de semblables contrastes, si de telles sympathies ne sont pas les éléments de la vie intime, ne faudrait-il pas désespérer de la société qui, surtout en France, exige un antagonisme quelconque ? C’est du choc des caractères et non de la lutte des idées que naissent les antipathies. L’abbé Chaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. Cet ecclésiastique, alors âgé de soixante ans, était curé de Nemours depuis le rétablissement du culte catholique. Par attachement pour son troupeau, il avait refusé le vicariat du diocèse. Si les indifférents en matière de religion lui en savaient gré, les fidèles l’en aimaient davantage. Ainsi vénéré de ses ouailles, estimé par la population, le curé faisait le bien sans s’enquérir des opinions religieuses des malheureux. Son presbytère, à peine garni du mobilier nécessaire aux plus stricts besoins de la vie, était froid et dénué comme le logis d’un avare. L’avarice et la charité se trahissent par des effets semblables : la charité ne se fait-elle pas dans le ciel le trésor que se fait l’avare sur terre ? L’abbé Chaperon disputait avec sa servante sur sa dépense avec plus de rigueur que Gobseck avec la sienne, si toutefois ce fameux juif a jamais eu de servante. Le bon prêtre vendait souvent les boucles d’argent de ses souliers et de sa culotte pour en donner le prix à des pauvres qui le surprenaient sans le sou. En le voyant sortir de son église, les oreilles de sa culotte nouées dans les boutonnières, les dévotes de la ville allaient alors chercher les boucles du curé chez l’horloger-bijoutier de Nemours, et grondaient leur pasteur en les lui rapportant. Il ne s’achetait jamais de linge ni d’habits, et portait ses vêtements jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus de mise. Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice. Madame de Portenduère ou de bonnes âmes s’entendaient alors avec la gouvernante pour lui remplacer, pendant son sommeil, le linge ou les habits vieux par des neufs, et le curé ne s’apercevait pas toujours immédiatement de l’échange. Il mangeait chez lui dans l’étain et avec des couverts de fer battu. Quand il recevait ses desservants et les curés aux jours de solennité qui sont une charge pour les curés de canton, il empruntait l’argenterie et le linge de table de son ami l’athée.

— Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur.

Ces belles actions, tôt ou tard découvertes et toujours accompagnées d’encouragements spirituels, s’accomplissaient avec une naïveté sublime. Cette vie était d’autant plus méritoire que l’abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée et de précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce, inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocution digne d’un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœurs donnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dans l’intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de la plaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. Jusqu’à l’arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sous le boisseau sans regret ; mais peut-être lui sut-il gré de les utiliser. Riche d’une assez belle bibliothèque et de deux mille livres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plus en 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribués chaque année. D’excellent conseil dans les affaires délicates ou dans les malheurs, plus d’une personne qui n’allait point à l’église y chercher des consolations allait au presbytère y chercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d’une petite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin de mauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivre fictivement pour stimuler la bienfaisance de l’abbé Chaperon. Ils trompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacée d’expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leurs innocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les sept ou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait un lopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens, démontrèrent la fraude à l’abbé Chaperon en le priant de les consulter pour ne pas être victime de la cupidité, il leur dit : — Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmable pour avoir leur arpent de terre, et n’est-ce pas encore faire le bien que d’empêcher le mal ? On aimera peut-être à trouver ici l’esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences et les lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte tête sans y rien corrompre. À soixante ans l’abbé Chaperon avait les cheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheurs d’autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agi sur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois, selon son expression, il avait dit son In manus. Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé, très-creusé, sans couleur, occupait tout d’abord le regard par la tranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours qui semblaient bordés de lumière. Le visage d’un homme chaste a je ne sais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient ce visage irrégulier surmonté d’un front vaste. Son regard exerçait un empire explicable par une douceur qui n’excluait pas la force. Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient ; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire. Sans être goutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait si difficilement qu’il gardait des souliers en veau d’Orléans par toutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peu convenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros bas en laine noire tricotés par sa gouvernante et d’une culotte de drap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, et conservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvais jours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujours embellie par la sérénité d’une âme sans reproche, devait avoir sur les choses et sur les hommes de cette histoire une si grande influence qu’il fallait tout d’abord remonter à la source de son autorité.

Minoret recevait trois journaux : un libéral, un ministériel, un ultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science, dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux, l’encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un ancien capitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy, gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize cents francs de pension et rente viagères. Après avoir lu pendant quelques jours les gazettes par l’entremise du curé, monsieur de Jordy jugea convenable d’aller remercier le docteur. Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur à l’Ecole-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, qui lui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eût la face très-pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à la Charles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire : L’amour a passé par là, mais profondément attristés, intéressaient au premier regard où s’entrevoyaient des souvenirs sur lesquels il gardait d’ailleurs un si profond secret que jamais ses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni une de ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes. Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaieté philosophique ; mais, quand il se croyait seul, ses mouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée, attestaient une pensée pénible et constante : aussi l’abbé Chaperon l’avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujours vêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtement trahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Sa voix douce et harmonieuse remuait l’âme. Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois, en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandait involontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, le courage, la grâce, l’instruction et les plus précieuses qualités du cœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre. Il prenait beaucoup de tabac, et, chose étrange, il s’en déshabitua pour la petite Ursule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de la répugnance pour lui. Dès qu’il put voir cette petite, le capitaine attacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait si follement ses jeux, il s’intéressait tant à elle que cette affection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, qui n’osa jamais dire à ce vieux garçon : — Et vous aussi, vous avez donc perdu des enfants ? Il est de ces êtres, bons et patients comme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et un sourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportant avec eux le mot de l’énigme sans le laisser deviner par fierté, par dédain, par vengeance peut-être, n’ayant que Dieu pour confident et pour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où, comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curé toujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame de Portenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse, avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré les épines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortune pour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un homme ayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel on pouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois que monsieur de Jordy, l’abbé Chaperon et Minoret eurent passé une première soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre et le militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, la petite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et tous trois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure.

Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vie était connue et qui devait à la pratique des affaires cette indulgence, ce savoir, cette masse d’observations, cette finesse, ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curé devaient à la pratique des âmes, des maladies et de l’enseignement, le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha la société du docteur. Avant d’être juge de paix à Nemours, monsieur Bongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidait lui-même selon l’usage des villes où il n’y a pas de barreau. Devenu veuf à l’âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore trop actif pour ne rien faire ; il avait donc demandé la Justice de Paix de Nemours, vacante quelques mois avant l’installation du docteur. Le garde des sceaux est toujours heureux de trouver des praticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cette importante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement à Nemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsi consacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris, tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Le père Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division en retraite : il avait cette figure moins blême que blêmie où les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes, ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractions familières aux gens obligés de ne pas tout dire ; mais elle était souvent illuminée par des sourires particuliers à ces hommes qui tour à tour croient tout et ne croient rien, habitués à tout voir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmes que l’intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moins blancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait un front sagace dont la couleur jaune s’harmoniait aux filaments de sa maigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d’autant plus de ressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Il jaillissait de sa bouche fendue comme celle des grands parleurs, des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse, que Goupil disait méchamment : — Il faut un parapluie pour l’écouter. — Ou bien : Il pleut des jugements à la Justice de Paix. Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes ; mais les ôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu’il fût gai, presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance, l’air d’un homme important. Il tenait presque toujours ses mains dans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pour raffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vous annonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Ses gestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaient l’ancien avoué de province ; mais ces légers défauts n’existaient qu’à la superficie : il les rachetait par une bonhomie acquise qu’un moraliste exact appellerait une indulgence naturelle à la supériorité. S’il avait un peu l’air d’un renard, il passait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruse était le jeu de la perspicacité. Mais n’appelle-t-on pas rusés les gens qui prévoient un résultat et se préservent des pièges qu’on leur a tendus ? Le juge de paix aimait le whist, jeu que le capitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu de temps.

Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d’instruction ni de savoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations de la médecine, y eut ses entrées ; mais ses occupations, ses fatigues, qui l’obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonne heure, l’empêchèrent d’être aussi assidu que le furent les trois amis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, les seules qui dans Nemours eussent des connaissances assez universelles pour se comprendre, explique la répulsion du vieux Minoret pour ses héritiers : s’il devait leur laisser sa fortune, il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que le maître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cette nuance, soit qu’ils fussent rassurés par la loyauté, par les bienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement, de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac, sept ou huit mois après l’installation du docteur à Nemours, formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacun d’eux comme une fraternité d’arrière-saison, inespérée, et dont les douceurs n’en furent que mieux savourées. Cette famille d’esprits choisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d’eux selon ses goûts : le curé pensait à l’âme, le juge de paix se faisait le curateur, le militaire se promettait de devenir le précepteur ; et, quant à Minoret, il était à la fois le père, la mère et le médecin.

Après s’être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et régla sa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. À cause d’Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais à dîner ; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures du soir et y rester jusqu’à minuit. Les premiers venus trouvaient les journaux sur la table du salon et les lisaient en attendant les autres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s’il était à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent pas seulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chez l’homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laisser troubler son bonheur par l’inquiète curiosité de ses héritiers ni par le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder à cette changeante déesse, l’opinion publique, dont la tyrannie, un des malheurs de la France, allait s’établir et faire de notre pays une même province. Aussi, dès que l’enfant fut sevrée et marcha, renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault, lui avait donnée, en découvrant qu’elle instruisait la maîtresse de poste de tout ce qui se passait chez lui.

La nourrice de la petite Ursule, veuve d’un pauvre ouvrier sans autre nom qu’un nom de baptême et qui venait de Bougival, avait perdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, qui la connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pour nourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresse où sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve de Pierre dit de Bougival, s’attacha naturellement à Ursule comme s’attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles les gardent. Cette aveugle affection maternelle s’augmenta du dévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, la Bougival apprit sournoisement à faire la cuisine, devint propre, adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soins minutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle fut infatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fût murée, mais encore il avait des raisons pour dérober la connaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième année de son établissement, il n’eut donc plus au logis que la Bougival, sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et il déguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison de l’économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitude et de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans au moment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et de sa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin la femme de confiance. On l’avait appelée la Bougival par l’impossibilité reconnue d’appliquer à sa personne son prénom d’Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois de l’harmonie.

L’avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut un but. À compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa ses abonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, que tout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francs par an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait un voyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même ses revenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à ses affaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard ; il ne s’ouvrit à lui sur ses projets qu’après la révolution de 1830. Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alors connues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinions politiques, comme sa maison ne payait que cent francs d’impôts, il ne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptions royalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pour la prêtraille et son déisme aimaient si peu les manifestations qu’il mit à la porte un commis-voyageur envoyé par son petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer un Curé Meslier et les discours du général Foy. La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.

Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault et sa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur et madame Crémière Crémière, que nous appellerons simplement Crémière, Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sont nécessaires que dans le Gâtinais ; ces trois familles, trop occupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voit dans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dîner le jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autre au jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute la bourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix, trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions, vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand’rue, et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur, directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur. Néanmoins, pendant l’année, ces trois héritiers ou leurs femmes se rencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur les pas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place, comme en ce moment ; en sorte qu’ils se voyaient tous les jours. Or, depuis trois ans surtout, l’âge du docteur, son avarice et sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directs relatifs à la succession qui finirent par gagner de proche en proche et par rendre également célèbres et le docteur et ses héritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que les amis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avec une sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme se fermant, ses coffres s’ouvriraient.

— Le docteur Minoret a beau être médecin et s’entendre avec la mort, il n’y a que Dieu d’éternel, disait l’un.

— Bah ! il nous enterrera tous ; il se porte mieux que nous, répondait hypocritement l’héritier.

— Enfin, si ce n’est pas vous, vos enfants hériteront toujours, à moins que cette petite Ursule…

— Il ne lui laissera pas tout.

Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bête noire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot : — Bah ! qui vivra verra ! conclusion favorite de madame Crémière, disait assez qu’ils lui souhaitaient plus de mal que de bien.

Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maître de poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation, l’héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur la route, s’ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d’un air piteux.

— Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie, disait l’un.

— Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre.

— Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n’a besoin de rien.

— Ah ! Minoret a un fils qui lui mangera bien de l’argent !

— À quoi estimez-vous la fortune du docteur ? disait le greffier au financier.

— Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaque année donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêts composés produisent au moins cent mille francs ; mais, comme il a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnes affaires, et que jusqu’en 1822 il a dû placer à huit et à sept et demi sur l’État, le bonhomme remue maintenant environ quatre cent mille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente en cinq pour cent, à cent seize aujourd’hui. S’il mourait demain sans avantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent mille francs, outre sa maison et son mobilier.

— Eh ! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite, et à chacun de nous trois cents : voilà ce qui serait juste.

— Ah ! cela nous chausserait proprement.

— S’il faisait cela, s’écriait Massin, je vendrais mon greffe, j’achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge à Fontainebleau, et je serais député.

— Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait le percepteur.

— Malheureusement cette petite fille qu’il a sous le bras et le curé l’ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.

— Après tout, nous sommes toujours bien certains qu’il ne laissera rien à l’Église.

Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient les héritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujours assez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. L’intérêt constitue l’esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, et sur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plus fort. Aussi ce terrible raisonnement : « Si la petite Ursule a le pouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l’Église, elle aura bien celui de se faire donner sa succession, » éclatait-il en lettres de feu dans l’intelligence du plus obtus des héritiers. Le maître de poste avait oublié l’énigme contenue dans la lettre de son fils pour accourir sur la place ; car, si le docteur était dans l’église à lire l’ordinaire de la messe, il s’agissait de deux cent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le ? la crainte des héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes des sentiments sociaux, les intérêts de famille.

— Eh ! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunier devenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devint vieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.

— Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître de poste en essayant de dissimuler sa contrariété.

— Celui-là rirait-il si nous étions frustrés ! il serait capable de marier son fils à cette damnée fille que le diable puisse entortiller de sa queue ! s’écria Crémière en serrant les poings et montrant le maire sous le porche.

— À qui donc en a-t-il le père Crémière ? dit le boucher de Nemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N’est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis ?

— Qui aurait jamais cru cela ? dit le greffier.

— Ah ! il ne faut jamais dire : « Fontaine je ne boirai pas de ton eau, » répondit le notaire qui, voyant de loin le groupe, se détacha de sa femme en la laissant aller seule à l’église.

— Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notaire par le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cette circonstance ?

— Je vous conseille, dit le notaire en s’adressant aux héritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heures habituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, de mettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes, enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si de rien n’était.

— Vous n’êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant un regard de compère.

Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visage épais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pour faire fortune, il s’était associé secrètement avec Massin, à qui sans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre à dévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n’en laissaient point échapper de bonnes, et se partageaient les bénéfices de cette usure hypothécaire qui retarde, sans l’empêcher, l’action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret le maître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami le greffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession du docteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitaux avec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.

— Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d’où part ce coup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de se tenir coi.

— Mais que fais-tu donc là, Minoret ? cria tout à coup une petite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître de poste se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et tu restes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais à cheval ! Bonjour, mesdames et messieurs.

Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d’une robe d’indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d’un bonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert sur ses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisait trembler les plus rudes postillons, les domestiques et les charretiers ; qui tenait la caisse, les livres, et menait la maison au doigt et à l’œil, selon l’expression populaire des voisins. Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau sur elle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans le clinquant et les colifichets ; elle s’attachait au solide, et gardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquel sonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses yeux, son regard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres minces d’une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très impérieux. Vif était le coup d’œil, plus vifs étaient le geste et la parole. Zélie, obligée d’avoir de la volonté pour deux, en avait toujours eu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnes successifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis par Zélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clerc les nommait-il : Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Mais le peu d’influence de ces jeunes gens dans la maison et leur parfaite obéissance prouvaient que Zélie s’était purement et simplement intéressée à de bons sujets.

— Eh ! bien, Zélie aime le zèle, répondait le clerc à ceux qui lui faisaient ces observations.

Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance de son fils nourri par elle sans qu’on pût apercevoir par où, la maîtresse de poste ne pensa qu’à grossir sa fortune, et s’adonna sans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober une botte de paille ou quelques boisseaux d’avoine, surprendre Zélie dans les comptes les plus compliqués était la chose impossible, quoiqu’elle écrivît comme un chat et ne connût que l’addition et la soustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pour aller toiser ses foins, ses regains et ses avoines ; puis elle envoyait son homme à la récolte et ses postillons au bottelage en leur disant, à cent livres près, la quantité que tel ou tel pré devait donner. Quoiqu’elle fût l’âme de ce grand gros corps appelé Minoret-Levrault, et qu’elle le menât par le bout de ce nez si bêtement relevé, elle éprouvait les transes qui, plus ou moins, agitent toujours les dompteurs de bêtes féroces. Aussi se mettait-elle constamment en colère avant lui, et les postillons savaient, aux querelles que leur faisait Minoret, quand il avait été querellé par sa femme, car la colère ricochait sur eux. La Minoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. Par toute la ville ce mot : Où en serait Minoret sans sa femme ? se disait dans plus d’un ménage.

