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JUDITH, TRAGÉDIE EN TROIS ACTES/ET EN VERS. Le Dieu vivant m’est témoin que son ange m’a gardée, soit lorsque je suis sortie de cette ville, et tant que je suis demeurée là, ou lorsque je suis revenue ici ; et que le Seigneur n’a point per¬

  • mis que sa servante fut souillée ; mais qu’il m’a fait

revenir auprès de vous, sans aucune tache de péché, comblée de joie de le voir demeurer vainqueur, moi sauvée et vous délivres. Livre de Judith, ch. xm, v. 20. Représentée pour la première fois, sur le Théâtre — Erançais, le 18 avril 1843.* r

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L PERSONNAGES.ACTEURS.. 1 * > 1. • HOLOPHERNE, prince, général des armées de Nahucho- donosor, roi d’Assyrie.. M. Beauvallet. ACHIOR, prince, général des Ammonites…M. Fonta. 0SIAS, gouverneur de Béthulic………… M. Marius. . Robert. . Paul Laba. . Leroux. NASSAR, officier des gardes d’HolopherneM. Alexandre. JUDITH, veuve de Manassé………….. M11® Rachel. PHÉDYME, esclave d’Holopherne, fille d’un roi détrôné pair lui……… i..M11® Maxime. ZELPHA, servantede Judith………….. Mme Mirecourt. UN VIEILLARD MENDIANT…………..U. Mainvielle. UNE JEUNE FILLE……………… M*le Garique. i1 UNE ISRAÉLITE et son enfant Mlle Denain. UN GARDE. M. Mathien. Serviteurs de Judith. — Officiers et soldats d’Holopherne. — Peuple. — Prêtres. — Mendiants. PHARES, ÉRIOGH, MINDUS, rois détrônés par Holopherne, devenus), , ses alliés i M La scène se passe, au "premier acte, près de Béthùlie, devant la maison de Judith ; au second et au troisième acte, dans la tente d’Holopherne.

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JUDITH. ACTE PREMIER. t Un paysage de montagnes. Les remparts de la ville de Béfhulie, gardés par des archers* Un sentier sur le premier plan des collines. À droite, une riche maison surmontée d’une terrasse attenante aui remparts de la ville. Près de la maison, nn térébinthe ; au pied de l’arbre, un banc. À gauche, un autre banc devant un buisson de cactus et de nopals. Le jour commence a poindre. Au lever du rideau, on aperçoit un vieillard-assis sous le térébinthe ; une jeune fille pleure auprès de lui. Une Israélite est assise sur l’autre banc ; elle contemple ax^ec tristesse son enfant endormi. À ses pieds on voit une amphore, renversée.


Scène I.

LE VIEILLARD MENDIANT, LA JEUNE FILLE, L’ISRAÉLITE et son enfant. .LE ’ VIEILLARD. Le jour paraît à peine, et Judith prie encore. ’ .LA JEUNE FILLE., . ’ » Oh ! comment apaiser ce feu qui nous dévore ? Pas une goutte d’eau dans le creux des rochers ! Les aqueducs rompus gardés par des archers ! Et l’ennemi, déjà maître de nos campagnes, Détournant dans son cours le fleuve des montagnes ! Dieu puissant, Israël expire sous tes coups. .LE VIEILLARD.’ Rassure-toi, Judith aura pitié de nous, Ma fille ; si j’en crois ma mémoire incertaine, Dans ses vastes jardins il est une fontaine Où nous puisions jadis aux jours de la moisson, ÎEt dont l’écho disait notre folle chanson. Ah ! c’était l’heureux temps ; mais la guerre, la guerre, Elle ravage tout, les peuples et la terre !… L*ISRAELITE regardant son fils. Pour une larme d’eau voir un enfant mourir ! Si quelque orage au moins venait nous secourir ! ¦ (Elle cueille une fleur.)* Cette fleur est encore humide de rosée : Presse-la, mon enfant, sur ta lèvre embrasée.

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\ 1 ’’ * 92JUDITH.

  • >

(Elle « e lève,), t Comme il souffre !… Mon fils, je brave tout pour toi ! Ah ! l’ennemi lui-même aura pitié de moi ! (Le vieillard et la jeune fille s’approchent de l’enfant, L’Israélite prend une amphore et s’enfuit par le sentier des montagnes.) Tous deux veillez sur lui.


Scène II.

LE VIEILLARD, LA JEUNE FILLE, l’enfant. LA JEUNE FILLE. L’imprudente ! où va-t-elle ? Les archers vont la voir, et leur flèche est mortelle.

LE VIEILLARD. Elle peut échapper dans l’ombre à leurs regards. LA JEUNE FILLE. Mais le camp d’Holopherne est si près des remparts ! Sur tous les monts voisins il répand son armée ; Dans un cercle de mort la ville est enfermée, Et l’on dit que nos chefs ont perdu tout espoir. LE VIEILLARD.*• Aurais-je donc vécu si longtemps pour te voir. Sous un joug odieux lâchement avilie, . O ma cité natale, ô sainte Bèthulie ! Mais non, j’espère encor, Judith nous sauvera. Elle a longtemps souffert, et Dieu l’écoutera. Il daignera bénir dans sa douleur constante Cette austère vertu qui se fait pénitente ; Car elle donne à Dieu son âme et ses trésors : Chaste et pure, ’elle vit dans le deuil des remords ; Au dernier rang du peuple elle a voulu descendre ; La beauté de son front se cache sous la cendre ; Veuve, au pied d’une tombe elle passe ses jours.. Sa gloire est de pleurer, et de pleurer toujours. Pour habiter plus près de cette tombe aimée, Dans sa maison des champs elle s’est enfermée ; Et c’est là que, livrée à ses amers regrets, Elle interroge Dieu sur nos destins secrets. , Et Dieu pardonnera nos crimes, qu’elle expie ; . Par sa main innocente il frappera l’Impie.

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À mon âge, le cœur se flatte rarement.
Va, l’espoir d’un vieillard est un pressentiment :
Je lis dans nos malheurs un avenir prospère.
Judith veille sur nous, elle prie… et j’espère !


Scène III.

Les mêmes, L’ISRAÉLITE.

L ISRAELITE sur le sentier de la colline ; elle tient une amphore dans ses bras. Viens, mon fils ; tu vivras… béni soit l’Éternel ! H (Elle court vers l’enfant et l’aide à boire dans l’ampliorc.)

LE JVIE ILLARD montrant T Israélite.. O puissante vertu de l’amour maternel ! . Tout l’univers s’émeut de ses saintes alarmes ; Aux rochers attendris elle arrache des larmes ; Le nuage s’entr’ouvre et le granit se fend Quand une mère a dit : De l’eau pour mon enfant ! LA JEUNE FILLE à l’Israélite.

Quoi ! vous avez bravé les soldats d’Holopherne ? l’israélite. t Oh ! comme je plongeais mon bras dans la citerne, M’effrayant par ses cris, l’un d’eux est accouru. Il a saisi son arc sitôt que j’ai paru, Et je crois que le trait eh passant m’a blessée ; ’Mais, plus rapide encor que la flèche lancée, J’ai pu fuir, emportant mon précieux fardeau.’ i- v LA JEUNE FILLE voyant une blessure au bras de l’Israélite* Du sang ! voilà du sang ! 1. l’israélite. Oui !… mais’voilà de l’eau ! LA JEUNE FILLE à l’Israélite, lui montrant son père. C’est mon père… ah ! pitié ! l’iSRAÉUTE lui donnant 1 amphore. Pour lui tu peux la prendre. 1-k (La jeune fille.présente l’amphore au vieillard. — Tableau de Aebecca, Horace Vernet). * r.- L’ISRAÉLITE* Le pas flès serviteurs déjà : se fait entendre. , LE VIEILLARD. J’ai reconnu Zelpha, nos tourments vont finir. ;’

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Scène IV.

Les mêmes, ZELPHA, ensuite JUDITH.

(Des femmes du peuple et des mendiants viennent de la ville et de la montagne.) ZELPHA. C’est l’heurè de l’aumône, et Judith va venir. (Judith paraît sur la terrasse.) LE VIEILLARD à sa fille. Vois celte femme en deuil passer sur la terrasse. Faut-il que dans les pleurs tant de beauté s’efface ! .ZELPHA. Elle vient saluer le lever du soleil. JUDITH dn haut de la terrasse* O terre de Jacob, triste et honteux réveil ! Chaque jour de tes maux je souffre la première, Et dès l’aube mes yeux maudissent la lumière, En voyant sur ce mont, dans, la brume endormi, Flotter insolemment l’étendard ennemi ! Ab ! mon cœur indigné se brise à cette vue Mais courage, Israël ! enfin l’heure est venue ! • (Elle descend 1’escalier de la terrasse.) .LE VIEILLARD. :

C’est elle ! la voilà ! que ses regards sont doux ! I/1SRAÉLITE à Zelphà.’ Quoi ! Judith porte encor le deuil de son époux ? ZELPHA. Depuis plus de trois ans, nuit et jour elle pleure. JUDITH.. O pauvres d’Israël, entrez dans ma demeure ; On vous attend toujours dans ce triste palais’ Tous mes biens sont à vous comme à moi, préhéz-les ; Mon cœur reconnaissant vous lès offre avec joie : C’est pour les partager que Dieu me les envoie.. Ah ! puissé-je longtemps vous les donner ainsi !’¦ ( Apercevant l’Israélite et T enfant.) C’est la première fois, que je vous’vois ici. Cher enfant, que de rnaüx éprouvent ta jeune âme ! l’israélite : .. C’est mon fils. Par pitié, bénissez-le, madame.. —

!

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Vos vertus près de Dieu sont des droits infinis : Dieu sauve les enfants que vous avez bénis. (Judith embrasse l'enfant et le bénit. L’Israélite et les antres mendiants, conduits .par les serviteurs de Judith, entrent dans sa maison.)


Scène V.

JUDITH, ZELPHA.

JUDITH avec inquiétude. Du camp assyrien a-t-on quelque nouvelle ? ZELPHA. On parle de complots, de haine, de querelle.

  • De sa tente Holoplierne a renvoyé, dit-on,

Un de.ses alliés, un descendant d’Ammon.. Dans les bois d’alentour il erre sans asile. ’¦ JUDITH... Qu’a fait dire Osias, gouverneur, de la ville ? ZELPHA. Des arrêts du conseil il veuf vous informer Avant de les signer et de les proclamer. 11 sait que l’Esprit saint parle en votre sagesse.’ ’JUDITH. Ah ! mon cœur épuisé succombe à sa tristesse. Eh quoi ! nos ennemis de mes pleurs sont jaloux ? On me sépare encor de toi, mon jeune époux ! Zelpha, depuis deux jours sa tombe prisonnière < Languit sans une larme et sans une prière !… L’Impie a pénétré jusqu’en ce triste lieu ;, ’ L’Impie a traversé la montagne de Dieu ! Dans nos champs dévastés il a dressé ses tentes ; 11 plante sur nos tours ses enseignes flottantes. Dans le.jardin des morts il conduit ses troupeaux, Il leur donne à brouter l’herbe de nos tombeaux ! ¦ Il profane la pierre où vont plèurer les veuves.. Il brûle les moissons ; il détourne les fleuves, ; — — Il livre tout un peuple aux horreurs de la faim ; De la lente agonie interrogeant là fin, ^ Il se dit qu’un ; soldat fier de sa renommée Peut défendre vingt jours une ville affamée ; , Et, paisible, il attend le moment de nous voir ¦i.a \

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t 96JUDITH. Tomber à ses genoux, lâches par désespoir. O douleur !… Mais, Zelpha, quels cris se font entendre ? ’r ZELPHAallant sur la montagne. À travers les rochers d’ici l’on voit descendre Un noble prisonnier par nos soldats conduit. ’JUDITH. Le prince qu’Holopherne a chassé cette nuit—


Scène VI.

Les MÊMES, ACHIOR conduit par des soldats.Israélites. ACHIOR. Soldats, à vos fureurs Holopherne me livre,. ;.. Mais moi, pour me venger, je vous demande à vivre. ’JUDITH. Approchez-vous, seigneur. ACHIOR. Achior est mon nom. Je commande au désert tous, les enfants d’Ammon. Trahi par Holopherne, a lui rien nè m’enchaîne ; Je viens vous apporter le secours de ma haine. Dès longtemps ce héros, jaloux de mes exploits, Cherchait à m’exiler en usurpant mes droits. Hier, dans mes avis retraçant votre histoire, Moi seul j’osais douter de sa prompte victoire. Je disais du. Seigneur les secours bienheureux,.. Je disais que la foi vous rendait dangereux, Que votre piété bravait tous les obstacles, Et que vous combattiez souvent par des miracles. Holopherne à ces mots se prétend offensé : , « Ah ! dit-il, m’accablant d’un courroux insensé, » La foi des Juifs rendra nos succès impossibles !… » Va combattrè.avec eux, puisqu’ils sont invincibles. » Ce que promet leur Dieu, : tu l’apprendras : de nous Dès demain, en tombant le premier sous nos coups. » Il commande. À sa voix, hors.du ; caïnp : l’on m’entraîne U ’Je lutte, mais en vain ; mon sang rougit l’arène. v Au pied d’un térébinthe on ; attache ; mes bras, 1 Et c’est là que honteux m’ont trouvé vos soldats. Je savais votre nom, et j’ai voulu, madame,

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I

ACTE I,


Scène VI.

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De vous seule obtenir l’honneur que je réclame : . Faites que l’on m’accueille en ces murs assiégés. Je ne craindrai plus rien si vous me protégez. JUDITH., Mais comment, vous, seigneur, pouvez-vous me connaître ? ACHIOR. Madame, bien des fois je vous vis apparaître Comme une ombre plaintive à travers les rameaux, Quand, suivant Holopherne au jardin des tombeaux, J’épiais malgré lui sa douce rêverie.’ Vous veniez honorer une tombe chérie ; Et ce maître orgueilleux, pour vous voir tous les jours, Des coteaux de Belma franchissait les détours.

