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De la relation entre les notions psychologiques et les notions physiques
Moritz Schlick

Revue de synthèse, avril 1935


Ière partie[modifier]

Dans la philosophie moderne, il ne manque pas de tentatives ayant pour but de dépouiller le vieux problème cartésien du rapport entre le corps et l'âme de son aspect obscur et métaphysique. Elles consistent à renoncer à parler d'une réalité physique et d'une réalité psychique, et à partir plutôt de la question suivante : de quelle manière arrivons-nous, en général, aux notions physiques et psychologiques ? Il ne me paraît pas douteux que ce soit effectivement le vrai moyen d'approcher de la solution du problème ; car je suis convaincu que ce problème est résolu en réalité dès le moment où les règles d'après lesquelles nous employons communément ces mots « physique » et « psychique » nous deviennent parfaitement claires. Nous saisirons alors le véritable sens de tous les énoncés physiques et psychologiques et nous connaîtrons en même temps le rapport qui existe entre les propositions de la physique et celles de la psychologie.

Quand Descartes a essayé de définir sa « substance corporelle » en lui donnant l'attribut de l'« extension » pour caractère essentiel, il n'a fait qu'un premier pas dans la voie qu'il faut suivre jusqu'au bout pour se rendre compte des particularités qui sont communes à toutes les notions « physiques » et à elles seulement. Sous ce mot « extension » il faut naturellement entendre l'étendue spatiale, et en effet on peut bien affirmer qu'une analyse de la notion de l'étendue spatiale donne sans plus une définition de la notion du « physique ».

Mais le problème n'est pas tel qu'il soit permis de dire : « ce qui est étendu spatialement est physique » ; car il y a des termes qui peuvent être liés avec vérité à ce prédicat « spatialement étendu » et qui désignent néanmoins des choses « psychiques », comme par exemple les mots « image visuelle », « impressions tactiles », « douleur », etc. La différence que nous cherchons, nous ne la trouverons dans la voie où nous sommes engagés, que si le mot « étendue » est employé en des sens différents dans ses deux significations psychologique et physique.

Est-ce bien le cas ? Pense-je à la même chose ou à quelque chose de différent quand je dis d'une douleur qu'elle s'étend sur un certain espace et quand j'attribue à un objet physique, à ma main par exemple, une certaine étendue spatiale ? L'image visuelle de la lune est-elle étendue au même sens que la lune elle-même ? Les impressions visuelles que j'ai d'un livre quand je le regarde, possèdent-elles l'étendue au même sens que les impressions tactiles éprouvées quand je tiens ce livre dans ma main ?

Répondre à ces questions c'est faire un premier pas pour éclaircir nos concepts ? non, c'est déjà en faire un second, car le premier pas, le plus difficile, consiste dans le fait même de poser ces questions. Descartes et ses successeurs n'ont pas dépassé cette première étape ; la possibilité que ce mot « extension » puisse être employé en plusieurs sens ne leur est même pas venue à l'esprit. On ne peut donc caractériser la manière dont ils ont employé ce mot en disant qu'ils ont eu l'intention de lui donner dans des cas différents le même sens ; il faut plutôt admettre qu'ils n'ont pas vu du tout qu'il existait précisément des cas différents. Le seul Berkeley forme une glorieuse exception : il a posé la troisième de nos questions et il a donné une réponse négative ; les deux premières ne pouvaient pas exister pour lui, car une partie essentielle de sa philosophie consistait justement à démontrer que ces questions n'existaient pas. Pour lui il n'y a d'autre espèce d'étendue que celle qu'on peut attribuer aux images visuelles et tactiles ; dans la philosophie de Berkeley il est déjà faux de les appeler des images, car rien n'est reproduit par elles, elles n'ont pas d'original. Kant qui philosophait beaucoup plus tard que Berkeley ne croyait pourtant pas que la philosophie de ce dernier pût lui apprendre quelque chose et n'arrivait pas à se poser nos questions. À l'instar de Descartes, il parle toujours de l'étendue et de l'espace au singulier et néglige d'examiner si l'on ne devrait pas distinguer des notions différentes de l'espace, la notion physique et la notion psychique et, à l'intérieur de cette dernière, de nouveau l'espace visuel, l'espace tactile, etc. Cette négligence a entraîné des conséquences fâcheuses pour la philosophie de la géométrie de Kant et par là même pour tout son système. L'espace physique, l'espace de la nature est pour lui en même temps l'espace psychologique, car la nature est pour lui « pur phénomène » c'est-à-dire « pure représentation » et ce dernier mot est un terme psychologique.