— Quand tu sauras ce qui nous arrive, répondit le maître de Nemours, tu seras toi-même hors des gonds.

— Eh ! bien, quoi ?

— Ursule a mené le docteur Minoret à la messe.

Les prunelles de Zélie Levrault se dilatèrent, elle resta pendant un moment jaune de colère, dit : — Je veux le voir pour le croire ! et se précipita dans l’église. La messe en était à l’élévation. Favorisée par le recueillement général, la Minoret put donc regarder dans chaque rangée de chaises et de bancs, en remontant le long des chapelles jusqu’à la place d’Ursule, auprès de qui elle aperçut le vieillard la tête nue.

En vous souvenant des figures de Barbé-Marbois, de Boissy-d’Anglas, de Morellet, d’Helvétius, de Frédéric-le-Grand, vous aurez aussitôt une image exacte de la tête du docteur Minoret, dont la verte vieillesse ressemblait à celle de ces personnages célèbres. Ces têtes, comme frappées au même coin, car elles se prêtent à la médaille, offrent un profil sévère et quasi puritain, une coloration froide, une raison mathématique, une certaine étroitesse dans le visage quasi pressé, des yeux fins, des bouches sérieuses, quelque chose d’aristocratique, moins dans le sentiment que dans l’habitude, plus dans les idées que dans le caractère. Tous ont des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet, ce qui trahit une pente au matérialisme. Vous retrouverez ces principaux caractères de tête et ces airs de visage dans les portraits de tous les encyclopédistes, des orateurs de la Gironde, et des hommes de ce temps dont les croyances religieuses furent à peu près nulles, qui se disaient déistes et qui étaient athées. Le déiste est un athée sous bénéfice d’inventaire. Le vieux Minoret montrait donc un front de ce genre, mais sillonné de rides, et qui reprenait une sorte de naïveté par la manière dont ses cheveux d’argent, ramenés en arrière comme ceux d’une femme à sa toilette, se bouclaient en légers flocons sur son habit noir, car il était obstinément vêtu, comme dans sa jeunesse, en bas de soie noirs, en souliers à boucles d’or, en culotte de pou de soie, en gilet blanc traversé par le cordon noir, et en habit noir orné de la rosette rouge. Cette tête si caractérisée, et dont la froide blancheur était adoucie par des tons jaunes dus à la vieillesse, recevait en plein le jour d’une croisée. Au moment où la maîtresse de poste arriva, le docteur avait ses yeux bleus aux paupières rosées, aux contours attendris, levés vers l’autel : une nouvelle conviction leur donnait une expression nouvelle. Ses lunettes marquaient dans son paroissien l’endroit où il avait quitté ses prières. Les bras croisés sur sa poitrine, ce grand vieillard sec, debout dans une attitude qui annonçait la toute-puissance de ses facultés et quelque chose d’inébranlable dans sa foi, ne cessa de contempler l’autel par un regard humble, et que rajeunissait l’espérance, sans vouloir regarder la femme de son neveu, plantée presque en face de lui comme pour lui reprocher ce retour à Dieu.

En voyant toutes les têtes se tourner vers elle, Zélie se hâta de sortir, et revint sur la place moins précipitamment qu’elle n’était allée à l’église ; elle comptait sur cette succession, et la succession devenait problématique. Elle trouva le greffier, le percepteur et leurs femmes encore plus consternés qu’auparavant : Goupil avait pris plaisir à les tourmenter.

— Ce n’est pas sur la place et devant toute la ville que nous pouvons parler de nos affaires, dit la maîtresse de poste, venez chez moi. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle au notaire.

Ainsi, l’exhérédation probable des Massin, des Crémière et du maître de poste allait être la nouvelle du pays.

Au moment où les héritiers et le notaire allaient traverser la place pour se rendre à la poste, le bruit de la diligence arrivant à fond de train au bureau qui se trouve à quelques pas de l’église, en haut de la Grand’rue, fit un fracas énorme.

— Tiens ! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, dit Zélie. Allons à son débarquer : il est presque avocat, et c’est un peu de ses affaires qu’il s’agit.

L’arrivée d’une diligence est toujours une distraction ; mais quand elle est en retard, on s’attend à des événements : aussi la foule se porta-t-elle devant la Ducler.

— Voilà Désiré ! fut un cri général.

À la fois le tyran et le boute-en-train de Nemours, Désiré mettait toujours la ville en émoi par ses apparitions. Aimé de la jeunesse avec laquelle il se montrait généreux, il la stimulait par sa présence ; mais ses amusements étaient si redoutés, que plus d’une famille fut très heureuse de lui voir faire ses études et son Droit à Paris. Désiré Minoret, jeune homme mince, fluet et blond comme sa mère, de laquelle il avait les yeux bleus et le teint pâle, sourit par la portière à la foule, et descendit lestement pour embrasser sa mère. Une légère esquisse de ce garçon prouvera combien Zélie fut flattée en le voyant.

L’étudiant portait des bottes fines, un pantalon blanc d’étoffe anglaise à sous-pieds en cuir verni, une riche cravate bien mise, plus richement attachée, un joli gilet de fantaisie, et, dans la poche de ce gilet, une montre plate dont la chaîne pendait, enfin une redingote courte en drap bleu et un chapeau gris ; mais le parvenu se trahissait dans les boutons d’or de son gilet et dans la bague portée par-dessus des gants de chevreau d’une couleur violâtre. Il avait une canne à pomme d’or ciselé.

— Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant.

— C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser par son père.

— Hé ! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat ? dit Massin.

— Je prêterai serment à la rentrée, dit-il en répondant aux saluts amicaux qui partaient de la foule.

— Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main.

— Ah ! te voilà, vieux singe, répondit Désiré.

— Tu prends encore la licence pour thèse après ta thèse pour la licence, répliqua le clerc humilié d’être traité si familièrement en présence de tant de monde.

— Comment ! il lui dit qu’il se taise ? demanda madame Crémière à son mari.

— Vous savez tout ce que j’ai, Cabirolle ! cria-t-il au vieux conducteur à face violacée et bourgeonnée. Vous ferez porter tout chez nous.

— La sueur ruisselle sur tes chevaux, dit la rude Zélie à Cabirolle, tu n’as donc pas de bon sens pour les mener ainsi ? tu es plus bête qu’eux !

— Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour vous tirer d’inquiétude…

— Mais puisqu’il n’y avait point eu d’accident, pourquoi risquer de perdre tes chevaux, reprit-elle.

Les reconnaissances d’amis, les bonjours, les élans de la jeunesse autour de Désiré, tous les incidents de cette arrivée et les récits de l’accident auquel était dû le retard, prirent assez de temps pour que le troupeau des héritiers augmenté de leurs amis arrivât sur la place à la sortie de la messe. Par un effet du hasard, qui se permet tout, Désiré vit Ursule sous le porche de la paroisse au moment où il passait, et resta stupéfait de sa beauté. Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de ses parents.

Obligée en donnant le bras à son parrain de tenir de la main droite son paroissien et de l’autre son ombrelle, Ursule déployait alors la grâce innée que les femmes gracieuses mettent à s’acquitter des choses difficiles de leur joli métier de femme. Si la pensée se révèle en tout, il est permis de dire que ce maintien exprimait une divine simplesse. Ursule était vêtue d’une robe de mousseline blanche en façon de peignoir, ornée de distance en distance de nœuds bleus. La pèlerine bordée d’un ruban pareil, passé dans un large ourlet et attachée par des nœuds semblables à ceux de la robe, laissait apercevoir la beauté de son corsage. Son cou, d’une blancheur mate, était d’un ton charmant mis en relief par tout ce bleu, le fard des blondes. Sa ceinture bleue à longs bouts flottants dessinait une taille plate, qui paraissait flexible, une des plus séduisantes grâces de la femme. Elle portait un chapeau de paille de riz, modestement garni de rubans pareils à ceux de la robe et dont les brides étaient nouées sous le menton, ce qui, tout en relevant l’excessive blancheur du chapeau, ne nuisait point à celle de son beau teint de blonde. De chaque côté de la figure d’Ursule, qui se coiffait naturellement elle-même à la Berthe, ses cheveux fins et blonds abondaient en grosses nattes aplaties dont les petites tresses saisissaient le regard par leurs mille bosses brillantes. Ses yeux gris, à la fois doux et fiers, étaient en harmonie avec un front bien modelé. Une teinte rose répandue sur ses joues comme un nuage animait sa figure régulière sans fadeur, car la nature lui avait à la fois donné, par un rare privilège, la pureté des lignes et la physionomie. La noblesse de sa vie se trahissait dans un admirable accord entre ses traits, ses mouvements et l’expression générale de sa personne qui pouvait servir de modèle à la Confiance ou à la Modestie. Sa santé, quoique brillante, n’éclatait point grossièrement, en sorte qu’elle avait l’air distingué. Sous ses gants de couleur claire, on devinait de jolies mains. Ses pieds cambrés et minces étaient mignonnement chaussés de brodequins en peau bronzée ornés d’une frange en soie brune. Sa ceinture bleue, gonflée par une petite montre plate et par sa bourse bleue à glands d’or, attira les regards de toutes les femmes.

— Il lui a donné une nouvelle montre ! dit madame Crémière en serrant le bras de son mari.

— Comment, c’est là Ursule ? s’écria Désiré. Je ne la reconnaissais pas.

— Eh ! bien, mon cher oncle, vous faites événement, dit le maître de poste en montrant toute la ville en deux haies sur le passage du vieillard, chacun veut vous voir.

— Est-ce l’abbé Chaperon ou mademoiselle Ursule qui vous a converti, mon oncle ? dit Massin avec une obséquiosité jésuitique en saluant le docteur et sa protégée.

— C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujours comme un homme importuné.

Quand même la veille en finissant son whist avec Ursule, avec le médecin de Nemours et Bongrand, à ce mot : « J’irai demain à la messe ! » dit par le vieillard, le juge de paix n’aurait pas répondu : « Vos héritiers ne dormiront plus ! » il devait suffire au sagace et clairvoyant docteur d’un seul coup d’œil pour pénétrer les dispositions de ses héritiers à l’aspect de leurs figures. L’irruption de Zélie dans l’église, son regard que le docteur avait saisi, cette réunion de tous les intéressés sur la place, et l’expression de leurs yeux en apercevant Ursule, tout démontrait une haine fraîchement ravivée et des craintes sordides.

— C’est un fer à vous (affaire à vous), mademoiselle, reprit madame Crémière en intervenant aussi par une humble révérence. Un miracle ne vous coûte guère.

— Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule.

— Oh ! Dieu, s’écria Minoret-Levrault, mon beau-père disait qu’il servait de couverture à bien des chevaux.

— Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement le docteur.

— Eh ! bien, dit Minoret à sa femme et à son fils, vous ne venez pas saluer mon oncle ?

— Je ne serais pas maîtresse de moi devant cette sainte nitouche, s’écria Zélie en emmenant son fils.

— Vous feriez bien, mon oncle, disait madame Massin, de ne pas aller à l’église sans avoir un petit bonnet de velours noir, la paroisse est bien humide.

— Bah ! ma nièce, dit le bonhomme en regardant ceux qui l’accompagnaient, plus tôt je serai couché, plus tôt vous danserez.

Il continuait toujours à marcher en entraînant Ursule, et se montrait si pressé qu’on les laissa seuls.

— Pourquoi leur dites-vous des paroles si dures ? ce n’est pas bien, lui dit Ursule en lui remuant le bras d’une façon mutine.

— Avant comme après mon entrée en religion, ma haine sera la même contre les hypocrites. Je leur ai fait du bien à tous, je ne leur ai pas demandé de reconnaissance ; mais aucun de ces gens-là ne t’a envoyé une fleur le jour de ta fête, la seule que je célèbre.

À une assez grande distance du docteur et d’Ursule, madame de Portenduère se traînait en paraissant accablée de douleurs. Elle appartenait à ce genre de vieilles femmes dans le costume desquelles se retrouve l’esprit du dernier siècle, qui portent des robes couleur pensée, à manches plates et d’une coupe dont le modèle ne se voit que dans les portraits de madame Lebrun ; elles ont des mantelets en dentelles noires, et des chapeaux de formes passées en harmonie avec leur démarche lente et solennelle ; on dirait qu’elles marchent toujours avec leurs paniers, et qu’elles les sentent encore autour d’elles, comme ceux à qui l’on a coupé un bras agitent parfois la main qu’ils n’ont plus ; leurs figures longues, blêmes, à grands yeux meurtris, au front fané, ne manquent pas d’une certaine grâce triste, malgré des tours de cheveux dont les boucles restent aplaties ; elles s’enveloppent le visage de vieilles dentelles qui ne veulent plus badiner le long des joues ; mais toutes ces ruines sont dominées par une incroyable dignité dans les manières et dans le regard. Les yeux ridés et rouges de cette vieille dame disaient assez qu’elle avait pleuré pendant la messe. Elle allait comme une personne troublée, et semblait attendre quelqu’un, car elle se retourna. Or madame de Portenduère se retournant était un fait aussi grave que celui de la conversion du docteur Minoret.

— À qui madame de Portenduère en veut-elle ? dit madame Massin en rejoignant les héritiers pétrifiés par les réponses du vieillard.

— Elle cherche le curé, dit le notaire Dionis qui se frappa le front comme un homme saisi par un souvenir ou par une idée oubliée. J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée ! Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret.

Chacun peut imaginer l’empressement avec lequel les héritiers suivirent le notaire à la poste. Goupil accompagna son camarade bras dessus bras dessous en lui disant à l’oreille avec un affreux sourire : — Il y a de la crevette.

— Qu’est-ce que cela me fait ! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou de Florine, la plus céleste créature du monde.

— Qu’est-ce que c’est que Florine tout court ? demanda Goupil. Je t’aime trop pour te laisser dindonner par des créatures.

— Florine est la passion du fameux Nathan, et ma folie est inutile, car elle a positivement refusé de m’épouser.

— Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil.

— Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais pas de pareilles expressions, dit langoureusement Désiré.

— Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n’être qu’une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelle Bongrand eût peut-être été pris, j’irais briser cette poupée comme Varney brise Amy Robsart dans Kenilworth ! Ta femme doit être une d’Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver à la députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne te laisserai pas commettre de bêtises.

— Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré.

— Eh ! bien, que complotez-vous donc là ? dit Zélie à Goupil en hélant les deux amis restés au milieu de sa vaste cour.

Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva tout aussi lestement qu’un jeune homme à la maison où s’était accompli, pendant la semaine, l’étrange événement qui préoccupait alors toute la ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendre cette histoire et la communication du notaire aux héritiers parfaitement claires.

Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteur d’instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes, était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de sa vieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvais sujet. À son lit de mort, il n’eut pas la consolation de voir cet enfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoir débuté aux Italiens sous un nom supposé, s’était enfui avec une jeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon, vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observer qu’il avait refusé d’épouser la mère pour ne faire aucun tort à madame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux la moitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté par Érard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel, Joseph Mirouët ; mais Grimm lui dit un soir qu’après s’être engagé dans un régiment prussien, l’artiste avait déserté prenant un faux nom et déjouait toutes les recherches.