L’indigne, il s’enivrait de l’éclat de vos charmes…. Peut-être ses regards, sans respect pour vos larmes, Auront-ils offensé vos regards inquiets ? JUDITH. Je ne pouvais le voir, Acliior ; je priais. ACHIOR. Depuis ce temps, madame, agité, triste, sombre, Il expie, en aimant, ses cruautés sans nombre : Il se traîne, il languit, faible et le front baissé, Comme un lion mourant qu’une flèche a blessé. Cet amour le consume en dépit de lui-même .i.. JUDITH. Vous parlez de vengeance, et vous dites qu’il m’aime ? O Dieu de Débora ! j’ai compris ce signal, J’ai reconnu tes coups dans cet amour fatal ! Ne peut-on à prix d’or pénétrer dans sa tente ? ACHIOR.. Quoi ! vous voulezCraignez une lutte imprudente ! Holopherne sait feindre un amour généreux.’ Un tyran qui veut plaire est toujours dangereux. Il est noble, il est jeune, et son courage brille ; Meurtrier d’Arphaxad, il a séduit sa fille., II vous faudra braver cette rivalité ; Le pouvoir’de Phédyme est encor redouté. ..JUDITH.• Mais il ne l’aime plus, que puis-je craindre d’elle ?. ’7’

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. JUDITH.

Qu’importe un souvenir pour son cœur infidèle ? Chez les Assyriens vous avez des amis. ACHIOR. I Mes courageux soldats me sont restés soumis. Ah ! si l’on m’a bravé, c’est pendant leur absence. Ils reviennent… comptez sur leur obéissance. JUDITH.. Holopherne a pour lui de nombreux alliés., ACHIOR. ¦i Des rois qu’il a vaincus, jaloux, humiliés, Qui regrettent leur cour et le pouvoir suprême, Que la vengeance…’ JUDITH. .On vientC’est Osias lui-même, Qui des chefs du conseil doit m’apprendre l’arrêt ; Vous, restez, Acbior ; mais gardez mon secret.^


Scène VII.

Les mêmes, OSIAS ; prêtres, soldats, peuple, femmes .ET SERVITEURS DE JUDITH. JUDITH à Osias. Ab ! prince, répondez à mon impatience. ACHIOR voyant qu’Osias hésite à répondre. Parlez, seigneur, j’ai droit à votre confiance ; La haine nous unit contre un tyran cruel, Et le Dieu que je sers est le Dieu d’Israël, Si le nom d’Àchior a quelque renommée osias.. Des descendants d’Ammon vous commandez l’armée ? ¦¦f¦k JUDITH. Trahi par Holopherne, il vient se joindre à nous.. osias. Israël serait fier d’un soldat tel que vous ; . Mais, hélas ! nos malheurs ont lassé sa constance ; Après un mois d’épreuve, un mots de résistance, N’espérant plus en Dieu, le peuple épouvanté Veut livrer au vainqueur la mourante cité, (Voyant l’indignation de Judith.) * Dans cinq jours, si le ciel… Cet arrêt vous étonne… Mais qui peut nous sauver, quand Dieu nous abandonne !

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Béthulie est en proie au courroux des méchants ; Ils ont tari le fleuve et dévasté nos champs ; -, ¦ " La famine en nos murs, spectre horrible, se montre ; Le regard indigné de tous côtés rencontre¦ Des enfants, des vieillards, dans la nuit, morts de faim ; Des frères s’égorgeant pour un lambeau de pain ; Des mourants, dans la mort cherchant leur nourriture, Disputant au chacal sa hideuse pâture ; Des insensés, brûlés par leurs désirs ardents, Broyant le bois, le fer, le marbre entre leurs dents ; Et des monstres enfin, dont nous payons les crimes, S’abreuvant aux autels dans le sang des victimes. Madame, nos soldats ont subi bravement "i, La colère de Dieu jusqu’au dernier moment Mais puisque tant de maux ne l’ont point assouvie, Immolant leur honneur, sauvons du moins leur vie !, JUDITH.. Quoi ! vous fixez à Dieu le temps de son courroux ! Vous réglez sa vengeance et vous comptez ses coups ! Par un mois de douleurs vous vous laissez abattre ;. Vous êtes tous armés… et vous n’osez combattre ! Et vous imaginez ; pour unique secours, ... D’aller à l’ennemi vous rendre dans cinq jours ! Pour une goutte d’eau qui manque dans l’amphore, Vous vendez Béthulie au tyran qu’elle abhorre ; Et vous croyez signer ce pacte impunément ? Mais, si vous consentiez à cet abaissement, Vous seriez, au seul bruit de ces décrets infâmes, Maudits par les vieillards et chassés par les femmes ! Nous sommes faibles*, nous, mais nous savons souffrir ; Nous ne combattons pas, mais nous savons mourir ! ¦ Oui, nous brayons la mort par crainte de l’outrage, Une sainte pudeur nous tient lieu de courage. Terribles, nous saurions, de nos débiles mains, ’ Transporter sur nos toits les dalles des chemins, Et laissant l’ennemi s’avancer sans refuge, L’écraser tout à coup sous un pesant déluge. Là victoire est un don qui nous vient du Seigneur ; Mais lutter sans espoir, voilà, voilà l’honneur ! - Il est beau de périr dans sa ville assiégée, 7. t

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f 100JUDITH.. Et de la voir du moins par sa chute vengée ; Car dans ses murs croulants il ne doit rien rester.. C’est vaincre l’ennemi, que le déshériter.. Sur sa ruine en deuil un nom grandit encore, Le lierre est un linceul dont la misère honore ; Et le Seigneur préfère un glorieux débris Aux palais qu’ont sauvés la honte et le mépris. osias. Une noble fierté dans son courroux respire ; , Voyez, son front rayonne, et le Seigneur l’inspire ! D’un prgueil inconnu son cœur semble oppressé, Et le souffle de Dien sur sa tête a passé. i (Le tonnerre gronde, les éclairs sillonnent la montagne.) JUDITH. Sinaï ! Sinaï ! je vois briller tes flammes !. !. Le Seigneur me choisit entre toutes les femmes. Il ouvre devant moi le livre des destins » • Il a jeté mon nom dans les siècles lointains !. Il commande… sa voix me parle dans l’orage…. Qu’entends-je ! Ah ! cet effort surpasse mon courage. (ic tonnerre gronde.) Quoi ! seule. ;, dans son camp, Seigneur !… Seigneur, j’irai. (L’orage redouble.)’ Prendre un glaive… et frapper ! Seigneur… je frapperai ! Je frapperai !… David me prêtera son glaive ! Au rang de ses soldats le Tout-Puissant m’élève ; Il m’a montré celui que mon bras doit punir Des enfants d’Israël il m’a dit l’avenir… " Tes guerriers, tous armés, ont parlé de se rendre, O Bétliulie !… Eh bien, Judith..va te défendre’ Judith pendant trois ans n’a pas souffert en vain ; Ses cris sont parvenus jusqu’au trône divin.. À force de tourments, sa jeune âme aguerrie. À mérité l’honneur de sauver sa patrie !… ; Mes femmes, ôtez-moi ce vêtement de deuil… Dieu m’ordonne l’éclat, Dieu me permet l’orgueil. Rendez-moi ces manteaux, ces longs tissus de soie, Que je portais, hélas ! au beau temps de ma joie ; Ces colliers, ces bandeaux, cette couronne d’or, Chers présents d’un époux, triste et brillant trésor ; f

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Donnez, je vais combattre, et c’est là mon armure ;, Puis, quand j’aurai vaincu, jetant cette parure, Je reprendrai ce deuil que je rais abjurer. Israël sera libre… et je pourrai pleurer.

(Les servantes de Judith descendant l’escalier de sa maison apportent dans des corbeilles d’or de riches vêtements, des voiles, des manteaux brodes ; et sur des coussins de pourpre des bijoux et des couronnes de pierreries* Judith con¬ temple ces parures avec douleur,) OSIAS*

  • M.

Mais pourquoi tout à coup quitter un deuil austère ? AÇHIOR. Elle obéit à Dieu, respectons ce mystère. OSIAS. Sans oser soupçonner sa vertu ni sa foi, Du péril qui l’attend je frémis malgré moi. Et qui va la conduire à travers la montagne ? ACHIOR. Moi, je serai son guide, et Zelpba l’accompagne ; Nous nous séparerons au détour des rochers, Et de là j’irai seul rejoindre mes archers. ZELPHA à Judith. Voici la robe d’or et la tunique sainte, Les longs manteaux d’azur, de pourpre et d’hyacinthe. JUDITH. Oh ! comme une parure est triste dans les pleurs ! Que mes yeux sont blessés de ces riches couleurs ! Pourquoi de tant d’éclat environner ma tête ? Moi, quitter un tombeau pour une indigne fête ! Pour charmer des regards dont il serait jaloux, Mc parer, sans pudeur, des dons de mon époux ! Moi, faire à sa mémoire une cruelle injure ! Flétrir si lâchement une douleur si pure ! Et démentir ainsi par l’oubli d’un seul jour Trois ans de désespoir, de misère et d’amour !… Mais que dis-je ?… Israël ! c’est toi seul qu’on offense, Je veux briller un jour… mais c’est pour ta défense. Oui, je veux me parer d’un éclat emprunté. Dieu puissant ! donnez-moi l’arme de la beauté ; Donnez à ces bijoux l’éclat de vos étoiles ; ’ De parfums enivrants baignez ces chastes voiles ;

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/ 102JUDITH. Chargez d’anneaux la main qui doit tenir le fer, , Livrez-moi les secrets du ciel et de l’enfer ; Faites-moi posséder, par un affreux mélange, L7astuce du démon et la candeur de l’ange, ; Donnez-moi cet attrait, ce prestige du mal, Oue vous avéz donnés à tout être fatal, "V’ À la gloire, à l’abîme, aux fantômes des songes, À tous les grands dangers, à Tous les beaux mensonges ; Ce funeste pouvoir, hélas ! toujours vainqueur, , Qui charme la pensée en torturant le cœur. Uii seul jour, prêtez-moi la couronne éternelle. Pour plaire par la haine il faut être si belle !… Et vous, peuple, soldats, secondez mon espoir., Accomplissez enfin un sublime devoir. Défendez avec moi cette cité chérie ;… Oh ! je vous apprendrai l’amour de la patrie ! Le plus saint des amours… La patrie est le lieu1 Où l’on aima sa mère, où l’on connut son Dieu ; Où naissent les enfants dans la chaste demeure ; Où sont tous les tombeaux des êtres que l’on pleure. En vain l’on nous condamne à n’y plus revenir, 3\Totre pieux instinct l’habite en souvenir. ¦ Nous l’aimons, malgré tout, même injuste et cruelle, Et pour ce noble amour il. n’est point d’infidèle. La haïr dans l’exil, c’est l’impossible effort ; Proscrit, nous revenons lui demander la mort, ’ Et nous mourons joyeux, si l’ingrate contrée Daigne garder nos os dans sa terre sacrée !… Ah ! ne repoussez pas des sentiments si beaux, Défendez vos autels, défendez nos tombeaux. Donnez aux nations un éternel exemple Soldats, peuple, aux remparts ! Et vous, femmes, au temple -i » ’ (Les soldais agitent leurs armes. Les femmes se prosternent ; La toile tombe ;) FIN DU PREMIER ACTE. I Û

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I + » ACTE DEUXIÈME.

La salle des gardes dans la tente d’Holopherne. On «aperçoit dans le lointain le camp dés Assyriens.-


Scène I.

PHÉDYME, PHARES.

PHARES. Le prince va venir, et vous pourrez le voir. Aujourd’hui, triomphant d’un sombre désespoir, Madame, il daigne enfin se montrer à l’armée, Et reprendre au conseil sa place accoutumée. Mais, déjà fatigué de ces rudes travaux, Il semble s’opposer à nos succès nouveaux, Et le mot dé combat l’inquiète et l’irrite. Est-ce bien Holopherne ! PHÉDYME. Il me craint, il m’évite. Je n’ose lui parler. Pbarès, quel changement ! Cet amour a détruit mon règne en.un moment. Mais la connaissez-vous, cette femme si belle ? PHARES. Je sais que les Hébreux s’inclinent devant elle, Que dans tout Israël son nom est révéré, Que, sévère, elle parle un langage inspiré ; Et, ranimant l’ardeur des croyances antiques, Fascine’les esprits par ses dons prophétiques. Mais un avis secret m’alarme avec raison : Achior est, dit-on, caché dans sa maison. PHÉDYME. Qu’entends-je ? Malheureuse ! Achior est un traître ! Il a parlé… Judith sait qu’on l’aime… et peut-être… PHARES. On dit plus ;… Cet avis par Mindus m’est donné : — On prétend qu’elle vient…. PHÉDYME. Je l’avais deviné ! PHARÈS. Gardez-vous de montrer quel intérêt vous guide

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Laissez-nous démasquer cette femme perfide, Laissez-nous la combattre, et cachez vos douleurs. Le prince- .PHÉDYME.

À.h ! je pressens d’effroyables malheurs !


Scène II.

HOLOPHERNE, PHÉDYME, PHARES, NASSAR ; officiers. HOLOPHERNE avec une tristesse amère, après avoir donné son casque et son bouclier à Nassar. Quoi ! toujours des combats, toujours le bruit des armes ! Autrefois ces périls avaient pour moi des charmes ; Mais tant de vains exploits ont lassé mes désirs. Je me prends à rêver à de plus doux plaisirs. Oh ! j’envie en leur sort ces rois de l’Idumée : - Dans un calme horizon leur vie est enfermée ; Ils passent leurs beaux jours, dans un riant repos, À rentrer leurs moissons, à compter leurs troupeaux ; Et quand la gerbe est lourde et la vigne abondante, Ils couronnent de lis leur tête indépendante, Et vont, du vieux Liban franchissant les hauteurs, Offrir un sacrifice au Dieu des rois pasteurs. Ils ont dans leurs sujets une famille unie, — Et jamais un sang pur ne teint leur main bénie. La puissance n’est pas un châtiment pour eux ; Leur force est d’être aimés, leur gloire d’être heureux, Oh ! pourquoi venons-nous troubler leur douce vie ? — Ils tremblent à mon nom, et moi je les envie ! (Avec dureté à Nassar, qui attend ses ordres.)¦ Le chef des Lydiens, l1 avez-vous averti ? Viendra-t-il au conseil ? . , NASSAR..¦’ « ¦— 1 * ¦ Seigneur, il est parti. À Damas vous l’avez envoyé… Je m’étonne…. r —¦ HOLOPHERNE à part.- Je ne me souviens plus des ordres que je donne. Insensé !’ PHÉDYME à Phares. v• É Que d’amour dans cet égarement !