On peut considérer la distinction que Kant fait entre le sens « extérieur » et le sens « intérieur » comme une tentative faite pour délimiter entre eux le fait physique et le fait psychologique. Sa théorie d'après laquelle la représentation de l'espace que le sens extérieur possède, manque au sens intérieur, est une réminiscence de Descartes et annonce en même temps les essais qui ont été faits récemment pour caractériser simplement le fait psychique, comme étant non-spatial. On dit : même là où le psychique se rapporte à l'espace (dans la représentation et dans la perception) il reste pourtant non-spatial. La représentation d'un triangle rouge, n'est en elle-même ni rouge, ni triangulaire, et de même la perception d'un objet étendu n'est pas en elle-même étendue. Cette affirmation ne pouvait être plausible qu'au temps où les mots « perception » et « représentation » eux aussi avaient un double sens. On peut en effet entendre par ces mots soit un contenu, une donnée actuelle, soit le processus, l'acte de la perception considéré comme un « processus psychique » et à propos duquel on ne peut vraiment pas parler d'« étendue ». (Il n'est pas question ici de savoir sur quel droit se fonde cette distinction entre contenu et acte. Nous nous contenterons de signaler qu'on est arrivé à parler de l'acte de la perception et plus tard de celui de la représentation, seulement après avoir reconnu le fait que la production du « contenu » dépend en quelque sorte des processus se déroulant dans les organes sensoriels. Nous remarquerons aussi que ces processus sont des processus physiques.) On ne peut certainement pas dire des contenus de perceptions — du moins en ce qui concerne la vue et le toucher — qu'ils sont « non-spatiaux ». il faut leur attribuer au contraire sans aucun doute l'étendue, et cela d'autant plus que nous tirons précisément cette notion de ces contenus.

Et pourtant, par « étendue », nous n'entendons pas la même chose dans le langage psychologique et dans le langage physique. La meilleure manière de rendre bien claire la différence entre ces deux emplois, est de considérer précisément les cas dans lesquels il est plus difficile de séparer l'espace psychologique de l'espace physique. Nous nous demandions plus haut si par exemple une douleur pouvait être étendue dans le même sens qu'un objet corporel, ma main par exemple. Mais qu'en sera-t-il si les douleurs sont précisément dans ma main, si toute ma main me fait mal ? N'avons-nous pas, dans ce cas, affaire à une donnée psychique dont l'étendue spatiale est identique à celle de ma « main », objet physique ?

La réponse sera : non, en aucune façon ! La douleur a son espace à elle, de même que les sensations visuelles ont le leur et les sensations tactiles à leur tour le leur propre. Déjà le fait que différentes sensations de douleur peuvent exister simultanément nous oblige à parler d'un « espace de la douleur ». Toute série d'éléments simultanés est une juxtaposition qu'on a l'habitude de désigner par opposition à la succession comme « spatiale ». La coordination des différents espaces des sensations visuelles, tactiles et douloureuses n'est opérée que par l'expérience.

Cela nous paraîtra évident si nous concevons un homme qui passerait toute sa vie dans une obscurité complète et dans une immobilité absolue. Les sensations visuelles et tactiles lui seraient inconnues, mais il pourrait très bien avoir des « douleurs de toute la main » (encore qu'il n'emploierait pas ces mots). Si on le délivrait de sa prison, il acquerrait peu à peu les représentations spatiales habituelles, et en observant certaines coexistences et successions d'événements, il apprendrait lentement à les concevoir comme les douleurs de la « main », c'est-à-dire de cet objet visible, palpable, et muni de cinq doigts, qui est lié à son corps par cet autre organe appelé le bras. Car il observerait que ces douleurs dépendent d'une façon déterminée de ce qui arrive à l'objet physique qu'il appelle « ma main », qui est une chose visible dans le champ visuel, et palpable dans le champ tactile. Une blessure ou un mouvement de cet objet dans un de ces deux champs, par exemple, augmenterait les douleurs, tandis que d'autres processus (traitement médical) les diminueraient. Et c'est ainsi que l'espace des douleurs serait coordonné aux espaces visuel et tactile. Mais puisque c'est par l'expérience que l'on apprend que ces espèces différentes d'étendue vont toujours ensemble, il faut bien conclure qu'il y a plusieurs « espaces » et non pas un seul.