Joseph Mirouët, doué par la nature d’une voix séduisante, d’une taille avantageuse, d’une jolie figure, et par-dessus tout compositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze ans cette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite. Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères, qu’il saisit en 1806 l’occasion de redevenir Français. Il s’établit alors à Hambourg, où il épousa la fille d’un bon bourgeois, folle de musique, qui s’éprit de l’artiste dont la gloire était toujours en perspective, et qui voulut s’y consacrer. Mais après quinze ans de malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin de l’opulence ; son naturel dépensier reparut ; et, tout en rendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d’années. La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l’existence la plus horrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s’engager comme musicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand des hasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom de Mirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait des obligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant la capitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où sa femme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteur voulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musique ne survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et de misères. En mourant, l’infortuné musicien légua sa fille au docteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour ce qu’il appelait les momeries de l’Église. Après avoir vu périr successivement ses enfants par des avortements, dans des couches laborieuses ou pendant leur première année, le docteur avait attendu l’effet d’une dernière expérience. Quand une femme malingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, il n’est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dans ses enfantements comme s’était conduite Ursule Minoret, malgré les soins, les observations et la science de son mari. Le pauvre homme s’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mort pendant l’année 1792, victime de l’état nerveux de la mère, s’il faut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans le phénomène inexplicable de la génération, l’enfant tient au père par le sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer aux jouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisance fut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternité trompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteur avait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de ces fleurs qui font la joie d’une maison ; il accepta donc avec bonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta sur l’orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ans il assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieux détails de la vie d’Ursule ; il ne voulait pas que la nourrice lui donnât à téter, la levât, la couchât sans lui. Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. Après avoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte et d’espérance, les travaux et les joies d’une mère, il eut le bonheur de voir dans cette fille de la blonde Allemande et de l’artiste français une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L’heureux vieillard suivit avec les sentiments d’une mère les progrès de cette chevelure blonde, d’abord duvet, puis soie, puis cheveux légers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Il baisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d’une pellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutons de rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s’essayait au langage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, sur toutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble être l’aurore de la pensée et qu’elle terminait par un rire, il restait devant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy les raisons, que tant d’autres appellent des caprices, cachées sous les moindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l’enfant est à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, un mouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d’Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu’il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature : il dit quelquefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taire leurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leur expérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitions de la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cette jeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à la maternité par l’intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vaut l’intuition de la mère ; ils se rappellent les délicatesses qui chez elle sont de la divination, et ils les portent dans l’exercice d’une compassion dont la force se développe sans doute en raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leurs mouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux comme chez les enfants, la vie est réduite au simple ; et, si le sentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion et l’absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner en entier. Aussi n’est-il pas rare de voir les enfants s’entendre avec les vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieux docteur, heureux des caresses et des coquetteries d’Ursule, ne se lassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de les impatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ils satisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujet d’instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieilles gens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mères autour d’elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cette savante éducation, l’âme d’Ursule se développa dans la sphère qui lui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial, aspira les éléments de sa vraie vie et s’assimila les flots de son soleil.

— Dans quelle religion élèverez-vous cette petite ? demanda l’abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.

— Dans la vôtre, répondit le médecin.

Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la Nouvelle Héloïse, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule des bénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis sur un banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentit alors la main pressée par la main du curé.

— Oui, curé, toutes les fois qu’elle me parlera de Dieu, je la renverrai à son ami Sapron, dit-il en imitant le parler enfantin d’Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné. Aussi n’ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cette jeune âme ; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son père spirituel.

— Ceci vous sera compté par Dieu, je l’espère, répondit l’abbé Chaperon en frappant doucement ses mains l’une contre l’autre et les élevant vers le ciel comme s’il faisait une courte prière mentale.

Ainsi, dès l’âge de six ans, la petite orpheline tomba sous le pouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celui de son vieil ami Jordy.

Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écoles militaires, occupé par goût de grammaire et des différences entre les langues européennes, avait étudié le problème d’un langage universel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres, se fit donc un bonheur d’apprendre à lire et à écrire à Ursule en lui apprenant la langue française et ce qu’elle devait savoir de calcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisir entre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et qui devaient l’amuser en l’instruisant. Le militaire et le curé laissèrent cette intelligence s’enrichir avec l’aisance et la liberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en se jouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divine culture d’un naturel amené dans des régions pures par ces trois prudents instituteurs, Ursule alla plus vers le sentiment que vers le devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscience plutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentiments et dans les actions devait être spontané : le jugement confirmerait l’élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme un plaisir avant de le faire comme une obligation. Cette nuance est le propre de l’éducation chrétienne. Ces principes, tout autres que ceux à donner aux hommes, convenaient à une femme, le génie et la conscience de la famille, l’élégance secrète de la vie domestique, enfin presque reine au sein du ménage. Tous trois procédèrent de la même manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audaces de l’innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et les moyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes. Quand, à propos d’une herbe, d’une fleur, d’une étoile, elle allait droit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que le prêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d’eux n’empiéta sur le terrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-être matériel et des choses de la vie ; l’instruction regardait Jordy ; la morale, la métaphysique et les hautes questions appartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme il arrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée par d’imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et trop simple d’ailleurs d’esprit et de caractère pour intervenir, ne dérangea point l’œuvre de ces grands esprits. Ursule, créature privilégiée, eut donc autour d’elle trois bons génies à qui son beau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendresse virile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sans danger, ce soin perpétuel de l’âme et du corps, firent d’elle, à l’âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l’année suivante, le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvre à continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile. Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé mille francs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afin qu’elle conservât de lui un souvenir pendant toute sa vie. Dans un testament dont les motifs étaient touchants, il invitait sa légataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre ou cinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand le juge de paix mit les scellés chez son vieil ami, on trouva dans un cabinet où jamais il n’avait laissé pénétrer personne une grande quantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tous avaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, et que monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvre capitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. L’abbé Chaperon employa toute une année à l’instruction de cette jeune fille, chez qui le cœur et l’intelligence, si développés, mais si prudemment maintenus l’un par l’autre, exigeaient une nourriture spirituelle particulière. Telle fut cette initiation à la connaissance des choses divines, que depuis cette époque où l’âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse et mystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus des événements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alors aussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule et cette enfance pleine de croyance une lutte pendant longtemps inconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupait toute la ville, et devait avoir tant d’influence sur l’avenir d’Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.

Pendant les six premiers mois de l’année 1824, Ursule passa presque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devina les intentions du curé. Le prêtre voulait faire d’Ursule un argument invincible. L’incrédule, aimé par sa filleule comme il l’eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, serait séduit par les touchants effets de la religion dans l’âme d’une enfant dont l’amour ressemblait à ces arbres des climats indiens toujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujours embaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureux raisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images. Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoir pourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l’église, habillée d’une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satin blanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d’une bandelette royale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsage bordé d’une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une première espérance, volant grande et heureuse à une première union, aimant mieux son parrain depuis qu’elle s’était élevée jusqu’à Dieu. Quand il aperçut la pensée de l’éternité donnant la nourriture à cette âme jusqu’alors dans les limbes de l’enfance, comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre ; toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul au logis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendant longtemps ses yeux fixés sur la grille entre les barreaux de laquelle sa pupille avait disparu en lui disant : — Parrain, pourquoi ne viens-tu pas ? Je serai donc heureuse sans toi ? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l’orgueil de l’encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependant de façon à voir la procession des communiants, et distingua sa petite Ursule brillante d’exaltation sous le voile. Elle lui lança un regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur, le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit : — Momeries ! Imaginer que, s’il existe un ouvrier des mondes, cet organisateur de l’infini s’occupe de ces niaiseries !… Il rit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la route du Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin la joie des familles.

Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui ne savent pas ce jeu, l’un des plus difficiles qui existent. Pour ne pas ennuyer sa pupille, à qui l’excessive délicatesse de ses organes et de ses nerfs ne permettait pas d’entendre impunément ces mouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, le vieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours que leur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assez souvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait : elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprès de la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour ce jeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles à beaucoup d’intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l’on ne prend pas l’habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il est presque impossible plus tard de l’apprendre. Or le soir de sa première communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pour cette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.

— Voyons, à qui le dé ? dit-elle.

— Ursule, reprit le docteur, n’est-ce pas un péché de te moquer de ton parrain le jour de ta première communion ?

— Je ne me moque point, dit-elle en s’asseyant ; je me dois à vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieur Chaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et il m’a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner… Vous ne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs, j’ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac me plaît.

Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu’alors avait refusé de faire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, y acheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec une maîtresse et se soumit à l’ennui que devaient lui causer les perpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordy le phrénologiste se réalisa : la petite fille devint excellente musicienne. Le tuteur, fier de sa filleule, faisait en ce moment venir de Paris une fois par semaine un vieil allemand nommé Schmucke, un savant professeur de musique, et subvenait aux dépenses de cet art, d’abord jugé par lui tout à fait inutile en ménage. Les incrédules n’aiment pas la musique, céleste langage développé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notes dans un de ses hymnes : chaque note est la première syllabe des sept premiers vers de l’hymne à saint Jean. Quoique vive, l’impression produite sur le vieillard par la première communion d’Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres de la religion et la prière répandaient dans cette âme jeune furent aussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. En accomplissant ses bienfaits sans l’espoir d’une moisson céleste, il se trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochait toujours de faire de l’usure avec Dieu.

— Mais, lui disait l’abbé Chaperon, si les hommes voulaient tous se livrer à ce commerce, avouez que la société serait parfaite ? il n’y aurait plus de malheureux. Pour être bienfaisant à votre manière, il faut être un grand philosophe ; vous vous élevez à votre doctrine par le raisonnement, vous êtes une exception sociale ; tandis qu’il suffit d’être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous, c’est un effort ; chez nous, c’est naturel.

— Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout.

Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l’adresse naturelle à la femme étaient exercées par une éducation supérieure et dont le sens dans toute sa fleur était éclairé par l’esprit religieux, de tous les genres d’esprit le plus délicat, finit par comprendre que son parrain ne croyait ni à un avenir, ni à l’immortalité de l’âme, ni à une providence, ni à Dieu. Pressé de questions par l’innocente créature, il fut impossible au docteur de cacher plus longtemps ce fatal secret. La naïve consternation d’Ursule le fit d’abord sourire ; mais en la voyant quelquefois triste, il comprit tout ce que cette tristesse annonçait d’affection. Les tendresses absolues ont horreur de toute espèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères. Parfois le docteur se prêta comme à des caresses aux raisons de sa fille adoptive dites d’une voix tendre et douce, exhalées par le sentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se comprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitait son parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Le curé blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservait d’humilier ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l’abbé Chaperon que David avait abattu Goliath. Cette dissidence religieuse, ces regrets de l’enfant qui voulait entraîner son tuteur à Dieu, furent les seuls chagrins de cette vie intérieure, si douce et si pleine, dérobée aux regards de la petite ville curieuse. Ursule grandissait, se développait, devenait la jeune fille modeste et chrétiennement instruite que Désiré avait admirée au sortir de l’église. La culture des fleurs dans le jardin, la musique, les plaisirs de son tuteur, et tous les petits soins qu’Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la Bougival en s’occupant de lui, remplissaient les heures, les jours, les mois de cette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques troubles chez Ursule avaient inquiété le docteur ; mais la cause en était si prévue, qu’il ne s’en inquiéta que pour surveiller la santé. Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crut apercevoir que les troubles avaient eu quelque retentissement dans le moral. Il espionna maternellement sa pupille, ne vit autour d’elle personne digne de lui inspirer de l’amour, et son inquiétude passa.

En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence, il arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits qui labourent jusqu’au tuf le champ des convictions et le retournent ; mais ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sa carrière médicale qui donnera d’ailleurs un nouvel intérêt à cette histoire.

Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussi profondément divisée par l’apparition de Mesmer, que l’Art le fut par celle de Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vint en France, où depuis un temps immémorial les inventeurs accourent faire légitimer leurs découvertes. La France, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde.

— Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement Hahnemann.

— Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l’on s’y moque de vos bosses, vous serez illustre.

Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardents que les piccinistes contre les gluckistes. La France savante s’émut, un débat solennel s’ouvrit. Avant l’arrêt, la Faculté de médecine proscrivit en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer, son baquet, ses fils conducteurs et ses théories. Mais, disons-le, cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte par d’énormes prétentions pécuniaires. Mesmer succomba par l’incertitude des faits, par l’ignorance du rôle que jouent dans la nature les fluides impondérables alors inobservés, par son inaptitude à rechercher les côtés d’une science à triple face. Le magnétisme a plus d’une application ; entre les mains de Mesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe est aux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pour la raison humaine et pour la France d’avoir à constater qu’une science contemporaine des sociétés, également cultivée par l’Égypte et par la Chaldée, par la Grèce et par l’Inde, éprouva dans Paris en plein dix-huitième siècle le sort qu’avait eu la vérité dans la personne de Galilée au seizième, et que le magnétisme y fut repoussé par les doubles atteintes des gens religieux et des philosophes matérialistes également alarmés. Le magnétisme, la science favorite de Jésus et l’une des puissances divines remises aux apôtres, ne paraissait pas plus prévu par l’Église que par les disciples de Jean-Jacques et de Voltaire, de Locke et de Condillac. L’Encyclopédie et le Clergé ne s’accommodaient pas de ce vieux pouvoir humain qui sembla si nouveau. Les miracles des convulsionnaires étouffés par l’Église et par l’indifférence des savants, malgré les écrits précieux du conseiller Carré de Montgeron, furent une première sommation de faire des expériences sur les fluides humains qui donnent le pouvoir d’opposer assez de forces intérieures pour annuler les douleurs causées par des agents extérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l’existence de fluides intangibles, invisibles, impondérables, trois négations dans lesquelles la science d’alors voulait voir une définition du vide. Dans la philosophie moderne le vide n’existe pas. Dix pieds de vide, le monde croule ! Surtout pour les matérialistes, le monde est plein, tout se tient, tout s’enchaîne et tout est machiné. « Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, est plus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombre incommensurable de jets que suppose le hasard, expliquent la création. Soient donnés l’Énéide et tous les caractères nécessaires à sa composition, si vous m’offrez le temps et l’espace, à force de jeter les lettres, j’atteindrai la combinaison Enéide. » Ces malheureux, qui déifiaient tout plutôt que d’admettre un Dieu, reculaient aussi devant la divisibilité infinie de la matière que comporte la nature des forces impondérables. Locke et Condillac ont alors retardé de cinquante ans l’immense progrès que font en ce moment les sciences naturelles sous la pensée d’unité due au grand Geoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système, convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrent dans la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l’homme l’existence d’une influence pénétrante, dominatrice d’homme à homme, mise en œuvre par la volonté, curative par l’abondance du fluide, et dont le jeu constitue un duel entre deux volontés, entre un mal à guérir et le vouloir de guérir. Les phénomènes du somnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer, furent dus à messieurs de Puységur et Deleuze ; mais la révolution mit à ces découvertes un temps d’arrêt qui donna gain de cause aux savants et aux railleurs. Parmi le petit nombre des croyants se trouvèrent des médecins. Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort, persécutés par leurs confrères. Le corps respectable des médecins de Paris déploya contre les mesmériens les rigueurs des guerres religieuses, et fut aussi cruel dans sa haine contre eux qu’il était possible de l’être dans ce temps de tolérance voltairienne. Les docteurs orthodoxes refusaient de consulter avec les docteurs qui tenaient pour l’hérésie mesmérienne. En 1820, ces prétendus hérésiarques étaient encore l’objet de cette proscription sourde. Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cette haine scientifique. Il n’y a que les prêtres, les magistrats et les médecins pour haïr ainsi. La robe est toujours terrible. Mais aussi les idées ne seraient-elles pas plus implacables que les choses ? Le docteur Bouvard, ami de Minoret, donna dans la foi nouvelle, et persévéra jusqu’à sa mort dans la science à laquelle il avait sacrifié le repos de sa vie, car il fut une des bêtes noires de la Faculté de Paris. Minoret, l’un des plus vaillants soutiens des encyclopédistes, le plus redoutable adversaire de Deslon, le prévôt de Mesmer, et dont la plume fut d’un poids énorme dans cette querelle, se brouilla sans retour avec son camarade ; mais il fit plus, il le persécuta. Sa conduite avec Bouvard devait lui causer le seul repentir qui pût troubler la sérénité de son déclin. Depuis la retraite du docteur Minoret à Nemours, la science des fluides impondérables, seul nom qui convienne au magnétisme si étroitement lié par la nature de ses phénomènes à la lumière et à l’électricité, faisait d’immenses progrès, malgré les continuelles railleries de la science parisienne. La phrénologie et la physiognomie, la science de Gall et celle de Lavater, qui sont jumelles, dont l’une est à l’autre ce que la cause est à l’effet, démontraient aux yeux de plus d’un physiologiste les traces du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, et d’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crâne. Enfin, les faits magnétiques, les miracles du somnambulisme, ceux de la divination et de l’extase, qui permettent de pénétrer dans le monde spirituel, s’accumulaient. L’histoire étrange des apparitions du fermier Martin si bien constatées, et l’entrevue de ce paysan avec Louis XVIII ; la connaissance des relations de Swedenborg avec les morts, si sérieusement établie en Allemagne, les récits de Walter Scott sur les effets de la seconde vue ; l’exercice des prodigieuses facultés de quelques diseurs de bonne aventure qui confondent en une seule science la chiromancie, la cartomancie et l’horoscopie ; les faits de catalepsie et ceux de la mise en œuvre des propriétés du diaphragme par certaines affections morbides ; ces phénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source, sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur le terrain des expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits, si grand dans le nord de l’Europe, encore si faible en France, où se passaient néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux par les observateurs superficiels, et qui tombent comme des pierres au fond de la mer, dans le tourbillon des événements parisiens.