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ACTE II,


Scène III.

105

•HOLOPHERNE à pari. Quel arrêt a changé mon sort si promptement ?… Une femme, pour moi, ce n’était qu’une esclave ; L’amour… un vain pouvoir qui plaît ou que l’on brave. Quelle est donc cette ardeur que je ne puis dompter ? Est-ce un destin fatal qu’il me faut redouter ? Est-ce un bonheur qui doit me détourner du crime ? Suis-je ici le sauveur, ou suis-je là victime ? Judith !… Judith !… Pourquoi tant de’trouble à ce nom ?… Est-ce un cri de vengeance ?… Est-ce un mot de pardon ? NASSAR.’ Une Juive, seigneur, vient d’entrer dans la tente : Son maintien noble et fier, sa parure éclatante Attirent les regards. Seigneur, elle voudrait En faveur d’Israël vous parler en secret. .PHÉDYME à part. Un horrible soupçon a traversé mon àme.

  • 1 £ £, *

HOLOPHERNE à part. Je n’ose demander le nom de cette femme. (Haut.)’>. Dites-lui de venir, je consens à la voir.’ (À part.) 1 Malgré moi je frémis d’un impossible espoir. .i


Scène III.

, Les mêmes, JUDITH, ZELPHA. ’HOLOPHERNE à part. C’est elle ! PHARES à Phédyme. La voilà ! PHÉDYME regardant Holophernc* ’Comme il tremble à sa vue ! À son trouble, Pharès, je l’aurais reconnue.

JUDITH s’inclinant devant Holôpherne. Honneur à vous, seigneur. / ¦HOLOPHERNE à part.. Qu’elle est douce, sa voix 1 Je l’entends aujourd’hui pour la première fois. .JUDITH. Du plus grand des héros j’implore la puissance. 1 %

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106 JUDITH. Je mie nomme Judith. J’ai droit par ma naissance D’attendre Un noble accueil d’un prince tel que vous. Je possède ces biens dont le monde est jaloux. D’innombrables troupeaux paissent dans mes campagnes Mon père, Merari, m’a légué dix montagnes Couvertes d’oliviers, de pampres, de palmiers. Mes esclaves adroits partout sont les premiers. On compte mes moissons par des milliers de gerbes. .Dans toutes nos cités j’ai des palais superbes,. Des jardins renommés, des trésors précieux, Et, fille d’Israël, ses rois sont mes aïeux. 1/ HOLOPHERNE. Parlez, qu’exigez-vous ? {Phares et Phédyme se retirent dans le fond de la tente.) JUDITH. Ici le ciel m’envoie. Aux plus cruels tourments les Hébreux sont en proie ; Ils ont, dans leurs dédains, profané le saint lieu, Par leurs crimes d’orgueil ils ont offensé Dieu…, Et Dieu les a maudits. Pour venger son injure, Je vous les livrerai dès demain, je le jure, - Si vous lui promettez de respecter* leurs jours, Et d’affranchir le fleuve en lui rendant son cours. Le Seigneur, les sauvant pour prix de leur courage, Veut punir leur orgueil par un dur esclavage. Et c’est vous qu’il choisit, dans sa sévérité, Pour donner plus d’éelat a leur captivité.. C’est vous qui deviendrez leur vainqueur et leur maître. r HOLOPHERNE. Mais le secret de vaincre ?… JUDITH. \

; Il vous l’a fait connaître.

Si vous lui promettez…. HOLOPHERNE.’ J1 F De lui je n’attends rien, Et ce Dieu redoutable est l’ennemi du mien.* JUDITH. Il est puissant, il sait quel tourment nous oppresse… Il pénètre nos vœux… nos rêves de tendresse…

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I

ACTE II,


Scène IV.

HOLOPHERNE. Eh quoi !… connaîtrait-il celle que j’ose aimer ? JUDITH. Permettez-moi, seigneur, de ne la pas nommer. HOLOPHERNE. * Ah ! madame ! à vos lois heureux de me soumettre, — Pour le salut des Juifs je puis tout vous promettre ; On m’attend au conseil : j’y vais parler pour eux, J’ai bien acquis le droit d’être un jour généreux. ’(Il sort en donnant des ordres à Nassar. ¦ Pharès le suit.


Scène IV.

JUDITH, PHÉDYME, ZELPHA. . JUDITH à Zclpha. Zelpha, par cet accueil mon espoir se ranime ; Et demain, • . ZELPHA. On nous suit, madame.

. JUDITH à part. 1 C’est Phédÿme ! PHÉDYME s’approchant de Judith., Tu ne m’abuses point par ta feinte douceur, Et j’ai de tes projets dévoilé la noirceur. En vain à les cacher ta ruse s’étudie. Des filles d’Israël on sait la perfidie, On sait de quel sommeil on dort entre leurs bras. ZELPHA. Les filles d’Israël !… .JUDITH à Zelpha. ’Ne lui parle donc pas. (Elle veut sortir.) PHEDYME l’arrêtant par le bras. Ah ! malgré ton orgueil, malgré ton insolence, Je te forcerai bien à rompre le silence.. .. *

  • $

JUDITH détachant la chaîne qui entoure son bras, à Zelpha. Tiens, jette cette chaîne aux pauvres du chemin :. Judith ne peut porter ce qu’a touché sa main.. (Zelpha jette la chaîne par la fetoctrc.)

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108JUDITH, . PHÉDYME. Exliale tes mépris ; je brave tant d’audace, . Et souris à mon tour du coup qui te menace. Contre toi tout le camp vient de se déclarer. JUDITH à part * revenant sur ses pas ; Sa haine est indiscrète, elle peut m’éclairer…. Restons ! 4 PHÊDYxME. Judith n’est pas une femme inconnue. _ On s’émeut à sa voix, on tremble à sa venue. Israël se soumet à sa haute raison.* Le conseil des anciens s’assemble en sa maison ; Sa demeure est sacrée, et si quelque transfuge

  • Lui porte nos secrets, il y trouve un refuge.

Au perfide Achior elle offre son appui ; Elle sert sa vengeance et conspire avec lui. C’est pourquoi, renonçant à l’appareil funèbre Du pompeux désespoir qui la rendait célèbre, Elle a fait succéder le sourire aux douleurs, iiWp L’éclat de sa parure au faste de ses pleurs.- JUDITH vivement. 11 vous sied d’insulter aux larmes d’une épouse ! Un si long désespoir doit vous rendre jalousé ; À pleurer vos parents vous mettez moins d’orgueil, Et c’est chez leur bourreau que vous portez leur deuil. PHÉDYME.. Enfin !… j’ai su trouver une arme qui la blesse ! Mais tu ne me fais point rougir de ma faiblesse. Oui, j’aime ce héros que toi seule as dompté,. Et tu me paieras cher son infidélité ! . JUDITH. Eh ! madame, c’est là le moindre de ses crimes. Votre père et vos sœurs sont tombés ses victimes ; . Il vous est apparu tout couvert de leur sang. Il vous a tout ravi, patrie, honneur et rang ; F.itr Dans vos propres Etats, de ravage en ravage, À son char il vous a traînée en esclavage, , Jouissant : d’ün affront lentement dévoré ; Et, pour prix, dé ces soins, vous l’avez adoré. Voilà par quels bienfaits il a touché votre âm’e ! t

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ACTE II,


Scène V.

S’il vous trompe aujourd’hui, c’est peut-être, madame, Que de votre constance épuisant le trésor, Par un crime de plus ü veut vous plaire encor. Sa cruauté vous charmé ! et bien loin de vous nuiré, En le rendant coupable on l’aide â vous séduire. PHÉDYME. Elle ose m’accuser d’oublier nos malheurs ! JUDITH.— \ 3Ve m’avez-vous pas fait un crime de mes pleurs ? .PHÉDYME.., Ah ! c’est trop prolonger une lutte inégale ; Tu vas voir si je suis une faible rivale. Tout le camp d’Holoplierne à mon ordre est soumis. J’ai pour moi ses soldats, ses gardes, ses amis, ,’ Ses flatteurs, et sa cour à me suivre empressée ; J’ai presque son pouvoir. JUDITH. Mais, moi, j’ai sa pensée. PHÉDYME. Je règne dans ce camp, tu le sauras bientôt. , JUDITH. Ce soir tu l’auras fui, je n’aurai dit qu’un mot. PHÉDYME. ^, ¦ Espion des Hébreux, je saurai te confondre, Aux soupçons d’Holopherne il te faudra répondre ; Tu ne t’attendais pas, en venant aujourd’hui, À trouver tant d’amour entre ta haine et lui ; Mais à tes lâches coups la victime est ravie ; Pour le frapper, Judith, il faut prendre ma vie : Car je suis son égide et son armure !… Adieu. (Elle sort.) . JUDITH. Armure de l’impie… et moi… glaivë de Dieu !


Scène V.

JUDITH, ZELPHA.

ZELPHA. Madame, de vos plans la ruse est découverte. JUDITH., Prévenons Achior pour conjurer sa perte ; \

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110JUDITH. Dis-lui qu’on nous surveille, et qu’il parte à l’instant. Va vite lui donner cet avis important.. — (Zelpha sort.) Le destin d’Israël dépend de mon adresse ; C’en est fait… d’Holopheme éprouvons la tendresse. Sur son cœur inconstant sans crainte il faut agir… Il faut lui plaire… hélas !… et plaire, c’est rougir !


Scène VI.

JUDITH, HOLOPHERNE ; gardes.

HOLOPHERNE. Du conseil j’ai changé la volonté cruelle : Je viens vous apporter cette heureuse nouvelle. Vous triomphez, madame, et d’un supplice affreux Votre seule prière a1 sauvé les Hébreux. L’aqueduc relevé leur rendra l’eau du fleuve. De ma soumission faut-il une autre preuve ? Ce soir, eii leur faveur, je vais écrire au roi, Et je sais réussir quand j’engage ma foi. Vous demandez pour eux là vie et l’esclavage. Je veux en votre nom leur offrir davantage, En obtenant pour eux aussi la liberté. — JUDITH à part.* Il feint habilement la générosité. HOLOPHERNE. Jaloux de mériter votre reconnaissance, Pour la première fois je chéris ma puissance ; Je révoque avec joie un ordre rigoureux, Et je ne voudrais voir ici que des heureux. De mon amour, Judith, vous pouvez tout attendre. JUDITH à part. Quel langage, seigneur ! est-ce à moi de l’entendre ? (Haut.)’ De si beaux sentiments sont dignes d’un vainqueur. La gloire est confiante, elle ennoblit le cœur. HOLOPHERNE. La gloire ! dites-vous ; oh ! non, ce n’est pas elle : Son bonheur est amer, son ivresse est cruelle ; Par ses vaines grandeurs on n’est point corrigé… Mais j’aimei.. et par l’amour tout mon cœur est changé. \

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J

ACTE II,


Scène VI.

11 !

Comme un crime orgueilleux je maudis cette gloire. Je hais le sang versé gui donne la victoire ; ’Aux lois de la pitié dans mes rêves soumis, Je voudrais pardonner à tous mes ennemis. Un règne bienfaisant dans mon destin commence. Oui, j’aime, et par l’amour j’ai compris la clémence. Ah ! pour moi, cet amour est un songe si beau ! JUDITH à part. O profane bonheur rêvé sur un tombeau ! HOLOPHERNE. v Que de fois, pénétrant dans la funèbre enceinte, Je vous vis à genoux près d’une tombe sainte ! Tremblant, je vous suivais dans l’ombre des sentiers ; Et seul je restais là des jours, des jours entiers, À nourrir mes regards de votre douce image, À vous rendre en secret un inutile hommage, Triste des vains désirs qu’il fallait réprimer, , Mais heureux de vous voir et fier de vous aimer. JUDITH à part.’ Ecouter ces aveux, c’est s’abaisser au crime ; Mais il faut qu’elle parteAh ! Phédyme !… Phèdyme !… (Haut.) Eh quoi ! de votre absence on ne s’alarmait pas ?… Nul regard inquiet ne surveillait vos pas ? . HOLOPHERNE.. Je suis libre, Judith, aucun nœud ne m’enchaîne.

JUDITH. Mais une femme ici commande en souveraine !. Elle est belle, seigneur HOLOPHERNE vivement. Oh ! moins belle qüe toi. JUDITH. C’est votre esclave. HOLOPHERNE. Oui ; c’est la fille d’un roi’ Que nous avons vaincu. JUDITH. C’est votre prisonnière !’ L’esclavage est cruel pour une âme si fière., à

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112 JUDITH. HOLOPHERNE., Sans doute elle est à plaindre. JUDITH. Ali ! tous l’aimiez, alors ? HOLOPHERNE. Non… j’aimais à combattre, à vaincre ses remords. À parer noblement ma marche triomphale Des superbes langueurs d’une esclave royale ; Je me plaisais à voir se changer chaque jour Son dédain en sourire et sa haine en amour ; Mais je n’éprouvais pas de tendresse pour elle, Et je puis l’oublier sans me croire infidèle.. JUDITH. Je ne sais… mais je crains son orgueil irrité. Seigneur… accordez-moi…•’ HOLOPHERNE. Parle. JUDITH. Sa liberté. HOLOPHERNE. Sa liberté ! Pourquoi ? Ce caprice m’étonne. C’est ton esclave aussi, prends-la, je te la donne. Tu peux la renvoyer ou la vendre à ton gré. Dispose de son sort, à tout je souscrirai. JUDITH. Il n’appartient qu’à vous de lui parler en’maître. HOLOPHERNE. Ah ! tu veux commander sans te faire connaître ? Soit ; je porterai seul les rigueurs du pouvoir. Demain je lui dirai… JUDITH. Demain ? HOLOPHERNE. Eh bien ! ce soir. Ce soir ! JUDITH à part. HOLOPHERNE. Plaire à Judith est ma plus douce étude, Et je suis trop flatté de son inquiétude Pour ne pas obéir dès qu’elle ordonnera. •i

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JUDITH à part. Quelle épreuve, Seigneur ! mais elle partira. {On entend un grand bruit de voix confuses, de pas précipités.)