Si le monde était fait autrement qu'il ne l'est, si par exemple la personne en question éprouvait une douleur chaque fois qu'un certain objet serait touché fortement — ce pourrait être le chandelier sur la table — et si, quand le chandelier change de place, elle éprouvait une sensation pareille à la sensation kinesthésique qui accompagne normalement un mouvement de sa main, l'expérience pourrait amener la personne à coordonner l'espace des « douleurs de la main » à celui du chandelier (celui-ci ayant par hasard cinq branches, leurs étendues pourraient correspondre à celles des cinq doigts). Elle pourrait enfin affirmer à bon droit : « le chandelier me fait mal ». (Ludwig Wittgenstein a fait des considérations de ce genre, encore inédites, à propos d'une autre question). On peut donc imaginer des expériences d'après lesquelles les mêmes douleurs de la main seraient localisées en des endroits physiques tout différents ; d'où il résulte que l'espace psychique de la douleur et l'espace physique sont des choses entièrement différentes.

Leur différence est facile à saisir dans certains cas très simples. Comparons, pour revenir à notre second exemple, l'étendue de la lune et celle de son image visuelle. Le diamètre physique de la lune est donné en kilomètres ; le diamètre de son image visuelle, par contre, ne constitue pas une « longueur ». (Il ne faut naturellement pas confondre ce dernier diamètre avec l'image apparaissant sur la rétine, qui est également une grandeur physique et qui possède un diamètre de longueur déterminable.) On peut exprimer l'étendue de l'image visuelle par une mesure angulaire ; celle-ci est bien une grandeur physique, mais ceci ne signifie pas encore que l'image visuelle en soit une ; bien plus, cette manière de mesurer ne se justifie que si on la fonde sur une définition artificielle de la « grandeur » de l'image, d'ailleurs impraticable en certains cas. Si en effet l'on compare les deux images visuelles de la lune, au zénith et à l'horizon, l'écart angulaire obtenu dans les deux cas est le même ; et pourtant c'est un fait connu que nous croyons l'étendue de l'image visuelle de la lune plus grande dans le deuxième cas que dans le premier. Quel que soit donc le sens qu'on attribue à « l'étendue » ou à la « grandeur » d'un objet psychique, il est en tout cas tout autre que celui qu'on attribue à la grandeur d'un objet physique.

IIeme partie[modifier]

Mais en quoi consiste enfin la différence qui doit nous amener à une définition du « physique » ?

Nous appliquerons ici la méthode qui est la seule juste en philosophie : nous examinerons par quel moyen sont vérifiées les propositions où il est question d'objets physiques. Ce qui est commun à toutes les méthodes de vérification de telles propositions doit alors caractériser le physique. La vérité ou la fausseté de toutes les propositions sont démontrées par l'exécution de certaines actions ou opérations. Donner le sens de ces propositions n'est autre chose qu'indiquer ces opérations. De quelle nature sont ces opérations lorsqu'il s'agit de propositions contenant des termes physiques ? En d'autres termes : comment détermine-t-on les propriétés physiques ?

Les propriétés physiques sont des propriétés mesurables. Elles sont définies par les méthodes mêmes dont on se sert pour les mesurer. (On trouve cette idée développée dans le livre de Bridgman  : The Logic of Modern Physics, New-York, 1932.)

Pour analyser ces méthodes il suffit de nous tenir aux méthodes scientifiques de la physique. Il existe aussi naturellement des manières préscientifiques de constater les propriétés physiques, car dans la vie quotidienne celles-ci jouent conti

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nuellement un rôle très important ; mais en principe il n'y a pas de différence entre les façons dont on procède dans la vie quotidienne et celles qu'on emploie dans la recherche scientifique. Seulement dans ce dernier domaine, la méthode apparaît plus clairement. C'est pourquoi nous lui donnerons la préférence. Dans la vie quotidienne aussi, on ne forme des notions physiques que là où l'on a déjà effectué quelques mesures (même si celles-ci ne sont que grossières, comme lorsqu'on fait des estimations par des pas, par la palpation, par les yeux, etc.), là où l'on a réalisé par conséquent des déterminations quantitatives.