Au commencement de cette année, le repos de l’anti-mesmérien fut troublé par la lettre suivante.

« Mon vieux camarade,

Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent difficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviens moins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis de Saint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m’en aller de ce monde, je tiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une des sciences les plus importantes, si toutefois la science ne doit pas être une. Je puis foudroyer votre incrédulité par des preuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le bonheur de vous serrer encore une fois la main, comme nous nous la serrions avant Mesmer.

Toujours à vous,
Bouvard. »

Piqué comme l’est un lion par un taon, l’anti-mesmérien bondit jusqu’à Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeurait rue Féron, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à son hôtel, en lui écrivant : « Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré, en face l’Assomption. » Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Il alla voir les vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda si le monde était bouleversé, si la médecine avait une École, si les quatre Facultés vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en lui disant que le vieil esprit de résistance existait ; seulement, au lieu de persécuter, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences pouffaient de rire en rangeant les faits magnétiques parmi les surprises de Comus, de Comte, de Bosco, dans les jongleries, la prestidigitation et ce qu’on nomme la physique amusante. Ces discours n’empêchèrent point le vieux Minoret d’aller au rendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard. Après quarante-quatre années d’inimitié, les deux antagonistes se revirent sous une porte cochère de la rue Saint-Honoré. Les Français sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant longtemps. À Paris surtout, les faits étendent trop l’espace et font en politique, en littérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes n’y trouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuvent régner à l’aise. La haine exige tant de forces toujours armées que l’on s’y met plusieurs quand on veut haïr pendant longtemps. Aussi les Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Après quarante-quatre ans, Robespierre et Danton s’embrasseraient. Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l’offrir. Bouvard le premier dit à Minoret : — Tu te portes à ravir.

— Oui, pas mal, et toi ? répondit Minoret une fois la glace rompue.

— Moi, comme tu vois.

— Le magnétisme empêche-t-il de mourir ? demanda Minoret d’un ton plaisant mais sans aigreur.

— Non, mais il a failli m’empêcher de vivre.

— Tu n’es donc pas riche ? fit Minoret.

— Bah ! dit Bouvard.

— Eh ! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret.

— Ce n’est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j’en veux. Viens, répondit Bouvard.

— Oh ! l’entêté ! s’écria Minoret.

Le mesmérien entraîna l’incrédule dans un escalier assez obscur, et le lui fit monter avec précaution jusqu’au quatrième étage.

En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la foi d’une incalculable puissance, et disposant des pouvoirs magnétiques dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grand inconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance les maladies les plus cruelles, les plus invétérées, soudainement et radicalement, comme jadis le Sauveur des hommes ; mais encore il produisait instantanément les phénomènes les plus curieux du somnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu et communiquer avec les anges comme Swedenborg, est celle du lion ; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible. Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et foudroyant ; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, est comme chargée du fluide magnétique, elle entre en l’auditeur par tous les pores. Dégoûté de l’ingratitude publique après des milliers de guérisons, il s’est rejeté dans une impénétrable solitude, dans un néant volontaire. Sa toute puissante main, qui a rendu des filles mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfants éplorés, des maîtresses idolâtrées à des amants ivres d’amour ; qui a guéri les malades abandonnés par les médecins, qui faisait chanter des hymnes dans les synagogues, dans les temples et dans les églises par des prêtres de différents cultes ramenés tous au même Dieu par le même miracle ; qui adoucissait les agonies aux mourants chez lesquels la vie était impossible ; cette main souveraine, soleil de vie qui éblouissait les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait pas pour rendre un héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans le souvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il se refuse au monde et vit dans le ciel. Mais à l’aurore de son règne, surpris presque de son pouvoir, cet homme, dont le désintéressement a égalé la puissance, permettait à quelques curieux d’être témoins de ses miracles. Le bruit de cette renommée, qui fut immense et qui pourrait renaître demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bord de la tombe. Le mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènes les plus radieux de cette science, gardée en son cœur comme un trésor. Les malheurs de ce vieillard avaient ému le grand inconnu, qui lui donna quelques priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, en montant l’escalier, les plaisanteries de son vieil antagoniste avec une joie malicieuse. Il ne lui répondit que par des : « Tu vas voir ! tu vas voir ! » et par ces petits hochements de tête que se permettent les gens sûrs de leur fait.

Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste. Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre à coucher contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiance s’éveilla ; mais Bouvard vint aussitôt le prendre et l’introduisit dans cette chambre où se trouvaient le mystérieux swedenborgiste et une femme assise dans un fauteuil. Cette femme ne se leva point, et ne parut pas s’apercevoir de l’entrée des deux vieillards.

— Comment ! plus de baquets ? fit Minoret en souriant.

— Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement le swedenborgiste qui parut à Minoret être âgé de cinquante ans.

Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. On parla pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoret qui se crut mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur sur ses opinions scientifiques, et semblait évidemment prendre le temps de l’examiner.

— Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Je n’ai pas l’habitude de prostituer une puissance qui, dans ma conviction, émane de Dieu ; si j’en faisais un usage frivole ou mauvais, elle pourrait m’être retirée. Néanmoins, il s’agit, m’a dit monsieur Bouvard, de changer une conviction contraire à la nôtre, et d’éclairer un savant de bonne foi : je vais donc vous satisfaire. Cette femme que vous voyez, dit-il, en montrant l’inconnue, est dans le sommeil somnambulique. D’après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet état constitue une vie délicieuse pendant laquelle l’être intérieur, dégagé de toutes les entraves apportées à l’exercice de ses facultés par la nature visible, se promène dans le monde que nous nommons invisible à tort. La vue et l’ouïe s’exercent alors d’une manière plus parfaite que dans l’état dit de veille, et peut-être sans le secours des organes qui sont la gaîne de ces épées lumineuses appelées la vue et l’ouïe ! Pour l’homme mis dans cet état les distances et les obstacles matériels n’existent pas, ou sont traversés par une vie qui est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, un point d’appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pour des effets si nouvellement retrouvés ; car aujourd’hui les mots impondérables, intangibles, invisibles, n’ont aucun sens relativement au fluide dont l’action est démontrée par le magnétisme. La lumière est pondérable par sa chaleur, qui en pénétrant les corps, augmente leur volume, et certes l’électricité n’est que trop tangible. Nous avons condamné les choses au lieu d’accuser l’imperfection de nos instruments.

— Elle dort ! dit Minoret en examinant la femme qui lui parut appartenir à la classe inférieure.

— Son corps est en quelque sorte annulé, répondit le swedenborgiste. Les ignorants prennent cet état pour le sommeil. Mais elle va vous prouver qu’il existe un univers spirituel et que l’esprit n’y reconnaît point les lois de l’univers matériel. Je l’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. À vingt lieues d’ici comme en Chine, elle vous dira ce qui s’y passe.

— Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret.

— Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux. Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur, effet et cause.

Il prit la main de Minoret, que Minoret lui laissa prendre ; il la tint pendant un moment en paraissant se recueillir, et de son autre main il saisit la main de la femme assise dans le fauteuil ; puis il mit celle du docteur dans celle de la femme en faisant signe au vieil incrédule de s’asseoir à côté de cette pythonisse sans trépied. Minoret remarqua dans les traits excessivement calmes de cette femme un léger tressaillement quand ils furent unis par le swedenborgiste ; mais ce mouvement, quoique merveilleux dans ses effets, fut d’une grande simplicité.

— Obéissez à monsieur, lui dit ce personnage en étendant la main sur la tête de la femme qui parut aspirer de lui la lumière et la vie, et songez que tout ce que vous ferez pour lui me plaira. Vous pouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret.

— Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit le docteur.

— Donnez-lui le temps, laissez votre main dans la sienne jusqu’à ce qu’elle vous prouve par ce qu’elle vous dira qu’elle y est arrivée, dit Bouvard à son ancien ami.

— Je vois une rivière, répondit la femme d’une voix faible en paraissant regarder en dedans d’elle-même avec une profonde attention malgré ses paupières baissées. Je vois un joli jardin.

— Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin ? dit Minoret.

— Parce qu’elles y sont.

— Qui ?

— La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.

— Comment est le jardin ? demanda Minoret.

— En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière, il se trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelle je vois des livres, et terminée par un cabajoutis orné de sonnettes en bois et d’œufs rouges. À gauche le mur est revêtu d’un massif de plantes grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin de Virginie. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y a beaucoup de pots de fleurs. Votre pupille examine ses fleurs, les montre à sa nourrice, fait des trous avec un plantoir et y met des graines… La nourrice râtisse les allées… Quoique la pureté de cette jeune fille soit celle d’un ange, il y a chez elle un commencement d’amour, faible comme un crépuscule du matin.

— Pour qui ? demanda le docteur qui jusqu’à présent n’entendait rien que personne ne pût lui dire sans être somnambule. Il croyait toujours à de la jonglerie.

— Vous n’en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assez inquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Le mouvement de son cœur a suivi celui de la nature…

— Et c’est une femme du peuple qui parle ainsi ? s’écria le vieux docteur.

— Dans cet état toutes s’expriment avec une limpidité particulière, répondit Bouvard.

— Mais qui Ursule aime-t-elle ?

— Ursule ne sait pas qu’elle aime, répondit avec un petit mouvement de tête la femme ; elle est bien trop angélique pour connaître le désir ou quoi que ce soit de l’amour ; mais elle est occupée de lui, elle pense à lui, elle s’en défend même, elle y revient malgré sa volonté de s’abstenir… Elle est au piano…

— Mais qui est-ce ?

— Le fils d’une dame qui demeure en face…

— Madame de Portenduère ?

— Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veux bien. Mais il n’y a pas de danger, il n’est point dans le pays.

— Se sont-ils parlé ? demanda le docteur.

— Jamais. Ils se sont regardés l’un l’autre. Elle le trouve charmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l’a vu de sa croisée, ils se sont vus aussi à l’église ; mais le jeune homme n’y pense plus.

— Son nom ?

— Ah ! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que je l’entende. Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer son nom ; elle le trouve doux à prononcer : elle a déjà regardé dans l’almanach le jour de sa fête, elle y a fait un petit point rouge… des enfantillages ! Oh ! elle aimera bien, mais avec autant de pureté que de force ; elle n’est pas fille à aimer deux fois, et l’amour teindra son âme et la pénétrera si bien qu’elle repousserait tout autre sentiment.

— Où voyez-vous cela ?

— En elle. Elle saura souffrir ; elle a de qui tenir, car son père et sa mère ont bien souffert !

Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé que surpris. Il n’est pas inutile de faire observer qu’entre chaque phrase de la femme il s’écoulait de dix à quinze minutes pendant lesquelles son attention se concentrait de plus en plus. On la voyait voyant ! son front présentait des aspects singuliers : il s’y peignait des efforts intérieurs, il s’éclaircissait ou se contractait par une puissance dont les effets n’avaient été remarqués par Minoret que chez les mourants dans les instants où ils sont doués du don de prophétie. Elle fit à plusieurs reprises des gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule.

— Oh ! questionnez-la, reprit le mystérieux personnage en s’adressant à Minoret, elle vous dira les secrets que vous pouvez seul connaître.

— Ursule m’aime ? reprit Minoret.

— Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. Aussi est-elle bien malheureuse de votre incrédulité. Vous ne croyez pas en Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit ! Sa parole emplit les mondes ! Vous causez ainsi les seuls tourments de cette pauvre enfant. Tiens ! elle fait des gammes ; elle voudrait être encore meilleure musicienne qu’elle ne l’est, elle se dépite. Voici ce qu’elle pense : Si je chantais bien, si j’avais une belle voix, quand il sera chez sa mère, ma voix irait bien jusqu’à son oreille.

Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heure précise.

— Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle a semées ?

— Du réséda, des pois de senteur, des balsamines…

— En dernier ?

— Des pieds d’alouette.

— Où est mon argent ?

— Chez votre notaire ; mais vous le placez à mesure sans perdre un seul jour d’intérêt.

— Oui ; mais où est l’argent que je garde à Nemours pour ma dépense du semestre ?

— Vous le mettez dans un grand livre relié en rouge intitulé Pandectes de Justinien, tome II, entre les deux avant-derniers feuillets ; le livre est au-dessus du buffet vitré, dans la case aux in-folios. Vous en avez toute une rangée. Vos fonds sont dans le dernier volume, du côté du salon. Tiens ! le tome III est avant le tome II. Mais vous n’avez pas d’argent, c’est des…

— Billets de mille francs ?… demanda le docteur.

— Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billets de chacun cinq cents francs.

— Vous les voyez ?

— Oui.

— Comment sont-ils ?

— Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presque neuf…

Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteur Minoret. Il regarda Bouvard d’un air hébété, mais Bouvard et le swedenborgiste, familiarisés avec l’étonnement des incrédules, causaient à voix basse sans paraître ni surpris ni étonnés ; Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner. L’anti-mesmérien voulait se recueillir, se remettre de sa profonde terreur, pour éprouver de nouveau ce pouvoir immense, le soumettre à des expériences décisives, lui poser des questions dont la solution enlevât toute espèce de doute.

— Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendrai pour vous.

Le docteur Minoret était dans un état si violent, qu’il sortit sans saluer, suivi par Bouvard qui lui criait à distance : — Eh ! bien, eh ! bien ?

— Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de la porte cochère. Si la femme a dit vrai pour Ursule, comme il n’y a qu’Ursule au monde qui sache ce que cette sorcière m’a révélé, tu auras raison. Je voudrais avoir des ailes, aller à Nemours vérifier ses assertions. Mais je louerai une voiture et partirai ce soir à dix heures. Ah ! je perds la tête.

— Que deviendrais-tu donc si, connaissant depuis de longues années un malade incurable, tu le voyais guéri en cinq secondes ! Si tu voyais ce grand magnétiseur faire suer à torrents un dartreux, si tu le voyais faire marcher une petite maîtresse percluse ?

— Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neuf heures. Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable.

— Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien.

Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal. Après une conversation animée, à l’aide de laquelle Minoret trompa la fièvre d’idées qui lui ravageait la cervelle, Bouvard lui dit : — Si tu reconnais à cette femme la faculté d’anéantir ou de traverser l’espace, si tu acquiers la certitude que, de l’Assomption, elle entend et voit ce qui se dit et se fait à Nemours, il faut admettre tous les autres effets magnétiques, ils sont pour un incrédule tout aussi impossibles que ceux-là. Demande-lui donc une seule preuve qui te satisfasse, car tu peux croire que nous nous sommes procuré tous ces renseignements ; mais nous ne pouvons pas savoir, par exemple, ce qui va se passer à neuf heures, dans ta maison, dans la chambre de ta pupille : retiens ou écris ce que la somnambule va voir ou entendre et cours chez toi. Cette petite Ursule, que je ne connaissais point, n’est pas notre complice ; et si elle a dit ou fait ce que tu auras en écrit, baisse la tête, fier Sicambre !

Les deux amis revinrent dans la chambre, et y trouvèrent la somnambule, qui ne reconnut pas le docteur Minoret. Les yeux de cette femme se fermèrent doucement sous la main que le swedenborgiste étendit sur elle à distance, et elle reprit l’attitude dans laquelle Minoret l’avait vue avant le dîner. Quand les mains de la femme et celles du docteur furent mises en rapport, il la pria de lui dire tout ce qui se passait chez lui, à Nemours, en ce moment.

— Que fait Ursule ? dit-il.

— Elle est déshabillée, elle a fini de mettre ses papillotes, elle est à genoux sur son prie-Dieu, devant un crucifix d’ivoire attaché sur un tableau de velours rouge.

— Que dit-elle ?

— Elle fait ses prières du soir, elle se recommande à Dieu, elle le supplie d’écarter de son âme les mauvaises pensées ; elle examine sa conscience et repasse ce qu’elle a fait dans la journée afin de savoir si elle a manqué à ses commandements ou à ceux de l’Église. Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petite créature ! La somnambule eut les yeux mouillés. Elle n’a pas commis de péché, mais elle se reproche d’avoir trop pensé à monsieur Savinien, reprit-elle. Elle s’interrompt pour se demander ce qu’il fait à Paris, et prie Dieu de le rendre heureux. Elle finit par vous et dit à haute voix une prière.

— Pouvez-vous la répéter ?

— Oui.