HOLOPHERNE., D’où vient cette rumeur ?

...PLUSIEURS VOIX. .Mort à Judith ! HOLOPHERNE à Judith prête à sortir. Arrête ! Mort à Judith ! qu’entends-je ?… Ils demandent sa tête !


Scène VII.

JUDITH, HOLOPHERNE, NASSAR.

NASSAR. Prince, au nom de Judith le camp s’est révolté. On connaît’ses projets et sa complicité.’ On prétend qu’en secret Achior l’a suivie. Les rois vos alliés vous demandent sa vie. HOLOPHERNE. Ils osent contre moi se révolter aussi, Ces rois ?… Qu’ils viennent donc ! NASSAR. -Ils viennent… les voici.


Scène VIII.

HOLOPHERNE, JUDITH, PHÉDYME, PHARÈS, MINDUS, , ERIOCH, NASSAR ; officiers, gardes. (Tout le temps de cette scène, Phédymc se tenant à l’écart observe Judith avec inquiétude.) PHARÈS.’ Nous avons découvert une odieuse trame : i4 Vos jours sont menacés, seigneur, par cette femme. Elle vient dans le camp surprendre nos secrets. Le salut de l’Etat, nos droits, vos intérêts, Ne nous permettent pas de garder le silence.. HOLOPHERNE aü comble de la fureur. Non, jamais on ne vit une telle insolence ! Est-ce à.moi que l’on parle ? À quoi donc me sert-il D’avoir grandi mon nom de péril en péril, 8

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I 114JUDITH. D’avoir détruit vingt rois, commandé vingt armées ; D’avoir pris et repris cent villes enflammées ; D’avoir dans tous les champs et dans tous les sillons, Comme un torrent humain, roulé mes bataillons ; D’épouvanter le monde et d’étonner rhistoite ; De peser sur mon temps comme un fléau de gloire ; D’être Holoplierne enfinî… s’il est dit qu’on pourra Se jouer de mon nom ; s’il est dit qu’on viendra, Par le plus lâche coup, me provoquant moi-même, Insulter sous mes yeux une femme que j’aime ? , JUDITH à part. C’est lui qui me défend ! .HOLOPHERNE. Ah !… je crains mon courroux !.. Non, je n’attendais pas tant d’audace de vous. Mais vous oubliez donc qui vous êtes, faux braves ? Des vaincus épargnés, de pauvres rois esclaves, Sans royaume, sans droits ; des traîtres pardonnès, À ma solde vendus, à ma suite traînes, Dont j’amuse l’orgueil par un semblant de trône, À qui je jette un peu de ma gloire en aumône ; Trop heureux de guider encor dans nos combats Leurs sujets prisonniers, dont j’ai fait mes soldats. Ëh ! quel maître nouveau, quel énorme salaire Vous excite à braver le vent de ma colère ? Mais c’en est, trop ! je veux qu’ici même, à l’instant, On rende à cette femme un hommage éclatant. Oui !… je veux, pour venger cette injure mortelle, Voir tous ces insolents prosternés devant elle ; Je veux qu’ils viennent tous, honteux, humiliés, * Déposer en tremblant leurs armes à ses pieds ; Je veux que dans mon camp et dans toute P Asie, On adore à genoux celle que j’âi choisie !… MINDUS. Qu’entends-je ?… Mon épée… aller la déposer En hommage à ses pieds !… Ah ! plutôt la briser ! HÔLOPHERNÉ. Tremble !… Ton sort dépend de ton obéissance.* MÏNDÛS. Prince ! J

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4

ACTE II,


Scène VIII.

JUDITH à pari. Dieu d’Israël, j’invoque ta puissance. Seule contre leur rage en vain je combattrais*, Mais fais-moi pénétrer leurs coupables secrets, Prête-moi tes clartés pour lire dans leurs âmes, Et Judith va d’un mot confondre ces infâmes ! HOLOPHERNE. ¦ *- L’ancien roi de Tharsis est lent à m’obéir. mindus.’ Moi, j’irais…. JUDITH à Mindus. Sois moins fier : on pourrait te trahir. (Montrant Holopherne.) On sait de quel complot ton orgueil le menace. Tu le crains, tu le hais, tu convoites sa place. Ton zèle cache mal tes sentiments jaloux. Complice d’Achior… HOLOPHERNE.’ D’Achior ! JUDITH. À genoux !… (Mindus confondu se prosterne aux pieds de Judith.) PHARES. En vain à l’imiter sa faiblesse m’engage, Nul remords ne m’oblige à cet indigne hommage. Moi, Pharès ! oh ! jamais JUDITH,.avec inspiration, marchant vers Pharès. Pharès n’est pas ton nom. Pharès !… il a péri sur le rocher d’Hermon. Toi-même dans son sein tu plongeas ton épée, Tu posas sur ton front sa couronne usurpée…. « PHARÈS. Grands dieux ! JUDITH. ¦i C’était ton frère, il tomba sous tes coups Meurtrier de Pharès !… HOLOPHERNE. Que dit-elle ? ’..JUDITH. 4A genoux ! ’(Pharès épouranté lombe à.genoux.) ’8. 115

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llf)JUDITH. ÉRIOCH. Tous les d eux à ses pieds !… Malgré moi, ce mystère M’inspire de l’effroi. JUDITH le regardant fixement. Sur ce visage austère Je ne lis point de crime et point de trahison… Seigneur !… quelle clarté !… Jadason !… ÉRIOCH. Jadason ! JUDITH.. C’est le nom, n’est-ce pas, d’une bataille affreuse Que ta peur évita par une fuite heureuse ? Tout le temps du combat, tremblant, tu t’es caché ; jEt le soir on t’a vu, sur un brancard couché, Pour rendre, en la voilant, ta lâcheté plus sûre, Grimacer les douleurs d’une feinte blessure. r ÉRIOCH. Qui m’a trahi, grands dieux ! et comment savez-vous… JUDITH avec indignation. Fuyard de Jadason ! à genoux ! HOLOPHERNE. À genoux ! (Ériocli anéanti tombe à genoux :) Elle lit dans les cœurs, tout cède à son empire ! PHARES. — Nous sommes dévoilés. ÉRIOCH. Un Dieu vengeur l’inspire.. PHARES. Contre ce Dieu cruel nous lutterons en vain. ’HOLOPHERNE. Perfides alliés, je vous connais enfin ! Toi, Pharès, meurtrier ! toi, lâche ! toi, transfuge ! Gardes, désarmez-les, et demain qu’on les juge, Et qu’ils ne comptent plus au rang de mes soldats. PHÉDYME à part. Laissons-la triompher, mais surveillons ses pas. ’ {Les rois rendent leur épée aux officiers, les sol dais les emmènent hors de la fente, Pliédyme s’éloigne mystérieusement en traversant le théâtre.)

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t

ACTE II,


Scène IX.

117

HÛLOPHERNE à Judith, apercevant Phédymc. Cette femme a sur toi fait éclater l’orage. Ah ! je saurai punir cet imprudent outrage. •JUDITH à part. Dieu m’a prêté sa voix et j’ai su les braver ; Mais que lui dire, à lui qui vient de me sauver ? i.


Scène IX.

JUDITH, HÛLOPHERNE ; pais NASSAR. ¦HOLOPHERNE. Un magique pouvoir t’a révélé leurs crimes. Comme ils sont tous tombés à tes accents sublimes ! Judith, est-ce donc toi qu’ils osaient insulter ?  ! Toi que tout Israël s’honore d’écouter ! Toi, dont le nom si noble et si pur est l’emblème.

    • (

Des plus saintes vertus ! toi, la beauté suprême ! À qui tout doit paraître un hommage insolent, Et que moi j’ose à peine admirer en tremblant ! Oui, près d’eux, tu m’as vu terrible en ma colère ; Mais près de toi, j’ai peur… j’ai peur de te déplaire. Ce tigre rugissant du désert descendu Ne sait plus que gémir comme un agneau perdu. Oh ! que l’amour rend humble au jour de la victoire ! Qu’est-ce qu’un vain succès et qu’importe la gloire, La gloire des héros, si le plus renommé, Si le plus orgueilleux n’est pas le plus aimé ! Mais, hélas ! je le vois, mon amour vous offense. ¦ ¦. * JUDITH avec ëgaremenl. Oui, vous avez eu tort de prendre ma défense. HOLOPHERNE. Moi ? JUDITH. Je vous dis, seigneur, que vous avez eu tort, Que je vous ai trompé, que je veux votre mort ; Qu’avec vos ennemis je suis d’intelligence. Que je suis l’instrument d’une horrible vengeance, Que ceux qui m’accusaient venaient vous sauver, vous ! Qu’il fallait, sans pitié, me livrer à leurs coups.

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118JUDITH.. Ah ! r aurais moins souffert de cette mort si prompte Que de tous ces honneurs qui me couvrent de honte. HOLOPHERNE. Quel désespoir l’égare ?… O Judith, calme-toi ; Leur indigne soupçon n’a point changé ma foi. Avec mes ennemis je ne puis te confondre, „ Mon amour seul m’éclaire ! JUDITH à part. Hélas ! faut-il répondre Par tant de përfidie à tant de loyauté ! HOLOPHERNE. Moi, de ton noble cœur je n’ai jamais douté. Eh ! comment douterais-je ? en toi tout me rassure, Et ton maintien si digne, et ta beauté si pure, Et ta voix dont la grâce a pénétré mon cœur : Ah ! de traîtres accents auraient moins de douceur ! Un perfide regard n’aurait pas tant de charme ; La haine se devine et le mensonge alarme. Un faux bonheur nous jette un soupçon douloureux. Va, si tu me trompais, je serais moins heureux. , 1 JUDITH à part.’ O mon Dieu ! tu l’entends ! est-ce là ta victime ? HOLOPHERNE. Et pourquoi m’immoler, Judith ? quel est mon crime ? Je sauve ton pays que tu croyais perdu ; Par mon ordre, Israël à sa gloire est rendu. Nos intérêts unis bientôt seront les mêmes ; Je servirai ton Dieu, s’il permet que tu m’aimes ; Enfin, pour commander, pour régner en ma cour, Que t’importe ma mort ?… n’as-tu pas mon amour ? Non, non, je ne crains pas que ta ruse me livre ; Pour te donner mes jours tu me laisseras vivre…. Mais contre ta douleur vainement je combats, Tu détournés les yeux… tu ne m’écoutes pas. De tes vils ennemis tu me crois le complice, Tu te venges sur moi de leur lâche injustice ; Et m’accablant aussi d’un injuste courroux, ’ Tu me fuis, tu me hais…. JUDITH. Moi ? je priais pour vous !

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f H

ACTE II,


Scène X.

119

/ HOLOPHERNE. O joie !… elle a mêlé mon nom dans ses prières !… Dès l’enfance endurci dans nos luttes guerrières, • Je ne connaissais pas ces mots consolateurs. Ali ! Judith !… (Apercevant Nassar.) Qui vient donc ?…¦ NASSAR. Prince, sur les hauteurs On vient de signaler un courrier de Ninive…. 1, HOLOPHERNE épouvanté. Un messager… du roi ?…. .NASSAR. Dans l’instant il arrive. , HOLOPHERNE à Judith. Je cours le recevoir… et je reviens vers toi.„


Scène X.

JUDITH seule. t"rr Le malheureux, qui m’aime et qui se fie à moi ! Ah ! vivre tout un jour de ruse, de mensonge, C’est un supplice affreux… indigne… et quand je songe À l’horrible devoir qu’il me faut accomplir, Mon âme se révolte, et je me sens faiblir,.,. Moi, mentir ! moi, Judith !… où suisse descendue !… Et lui… contre les siens comme il m’a défendue !… Et j’irais, me courbant sous un ordre cruel, Lorsqu’il agit pour nous, lorsqu’il sauve Israël, Lorsqu’il veut, de son roi guidant l’esprit sauvage, Préserver nos tribus d’un honteux esclavage, J’irais, moi, par un coup lâchement médité, L’immoler, et punir sa générosité ?… Ah ! ce n’est plus sa mort que le Seigneur ordonne !… S’il comprend la pitié, c’est que Dieu lui pardonne ! Ses secours, ses bienfaits, doivent me désarmer !… Frapper un cœur si noble et si digne d’aimer ! Frapper… mais je n’ai plus de fureur qui m’entraîne ! Du sang !… il faut du sang !… mais je n’ai plus de haine !