Toute mesure consiste dans un dénombrement, ou en dernière analyse elle peut toujours être ramenée à des dénombrements de "coïncidences" , si l'on entend par coïncidence la simultanéité spatiale de deux particularités, jusque là séparées, du champ visuel ou tactile (jalons, index, etc.). On a souvent signalé ce trait essentiel de la mesure, qui domine l'étendue spatiale en la décomposant en parties distinctes. Cette manière d'effectuer des déterminations spatiales est précisément la manière physique.

Pourquoi au fond se sert-on de ce procédé ?

La seule réponse vraie est celle-ci : à cause de son objectivité, c'est-à-dire parce que sa validité est la même pour les différents organes sensoriels et pour les différents sujets. Un exemple nous permettra de montrer clairement ce que cela signifie. Si j'approche les bouts de mes deux index, un phénomène se produit dans le champ visuel qui s'appelle la "coïncidence des bouts des doigts" , et dans le champ tactile un autre que j'appellerai le "contact des bouts des doigts" . Ces deux événements forment deux phénomènes distincts dans leurs champs respectifs, ils ont toujours lieu simultanément : il existe donc une relation empirique et fondamentale entre eux. Chaque fois qu'une coïncidence se produit dans le champ tactile, une coïncidence visuelle a également lieu (du moins dans des conditions bien déterminées et favorables, en ce qui concerne par exemple l'éclairage, la position des yeux, etc.), c'est-à-dire qu'il existe un ordre commun aux deux sortes de coïncidences. Cet ordre est indépendant du domaine sensoriel particulier ; il est "inter-sensoriel" . Cet ordre est également, comme l'expérience nous l'apprend, "intersubjectif" , c'est-à-dire que tous les individus présents affirment (toujours dans des conditions déterminées que l'on peut aisément préciser) que des coïncidences en nombre égal et semblablement ordonnées surviennent dans leurs champs visuel ou tactile. Donc non seulement les différents sens, mais aussi les observateurs différents s'accordent sur le fait des coïncidences : l'ordre de ces coïncidences n'est pas autre chose précisément que l'ordre spatial physique (ou mieux, l'ordre spatio-temporel) ; il est objectif, ce mot désignant l'union de ces deux caractères : intersensoriel et intersubjectif.

L'objectivité existe en général uniquement dans le domaine des énoncés physiques, lesquels peuvent être vérifiés par des coïncidences. Elle ne s'applique pas aux énoncés dans lesquels il est question des qualités de couleur ou de son, des sentiments de tristesse ou de joie, des souvenirs et des choses pareilles, c'est-à-dire aux énoncés "psychologiques" .

Le sens de toutes les propositions physiques consiste donc en ceci qu'elles indiquent la régularité des coïncidences, et ces dernières sont des déterminations spatio-temporelles. On serait tenté de dire que cela n'a de sens que si on indique également ce qui coïncide, on devrait par conséquent ajouter des énoncés complémentaires, mais une analyse plus serrée montre que ces derniers énoncés, qu'il faut naturellement exprimer, ne sont en définitive que des propositions concernant d'autres coïncidences. (Là est le point de départ de l'idée développée par A. S. Eddington, à savoir que toute la physique doit être considérée comme une géométrie, à condition d'entendre par "géométrie" une science expérimentale et non pas une discipline mathématique purement formelle.) Les précisions faites au moyen de gestes indicateurs par lesquels seuls sont finalement ordonnées toutes les notions des sciences naturelles et qui deviennent les symboles des objets de la nature, ces précisions, on s'en rend compte facilement, ne sont autre chose que la formation de coïncidences. (Par exemple celle d'un doigt indicateur avec l'objet indiqué.) Que dans la théorie moderne des quanta, on a abandonné la description spatiale des processus atomiques, cela ne change rien au fait que toutes les lois de la physique sont vérifiées par l'emploi des coïnci