Minoret prit son crayon et écrivit, sous la dictée de la somnambule, la prière suivante évidemment composée par l’abbé Chaperon :

« Mon Dieu, si vous êtes content de votre servante qui vous adore et vous prie avec autant d’amour que de ferveur, qui tâche de ne point s’écarter de vos saints commandements, qui mourrait avec joie comme votre Fils pour glorifier votre nom, qui voudrait vivre dans votre ombre, vous enfin qui lisez dans les cœurs, faites-moi la faveur de dessiller les yeux de mon parrain, de le mettre dans la voie du salut et lui communiquer votre grâce afin qu’il vive en vous ses derniers jours ; préservez-le de tout mal et faites-moi souffrir en sa place ! Bonne sainte Ursule, ma chère patronne, et vous divine mère de Dieu, reine du ciel, archanges et saints du paradis, écoutez-moi, joignez vos intercessions aux miennes et prenez pitié de nous. »

La somnambule imita si parfaitement les gestes candides et les saintes inspirations de l’enfant, que le docteur Minoret eut les yeux pleins de larmes.

— Dit-elle encore quelque chose ? demanda Minoret.

— Oui.

— Répétez-le ?

Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête et s’endort. La voilà partie ! Elle est bien jolie dans son petit bonnet de nuit.

Minoret salua le grand inconnu, serra la main à Bouvard, descendit avec rapidité, courut à une station de cabriolets bourgeois qui existait alors sous la porte d’un hôtel depuis démoli pour faire place à la rue d’Alger ; il y trouva un cocher et lui demanda s’il consentait à partir sur-le-champ pour Fontainebleau. Une fois le prix fait et accepté, le vieillard, redevenu jeune, se mit en route à l’instant. Suivant sa convention, il laissa reposer le cheval à Essonne, atteignit la diligence de Nemours, y trouva de la place, et congédia son cocher. Arrivé chez lui vers cinq heures du matin, il se coucha dans les ruines de toutes ses idées antérieures sur la physiologie, sur la nature, sur la métaphysique, et dormit jusqu’à neuf heures, tant il était fatigué de sa course.

À son réveil, certain que depuis son retour personne n’avait franchi le seuil de sa maison, le docteur procéda, non sans une invincible terreur, à la vérification des faits. Il ignorait lui-même la différence des deux billets de banque et l’interversion des deux volumes de Pandectes. La somnambule avait bien vu. Il sonna la Bougival.

— Dites à Ursule de venir me parler, dit-il en s’asseyant au milieu de sa bibliothèque.

L’enfant vint, elle courut à lui, l’embrassa ; le docteur la prit sur ses genoux, où elle s’assit en mêlant ses belles touffes blondes aux cheveux blancs de son vieil ami.

— Vous avez quelque chose, mon parrain ?

— Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement, sans détour, à mes questions.

Ursule rougit jusque sur le front.

— Oh ! je ne te demanderai rien que tu ne puisses me dire, dit-il en continuant et voyant la pudeur du premier amour troubler la pureté jusqu’alors enfantine de ces beaux yeux.

— Parlez, mon parrain.

— Par quelle pensée as-tu fini tes prières du soir, hier, et à quelle heure les as-tu faites ?

— Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie.

— Eh ! bien, répète-moi ta dernière prière ?

La jeune fille espéra que sa voix communiquerait sa foi à l’incrédule ; elle quitta sa place, se mit à genoux, joignit les mains avec ferveur, une lueur radieuse illumina son visage, elle regarda le vieillard et lui dit : — Ce que je demandais hier à Dieu, je l’ai demandé ce matin, je le demanderai jusqu’à ce qu’il m’ait exaucée.

Puis elle répéta sa prière avec une nouvelle et plus puissante expression ; mais, à son grand étonnement, son parrain l’interrompit en achevant la prière.

— Bien, Ursule ! dit le docteur en reprenant sa filleule sur ses genoux. Quand tu t’es endormie la tête sur l’oreiller, n’as-tu pas dit en toi-même : « Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? ».

Ursule se leva comme si la trompette du jugement dernier eût éclaté à ses oreilles : elle jeta un cri de terreur ; ses yeux agrandis regardaient le vieillard avec une horrible fixité.

— Qui êtes-vous, mon parrain ? De qui tenez-vous une pareille puissance ? lui demanda-t-elle en imaginant que pour ne pas croire en Dieu il devait avoir fait un pacte avec l’ange de l’enfer.

— Qu’as-tu semé hier dans le jardin ?

— Du réséda, des pois de senteur, des balsamines.

— Et en dernier des pieds d’alouette ?

Elle tomba sur ses genoux.

— Ne m’épouvantez pas, mon parrain ; mais vous étiez ici, n’est-ce pas ?

— Ne suis-je pas toujours avec toi ? répondit le docteur en plaisantant pour respecter la raison de cette innocente fille. Allons dans ta chambre.

Il lui donna le bras et monta l’escalier.

— Vos jambes tremblent, mon bon ami, dit-elle.

— Oui, je suis comme foudroyé.

— Croiriez-vous donc enfin en Dieu ? s’écria-t-elle avec une joie naïve en laissant voir des larmes dans ses yeux.

Le vieillard regarda la chambre si simple et si coquette qu’il avait arrangée pour Ursule. À terre un tapis vert uni peu coûteux, qu’elle maintenait dans une exquise propreté ; sur les murs un papier gris de lin semé de roses avec leurs feuilles vertes ; aux fenêtres, qui avaient vue sur la cour, des rideaux de calicot ornés d’une bande d’étoffe rose ; entre les deux croisées, sous une haute glace longue, une console en bois doré couverte d’un marbre, sur laquelle était un vase de bleu de Sèvres où elle mettait des bouquets ; et, en face de la cheminée, une petite commode d’une charmante marqueterie et à dessus de marbre dit brèche d’Alep. Le lit, en vieille perse et à rideaux de perse doublés de rose, était un de ces lits à la duchesse si communs au dix-huitième siècle et qui avait pour ornements une touffe de plumes sculptée au-dessus des quatre colonnettes cannelées de chaque angle. Une vieille pendule, enfermée dans une espèce de monument en écaille incrusté d’arabesques en ivoire, décorait la cheminée, dont le chambranle et les flambeaux de marbre, dont la glace et son trumeau à peinture en grisaille offraient un remarquable ensemble de ton, de couleur et de manière. Une grande armoire, dont les battants offraient des paysages faits avec différents bois, dont quelques-uns avaient des teintes vertes et qui ne se trouvent plus dans le commerce, contenait sans doute son linge et ses robes. Il respirait dans cette chambre un parfum du ciel. L’exact arrangement des choses attestait un esprit d’ordre, un sens de l’harmonie qui certes aurait saisi tout le monde, même un Minoret-Levrault. On voyait surtout combien les choses qui l’environnaient étaient chères à Ursule et combien elle se plaisait dans une chambre qui tenait, pour ainsi dire, à toute sa vie d’enfant et de jeune fille. En passant tout en revue par maintien, le tuteur s’assurait que de la chambre d’Ursule on pouvait voir chez madame de Portenduère. Pendant la nuit il avait médité sur la conduite qu’il devait tenir avec Ursule relativement au secret surpris de cette passion naissante. Un interrogatoire le compromettrait vis-à-vis de sa pupille. Ou il approuverait ou il désapprouverait cet amour : dans les deux cas, sa position devenait fausse. Il avait donc résolu d’examiner la situation respective du jeune Portenduère et d’Ursule pour savoir s’il devait combattre ce penchant avant qu’il fût irrésistible. Un vieillard pouvait seul déployer tant de sagesse. Encore pantelant sous les atteintes de la vérité des faits magnétiques, il tournait sur lui-même et regardait les moindres choses de cette chambre, il voulait jeter un coup d’oeil sur l’almanach suspendu au coin de la cheminée.

— Ces vilains flambeaux sont trop lourds pour tes jolies menottes, dit-il en prenant les chandeliers en marbre ornés de cuivre. Il les soupesa, regarda l’almanach, le prit et dit : — Ceci me semble bien laid aussi. Pourquoi gardes-tu cet almanach de facteur dans une si jolie chambre ?

— Oh ! laissez-le-moi, mon parrain.

— Non, tu en auras un autre demain.

Il descendit en emportant cette pièce de conviction, s’enferma dans son cabinet, chercha saint Savinien, et trouva, comme l’avait dit la somnambule, un petit point rouge devant le 19 octobre ; il en vit également un en face du jour de saint Denis, son patron à lui, et devant saint Jean, le patron du curé. Ce point gros comme la tête d’une épingle, la femme endormie l’avait aperçu malgré la distance et les obstacles. Le vieillard médita jusqu’au soir sur ces événements, plus immenses encore pour lui que pour tout autre. Il fallait se rendre à l’évidence. Une forte muraille s’écroula pour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé sur deux bases : son indifférence en matière de religion et sa dénégation du magnétisme. En prouvant que les sens, construction purement physique, organes dont tous les effets s’expliquaient, étaient terminés par quelques-uns des attributs de l’infini, le magnétisme renversait ou du moins lui paraissait renverser la puissante argumentation de Spinosa : l’infini et le fini, deux éléments, incompatibles selon ce grand homme, se trouvaient l’un dans l’autre. Quelque puissance qu’il accordât à la divisibilité, à la mobilité de la matière, il ne pouvait pas lui reconnaître des qualités quasi-divines. Enfin il était devenu trop vieux pour rattacher ces phénomènes à un système, pour les comparer à ceux du sommeil, de la vision, de la lumière. Toute sa science, basée sur les assertions de l’école de Locke et Condillac, était en ruines. En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement son incrédulité chancelait. Ainsi tout l’avantage, dans le combat de cette enfance catholique contre cette vieillesse voltairienne, allait être à Ursule. Dans ce fort démantelé, sur ces ruines ruisselait une lumière. Du sein de ces décombres éclatait la voix de la prière ! Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelle à ses doutes. Encore qu’il fût atteint au cœur, il ne se décidait pas, il luttait toujours contre Dieu. Cependant son esprit parut vacillant, il ne fut plus le même. Devenu songeur outre mesure, il lisait les Pensées de Pascal, il lisait la sublime Histoire des Variations de Bossuet, il lisait Bonald, il lut saint Augustin ; il voulut aussi parcourir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin, desquels lui avait parlé l’homme mystérieux. L’édifice bâti chez cet homme par le matérialisme craquait de toutes parts, il ne fallait plus qu’une secousse ; et, quand son cœur fut mûr pour Dieu, il tomba dans la vigne céleste comme tombent les fruits. Plusieurs fois déjà, le soir, en jouant avec le curé, sa filleule à côté d’eux, il avait fait des questions qui, relativement à ses opinions, paraissaient singulières à l’abbé Chaperon, ignorant encore du travail intérieur par lequel Dieu redressait cette belle conscience.

— Croyez-vous aux apparitions ? demanda l’incrédule à son pasteur en interrompant la partie.

— Cardan, un grand philosophe du seizième siècle, a dit en avoir eu, répondit le curé.

— Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viens de relire Plotin. Je vous interroge en ce moment comme catholique, et vous demande si vous pensez que l’homme mort puisse revenir voir les vivants.

— Mais Jésus est apparu aux apôtres après sa mort, reprit le curé. L’Église doit avoir foi dans les apparitions de Notre Sauveur. Quant aux miracles, nous n’en manquons pas, dit l’abbé Chaperon en souriant : voulez-vous connaître le plus récent ? il a eu lieu pendant le dix-huitième siècle.

— Bah !

— Oui, le bienheureux Marie-Alphonse de Liguori a su bien loin de Rome la mort du pape, au moment où le Saint-Père expirait, et il y a de nombreux témoins de ce miracle. Le saint évêque, entré en extase, entendit les dernières paroles du souverain pontife et les répéta devant plusieurs personnes. Le courrier chargé d’annoncer l’événement ne vint que trente heures après…

— Jésuite ! répondit le vieux Minoret en plaisantant, je ne vous demande pas de preuves, je vous demande si vous y croyez.

— Je crois que l’apparition dépend beaucoup de celui qui la voit, dit le curé continuant à plaisanter l’incrédule.

— Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous sur ceci ?

— Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé.

— Quand je serai mort, si je me réconcilie avec Dieu, je le prierai de me laisser vous apparaître, dit le docteur en riant.

— C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami, répondit le curé.

— Ursule, dit Minoret, si jamais un danger te menaçait, appelle-moi, je viendrai.

— Vous venez de dire en un seul mot la touchante élégie intitulée Néère, d’André Chénier, répondit le curé. Mais les poètes ne sont grands que parce qu’ils savent revêtir les faits ou les sentiments d’images éternellement vivantes.

— Pourquoi parlez-vous de votre mort, mon cher parrain ? dit d’un ton douloureux la jeune fille ; nous ne mourrons pas, nous autres chrétiens, notre tombe est le berceau de notre âme.

— Enfin, dit le docteur en souriant, il faut bien s’en aller de ce monde, et quand je n’y serai plus, tu seras bien étonnée de ta fortune.

— Quand vous ne serez plus, mon bon ami, ma seule consolation sera de vous consacrer ma vie.

— À moi, mort ?

— Oui. Toutes les bonnes œuvres que je pourrai faire seront faites en votre nom pour racheter vos fautes. Je prierai Dieu tous les jours, afin d’obtenir de sa clémence infinie qu’il ne punisse pas éternellement les erreurs d’un jour, et qu’il mette près de lui, parmi les âmes des bienheureux, une âme aussi belle, aussi pure que la vôtre.

Cette réponse, dite avec une candeur angélique, prononcée d’un accent plein de certitude, confondit l’erreur, et convertit Denis Minoret à la façon de saint Paul. Un rayon de lumière intérieure l’étourdit en même temps que cette tendresse, étendue sur sa vie à venir, lui fit venir les larmes aux yeux. Ce subit effet de la grâce eut quelque chose d’électrique. Le curé joignit les mains et se leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. Le vieillard se dressa comme si quelqu’un l’eût appelé, regarda dans l’espace comme s’il y voyait une aurore ; puis, il fléchit le genou sur son fauteuil, joignit les mains et baissa les yeux vers la terre en homme profondément humilié.

— Mon Dieu ! dit-il d’une voix émue en relevant son front, si quelqu’un peut obtenir ma grâce et m’amener vers toi, n’est-ce pas cette créature sans tache ? Pardonne à cette vieillesse repentie que cette glorieuse enfant te présente ! Il éleva mentalement son âme à Dieu, le priant d’achever de l’éclairer par sa science après l’avoir foudroyé de sa grâce, il se tourna vers le curé, et lui tendant la main : — Mon cher pasteur, je redeviens petit, je vous appartiens et vous livre mon âme.

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain en les lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux et la nomma gaiement sa marraine. Le curé tout attendri récita le Veni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. Cet hymne servit de prière du soir à ces trois chrétiens agenouillés.

— Qu’y a-t-il ? demanda la Bougival étonnée.

— Enfin ! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule.

— Ah ! ma foi, tant mieux, il ne lui manquait que ça pour être parfait, s’écria la vieille Bressane en se signant avec une naïveté sérieuse.

— Cher docteur, dit le bon prêtre, vous aurez compris bientôt les grandeurs de la religion et la nécessité de ses pratiques ; vous trouverez sa philosophie, dans ce qu’elle a d’humain, bien plus élevée que celle des esprits les plus audacieux.

Le curé, qui manifestait une joie presque enfantine, convint alors de catéchiser ce vieillard en conférant avec lui deux fois par semaine. Ainsi, la conversion attribuée à Ursule et à un esprit de calcul sordide fut spontanée. Le curé, qui s’était abstenu pendant quatorze années de toucher aux plaies de ce cœur tout en les déplorant, avait été sollicité comme on va quérir le chirurgien en se sentant blessé. Depuis cette scène, tous les soirs, les prières prononcées par Ursule avaient été faites en commun. De moment en moment le vieillard avait senti la paix succédant en lui-même aux agitations. En ayant, comme il le disait, Dieu pour éditeur responsable des choses inexplicables, son esprit était à l’aise. Sa chère enfant lui répondait qu’il se voyait bien à ceci qu’il avançait dans le royaume de Dieu. Pendant la messe, il venait de lire les prières en y appliquant son entendement, car il s’était élevé dans une première conférence à la divine idée de la communion entre tous les fidèles. Ce vieux néophyte avait compris le symbole éternel attaché à cette nourriture, et que la Foi rend nécessaire quand il a été pénétré dans son sens intime profond, radieux. S’il avait paru pressé de revenir au logis, c’était pour remercier sa chère petite filleule de l’avoir fait entrer en religion, selon la belle expression du temps passé. Aussi la tenait-il sur ses genoux dans son salon, et la baisait-il saintement au front au moment où, salissant de leurs craintes ignobles une si sainte influence, ses héritiers collatéraux prodiguaient à Ursule les outrages les plus grossiers. L’empressement du bonhomme à rentrer chez lui, son prétendu dédain pour ses proches, ses mordantes réponses au sortir de l’église, étaient naturellement attribués par chacun des héritiers à la haine qu’Ursule lui inspirait contre eux.