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JUDITH. 120 Plus de haine !… et d’où Tient que ma colère a fui ?… Je demandais sa mort… et je tremble pour lui !… Ce changement,.Seigneur, est-il donc votre ouvrage ? Non, c’est un piège affreux… Dieu m’éprouve… courage ! Il me livre aux démons qui viennent me tenter, Et pour que je triomphe il veut me voir lutter— À l’amour-d’Holopherne ils me disent sensible !… Moi, l’aimer !… moi, l’aimer !… démons, c’est impossible ! Un moment j’ai repris ma parure d’orgueil, Mais mon cœur déchiré n’a point quitté son deuil. L’ombre de mon époux habite ma demeure ; Depuis trois ans, démons, vous voyez que je pleure, Que j’ai la même foi, que j’ai le même amour, Et que mon désespoir n’a pas vieilli d’un jour. Je vis pour honorer cette sainte mémoire…. Holopherne… un héros !… Eh ! que me fait la gloire ? Elle n’a point d’écho dans mon cœur attristé ;. La gloire de Judith est son humilité. Il m’aime !… eh bien ?… il m’aime !… Oh ! leurrage redouble. Comme ils savent crier le seul mot qui me trouble ! Ils viennent m’insulter par leur rire moqueur Ils aveuglent mes yeux !… Ils m’arrachent le cœur !… Les cruels !… je succombe, et l’abîme m’attire ! Grâce ! grâce !… de moi le Seigneur se retire Je fais pour l’implorer des efforts superflus : Mes deux mains pour prier ne se rejoignent plus Dieu ! voilà le Serpent… qui me poursuit comme Eve ! Voilà, dans les roseaux, sa tête qui se lève Il me parle !… il me parle !… Il enivre mes sens Des parfums corrupteurs de l’infernal encens !… Israël, c’en est fait, ta patrie est vendue L’enfer… l’enfer triomphe… et Judith est perdue ! (Elle s’évanouit. La toile tombe,) t1, . FIN DU DEUXIÈME ACTE.

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ACTE TROISIÈME Un élégant pavillon situé entre la tenie d’Holepherne et celle de Judith. Des rideaux de pourpre, soutenus par des piliers d’or, auxquels sont suspendus des trophées d’armes, ferment la scène dans le fond du théâtre. Les rideaux relevés laissent apercevoir la tente d’Holoplierne ; un soldat en garde l’entrée. Sur le devant du théâtre, , à droite, est une porte fermée ; à gauche, une fenêtre.


Scène I.

ACHIOR, UN GARDE. (Achior, déguisé en esclave arabe, s’avance en regardant autour de lui avec ’'inquiétude. Le garde s’oppose à son passage.) t LE GARDE. On ne peut pénétrer dans cet appartement., (Reconnaissant Achior.)¦ _’ Ail ! seigneur, pardonnez ; sous ce déguisement. Je n’ai point reconnu notre ancien chef…. ACHIOR. Silence ! LE GARDE. Je suis à vous, seigneur. ACHIOR. Dans le camp, ma présence Est un secret. LE GARDE. Comptez sur ma fidélité. ACHIOR. La tente de Judith ? LE GARDE. • Elle est de ce côté. (Achior ouvre la porte qui mène dans la tente de Judith ; Zelpha vient à lui ; elle s’étonne et s’effraye en reconnaissant Achior.) G’est vous ! ZELPHA. ACHIOR. Judith est là ? ZELPHA. Devant Dieu prosternée, Elle achève en priant cette affreuse journée.

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f 122JUDITH. ACHIOR mystérieusement. On a reçu ce soir un message de mort…. Dis-lui de tout tenter par un dernier effort. Le temps est précieux, la tâche est difficile. Dans l’un des souterrains qui mènent à la Tulle, Grâce au plan des remparts qu’un esclave a livré, Les soldats d’Holoplierne ont déjà pénétré ; C’est la qu’ils vont couver le feu de l’incendie. J’ai démêlé leur trame habilement ourdie. Un de mes alliés ici m’a reconnu, De ces lâches projets ses soins m’ont prévenu. Tous seront massacrés ; les enfants et les femmes Tomberont sous le fer, périront dans les flammes. Tel est l’ordre du roi qu’on adore en cq lieu, Du roi que l’Assyrie a proclamé son dieu. On lui résiste en vain ; sa puissance est extrême, Et son nom fait trembler Holopherne lui-même. ZELPHA. Mais, seigneur, Holopherne a promis son appui Aux Hébreux ACHIOR. Leur destin ne dépend plus de lui ! Holopherne tous trompe, et leur perte s’apprête ; Il ne peut les sauver qu’en leur laissant sa tête ; Sa mort, oui, sa mort seule, épouvantant les cœurs, De tant de nations peut nous rendre vainqueurs. Va, que de nos projets Judith soit avertie. Ce soir… les assiégés vont faire une sortie Dans l’ombre ils attendront, faisant taire leurs pas, Le moment de venir se joindre à mes soldats. Judith par un signal nous le fera connaître. Qu’elle pose… une lampe… auprès de la fenêtre, Et sa pâle lueur nous traçant le chemin, JVous fondrons sur le camp les armes à la main. LE GARDE. C’est le prince… fuyez ! - . » ACHIOR revenant, bas à Zelpha. Si Judith peut surprendre Le mot d’ordre….

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ZELPHA. Seigneur, je courrai vous l’apprendre. (ichior s’éloigne mystérieusement. Zelpha, apercevant les officiers d’Holopherne, rentre dans la tente de Judith.)


Scène II.

HOLOPHERNE ; OFFICIERS, GARDES.

HOLOPHERNE tenant une lettre à la main. Le destin me punit d’un rêve généreux, Et vainement Judith m’intéresse aux Hébreux ; Le roi veut que mon bras les livre à sa furie. Par son nom, par l’honneur du trône d’Assyrie, Il a juré leur mort ; je ne puis hésiter. Et quel homme à cet ordre oserait résister ? (Il ouvre la lettre et lit.) « Je suis roi, je suis dieu. Sur la terre et sur l’onde n J’accomplis en marchant la conquête du monde ; » Et vous pouvez souffrir que mon.pas éternel » S’arrête un jour devant un hameau d’Israël ! Malheur, malheur à vous, si demain Béthulie » Sous ses remparts fumants n’est pas ensevelie ! » S’il reste un seul Hébreu dans ses murs renversés, » Je croirai ce qu’on dit, que vous me trahissez ; Et je vous punirai comme on punit un traître. 55 Adorez cet écrit, que signe votre maître. 55 Ah ! l’on me dénonçait aux soupçons de mon roi !… t>L o 1 Eh bien, par mes fureurs il faut prouver ma foi ! Pour expier l’erreur d’une folle clémence, Il faut que cette nuit le massacre commence ; Il faut que dès demain cette antique cité Ne soit plus qu’un vain nom par le temps emporté, Un amas de débris, une cendre fumante<¦ Que balaye en passant l’aile de la tourmente, Et qu’enfin ce hameau, sous mes coups châtié, Ne soit plus pour ma gloire un remords de pitié. Mais Judith !… triomphante à la cour d’Assyrie, Les honneurs lui feront oublier sa patrie. Phèdyme a vu mourir son père détrôné, Et, pour un peu d’amour, Phédyme a pardonné ;’ Et d’un coupable choix sa faiblesse s’honore. Quoi ! malgré ma défense elle revient encore !

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Scène III.

HOLOPHERNE, PHÉDYME dans le fond du théâtre, NASSM ; OFFICIERS, GARDES. PHÉDYME. Rassurez-vous, seigneur, j’ai perdu tout espoir. C’est pour vous dire adieu que j’ai voulu vous voir. De vos ordres cruels je ne viens pas me plaindre ; Regardez, je suis calme, et je sais me contraindre ; Mais un affreux péril vous menace aujourd’hui, Et, tremblante, je viens vous armer contre lui. HOLOPHERNE.’ Phèdyme, aucun danger ne menace ma vie. PHÉDYME. D’un horrible soupçon malgré moi poursuivie, Pour vos jours je crains tout, le fer et le poison… Et l’on respire ici l’air de la trahison. HOLOPHERNE. Oh ! vous venez encor…. PHÉDYME. Je n’ai point parlé d’elle ! Mais, seigneur, permettez qu’une esclave fidèle’ Vous garde, et de ces lieux connaissant les détours, Puisse au moindre danger vous porter ses secours. Redoutez la douceur de cette main fatale ! O dieux, pourquoi faut-il qu’elle soit ma rivale ! On ne m’écoute pas… mes cris sont superflus…. Quel homme ose écouter celle qu’il n’aime plus ! Il croit que je la hais parce qu’elle sait plaire, Il prend mon désespoir pour une humble colère ; Il ne devine pas que, bravant ses mépris, Généreuse, je veux le sauver à tout prix. Oh ! laisse-moi du moins, dans ce péril extrême, Laisse-moi te défendre et te garder moi-même : J’oublierai ce lien qui consolait mes jours, Je verrai sans pleurer tes nouvelles amours. Judith commandera, j’obéirai.près d’elle, Je lüi pardonnerai, je dirai qu’elle est belle ; Mais tu me laisseras toujours veiller sur toi… Et l’on n’osera pas te frapper devant moi !.

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t ’i

ACTE III,


Scène III.

125

< * HOLOPHERNE avec bonté. Phédyme, il faut partir ; Judith a ma promesse. Eloigne de ton cœur un soupçon qui me blesse. Va, ne crains rien pour moi ; dans ce camp, dans ma cour, De fidèles amis me gardent nuit et jour. PHÉDYME. .j Mais la mort en secret peut vous être donnée. On peut vous présenter la coupe empoisonnée À Judith vous offrez un splendide festin Ce soir… vous recevrez la coupe de sa main… Oh ! de grâce, exigez… c’est ma seule prière, Exigez qu’elle boive… avant vous, la première… Et si dans ce moment vous la voyez trembler… HOLOPHERNE. La haine vous égare, et c’est trop l’accabler ! PHÉDYME. Eh ! tu ne vois donc pas que Judith me renvoie, Comme un garde importun qui veille sur sa proie ! Elle hait ma présence et veut nous séparer. Ah ! cette crainte seule aurait dû t’éclairer ! HOLOPHERNE. Mais par d’autres motifs elle pourrait vous craindre. PHÉDYME. Oh ! je comprends ! Judith excelle en l’art de feindre. Elle ose te flatter par de jaloux combats…. Elle !… jalouse !… HÔLOPHERNE.. . Éh bien ?… PHÉDYME. Elle ne t’aime pas ! (Voyant la fureur d’Holoplierne.)*. Tu frémis à ce motAh ! c’est là ma vengeance ! HOLOPHERNE avec violence.* Sans doute, elle n’a point votre noble indulgence ; Mais ne peut-on prouver un tendre sentiment Sans avoir immolé son père à son amant ? . Croyez-vous que le prix d’un dévouement se compte Par ce qu’il a coûté de remords et de honte ? ’PHÉDYME. O de l’amour éteint inévitable loi ! j

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126JUDITH. Si généreux pour elle… et si lâche pour moi ! Elle trompej on l’écoute, et sa parole enivre Elle apporte la mort… et pour elle on veut vivre ! On la traite en idole, on lui parle en tremblant ; Et l’on m’accable, moi, d’un mépris insolent !… Elle liait, on le voit, sa vengeance menace…. Et c’est moi que l’on craint et c’est moi que l’on chasse ! M’arrachant le seul bien qui me reste aujourd’hui, Le droit de le défendre et de mourir pour lui ! HOLOPHERNE. Eh ! renoncez, madame, à cet effort sublime. Ne lui ravissez pas son heureuse victime ; Livrez-moi sans pitié : je bénirai mon sort Si son amour me donne une si belle mort. PHÈDYME. Ah ! de ce tendre espoir ne berce point ton âme : Tu ne soumettras pas cette oi’gueilleuse femme, Non, jamaisSon mépris me vengera du tien ; Sa perfide douceur ne t’accordera rien, Et tu seras mourant sur ta sanglante couche • Avant qu’un mot d’amour ne tombe de sa bouche ! HOLOPHERNE la menaçant* Va-t’en !… PHÉDYME. Tu crois mourir heureux entre ses bras ? Frappe… va, je triomphe… elle ne t’aime pas ! HOLOPHERNE aux gardes. Venez, et qu’on l’enchaîne au milieu des esclaves ! {Phédyme est emmenée par les gardes.}


Scène IV.

HOLOPHERNE dans le fond dn théâtre, NASSAR ; GARDES. HOLOPHERNE. Ah ! tu veux m’attendrir, Phédyme, et tu me braves ! Dieux !… elle m’a laissé tous ses dards en partant ! . Moi, soupçonner Judith !… moi, moi qui l’aime tant O supplice ! nourrir cet effroyable doute, Voir dans l’être adoré l’ennemi qu’on redoute, Fuir et craindre Judith !… la faire espionner Non !… j’aime mieux mourir que de la soupçonner ;

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ACTE ÏII,


Scène V.

127

J’aime mieux devenir sa victime insensée Que de la voir jamais rougir de ma pensée !… Cependant, elle hait nos prêtres et nos dieux Nos usages sacrés lui semblent odieux…,. Elle est Juive, elle est sainte, et Moïse l’inspire- Veuve, elle redoutait l’amour et son empire ; Et tout à coup… Mon cœur n’ose s’interroger… a L’attrait qu’elle a pour moi, c’est l’attrait du danger ’Sa douleur, sa fierté, tout en elle est mystère Et ce matin encor, son trouble involontaire D’un infâme complot semblait me prévenir Mais elle ne vient pas… Qui peut la retenir ? (À Nassar-) As-tu parlé ce soir à Judith elle-même ? NASSAR. Au festin solennel, par votre ordre suprême, J’ai convié Judith ; elle viendra, sèigneur. ’HOLOPHERNE. Et Judith a sans crainte accepté cet honneur ? Tu n’as pas remarqué… Mais je l’entends… c’est elle.


Scène V.

JUDITH, ZELPHA, HOLOPHERNE, NASSAR. ( Les esclaves apportent la table du festin.) HOLOPHERNE à part. Je vais donc la revoir !… hélas ! , (Apercevant Judith.) Dieux, qu’elle est belle ! Les plus affreux soupçons tombent à son aspect, La colère se change en timide respect^ JUDITH à part. Il me trompaitJ’éprouve une rage inconnue Enfin, Dieu soit loué ! ma haine est revenue ! HOLOPHERNE à part. Mais elle semble fuir un pénible entretien ; Son regard courroucé semble éviter le mien. (À Judith,) Pourquoi viens-tu si tard ? JUDITH avec amertume. Demandez à Phèdyme.

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128 JUDITH. \ HOLOPHERNE.- Oh ! de ses longs adieux ne me fais pas un crime. ( À part.)’*¦ Eh quoi ! je l’accusais, prompt à me défier ; Et c’est moi qu’elle force à se justifier ! Mais l’instant est venu de l’épreuve mortelle : Présentons-lui la coupeO dieux ! la prendra-t-elle ? Si, trouvant un prétexte, elle allait refuser !…. Si par sa propre crainte elle allait s’accuser !… J’ai vu bien des combats, j’ai vécu de carnage, Jamais pareil effroi n’a glacé’mon courage. (Conduisant Judith vers la table.) Voulez-vous présider aux plaisirs du festin, Et, par les mèmès vœux mêlant notre destin,’ Souffrir que pour tous deux la coupe soit remplie ? JUDITH. Oui, seigneur, au succès de ma tâche accomplie• J’ose boire avec vous ; car mon cœur est joyeux, Et je sens que ce jour est un jour glorieux. (Judith prend un des flacons d’or et versé le vin dans la coupe que lui présent Holüphernc ; puis elle porte la coupe à ses lèvres.) HOLOPHERNE à part./ Ah ! je respire enfin !… rien n’a trahi son trouble. Oh ! ma foi se réveille, et mon amour redouble. :.. JUDITH. Un courrier de Ninive est arrivé ce soir ? HOLOPHERNE. Oui, par un envoyé le roi me fait savoir’. Qu’il presse mon retour à la cour d’Assyrie. Vous y viendrez, Judith ?. JUDITH. •Pour ma pauvre patrie J’irai de votre maître implorer les bontés. HOLOPHERNE. Là, vous ferez pâlir nos plus fières beautés. Quel triomphe pour nioi ! car ce jour vous engage. Vous connaissez nos lois… vous savez qu’un usage, Un usage à la fois charmant et rigoureux, Nous fait un déshonneur de n’être-point heureux. L’imprudent qui verrait son ardeur méprisée

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I

ACTE III,


Scène V.

129

De la cour, aussitôt, deviendrait la risée Mille regards moqueurs le poursuivraient toujours.,.. JUDITH. t Oh ! l’on ne rira pas, seigneur, de nos amours ! t

HOLOPHERNE. Ce bonheur est si grand que j’ose à peine y croire ! Tu ne me hais donc pas ? JUDITH.’ Vous plaire, c’est ma gloire ! HOLOPHERNE mystérieusement. Tu l’as promis, Judith ! Dans ma tente… à minuit… Tu viendras… elle est là… cette porte y conduit Tu me dis d’espérer !.. ; Oh ! ce n’est point un rêve JUDITH s’inclinant. Seigneur ( À part > en regardant la porte.) Sur les rideaux j’ai vu briller un glaive. (Tous deux se lèvent. Les esclaves emportent la table du. festin*) NASSAU bas à Holopherne. Tous les feux sont éteints dans les murs assiégés ; Au fond des souterrains nos soldats partagés Attendent le moment de marcher sur la ville, « Qui dans un faux espoir trouve un sommeil tranquille. HOLOPHERNE. Va, dirige leurs coups, et reviens me chercher Au point du jour. JUDITH bas à Zelpha, lui montrant la porte de sa tente* C’est là qu’il faudra te cacher. Zelpha, tu resteras derrière cette porte ; Mais ne te montre pas à moins que je ne sorte. Je poserai la lampe ici, de ce côté. Achior reviendra guidé par sa clarté. Ses soldais avec nous sont tous d’intelligence. ’N À SS À R à Holopherne. Le mot d’ordre, seigneur ? HOLOPHERNE. « Babylone et vengeance ! » JUDITH bas à Zelpha. Retiens bien ces deux mots. . (Zelpha sort. Nassar se retire dans le fond dit théâtre.) 9

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130 JUDITH. HOLOPHERNE à Judith, avec tendresse. Judith, pardonne-moi !. C’est un crime… un moment j’ai douté de ta foi— De cet affreux soupçon mon âme est soulagée ; Mais comme j’ai souffert !… Ma douleur t’a vengée, Et ce n’est pas à toi, Judith, de m’en punir. Oh ! viens, viens dissiper ce cruel souvenir ! Livre ta destinée’à cet amour si tendre. Je ne te quitte pas, Judith ; je vais t’attendre. Que mon cœur va frémir au doux bruit de tes pas ! Tu ne peux me tromper : tu viendras ! tu viendras !… JUDITH tremblante. ’.I" Dieu m’a dit:« Tu seras l’épouse et la servante. «  Je suis soumise à Dieu (À pari.) Cet amour m’épouvante ! HOLOPBERNE avec passion. Est-il vrai ?… p’est-ce pas un prestige du cœur ?,…’ Cette femme… aujourd’hui. ;, promise à mon bonheur, C’est elle !… c’est Judith !… c’est la femme que j’aime ! O pensée enivrante ! ô délire suprême ! Vertige de l’espoir, extase, enchantement ! Félicité cruelle ! adorable tourment !

Délicieux fardeau de tristesse et de joie ! Torrents de voluptés où mon âme se noie ! Non ! je ne savais pas avant cet heureux jour Quels siècles on peut vivre en une heure d’amour ! {Il sort. Ses officiers, ses pages l’accompagnent. Les esclaves emportent les flam¬ beaux ; ils ne laissent que la lampe. et ferment les rideaux dans le fond du théâtre.)•


Scène VI.

JUDITH seule, avec exaltation.

Dieu puissant, rendez-moi ma première assurance. De moi seule Israël attend sa délivrance.. ;. Pour vaincre ce héros prétez-môi votre appui. Son amour est un crime, armez-moi contre lui ; Endormez son espoir par des songes funèbres Cachez-moi, cachez-moi dans de chastes ténèbres ! Eteignez cet amour par votre ordre allumé; I

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Faites qu’il n’aime plus, qu’il n’ait jamais aimé !… Dans un sommeil sauveur ordonnez qu’il m’oublie ; Eloignez de ses yeux mon image embellie ; Effacez cet éclat, ces brillantes couleurs Qui, profanes, cachaient la trace de mes pleurs ; Reprenez cet attrait dont vous m’aviez parée, Cilice de beauté dont je suis déchirée ! En m’ôtant mon pouvoir… venez me secourir… S’il m’aime encor… Seigneur… c’est à moi de mourir ! Je frissonne… Un nuage a passé sur ma vue… (Elle cnlr’ouvre le rideau de la tente et revient sur le devant de la scène.) O miracle !… Seigneur, vous m’avez entendue !… Vous avez eu pitié de ma faiblesse… Il dort !… Oui… je vous ai compris… oui, vous voulez sa mort… Donnons-leur le signal… un seul instant me’reste {Elle prend la lampe et va la poser sur la fenêtre. Elle regarde dans le lointain.) Dans la ville… le feu !… le feu !… retard funeste… (Elle prend un glaive dans un des trophées suspendus aux piliers, et marche vers la tente. Tout à coup elle s’arrête.)’ Il dort !… et dans son sang mon bras va se plonger… Mais ils dorment aussi ceux qu’ils vont égorger ! (Elle entre dans les appartements d’Holopherne. Au même instant la porte .de la tente de Judith s’ouvre.) k, SCÈlÿE VII. ACHIOR, ZELPHA ; enraite JUDITH. -k ZELPHA à voix basse. Où courez-vous, seigneur ? c’est là qu’il faut attendre. ACHIOR à voix basse. Mais tu ne vois donc pas qu’elle nous fait surprendre, Que nous sommes trahis, que nous sommes perdus, Qu’à son indigne amour elle nous a vendus, Que nous venons trop tard, et qu’elle a changé l’heure ; Qu’elle livre Israël, et qu’il faut qu’elle meure ? Ah ! nous sommes tombés dans un lâche eomplot ! La perfide l’aimait !… .JUDITH un glaive à la main. Vous pouvez parler haut ACHIOR. C’est elle ! 9.

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132 JUDITH, JUDITH avec, exaltation. Dieu puissant ! ma tache est achevée. ZELPHA relève le rideau du milieu : ou aperçoit dans le fond de la lente Holoplierne étendu mort sur son lit. Ciel ! JUDITH. Israël est libre, et Judith est sauvée ! (À Achior.) Je l’aimais… disais-tu ?.., que t’en semble à présent ?… Mais quel froid me saisit… que ce glaive est pesant ! (Elle laisse tomber le glaive* — Tumulte. Des soldais envahissent le théâtre et s’emparent des issues.)


Scène VIII.

P Les mêmes, OSIAS, guerriers Israélites, soldats ammonites. osias. L’impie épouvanté nous laisse la victoire ! Honneur à vous, Judith ! JUDITH. Je ne veux point de gloire. •osias.’ Et que veux-tu pour prix d’un dévouement si beaii ? JUDITH. Le droit d’aller prier seule sur un tombeau, Et de finir mes jours, humblement dans les larmes. Vous, achevez mon œuvre, allez combattre. TOUS. Aux armes !  !  ! (La toile tombe.) FIN DE JUDITH.

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/ I CLÉOPÂTRE, TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS. \ I*|*

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre-Français, le 13 novembre 1847. f I f

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I PERSONNAGES. ACTEURS. MARC-ANTOINE OCTAVE CÉSAR VENTIDIUS, ami d’Antoine UN ESCLAVE". DIOMEDE, secrétaire’de Cléopâtre ÉROS, affranchi d’Antoine FAUSTUS, soldat blessé à la bataille d’Actîum.. LE GRAND PRÊTRE D’HERMÈS UN MÉDECIN. UN PHILOSOPHE de l’École d’Alexandrie…. UN SAVANT.’ UN OFFICIER.. CLÉOPÂTRE, reine d’Égypte,.. OCTAVlE, sœur de César, femme d’Antoine… femmes de Cléopâtre. Un Architecte.>„ IRAS, CHARMION, . M. Maubant. . M. Raphaël. . M. Rey. . M. Beaüvallet. . M. Fonta.- . M. Robert. . M. Chéry. . M. Mainvielle. . M. Mathien. . Mlle Rachél. . Mme Rimblot. | Mrae Solié. Mme Mirecodr. Sdite de Cléopâtre. — Suite de César. — Suite d’Octavie. i Chanteurs. — Soldats. ( La scène sc passe à Alexandrie, au premier et au second acte ; à Tarenlc au —troisième ; à Alexandrie, au quatrième et au cinquième ac, te.)

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4 t CLÉOPÂTRE. ACTE PREMIER. Une salle du palais des rfoléraées séparée de la chambre royale par une galerie à jour* — Deux portes latérales* —Dans le fond, au milieu, une porte recouverte de rideaux. — Au seuil de cette porte une jeune fille est coueliée, elle dort une lampe brûle auprès d’elle. — 11 fait nuit.


Scène I.

VENTIDIUS, DIOMÈDE, IMS endormie. (Ventidius traverse le théâtre avec précaution et va ouvrir la porte de Diomède,) DIOMEDE sortant de chez lui. L’ambassadeur d’Antoine !… .VENTIDIUS. Aujourd’hui non… demain. Cette nuit je ne suis qu’un vieux soldat romain. J’ai voulu te parler avant de voir la reine, Diomède ; je sais le motif qui l’entraîne À nous servir.— Tu peux t’expliquer franchement Que fait-elle ? quel est l’intérêt du moment ? , DIOMÈDE. Elle pleure César. VENTIDIUS. DIOMÈDE.. Comme elle pleure… En riant, en changeant de plaisir à toute heure. Mais je crois que, malgré cet air calme et serein, ¦ Elle lutte en secret contre un amer chagrin. Son orgueil rougirait d’un désespoir vulgaire. VENTIDIUS. On l’accuse pourtant de nous faire la guerre, Et d’avoir prodigué son or et ses soldats Aux bourreaux de César. DIOMÈDE. Jamais… cela n’est pas.

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136 CLÉOPÂTRE. VENTIDIUS. t- Tous ont été vaincus, et leur mort fut fatale. Philippes pour Antoine est une autre Pharsale : Mais avant leur défaite, et par d’adroits détours, À Iîrutus Cléopâtre envoya des secours. Antoine le soutient, et pour mieux la confondre. Il veut publiquement la forcer de répondre. DIOMÈDE. Antoine veut la voir ? VENTIDIUS. t d Oui, je viens la chercher. DIOMÈDE. Sérieusement, contre elle il prétend se fâcher ?. VENTIDIUS. Sans doute, il faut qu’elle aille expliquer sa conduite. DIOMÈDE. À se justifier Cléopâtre est réduite D’avance je prévois le jugement rendu ; La coupable est sauvée… et le juge est perdu VENTIDIUS. Jè pense comme toi, c’est là toute ma crainte. ; C’est pourquoi j’ai voulu sans témoins, sans contrainte, Avant de voir la reine, avant de m’engager, Mesurer avec toi la grandeur du danger… Chercher par quel moyen, par quelle adroite ruse On pourrait… déjouer… DIOMÈDE. Le triumvir accuse La reine injustement… peut-être un mot de nous Suffira pour calmer ce superbe courroux. VENTIDIUS. Je puis calmer Antoine avec un peu d’adresse ; Mais ce hardi projet séduira ta maîtresse.. Elle redoute Antoine et l’empire romain ; Quel bonheur dé pouvoir terminer dès demain, En obligeant Antoine à combattre pour elle, Par un nouvel amour une vieille querelle ! Elle voudra dompter Rome et le triumvir… Sa seule ambition est de nous asservir ; k Û

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— ACTE I,


Scène I.