Pendant que la filleule jouait à son parrain des variations sur la Dernière Pensée de Weber, il se tramait dans la salle à manger de la maison Minoret-Levrault un honnête complot qui devait avoir pour résultat d’amener sur la scène un des principaux personnages de ce drame. Le déjeuner, bruyant comme tous les déjeuners de province, et animé par d’excellents vins qui arrivent à Nemours par le canal, soit de la Bourgogne, soit de la Touraine, dura plus de deux heures. Zélie avait fait venir du coquillage, du poisson de mer et quelques raretés gastronomiques afin de fêter le retour de Désiré. La salle à manger, au milieu de laquelle la table ronde offrait un spectacle réjouissant, avait l’air d’une salle d’auberge. Satisfaite de la grandeur de ses communs, Zélie s’était bâti un pavillon entre sa vaste cour et son jardin cultivé en légumes, plein d’arbres fruitiers. Tout, chez elle, était seulement propre et solide. L’exemple de Levrault-Levrault avait été terrible pour le pays. Aussi défendit-elle à son maître architecte de la jeter dans de pareilles sottises. Cette salle était donc tendue d’un papier verni, garnie de chaises en noyer, de buffets en noyer, ornée d’un poêle en faïence, d’un cartel et d’un baromètre. Si la vaisselle était en porcelaine blanche commune, la table brillait par le linge et par une argenterie abondante. Une fois le café servi par Zélie, qui allait et venait comme un grain de plomb dans une bouteille de vin de Champagne, car elle se contentait d’une cuisinière ; quand Désiré, le futur avocat, eut été mis au fait du grand événement de la matinée et de ses conséquences, Zélie ferma la porte, et la parole fut donnée au notaire Dionis. Par le silence qui se fit, et par les regards que chaque héritier attacha sur cette face authentique, il était facile de reconnaître l’empire que ces hommes exercent sur les familles.

— Mes chers enfants, dit-il, votre oncle, étant né en 1746, a ses quatre-vingt-trois ans aujourd’hui ; or, les vieillards sont sujets à des folies, et cette petite…

— Vipère, s’écria madame Massin.

— Misérable ! dit Zélie.

— Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis.

— Eh ! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière.

— Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret.

— Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. Je n’ai pas attendu, dans l’intérêt de vous tous, qui êtes mes clients, à ce matin pour prendre des renseignements, et voici ce que je sais sur cette jeune…

— Spoliatrice, s’écria le receveur.

— Captatrice de succession ! dit le greffier.

— Chut ! mes amis, dit le notaire, ou je prends mon chapeau, je vous laisse, et bonsoir.

— Allons, papa, s’écria Minoret en lui versant un petit verre de rhum, prenez ?… il est de Rome même. Et allez, il y a cent sous de guides.

— Ursule est, il est vrai, la fille légitime de Joseph Mirouët ; mais son père est le fils naturel de Valentin Mirouët, beau-père de votre oncle. Ursule est donc la nièce naturelle du docteur Denis Minoret. Comme nièce naturelle, le testament que ferait le docteur en sa faveur serait peut-être attaquable ; et s’il lui laisse ainsi sa fortune, vous intenteriez à Ursule un procès assez mauvais pour vous, car on peut soutenir qu’il n’existe aucun lien de parenté entre Ursule et le docteur ; mais ce procès effraierait certes une jeune fille sans défense et donnerait lieu à quelque transaction.

— La rigueur de la loi est si grande sur les droits des enfants naturels, dit le licencié de fraîche date jaloux de montrer son savoir, qu’aux termes d’un arrêt de la cour de cassation du 7 juillet 1817, l’enfant naturel ne peut rien réclamer de son aïeul naturel, pas même des aliments. Ainsi vous voyez qu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. La loi poursuit l’enfant naturel jusque dans sa descendance légitime, car elle suppose que les libéralités faites aux petits-enfants s’adressent au fils naturel par interposition de personne. Ceci résulte des articles 757, 908 et 911 du Code civil rapprochés. Aussi la Cour Royale de Paris, le 26 décembre de l’année dernière, a-t-elle réduit un legs fait à l’enfant légitime du fils naturel par l’aïeul qui, certes, en tant qu’aïeul, était aussi étranger pour le petit-fils naturel que le docteur, en tant qu’on peut l’être relativement à Ursule.

— Tout cela, dit Goupil, ne me paraît concerner que la question des libéralités faites par les aïeux à la descendance naturelle ; il ne s’agit pas du tout des oncles, qui ne me paraissent avoir aucun lien de parenté avec les enfants légitimes de leurs beaux-frères naturels. Ursule est une étrangère pour le docteur Minoret. Je me souviens d’un arrêt de la Cour Royale de Colmar, rendu en 1825 pendant que j’achevais mon Droit, et par lequel on a déclaré que, l’enfant naturel une fois décédé, sa descendance ne pouvait plus être l’objet d’une interposition. Or, le père d’Ursule est mort.

L’argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptes rendus des séances législatives les journalistes désignent par ces mots : Profonde sensation.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Dionis. Que le cas de libéralités faites par l’oncle d’un enfant naturel ne s’est pas encore présenté devant les tribunaux ; mais qu’il s’y présente, et la rigueur de la loi française envers les enfants naturels sera d’autant mieux appliquée que nous sommes dans un temps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ce procès il y aurait transaction, surtout quand on vous saurait déterminés à conduire Ursule jusqu’en cour de cassation.

Une joie d’héritiers trouvant des monceaux d’or éclata par des sourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la table qui ne permirent pas d’apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, à cet élan, le profond silence et l’inquiétude succédèrent au premier mot du notaire, mot terrible : — Mais !…

Comme s’il eût tiré le fil d’un de ces petits théâtres dont tous les personnages marchent par saccades au moyen d’un rouage, Dionis vit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés à une pose unique.

— Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d’adopter ou d’épouser Ursule, reprit-il. Quant à l’adoption, elle serait contestée et vous auriez, je crois, gain de cause : les Cours Royales ne badinent pas en matière d’adoption, et vous seriez entendus dans l’enquête. Le docteur a beau porter le cordon de Saint-Michel, être officier de la Légion-d’Honneur et ancien médecin de l’ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtes avertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage ? Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un an de domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dot d’un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger est donc le mariage de la petite et de son oncle.

Ici le notaire fit une pause.

— Il existe un autre danger, dit encore Goupil d’un air capable, celui d’un testament fait à un tiers, le père Bongrand, par exemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle Ursule Mirouët.

— Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant la parole à son maître-clerc, si vous n’êtes pas tous excellents pour Ursule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dont vous parle Goupil ; mais je ne le crois pas capable de recourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il est facile de l’empêcher. Désiré n’a qu’à faire un doigt de cour à la petite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq de Nemours, à un vieillard.

— Ma mère, dit à l’oreille de Zélie le fils du maître de poste autant alléché par la somme que par la beauté d’Ursule, si je l’épousais, nous aurions tout.

— Es-tu fou ? toi qui auras un jour cinquante mille livres de rentes et qui dois devenir député ! Tant que je serai vivante, tu ne te casseras pas le cou par un sot mariage. Sept cent mille francs ?… la belle poussée ! La fille unique à monsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m’a déjà été proposée…

Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère lui parlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariage avec la belle Ursule, car son père et lui ne l’emporteraient jamais sur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.

— Hé ! mais, dites donc, monsieur Dionis, s’écria Crémière à qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait la chose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant la nue propriété de toute la fortune, adieu la succession ! Et qu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.

— Jamais, s’écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désiré n’épousera la fille d’un bâtard, une fille prise par charité, ramassée sur la place ! Vertu de chou ! mon fils doit représenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyez tranquilles là-dessus : Désiré se mariera quand nous saurons ce qu’il peut devenir à la Chambre des Députés.

Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit : — Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ou Président de Cour Royale ou procureur général, ce qui mène à la pairie ; et un sot mariage l’enfoncerait.

Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres ; mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la table pour maintenir la parole au notaire.

— Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il se croit immortel ; et, comme tous les gens d’esprit, il se laissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion est donc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manière à rendre votre dépossession difficile, et l’occasion s’en présente. Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent et quelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison, elle pleure comme une Madeleine et attend l’abbé Chaperon à dîner, sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh ! bien, j’irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pour cent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame de Portenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la somme nécessaire pour dégager l’enfant prodigue. Je suis dans mon rôle de notaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et il est très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes : j’y gagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir son conseil, je lui proposerai d’autres placements en terre pour le surplus du capital, et j’en ai d’excellents à mon Étude. Une fois sa fortune mise en propriétés foncières ou en créances hypothécaires dans le pays, elle ne s’envolera pas facilement. On peut toujours faire naître des embarras entre la volonté de réaliser et la réalisation.

Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentation bien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre des murmures approbatifs.

— Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pour garder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrez le surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage…

— Mais si le mariage se faisait ? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse.

— Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée, on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire. Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petite jusqu’à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.

— Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encore long-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous en débarrasserait en allant s’établir avec elle à Sens, à Montargis, à Orléans, avec cent mille francs.

Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes de cette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.

— Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille de Massin.

— Pourquoi l’a-t-on laissé venir ? répondit le greffier.

— Ça t’irait ! cria Désiré à Goupil ; mais pourrais-tu jamais te tenir assez proprement pour plaire au vieillard et à sa pupille ?

— Tu ne te frottes pas le ventre avec un panier, dit le maître de poste qui finit par comprendre l’idée de Goupil.

Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Le maître-clerc examina les rieurs par un regard circulaire si terrible que le silence se rétablit aussitôt.

— Aujourd’hui, dit Zélie à Massin d’oreille à oreille, les notaires ne connaissent que leurs intérêts ; et si Dionis allait, pour faire des actes, se mettre du côté d’Ursule ?

— Je suis sûr de lui, répondit le greffier en jetant à sa cousine un regard de ses petits yeux malicieux. Il allait ajouter : J’ai de quoi le perdre ! Mais il se retint. — Je suis tout à fait de l’avis de Dionis, dit-il à haute voix.

— Et moi aussi, s’écria Zélie qui cependant soupçonnait déjà le notaire d’une collusion d’intérêts avec le greffier.

— Ma femme a voté ! dit le maître de poste en humant un petit verre, quoique déjà sa face fût violacée par la digestion du déjeuner et par une notable absorption de liquides.

— C’est très-bien, dit le percepteur.

— J’irai donc après le dîner ? reprit Dionis.

— Si monsieur Dionis a raison, dit madame Crémière à madame Massin, il faut aller chez notre oncle comme autrefois, en soirée tous les dimanches, et faire tout ce que vient de nous dire monsieur Dionis.

— Oui, pour être reçus comme nous l’étions ! s’écria Zélie. Après tout, nous avons plus de quarante bonnes mille livres de rentes, et il a refusé toutes nos invitations ; nous le valons bien. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener ma barque, moi !

— Comme je suis loin d’avoir quarante mille livres de rentes, dit madame Massin un peu piquée, je ne me soucie pas d’en perdre dix mille !

— Nous sommes ses nièces, nous le soignerons : nous y verrons clair, dit madame Crémière, et vous nous en saurez gré quelque jour, cousine.

— Ménagez bien Ursule, le vieux bonhomme de Jordy lui a laissé ses économies ! fit le notaire en levant son index droit à la hauteur de sa lèvre.

— Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré.

— Vous avez été aussi fort que Desroches, le plus fort des avoués de Paris, dit Goupil à son patron en sortant de la Poste.

— Et ils discutent nos honoraires ! répondit le notaire en souriant avec amertume.

Les héritiers qui reconduisaient Dionis et son premier clerc se trouvèrent le visage assez allumé par le déjeuner, tous, à la sortie des vêpres. Selon les prévisions du notaire, l’abbé Chaperon donnait le bras à la vieille madame de Portenduère.

— Elle l’a traîné à vêpres, s’écria madame Massin en montrant à madame Crémière Ursule et son parrain qui sortaient de l’église.

— Allons lui parler, dit madame Crémière en s’avançant vers le vieillard.

Le changement que la conférence avait opéré sur tous ces visages surprit le docteur Minoret. Il se demanda la cause de cette amitié de commande, et par curiosité favorisa la rencontre d’Ursule et des deux femmes empressées de la saluer avec une affection exagérée et des sourires forcés.

— Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir ce soir ? dit madame Crémière. Nous avons cru quelquefois vous gêner ; mais il y a bien long-temps que nos enfants ne vous ont rendu leurs devoirs, et voilà nos filles en âge de faire connaissance avec notre chère Ursule.

— Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle est très-sauvage.

— Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. Et puis tenez, mon oncle, ajouta cette bonne ménagère en essayant de cacher ses projets sous un calcul d’économie, on nous a dit que votre chère filleule a un si beau talent sur le forté, que nous serions bien enchantées de l’entendre. Madame Crémière et moi, nous sommes assez disposées à prendre son maître pour nos petites ; car s’il avait sept ou huit élèves, il pourrait mettre le prix de ses leçons à la portée de nos fortunes…

— Volontiers, dit le vieillard, et cela se trouvera d’autant mieux que je veux aussi donner un maître de chant à Ursule.

— Eh ! bien, à ce soir, mon oncle, nous viendrons avec votre petit-neveu Désiré, que voilà maintenant avocat.

— À ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petites âmes.

Les deux nièces serrèrent la main d’Ursule en lui disant avec une grâce affectée : — Au revoir.

— Oh ! mon parrain, vous lisez donc dans mon cœur, s’écria Ursule en jetant au vieillard un regard plein de remercîments.

— Tu as de la voix, dit-il. Et je veux te donner aussi des maîtres de dessin et d’italien. Une femme, reprit le docteur en regardant Ursule au moment où il ouvrait la grille de sa maison, doit être élevée de manière à se trouver à la hauteur de toutes les positions où son mariage peut la mettre.

Ursule devint rouge comme une cerise : son tuteur semblait penser à la personne à laquelle elle pensait elle-même. En se sentant près d’avouer au docteur le penchant involontaire qui la portait à s’occuper de Savinien et à lui rapporter tous ses désirs de perfection, elle alla s’asseoir sous le massif de plantes grimpantes, où, de loin, elle se détachait comme une fleur blanche et bleue.

— Vous voyez bien, mon parrain, que vos nièces sont bonnes pour moi ; elles ont été gentilles, dit-elle en le voyant venir et pour lui donner le change sur les pensées qui la rendaient rêveuse.

— Pauvre petite ! s’écria le vieillard.

Il étala sur son bras la main d’Ursule en la tapotant, et l’emmena le long de la terrasse au bord de la rivière où personne ne pouvait les entendre.

— Pourquoi dites-vous pauvre petite ?

— Ne vois-tu pas qu’elles te craignent ?

— Et pourquoi ?

— Mes héritiers sont en ce moment tous inquiets de ma conversion, ils l’ont sans doute attribuée à l’empire que tu exerces sur moi, et s’imaginent que je les frustrerai de ma succession pour t’enrichir.

— Mais ce ne sera pas ?… dit naïvement Ursule en regardant son parrain.

— Oh ! divine consolation de mes vieux jours, dit le vieillard qui enleva de terre sa pupille et la baisa sur les deux joues. C’est bien pour elle et non pour moi, mon Dieu ! que je vous ai prié tout à l’heure de me laisser vivre jusqu’au jour où je l’aurai confiée à quelque bon être digne d’elle. Tu verras, mon petit ange, les comédies que les Minoret, les Crémière et les Massin vont venir jouer ici. Tu veux embellir et prolonger ma vie, toi ! Eux, ils ne pensent qu’à ma mort.

— Dieu nous défend de haïr, mais si cela est ?… oh ! je les méprise bien, fit Ursule.

— Le dîner, cria la Bougival du haut du perron qui du côté du jardin se trouvait au bout du corridor.

Ursule et son tuteur étaient au dessert dans la jolie salle à manger décorée de peintures chinoises en façon de laque, la ruine de Levrault-Levrault, lorsque le juge de paix se présenta ; le docteur lui offrit, telle était sa grande marque d’intimité, une tasse de son café Moka mélangé de café Bourbon et de café Martinique, brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetière d’argent, dite à la Chaptal.

— Eh ! bien, dit Bongrand en relevant ses lunettes et regardant le vieillard d’un air narquois, la ville est en l’air, votre apparition à l’église a révolutionné vos parents. Vous laissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. Vous les avez remués, et ils se remuent, ah ! J’ai vu leur première émeute sur la place, ils étaient affairés comme des fourmis à qui l’on a pris leurs œufs.