137

’X Elle dit, pour donner du poids à sa parole : k Vrai comme un jour je dois régner au Capitole ! «  J’ai déjà vu César, servant tous ses projets, Obéir à sa voix comme un de ses sujets. Epris d’un fol amour, malgré sa vie infâme, Il voulait l’épouser… Épouser cette femme, Cette sœur sans pitié, cette épouse sans foi, . Qui pour régner toujours, et pour régner en roi, Fit péi’ir sous nos yeux son mari Ptolémée. C’est elle que César vainqueur a tant aimée Rome eut pitié de lui, Rome se révolta, Proscrivit Cléopâtre, et César la quitta ; Mais longtemps malgré tout il lui resta fidèle. Antoine aura le sort de César, son modèle… À ces pièges charmants peut-il se dérober ?…. Où chancela César, Antoine doit tomber. DIOMÈDE. Je le sais, ce n’est pas une crainte illusoire, S’il la voit, tout est dit, c’en est fait de sa gloire. Pour dompter ce héros, ce fameux conquérant, Elle fera briller son prestige enivrant. Quand elle aima César, elle était jeune encore, Elle avait la beauté d’une enfant qui s’ignore i Qui sourit pour sourire et séduit au hasard. Maintenant, tout s’unit, et la nature et l’art, Et la grâce et l’esprit, et la science même, , Pour lui donner l’orgueil de la beauté suprême… Cet attrait merveilleux est un pouvoir divin Contre lequel on veut combattre, mais en vain. On passe de longs jours le cœur gonflé de rage, À maudire son nom, à lui jeter l’outrage, À raconter tout bas ses crimes ténébreux, À plaindre ses sujets, à conspirer pour eux… Et puis, quand on la voit si charmante et si belle, On oublie à l’instant le mal qu’on pense d’elle. Les glaces du mépris fondent sous son regard ; Des mains du factieux s’échappe le poignard, Il cherche vainement lés causes de sa haine. Ce pouvoir invincible à ses pieds vous enchaîne ; > C’est un étrange effet qu’on ne peut définir,

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138CLEOPATRE. 1 Où la crainte à l’amour vient vaguement s’unir, Un plaisir plein d’angoisse, un effroi plein de charme, Un danger menaçant qui pourtant vous désarme ; Sa colère vous plaît, on l’aime, et quelquefois On s’en laisse accabler pour entendre sa voix. Elle est reine toujours… mais aussi toujours femme. Dans cet être si frêle on sent une grande âme, À travers sa faiblesse on sent la royauté ; On tremble, on est vaincu, mais avec volupté. Sa pensée est un monde et son cœur un abîme. C’est ainsi qu’elle va, forte, de crime, en crime, Bravant impunément et le peuple et la cour, Ne méritant que haine et n’inspirant qu’amour. .VENTIDIUS. Antoine,., quel portrait ! DIOMÈDE. Ce n’est pas tout, j’oublie Ce qui doit l’enivrer en flattant sa folie. C’est ce luxe royal et sur tout répandu, Et cet or précieux si sottement perdu, Ce bruit, ce mouvement d’une éternelle fête, Tourbillon de plaisir qui jamais ne s’arrête. On ruine l’État, on lui prend tous ses fonds Pour payer des chanteurs, des nains et des bouffons… J’en gémis, c’est pitié ! VENTIDIÜS. Ce rapport m’épouvante.. De ces mêmes défauts Marc-Antoine se vante. Il a pour les plaisirs la même folle ardeur, C’est la même faiblesse et la même grandeur, Ce sont les mêmes goûts, enfin les mêmes vices.,.. Rien ne peut modérer l’élan de ses caprices… De même, sans raison il prodigue son or, Et des peuples conquis épuise le trésor. Pour nourrir ses bouffons il impose trois villes ; À table, il distribue à ses flatteurs serviles Sa vaisselle d’argentQuand le souper est bon, Au cuisinier il fait présent d’une maison. S’affublant d’un manteau superbe et ridicule, Et prenant les saints noms de Bacchus et d’Hercule,

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Il parcourt le pays sur un cbar radieux, Traîné par des lions comme le char des dieux ; Dans les flots de l’orgie, il se plonge, il se noie !… Et nous voulons livrer une si belle proie À Cléopâtre ?… Non ; il faut dès aujourd’hui Nous unir pour sauver Antoine malgré lui. Car le salut d’Antoine est le salut de Rome ; Nos destins balancés dépendent d^m seul homme ; Antoine est nette espoir, lui seul, retient encor L’ambition d’Octave en son ardent essor. Lépide est un jouet qu’ils briseront sans peine ; Il ne porte avec eux que le poids de la haine Lépide nrest plus rien, et son nom sans crédit Serait presque oublié s’il n’était pas maudit. Leur vain triumvirat n’est qu’un adroit mensonge : Dans l’intérêt de tous tâchons qu’il se prolonge, Et ne permettons pas qu’Antoine désarmé, ’ Par un perfide amour fatalement charmé, À son rival cédant sa moitié de l’empire, 6 L’élève jusqu’au trône où son orgueil aspirer Dès qu’Antoine s’éclipse Octave est dangereux ; Rome peut respirer quand la lutte est entre eux ; Leurs pouvoirs divisés maintiennent l’équilibre, ’ Et Rome est libre encor, si Rome se croit libre. Oui, méconnaître un joug qu’on n’a point accepté, C’est se montrer encor digne de liberté. Nos vieux républicains veillent toujours dans l’ombre. Chaque instant, il est vrai, voit s’affaiblir leur nombre ; Mais dans tous ses rameaux l’arbre n’est pas flétri, Les plus forts sont tombés, mais tous n’ont point péri ; Plusieurs vivent cachés dans des retraites sûres, Et le corps de César portait vingt-trois blessures Noble ami !… l’auraient-ils vainement immolé ? Est-ce donc sans profit qu’un tel sang a coulé ? Oh ! que sa mort du moins, ne soit pas inutile, . Que son sang généreux arrose un sol fertile, Et que son souvenir nous préserve aujourd’hui De quelque autre tyran moins glorieux que lui ! Tu le vois, ce n’est pas sans raison que je tremble ; Deux dangers différents nous menacent ensemble :

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140CLEOPATRE. Ou la reine soumet à son fier ascendant Antoine, et l’Orient commande à l’Occident ; r Ou le faible guerrier, dans les plaisirs esclave, S’endort, et le sénat tombe au pouvoir d’Octave. Ainsi des deux côtés même triste hasard, Rome est à Cléopâtre, ou Rome est à César. Ainsi sur cet amour notre avenir se fonde-, De cet amour dépend le partage du monde., Sauvons donc, s’il se peut, dans cette extrémité, Antoine et son honneur, Rome et sa liberté !… J’ai mon expérience, aide-moi de la tienne. Est-il quelque intérêt… violent… qui retienne Cléopâtre en Egypte ?… En ce cas on pourrait…’ Compromettre un moment ce puissant intérêt. Eli ! 11e m’as-tu pas dit que le peuple conspire, Qu’il l’accuse tout bas, qu’il maudit son empire ? S’il s’armait tout à coup… il lui faudrait rester DIOMÈDE. Non, quelques mécontents veulent se révolter ;. Mais les Egyptiens sont un troupeau docile, Ils l’aiment malgré tout, et son règne est facile. Les crimes les plus grands ne les révoltent point ; Ils ne sont ombrageux jamais que sur un point : Qu’on respecte leurs dieux, c’est tout ce qu’ils demandent Ils adorent le mal quand leurs dieux le commandent ; On peut les décimer, les accabler d’impôts Sans crainte de les voir sortir de leur repos… Mais qu’on vienne à tuer dans la forêt sacrée Une autruche, un ibis… la guerre est déclarée ! Gallus faillit périr, pour un chat qu’un Romain À tué par mègarde un jour sur son chemin.^ La révolte éclata… ce peuple si tranquille Voulut dans sa fureur incendier la ville ; Il fallut que Gallus au port se retranchât, Et deux mille Romains périrent… pour un chat— Non, la reine respecte et les dieux et les prêtres Qui gouvernent ici le peuple et sont ses maîtres…. Crois-moi, nous ne saurions l’atteindre en son pouvoir ; Comme reine, du moins, elle fait son devoir, Et son sceptre est tenu d’une main ferme et sûre.

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ACTE I,


Scène I.

•.VENTIDIUS. Cependant chaque roi porte au cœur sa blessure. N’as-tu jamais sondé ce mystère profond ? Quel mot, quel souvenir l’agite et la confond ? Toi qui sais le secret de sa vie insensée, N’as-tu pas découvert sa plus laide pensée ? DIOMÈDE. Sur son esprit troublé seul tu prétends agir ?… Et tu veux un secret qui la fasse rougir ?… Tu cherches ?… VENTIDIUS. DIOMÈDE souriant. ? Je choisis. C’est venir à merveille ; Le plus triste est toujours le secret de la veille…. Eh bien, donc, tu saurasJe rougis à mon tour D’avoir à te conter ce misérable amour— Ebloui par l’éclat d’un brillant diadème, Un jeune esclave, un fou, sur la reine elle-même Osa lever les yeux. II.l’aimait… sans espoir… Mais elle, un jour d’ennui, daigna s’apercevoir Des soins mystérieux de cet esclave indigne. D’abord il fut troublé d’une faveur insigne ; Puis tombant à genoux, il lui dit bravement : « La mort, si tu le veux, pour l’amour d’un moment La reine, pardonnant cet insolent délire, Sourit, et lui promit la mort par ce sourire. L’esclave doit subir aujourd’hui son arrêt ; On lui fait essayer quelque poison discret Venu de Thessalie ou rapporté de Thrace, Et sans bruit, c’est ainsi que l’on se débarrasse De ce honteux amour trop bien récompensé, Et dont l’orgueil royal pourrait être offensé. Le poison et le Nil finiront l’aventure ; C’est un genre nouveau de brouille et de rupture ; Mais on ne rougit point du souvenir des morts ; C’est la honte qui fait tout le poids du remords, Et la femme de cœur qui sait rendre impuissante La preuve de son crime en est presque innocente. VENTIDIUS.

  • i’

Un esclave !…

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DIOMÈDE. Quelqu’un !

VENTIDIUS. Marc-Antoine est jaloux… Si, sauvant cet esclave DIOMÈDE. On vient, retirons-nous. {Ils entrent dans la chambre de Diomède ; Charmion parait dans la galerie.)


Scène II.

IRAS, GHARMION portant une coupe et une fiole de poison.

IRAS s’éveillant. Qui marche là ?

CHARMION.

C’est moi, c’est Charmion la noire. Oh ! que tu dormais bien sur ton beau bras d’ivoire, Belle Iras ! J’admirais ce tendre dévouement : • En te voyant dormir, dormir profondément, Je me disais tout bas, pardonne cette idée : Par les rêves d’Iras la reine est bien gardée !. IRAS. Ne me dénonce pas, j’ai veillé l’autre nuit,. Et d’ailleurs, tu le vois, j’accours au moindre bruit. CHARMION. On sait ce que tu vaux ; aussi, jeune imprudente, C’est toi la favoriteet moi la confidente.• Elle amuse,’je sers ; chacune a son devoir. ¦-f IRAS. Oh ! Charmion, la reine était sombre hier soir… J’ai chanté, j’ai dansé, mais rien n’a pu lui plaire Elle semblait cacher une sourde colère… > Elle cherchait à rire, et riait tristement Toi-même… quel est donc ce breuvage écumant Que tu viens de verser, dopt ta coupe est remplie ? , r CHARMION. C’est un poison nouveau venu de Thessalie. IRAS. On va l’essayer ? -

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CHARMION. Oui. IRAS. Sur quelque « condamné ?

CHARMION. Dont le crime est si grand…, qu’on l’avait pardonné !

IRAS. Et quel était ce crime ? CHARMION. Une folie étrange. Te souvient-il qu’un jour, assises dans la cange Qui conduisait la reine aux fêtes de Mempliis, — Tu berçais dans tes bras Césarion son fils — Nous avons remarqué de loin, sur le rivage, Un jeune homme au front pâle, à l’air noble et sauvage ? Il restait là, rêveur, caché dans les roseaux, Et tu dis en riant : « C’est le Nil, dieu des eaux » . IRAS. Oh ! je ne riais pas… Dans ma chère patrie

CHARMION l’interrompant. Un soir, nous revenions d’une panégyrie ; ïl nageait dans le fleuve en nous jetant des fleurs. IRAS. Des lotus roses, bleus, de toutes les couleurs, Des lis… je m’en souviens CHARMION. Eh bien, aujourd’hui même ïl va mourir. IRAS. Pourquoi ? CHARMION. Pourquoi ?… la reine l’aime, Il paiera de sa vie un moment de bonheur ; Cet homme ne peut vivre après un tel honneur ; C’est un esclave IRAS ; Lui ?….* CHARMION. Sa mort secrète et prompte Cachera cet amour.

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144 CLÉOPÂTRE. IRAS. La reine, quelle honte ! ’ Aimerait un esclave, un être abject et vil !… Non, je l’avais bien dit,’c’est… c’est… le dieu du Nil ! Par le dieu du Scamandre, aux rives parfumées, Souvent dans mon pays les femmes sont aimées. Malheur à la beauté qui l’admire longtemps ! Perfide, il la retient par ses cheveux flottants, Et remporte avec lui dans les grottes profondes J Où s’épanche son urne et se perdent ses ondes. On la cherche, on la pleure, on poursuit dans son cours Le fleuveIl l’aime tant, qu’il la garde toujours ! CHARMION riant. Enfant, tu me dis là des.contes de nourrices : Va, le vieux Nil n’a point de si charmants caprices. Je ris de ta folie, et je ne sais pourquoi Je t’écouteLe Nil !…. IRAS. Et si c’était un roi… Qui, pour mieux réussir, s’aidant d’un stratagème— CHARMION. On ne fait pas mourir un roi parce qu’on l’aiine. IRAS.. Mais on connaît cet homme et l’on saura sa mort— CHARMION ; C’est un esclave grec, un ouvrier du port ; On l’oubliera bientôt, on le connaît à peine…. IRAS. Oh ! la reine est cruelleOh ! je ne suis pas reine !… Pauvre esclave ! il est Grec, il est de mon pays ! CHARMION. ¦ ¦ » Moi, je ne juge pas la reine… j’obéis—. Je ne demande pas le nom de la victime. Cet homme est condamné, que m’importe son crime ? Que m’importe qu’il vive ou tombe avant le temps ? J’ai versé le poison dans la coupe… et j’attends. IRAS. Il vient !