— Que te disais-je, Ursule ? s’écria le vieillard. Au risque de te peiner, mon enfant, ne dois-je pas t’apprendre à connaître le monde et te mettre en garde contre des inimitiés imméritées !

— Je voudrais vous dire un mot à ce sujet, reprit Bongrand en saisissant cette occasion de parler à son vieil ami de l’avenir d’Ursule.

Le docteur mit un bonnet de velours noir sur sa tête blanche, le juge de paix garda son chapeau pour se garantir de la fraîcheur, et tous deux ils se promenèrent le long de la terrasse en discutant les moyens d’assurer à Ursule ce que son parrain voudrait lui donner. Le juge de paix connaissait l’opinion de Dionis sur l’invalidité d’un testament fait par le docteur en faveur d’Ursule, car Nemours se préoccupait trop de la succession Minoret pour que cette question n’eût pas été agitée entre les jurisconsultes de la ville. Bongrand avait décidé qu’Ursule Mirouët était une étrangère à l’égard du docteur Minoret, mais il sentait bien que l’esprit de la législation repoussait de la famille les superfétations illégitimes. Les rédacteurs du code n’avaient prévu que la faiblesse des pères et des mères pour les enfants naturels, sans imaginer que des oncles ou des tantes épouseraient la tendresse de l’enfant naturel en faveur de sa descendance. Évidemment il se rencontrait une lacune dans la loi.

— En tout autre pays, dit-il au docteur en achevant de lui exposer l’état de la jurisprudence que Goupil, Dionis et Désiré venaient d’expliquer aux héritiers, Ursule n’aurait rien à craindre ; elle est fille légitime, et l’incapacité de son père ne devrait avoir d’effet qu’à l’égard de la succession de Valentin Mirouët, votre beau-père ; mais en France, la magistrature est malheureusement très spirituelle et conséquentielle, elle recherche l’esprit de la loi. Des avocats parleront morale et démontreront que la lacune du code vient de la bonhomie des législateurs qui n’ont pas prévu le cas, mais qui n’en ont pas moins établi un principe. Le procès sera long et dispendieux. Avec Zélie on irait jusqu’en cour de cassation, et je ne suis pas sûr d’être encore vivant quand ce procès se fera.

— Le meilleur des procès ne vaut encore rien, s’écria le docteur. Je vois déjà des mémoires sur cette question : Jusqu’à quel degré l’incapacité qui, en matière de succession, frappe les enfants naturels, doit-elle s’étendre ? et la gloire d’un bon avocat consiste à gagner de mauvais procès.

— Ma foi, dit Bongrand, je n’oserais prendre sur moi d’affirmer que les magistrats n’étendraient pas le sens de la loi dans l’intention d’étendre la protection accordée au mariage, base éternelle des sociétés.

Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta le fidéicommis. Mais quant à la voie d’un mariage que Bongrand lui proposa de prendre pour assurer sa fortune à Ursule : — Pauvre petite ! s’écria le docteur. Je suis capable de vivre encore quinze ans, que deviendrait-elle ?

— Eh ! bien, que comptez-vous donc faire ?… dit Bongrand.

— Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteur évidemment embarrassé de répondre.

En ce moment Ursule vint annoncer aux deux amis que Dionis demandait à parler au docteur.

— Déjà Dionis ? s’écria Minoret en regardant le juge de paix. — Oui, répondit-il à Ursule, qu’il entre.

— Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu’il est le paravent de vos héritiers ; ils ont déjeuné tous à la Poste avec Dionis, il s’y est machiné quelque chose.

Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin. Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d’audience particulière. Ursule et Bongrand se retirèrent au salon.

— Nous y penserons ! Je verrai ! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le mot des gens d’esprit ; la mort les surprend, et ils laissent dans l’embarras les êtres qui leur sont chers !

La défiance que les hommes d’élite inspirent aux gens d’affaires est remarquable : ils ne leur accordent pas le moins en leur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge ? En leur voyant habiter le sommet des choses humaines, les gens d’affaires ne croient pas les hommes supérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détails qui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques en science naturelle, finissent par égaler les capitaux et par former des mondes. Erreurs ! l’homme de cœur et l’homme de génie voient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé, mais mû sans doute par l’intérêt d’Ursule et le croyant compromis, résolut de la défendre contre les héritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis.

— Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l’examinant, il est un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire à elles seules la jurisprudence et la morale. Essayons ! — Les Minoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes, sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.

La pauvre petite pâlit : elle était trop bien élevée, elle avait une trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disait entre Dionis et son oncle ; mais, après une petite délibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que, si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Le pavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait les persiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d’aller tout y fermer elle-même. Elle s’excusa de laisser seul au salon le juge de paix, qui lui dit en souriant : — Faites ! faites ! Ursule arriva sur les marches du perron par où l’on descendait du pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes, manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher du soleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur qui venait vers le pavillon chinois.

— Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds, des hypothèques ; ils s’imaginent que ma fortune serait beaucoup plus en sûreté : je devine tout ce qu’ils se disent, et peut-être venez-vous de leur part ? Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiers auront le capital de la fortune que j’ai apportée ici, qu’ils se tiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l’un d’eux dérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cet enfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l’autre monde pour les tourmenter ! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduère peut bien rester en prison, si l’on compte sur moi pour l’en tirer, ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.

En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva la première et la seule douleur qui l’eût atteinte, elle appuya son front à la persienne en s’y attachant pour se soutenir.

— Mon Dieu ! qu’a-t-elle ? s’écria le vieux médecin, elle est sans couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. — Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

— Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement : — Qu’est-il donc arrivé à Ursule ?

— Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter ; et quand son oncle m’a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L’aimerait-elle ? Y aurait-il entre eux…

— À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.

— Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.

— Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c’est une crise.

— Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers ; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.

— Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle : madame de Portenduère est Bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.

— Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut ; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient être la perle des ménages ; son Eugène était un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu trop vanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle de là.

— Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser à Ursule ce petit Portenduère, si toutefois elle l’aime.

Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celle du jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre qui donnait sur le bord de l’eau.

— Qu’as-tu, cruelle enfant ? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je ?

— Savinien en prison, répondit-elle.

Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et les sanglots vinrent.

— Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le pouls avec une anxiété de père. Hélas ! elle a toute la sensibilité de ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscope qu’il mit sur le cœur d’Ursule en y appliquant son oreille. Allons, tout va bien ! se dit-il. — Je ne savais pas, mon cœur, que tu l’aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avec moi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s’est passé entre vous deux.

— Je ne l’aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais rien dit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvre jeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement de l’en tirer, vous si bon !

— Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l’aimes pas, pourquoi fais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge comme devant le jour de saint Denis ? Allons raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur.

Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elle et son oncle un moment de silence.

— As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de ton médecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques jours rendu plus tendre encore qu’il ne l’était.

— Eh ! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention à lui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j’étais une enfant, et ne voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeune homme et vous autres, si ce n’est que je vous aimais sans imaginer jamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien est arrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sans que nous le sussions. À sept heures du matin, après avoir dit mes prières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l’air à ma chambre, je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes, et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire la barbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l’ai trouvé gentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous le menton, et j’ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous dire tout ?… je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage et ces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quand je vous regardais vous faisant la barbe. Il m’a monté, je ne sais d’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j’avais tant envie de le revoir, que je me suis mise sur la pointe des pieds ; il m’a vue alors, et m’a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

— Et ?…

— Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteuse qu’heureuse, sans m’expliquer pourquoi j’avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m’éblouissait l’âme en y amenant je ne sais quelle puissance, s’est renouvelé toutes les fois qu’en moi-même je revoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu’elle fût. En allant à la messe, une force invincible m’a poussée à regarder monsieur Savinien donnant le bras à sa mère : sa démarche, ses vêtements, tout jusqu’au bruit de ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose de lui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme. Cependant j’ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe. À la sortie, je suis restée dans l’église de manière à laisser partir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi après lui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m’intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille…

— Et la Bougival ?… dit le docteur.

— Oh ! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. J’ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien planté sur ses jambes et me contemplant. Oh ! parrain, je me suis sentie si fière en croyant remarquer dans ses yeux une sorte de surprise et d’admiration, que je ne sais pas ce que j’aurais fait pour lui fournir l’occasion de me regarder. Il m’a semblé que je ne devais plus désormais m’occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. Monsieur Savinien est reparti le soir, je ne l’ai plus revu, la rue des Bourgeois m’a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec lui sans le savoir.

— Voilà tout ? dit le docteur.

— Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de ne pas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur du moment.

— Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur ses genoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femme va commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et les agitations de l’amour qui te feront une existence orageuse, car tu as le système nerveux d’une exquise sensibilité. Ce qui t’arrive, c’est l’amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression de profonde tristesse, c’est l’amour dans sa sainte naïveté, l’amour comme il doit être : involontaire, rapide, venu comme un voleur qui prend tout… oui, tout ! Et je m’y attendais. J’ai bien observé les femmes, et sais que, si chez la plupart l’amour ne s’empare d’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues ; il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicable aujourd’hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. Je puis te le dire aujourd’hui : aussitôt que j’ai vu la charmante femme qui portait ton nom, j’ai senti que je l’aimerais uniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nos personnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une seconde vue ? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d’unions célébrées sous les auspices d’un si céleste contrat, plus tard brisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsions absolues ? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s’appréhender et les idées être en désaccord : et peut-être certaines personnes vivent-elles plus par les idées que par le corps ? Au contraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraient raison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants ; car une jeune fille est souvent la dupe de l’une de ces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais, mon enfant adoré, comme te l’a dit notre bon abbé Chaperon, la Société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de la femme. J’ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elle en lui disant combien je l’aimais ; tandis qu’une jeune fille ment à ses vertus en sollicitant l’amour de celui qu’elle aime : la femme n’a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jour l’accomplissement de ses vœux. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m’a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d’avouer à Savinien…

— Oh ! oui, dit-elle.

— Mais, mon enfant, tu dois faire plus : tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.

— Pourquoi ?

— Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l’homme qui sera ton mari ; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t’aimerait…

— Je n’y ai pas encore pensé.

— Écoute-moi ? Quand même il t’aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu’après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.

Un sourire d’ange sécha les pleurs d’Ursule, qui dit : — À quelque chose malheur est bon ! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. — Qu’a-t-il fait, mon parrain ? reprit-elle.

— En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes ! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir !

— Croyez-vous qu’il puisse se corriger ? demanda-t-elle.

— Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d’être sans fortune.

Cette réponse rendit Ursule pensive : elle essuya ses larmes et dit à son parrain : — Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain ; ce service vous donnera le droit de le conseiller : vous lui ferez des remontrances…

— Et, dit le docteur en imitant le parler d’Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

— Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule en rougissant.

— Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant ; c’est une folie ! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n’eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui ? avec Ursule Mirouët, fille d’un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas ! voici le moment de te le dire, était le bâtard d’un organiste, de mon beau-père.

— Ô mon parrain ! vous avez raison : nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi ? En prison, lui !

— Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.

Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, qui n’osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur fut profondément remué lorsqu’elle vit des larmes roulant sur ses joues flétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels.

— Qu’avez-vous ? mon Dieu ! dit-elle en se jetant à ses pieds et lui baisant les mains. N’êtes-vous pas sûr de moi ?

— Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé de te causer la première grande douleur de ta vie ! Je souffre autant que toi. Je n’ai pleuré qu’à la mort de mes enfants et à celle d’Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras ! s’écria-t-il.

À travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard qui fut comme un éclair. Elle sourit.

— Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même sur tout ceci, ma petite, dit le docteur en laissant sa filleule dans son cabinet.

Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu’il allait dire un mot d’espérance et tromper ainsi sa filleule.

En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans sa froide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier ses douleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main des lettres que l’abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoir lues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sa bergère d’un côté de la table carrée où se voyaient les restes du dessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l’autre côté, ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce geste commun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, et qui trahit quelque méditation sur un problème difficile à résoudre.

Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue et garnie de boiseries peintes en gris, était si humide que les panneaux du bas offraient aux regards les fendillements géométriques du bois pourri quand il n’est plus maintenu que par la peinture. Le carreau, rouge et frotté par l’unique servante de la vieille dame, exigeait devant chaque siège de petits ronds en sparteries sur l’un desquels l’abbé tenait ses pieds. Les rideaux, de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et les persiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin de dire qu’entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montrait le fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, des Kergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face de la cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère de la vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pour grand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comte de Portenduère, petit-fils de l’amiral, l’un et l’autre fort riches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris, et le comte de Portenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin le comte représentait la branche aînée, et Savinien était le seul rejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quarante ans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune, accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l’Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l’hôtel de Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau ; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l’état militaire, l’avait fait élever à Nemours par un vicaire de l’abbé Chaperon, et s’était flattée de pouvoir conserver jusqu’à sa mort son fils près d’elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d’Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d’Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l’aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L’ennui d’une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l’amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu’il rompit ses chaînes, quelque douces qu’elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n’était pas rue des Bourgeois. À vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt années amassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé les six mille francs qu’elle lui donna pour voir Paris. Cette somme ne défraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double de cette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à son loueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous les marchands qui concourent au luxe des jeunes gens. À peine avait-il réussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, se présenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habits et mettre sa cravate, qu’il se trouvait à la tête de trente mille francs de dettes et n’en était encore qu’à chercher une tournure délicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis de Ronquerolles, madame de Sérizy, femme élégante, mais dont la jeunesse avait brillé sous l’Empire.

— Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres ? dit un jour à la fin d’un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s’était lié comme se lient aujourd’hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n’étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j’ai déjà des dettes !

— Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d’alors.

— Si de Marsay s’est trouvé riche au début de la vie, c’est un hasard ! dit l’amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s’il n’eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

— Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

— Et l’idée aussi, répliqua Rastignac.

— Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l’expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d’agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l’éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d’un vers de La Fontaine :

Le monde vend très-cher ce qu’on pense qu’il donne !


Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l’archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n’y vit que des plaisanteries.

— Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n’acquérez pas la fortune qu’exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis dans un régiment de cavalerie.


Nous avons vu tomber de plus illustres têtes !


ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. — Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d’Esgrignon qui n’a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde. Hélas ! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s’est élevé jusqu’à la duchesse de Maufrigneuse, et il est retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile ; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre !

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n’osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu’elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d’ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l’adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l’escompte doux et facile. L’usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d’un vieux mari, et qui font l’habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu’une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d’homme riche : il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

— Mon petit, tu n’as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d’accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l’odieux de l’arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l’insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l’appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu’il portait. Les trois jeunes gens, munis d’un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s’informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d’organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

— Quand on s’appelle Savinien de Portenduère, s’était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l’amiral Kergarouët, si l’on commet l’énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher !

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l’Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d’abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle ? demanda de Marsay.

— Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l’exprimer.

— Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu’une cour à puits et à hangar pour serrer le bois ; qu’il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d’un air profond le mot de l’abbé dans les Marrons du feu d’Alfred de Musset dont les Contes d’Espagne venaient de paraître : — Triste !

— Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.

— Oui, mais après ?… s’écria de Marsay.

— Si vous n’aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie ; mais Sainte-Pélagie n’est pas l’antichambre d’une ambassade.

— Vous n’êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.

— Voyons ? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte ; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d’une jolie forme ; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l’air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n’a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d’alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m’avoir rien dit ? À Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être ; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L’usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l’homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d’un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l’âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant ? je vous dirai comme au petit d’Esgrignon : Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast : — À la fille d’argent !

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu’à l’heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent : — Il n’est pas fort ! — Il est bien abattu ! — Se relèvera-t-il ?

Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d’abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison ; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.


à madame de portenduère.


Paris, septembre 1829.

« Madame,

Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que l’amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m’afflige d’autant plus que ma maison était celle de votre fils : nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l’amiral, nous l’eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement ; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant ! L’amiral ne saurait payer cent mille francs ; il est endetté lui-même, et s’est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d’autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n’avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l’orgueil de l’amoureux, nous l’eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine ; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l’amiral. Payez les dettes de Savinien, qu’il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l’aiderons tous.

Ne vous désespérez donc pas, madame ; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre

Très affectionnée servante,
Émilie de KERGAROUET. »
à madame de portenduère.


Portenduère, août 1829.


« Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d’une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l’amoindrir d’une somme de cent mille francs pour payer la rançon d’un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez l’accueil que nous vous devons, quand même nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. Cette frasque n’est rien, ne vous désolez pas, elle ne se saura jamais dans notre province où nous connaissons plusieurs filles d’argent très riches, et qui seront enchantées de nous appartenir.

Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vous nous ferez, et vous prie d’agréer ses vœux pour la réalisation de ce projet et l’assurance de nos respects affectueux.

Luc-Savinien, comte de Portenduère. »

— Quelles lettres pour une Kergarouët ! s’écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux.

— L’amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfin l’abbé Chaperon ; la comtesse a seule lu votre lettre, et seule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après une pause, et voici ce que j’ai l’honneur de vous conseiller. Ne vendez pas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu’il dure ; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage à six mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d’une valeur de deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de la ville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est un digne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau monde avant la Révolution, et qui d’athée est devenu catholique. N’ayez point de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très sensible à votre démarche ; oubliez un moment que vous êtes Kergarouët.

— Jamais ! dit la vieille mère d’un son de voix strident.

— Enfin soyez une Kergarouët aimable ; venez quand il sera seul, il ne vous prêtera qu’à trois et demi, peut-être à trois pour cent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serez contente ; il ira délivrer lui-même Savinien, car il sera forcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

— Vous parlez donc de ce petit Minoret ?

— Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon en souriant. Ma chère dame ayez un peu de charité chrétienne, ne le blessez pas, il peut vous être utile de plus d’une manière.

— Et comment ?

— Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille.

— Oui, cette petite Ursule… Eh ! bien, après ?

Le pauvre curé n’osa poursuivre en entendant cet : Eh ! bien, après ? dont la sécheresse et l’âpreté tranchaient d’avance la proposition qu’il voulait faire.

— Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

— Tant mieux pour lui.

— Vous avez déjà très indirectement causé les malheurs actuels de votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde à l’avenir ! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votre visite à votre voisin ?

— Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-il pas ?

— Ah ! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pour cent ; et s’il vient chez vous, vous payerez cinq, dit le curé qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame. Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis le notaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds en espérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de la valeur des Bordières. Je n’ai pas la moindre influence sur des Dionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays qui convoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

— Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant les bras. Oh ! mon pauvre curé, vous avez laissé refroidir votre café… Tiennette ! Tiennette !

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton, âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le faire chauffer, le café du curé.

— Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que le curé voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il ne deviendra point mauvais.

— Eh ! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j’irai prévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu’après une heure de discussion, pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois ses arguments. Et encore l’altière Kergarouët ne fut-elle vaincue que par ces derniers mots : — Savinien irait !

— Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans la grande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille du docteur. L’abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car la vieille nourrice lui dit : — Vous venez bien tard, monsieur le curé ! comme l’autre lui avait dit : — Pourquoi quittez-vous sitôt madame quand elle a du chagrin ?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun du docteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passant chez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

— Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne lui donnera que peine et soucis ; elle paraît romanesque (l’excessive sensibilité s’appelle ainsi chez les notaires), et nous la verrons longtemps fille. Ainsi pas de défiance : soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître de poste et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrand une assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L’abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la ruse permise à l’innocence, l’enfant, que son parrain avait éclairée et à qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter ces femmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s’ouvrit et que l’abbé Chaperon montra sa tête vénérable : — Ah ! voilà monsieur le curé, s’écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et de mettre un terme à leur supplice.

L’exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, le médecin de Nemours et le vieillard étaient victimes de l’outrecuidance avec laquelle le percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé de faire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Le docteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêter la partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur le talent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

— Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grille retentit.

— Ah ! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière à madame Massin quand elles furent à quelques pas.

— Dieu me garde de donner de l’argent pour que ma petite Aline me fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madame Massin.

— Elle dit que c’est de Bethovan, qui passe cependant pour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

— Ma foi ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, et il est bien nommé Bête à vent.

— Je crois que notre oncle l’a fait exprès pour que nous n’y revenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant le volume vert à sa petite mijaurée.

— Si c’est avec ce carillon-là qu’ils s’amusent, reprit le maître de poste, ils font bien de rester entre eux.

— Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pour entendre ces sonacles, dit madame Crémière.

— Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui ne comprennent pas la musique, dit Ursule en venant s’asseoir auprès de la table de jeu.

— Les sentiments chez les personnes richement organisées ne peuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé de Nemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence du Mauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, un musicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il est entouré d’ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dicté les proverbes : — Il faut hurler avec les loups. — Qui se ressemble s’assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvée n’atteint que les natures tendres et délicates.

— Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait que de la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule. Ah ! quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur et le monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle : ut flos, etc.

— Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.

— Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.

— J’ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi ?

— Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé.

— Vous avez dîné chez madame de Portenduère ? dit alors Ursule qui interrogea l’abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d’inquiète curiosité.

— Oui ; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu’elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.

— Si elle est dans le chagrin et qu’elle ait besoin de moi, j’irai chez elle, s’écria le docteur. Achevons le dernier rubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

— Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j’ai su qu’on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j’ai deviné qu’il escomptait la mort de sa mère.

— L’en croyez-vous capable ? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même : Hélas ! oui, elle l’aime.

— Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu’il est en prison : les fripons n’y vont jamais.

— Mes amis, s’écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent. Ursule les accompagna jusqu’à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face ; et quand Tiennette les eut introduits, elle s’assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d’elle.

— Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n’a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…

— Je suis trop de l’ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu’un homme doit à une personne de votre qualité, et je suis trop heureux, d’après ce que m’a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l’abbé Chaperon elle voulait s’adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu’elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.

— Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.

— Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d’être votre intendant en cette circonstance.

— Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d’un air qui voulait dire : Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

— Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.

— Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort ; car à votre âge s’aventurer dans Paris à la piste des méfaits d’un étourdi…

— Madame, en soixante-cinq, j’eus l’honneur de voir l’illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n’est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s’y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l’Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch ! J’ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l’amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.

— Ah ! s’il savait son petit-neveu en prison !

— Monsieur le vicomte n’y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit ; mais il rentra pour dire au curé : — Voulez-vous, mon cher abbé, m’arrêter une place à la diligence pour demain matin ?

Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.

— Il est étonnant pour son âge, dit-elle ; il parle d’aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s’il n’avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

— La meilleure, madame ; et aujourd’hui plus d’un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d’épouser sa pupille avec un million. Ah ! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n’est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.

L’étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l’achever.

— Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

— Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l’estime de ce vieillard !

— Si ce n’était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c’était un autre qui me parlât ainsi…

— Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d’alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l’empêchez pas de se faire une position.

— Et c’est vous qui me dites cela !

— Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait ! s’écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu’il venait de céder : elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu’il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu’il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d’affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien ; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.

— La précipitation dans ces sortes d’affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d’abord vous n’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l’y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L’oncle et la nièce étaient logés dans un hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout un appartement convenable ; et, connaissant la religion de sa pupille, il lui fit promettre de n’en point sortir quand il serait dehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris, lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards ; mais rien ne l’amusait ni ne l’intéressait.

— Que veux-tu ? lui disait le vieillard.

— Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu’à la rue de la Clef, où la voiture stationna devant l’ignoble façade de cet ancien couvent transformé en prison. La vue de ces hautes murailles grisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ce guichet où l’on ne peut entrer qu’en se baissant (horrible leçon !), cette masse sombre dans un quartier plein de misères et où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misère suprême : cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fit verser quelques larmes.

— Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour de l’argent ? comment une dette donne-t-elle à un usurier un pouvoir que le roi lui-même n’a pas ? Il est donc là ! s’écria-t-elle. Et où, mon parrain ? ajouta-t-elle en regardant de fenêtre en fenêtre.

— Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Ce n’est pas l’oublier, cela.

— Mais, reprit-elle, s’il faut renoncer à lui, dois-je aussi ne lui porter aucun intérêt ? Je puis l’aimer et ne me marier à personne.

— Ah ! s’écria le bonhomme, il y a tant de raison dans ta déraison que je me repens de t’avoir amenée.

Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle, les titres et toutes les pièces établissant la libération de Savinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l’homme d’affaires, s’était opérée pour une somme de quatre-vingt mille francs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que son notaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdre trop d’intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l’écrou le samedi à deux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre de sa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion de cœur.

— Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit le vieux Minoret.

Savinien répondit avec une sorte de confusion qu’il avait contracté dans sa prison une dette d’honneur, et raconta la visite de ses amis.

— Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria le docteur en souriant. Votre mère m’emprunte cent mille francs, mais je n’en ai payé que quatre-vingt mille : voici le reste, ménagez-le bien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votre enjeu au tapis vert de la fortune.

Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l’époque actuelle. La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégaux demandent plus de talent et de pratiques souterraines qu’une recherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donner une position, dévorent le temps et veulent énormément d’argent. Le nom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n’était rien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère, faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence de la Pairie, de la Cour, et n’avait pas trop de son crédit pour lui-même. L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Il avait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur à la noblesse ou de petits gentilshommes être des personnages influents. Enfin l’argent était le pivot, l’unique moyen, l’unique mobile d’une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l’instar de celle d’Angleterre. De la rue de la Clef à la rue Croix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de ses méditations, en harmonie d’ailleurs avec le conseil de de Marsay, au vieux médecin.

— Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans, et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par un livre de haute politique ou de statistique morale, par quelque traité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout en cherchant à me marier avec une jeune personne qui me donne l’éligibilité, je travaillerai dans l’ombre et le silence.

En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur y reconnut le sérieux de l’homme blessé qui veut une revanche. Il approuva beaucoup ce plan.

— Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé la peau de la vieille noblesse, qui n’est plus de mise aujourd’hui ; après trois ou quatre ans de vie sage et appliquée, je me charge de vous trouver une jeune personne supérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit cent mille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serez fier, mais qui ne sera noble que par le cœur.

— Eh ! docteur, s’écria le jeune homme, il n’y a plus de noblesse aujourd’hui, il n’y a plus qu’une aristocratie.

— Allez payer vos dettes d’honneur, et revenez ici ; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard.

Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par la Ducler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne dit pas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanterie superficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravages qu’en aurait fait un livre d’amour, Savinien avait entièrement oublié la pupille du docteur dans l’enfer de ses dettes à Paris, et d’ailleurs son amour sans espoir pour Émilie de Kergarouët ne lui permettait pas d’accorder un souvenir à quelques regards échangés avec une petite fille de Nemours ; il ne la reconnut donc pas quand le vieillard la fit monter la première et se mit auprès d’elle pour la séparer du jeune vicomte.

— J’aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeune homme, je vous apporte toutes vos paperasses.

— J’ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m’a fallu me commander des habits et du linge ; les Philistins m’ont tout pris, et j’arrive en enfant prodigue.

Quelque intéressants que fussent les sujets de conversation entre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles que fussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muette jusqu’au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées sur son châle.

— Mademoiselle n’a pas l’air d’être enchantée de Paris ? dit enfin Savinien piqué.

— Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d’une voix émue en levant son voile.

Malgré l’obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur de ses nattes et à ses brillants yeux bleus.

— Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m’enterrer à Nemours, puisque j’y retrouve ma belle voisine, dit-il. J’espère, monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous ; j’aime la musique, et je me souviens d’avoir entendu le piano de mademoiselle Ursule.

— Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madame votre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d’une mère.

Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui se souvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue, la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s’endormirent les premiers. Ursule, qui veilla long-temps en faisant des projets, succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. Sa tête couverte d’un bonnet brodé se posa bientôt sur l’épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Savinien s’éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre où les cahots avaient mis sa tête : le bonnet s’était chiffonné, retroussé ; les nattes déroulées tombaient de chaque côté de ce visage animé par la chaleur de la voiture ; mais dans cette situation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette est nécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L’innocence a toujours un beau sommeil. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voir de jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sans offenser Ursule, sous les plis d’une robe de mousseline peinte, toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme vierge brillait sur cette physionomie et se laissait voir d’autant mieux qu’aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, qui s’éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la voiture pour qu’elle fût plus à son aise ; elle se laissa faire sans s’en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes les nuits employées à penser au malheur de Savinien.

— Pauvre petite ! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu’elle est.

— Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît être aussi bonne qu’elle est belle !

— Ah ! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, je ne l’aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 février prochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un homme qui la rende heureuse. J’ai voulu la mener au spectacle à Paris où elle venait pour la première fois ; elle n’a pas voulu, le curé de Nemours le lui avait défendu. — Mais, lui ai-je dit, quand tu seras mariée, si ton mari veut t’y conduire ? — Je ferai tout ce que désirera mon mari, m’a-t-elle répondu. S’il me demande quelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, il sera chargé de ces fautes-là devant Dieu ; aussi puiserai-je la force de résister, dans son intérêt bien entendu.

En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s’éveilla toute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard plein d’admiration de Savinien. Pendant l’heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s’arrêta quelques minutes, le jeune homme s’était épris d’Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte en l’encadrant d’or avec ces mots magiques : sept à huit cent mille francs !

— Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j’en aurai vingt-sept ; le bonhomme a parlé d’épreuves, de travail, de bonne conduite ! Quelque fin qu’il paraisse, il finira par me dire son secret.

Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, et Savinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursule un regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu’à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand’messe. La délivrance de Savinien et son retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de son absence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur la place en un conciliabule semblable à celui qu’ils y tenaient quinze jours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie de la messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui lui offrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prier à dîner, ainsi que sa pupille, aujourd’hui même, en lui disant que monsieur le curé serait l’autre convive.

— Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault.

— Peste ! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petite bonne, s’écria Crémière.

— Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, il doit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

— Et vous n’avez pas deviné que votre oncle a vendu ses rentes et débloqué le petit Portenduère ! s’écria Goupil. Il avait refusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne… Ah ! vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieu d’une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou de filleule par le mari tout ce qu’il sera nécessaire de donner pour conclure une pareille alliance.

— Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avec monsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîner aujourd’hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heures me retenir un filet de bœuf.

— Eh ! bien, Dionis, il se fait de belle besogne ?… dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur la place.

— Eh ! bien, quoi ? tout va bien, répliqua le notaire. Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m’a prié de passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francs hypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.

— Oui ; mais si les jeunes gens allaient se marier ?

— C’est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur, répondit le notaire.

— Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.

En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennette à son fils de passer chez elle.

Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Celle de madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient du même côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu’éclairait un jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre qui donnait sur l’escalier. La fenêtre de l’autre chambre, habitée de tout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur la rue. L’escalier se développait derrière de manière à laisser pour cette chambre un petit cabinet éclairé par un oeil-de-bœuf sur la cour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toute la maison, avait vue sur la cour ; mais la veuve passait sa vie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par un passage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour ; en sorte que cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger. Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l’état où elle fut au jour de sa mort : il n’y avait que le défunt de moins. Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettant dessus l’habit de capitaine de vaisseau, l’épée, le cordon rouge, les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d’or dans laquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur la table de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tasse dans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposés en une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifix à bénitier placé dans l’alcôve. Enfin les babioles dont il se servait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, sa longue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n’y manquait. La veuve avait arrêté le vieux cartel à l’heure de la mort, qu’il indiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. Le foyer était comme il l’avait laissé. Entrer là, c’était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient de ses habitudes. Sa grande canne à pomme d’or restait où il l’avait posée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la console brillait un vase d’or grossièrement sculpté, mais d’une valeur de mille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre de l’indépendance américaine, il avait préservée d’une attaque des Anglais en se battant contre des forces supérieures après avoir fait entrer à bon port le convoi qu’il protégeait. Pour le récompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres. Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chef d’escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la première vacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra.

— Où est ma mère ? dit Savinien à Tiennette.

— Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne.

Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait la rigidité des principes de sa mère, son culte de l’honneur, sa loyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussi allait-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes, il aperçut sa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel en harmonie avec cette chambre mortuaire.

— Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant et lui saisissant la main pour l’amener devant le lit paternel, là a expiré votre père, homme d’honneur, mort sans avoir un reproche à se faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut en apercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sous l’ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue en sollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelques jours dans une prison d’État. Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez fait avant d’aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurer devant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n’avez commis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suite de l’entraînement de la jeunesse, et qu’enfin l’honneur est sauf ! Si votre irréprochable père était là, vivant dans ce fauteuil, s’il vous demandait compte de votre conduite, après vous avoir écouté vous embrasserait-il ?

— Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect.

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur en versant quelques larmes.

— Oublions donc tout, dit-elle, ce n’est que l’argent de moins, je prierai Dieu qu’il nous le fasse retrouver, et, puisque tu es toujours digne de ton nom, embrasse-moi, car j’ai bien souffert !

— Je jure, ma chère mère, dit-il en étendant la main sur ce lit, de ne plus te donner le moindre chagrin de ce genre, et de tout faire pour réparer mes premières fautes.

— Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de la chambre.

S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée de Savinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquât encore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame, termine ici l’exposition.