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Scène III.

IRAS, CHARMION, L’ESCLAVE.

l’esclave. O Charmion, voici déjà l’aurore !… Je la verrai Briller si tu tardes encore. Hâte-toi doncHier, j’ai juré que mes yeux, Ne reverraient jamais Hélios, roi des cieux ; J’ai-juré par le Styx !… Me rendrais-tu parjure ?… Douterait-on de moi ?… Me fait-on cette injure ?… CHARMION. Non, j’avais ta parole, et le poison est prêt. •ï1¦ L ESCLAVE prenant la coupe. Donne. Tu lui diras que je meurs sans regret ! CHARMION. Quoi ! tant d’insouciance à ton heure dernière ! ’ On te laisse le temps d’exhaler ta prière. À la vie, au bonheur fais au moins tes adieux ; Tu ne veux pas mourir sans invoquer tes dieux ? l’esclave.. O fille de la Nuit ! ô déesse implacable, Toi qui n’as point de temple, et qu’on craint d’adorer ; Toi que le malheureux, quand le destin l’accable, Seul en tremblant ose implorer ; 1, ^, O Mort ! à tes fureurs un fol amour me livre ! Prends ta faux.redoutable et parais à ma voix : À la voix d’un heureux que son bonheur enivre, Viens donc pour la première fois ! . ; s,

    • _

Une femme régnait sur des peuples sans nombre ; De sa beauté les rois, les dieux étaient épris ; , Moi, j’étais son esclave et je l’aimais dans l’ombre, Heureux même de ses mépris. r. -K¦ ¦s¦ ¦ ¦… ¦ — Je ne pouvais jamais l’approcher ni l’entèndre ; Mais, pour apercevoir ou son voile ou sa main., ,. Je la suivais partout, je virais pour l’attendre . Et me jeter dans son chemin.’ 10 \

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I 146CLÉOPÂTRE. Un jour, elle vint voir les travaux des fontaines… Je tombai prosterné de crainte à son aspect— O Vénus ! tout l’amour qui dévore mes veines Parla dans ce brûlant respect.^ i¦ Pour lui plaire il faut être un héros fier et brave, Et moi, par quels hauts faits ai-je su, l’attendrir ? Je n’ai dit qu’un seul mot : « Reine, je suis esclave, Mais j’aime et je voudrais mourir. » w ». Et la nouvelle Isis que l’Egypte idolâtre À souri par caprice à l’esclave du port… J’ai vu pâlir d’amour la reine Cléopâtre… Et joyeux je t’appelle, ô Mort !, f*-ii Viens donc !… Tous les orgueils des gloires insensées Toutes les voluptés, tous les feux de l’amour, Tous les enivrements des royales pensées, Je les ai connus en un jour ! »

  • ?

Je suis prêt à partir pourJes rivages sombres ; Prends mon sang et ma vie et mon jeune avenir…. Mais permets qu’avec moi j’emporte chez les ombres Le souvenir… le souvenir ! ’.L Sauve-moi de l’oubli, Cléopâtre est si belle !… Choisis pour me punir le plus dur châtiment, Mais que dans les enfers je souffre encor pour elle, Que mon amour soit mon tourment !…’ Nourris tes noirs vautours de ma chair déchirée, Sous des rocs éternels roule mon corps meurtri, . Mais laisse à mes regards son image adorée, À mes lèvres son nom ch éri ! "HI , g’’\._’¦ Je subis tes arrêts, ô Mort, sans une plainte ; Respecte mon bonheur… il m’est venu de toi Et sur mon front glacé laisse vivre l’empreinte De ses baisers qui m’ont fait roi. (11 prend la èoupe, boit le poison et tombe.) Ah !

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IRAS regardant l’esclave. L’implacable Mort a reçu son offrande,

DIOMEDE entrant précipitamment* Iras ! Çharmion ! la reine vous demande. (Iras et Çharmion sortent.)


Scène IV.

L’ESCLAVE, DIOMÈDE, VENTIDIUS, UN MÉDECIN ; SERVITEURS.

(Diomède fait un signe au médecin et aux serviteurs, qui s’empressent auprès de l’Esclave.) LE MEDECIN. Il est trop tard, je crois DIOMÈDE. 9- Non, il respire encor. LE MÉDECIN. Maître…. DIOMEDE. Je te promets, demain, son pesant d’or, Si tu peux le sauver LE MEDECIN faisant respirer un flacon à l’Esclave. •Le regard se ranime…. Ce flacon a ravi plus d’une autre victime Aux vengeances des rois Bien ! ce"t homme est sauvé… Je vous réponds de lui. DIOMÈDE. i Cet homme est réservé À servir des projets d’une haute importance ; J’ai révoqué pour lui la royale sentence ; Mais toi, dis qu’il est mort et mort par le poison. Va, fais-le transporter sans bruit dans ta maison, Tiens-le dans quelque endroit inconnu, solitaire, Jusqu’au jour où j’irai t’expliquer ce mystère. . VENTiDIUS à part, regardant l’Esclave que les serviteurs emportent. \ Oui, sauvons cet objet d’un si honteux amour ; Je pressens les remords qu’il doit causer un jour… Seul, j’aurai le secret de ce capriee infâme, Je pourrai dominer cette orgueilleuse femme. 10.

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148 CLÉOPÂTRE. Antoine, tu voudras succéder dans son cœur, À César… l’héritage est digne d’un vainqueur ; Il est beau d’être aimé par qui chérit la gloire, Et d’être un noble choix dans une noble histoire. Tu voudras succéder à César… vain effort, ¦ Tu n’auras pour rival qu’un esclave du port. Il faut qu’il la connaisse et qu’alors il la fuie… Le monde est en danger, Cléopâtre s’ennuie ! (Les serviteurs qui emportent TEsckxc sc sont arrêtés sur un signe de Diomède. Attentif, il écoute ; après le dernier vers il leur fait de nouveau un’signe ; le& serviteurs se remettent en marche et sortent du palais.). FIN DU PREMIER ACTE.

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ACTE DEUXIEME. +’ftH Un pavillon sur la terrasse du palais des Ptolémées, à Alexandrie. — Dans le lointain, le port et ses vaisseaux, la ville et ses monuments. ¦— La reine est étendue sur un lit de repos ; auprès d’elle Iras et Charmion balancent des éventails en plumes d’ibis. — Au fond, des chanteurs et des chanteuses portant des lyres d’ivoire, des cithares d’or. — Autour de la reine, des savants, des philosophes, des architectes et des esclaves tenant des instruments d’architecture et d’astronomie* • — Sur le devant de la scène, le grand prêtre d’Hermès lit dans le livré sacré que tient un desservant du temple.


Scène I.

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION, LE GRAND PRÊTRE, UN PHILOSOPHE, UN SAVANT, m architecte. » ’¦. ¦ LE GRAND PRÊTRE lisant à haute voix. Athyr, c’est le chaos, l’obscurité profonde, Le lit au fond des eaux, où sommeillait le monde. Pirami, c’est le jour, c’est l’esprit radieux. Knepli, c’est le créateur, père de tous les dieux. Phtah, son fils, dieu du feu, c’est le roi du tonnerre : Il a créé le ciel, il a créé la terre. Le mal est dans Typhon ; le bien, dans Osiris, Frère et divin époux de l’immortelle Isis. Totli, le révélateur, inventa l’écriture ; Toth sait tous les secrets que voile la nature. Tméi, c’est la justice. Athor, c’est la beauté ; Toutes deux s’unissant forment la vérité. L’Amenthi, c’est i’abîme où les âmes descendent, C’est là qu après la mort leurs juges les attendent ; On y connaît leur vie, on y pèse leurs droits. Mais déjà sur la terre on peut juger les rois…. .(Tous s’inclinent.) .CLÉOPÂTRE au grand prêtre. J’assisterai demain à la panégyrie. LE GRAND PRÊTRE.. Les dieux nous sont cléments quand là reine les prie, Et le peuple joyeux imite sa ferveur.. ’ UN PHILOSOPHE à Cléopâtre. : ¦ Egiras de Samos demande la faveur D’être admis dans l’École.. % i

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150 CLEOPATRE. CLÉOPÂTRE. Admettez cet élève… Il a quelque talent. (À un architecte.) J’ai hâte qu’on achève Ce temple d’Hermonthis. Presse donc les travaux. (À un savant.), Toi, ce mois-ci, combien de volumes nouveaux ? LE SAVANT. Mille. CLÉOPÂTRE. . Pour remplacer ceux qu’a détruits la flamme, C’est peu.’ LE SAVANT. Si nous avions les trésors de Pergame ! Des ouvrages sans prix ! Mais pour les lui ravir— .CLÉOPÂTRE. Eh bien, que faudrait-il ? LE SAVANT. Un mot du triumvir. CLÉOPÂTRE. Vous les aurez… 11 doit réparer les dommages Que nous a faits César…. LE SAVANT. Oh ! reçois nos hommages ; Favorite d’isis, on t’admire à genoux !… (Tous sc prosfcrnent.) CLÉOPÂTRE. i. Philosophes, savants, sages’, relevez-vous ! Je souffre de vous voir dans cette humble attitude. Vous qui représentez la science et l’étude, Faites parler vos droits dans tous vos sentiments ; Le monde, pour juger, attend vos jugements ; Au premier rang, par vous, l’Égypte s’est placée ; Ce qui fait l’homme grand, chez nous, c’est la pensée Et Je front du penseur, semblable au front du roi, Ne doit point se courber, pas même devant moi ! LE SAVANT. Ce reproche t’honore et prouve ton génie. (Le grand prêtre » l’architecte et les savants sortentJ)’

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— ACTE II,


Scène II.


Scène II.

.h — # * CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS. I’ IRAS à Cléopâtre.’ ' f Te plaît-il d’écouter ces chanteurs d’Ionie ? CLÉOPÂTRE, Non, le bruit me fatigue ; emmène"tes chanteurs. Isis, j’ai trop payé tes oracles menteurs… Ils m’ont promis Antoine aujourd’hui L’heure passe Ils m’ont trompée !… En vain j’interroge l’espace ; Nulle voile brillante à l’horizon des mers, Nul messager poudreux dans les chemins déserts, Nul rameur sur le Nil, nul signal sur le phare ! Point de chants, point de cris, de joyeuse fanfare ! Aucun bruit de retour ne fait battre mon cœur. Rien ne me dit:Voici le triumvir vainqueur ! CHARMION. Mais le fleuve déborde et la route est fermée. CLÉOPÂTRE. .« A’ , V Qu’importe ? Il ne vient pas en tête d’une armée; Une cange suffit pour d’amener ici. IRAS.’ ¦+ Dans ses projets peut-être il n’a pas réussi… Et le nome insurgé refuse obéissance…. CLÉOPÂTRE. Iras, doutedesdieux, mais nonde sa puissance ! .(Réfléchissant.)’.¦ Il reviendra par mer. Un messager romain. À dû le rencontrer dès hier en chemin. Deux vaisseaux de César l’attendent dans la rade. Peut-être il a voulu passer par l’Heptastade, Afin de recevoir les envoyés an port… Mais que lui veut César ? Dieux ! s’ils étaient d’accord ! Pour chasser de ses mers l’héritier de Pompée. Et reprendre sur lui la Sicile usurpée, . Il a besoin d’Antoine… il presse son retour. Rome, qui me connaît, a peur de son amour

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152 CLÉOPÂTRE. J’ai hâte de le voir… Oh ! comme l’heure est lente ! Et que cette chaleur sans air est accablante ! Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur, Pas une larme.d’eau dans l’implacable.azur ! r Ce ciel n’a point d’hiver, dè printemps ni d’automne ; Rien ne vient altérer sa splendeur monotone… Toujours ce soleil rouge à l’horizon désert, Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert. De ce constant éclat l’esprit rêveur s’ennuie, , Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie, ¦ Iras, je donnerais ces perlés, ce. bandeau— Ah ! la vie en Égypte est un pesant fardeau ! Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre,., Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre…. On vante ses palais, ses monuments si beaux, Mais les plus merveilleux ne sont que dés tombeaux. Si Ton marche, l’on sent, sous la terre endormies, Des générations d’immobiles momies. On dirait un pays de meurtre et de remords. Le travail des vivants c’est d’embaumer les morts.. / p*i *--t¦. Partout dans la chaudière un corps qui se consume ; v Partout l’âcre parfum du naphte et du bitume ; .. Partout l’orgueil humain follement excité, Luttant dans sa misère avec l’éternité— Des peuples disparus qu’importent ces vestiges ? Art monstrueux ! je hais tes vains et faux prodiges : \ Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi ; Tout, jusqu’à ses beautés, m’inspire de l’effroi, Jusqu’à son fleuve illustre, énigme dans sa course, Dont, depuis trois mille ans, on cherche en vain la source. Son bonheur même a l’air d’une calamité, Car le sombre secret de sa fertilité N’est pas le don du sol, l’heureux bienfait d’un astre ; Cette fécondité naît encor d’un désastre.

    • ¦j

Il faut, pour qu’il obtienne un éclat passager, Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager. Il perdrait tout, sa gloire et’sa fortune étrange, Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange. Oh ! c’est triste pour moi d’avoir devant les yeux Toujours ce fleuve morne aux flots— silencieux, -

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Et, regardant monter cette onde sans rivages, De mettre mon espoir en d’éternels ravages.,

CHARMIois avec malice.,

On médit de l’Egypte, on l’aimait autrefois. Ah ! si ce beau pays a perdu tous ses droits, C’est qu’on a vu l’Asie et qu’on se souvient d’elle ; C’est qu’un tendre regret rend le cœur infidèle ; C’est que le froid Cydnus a détrôné le Nil Oh ! le charmant voyage ! Iras, t’en souvient-il ? J’étais au gouvernail… j’étais une sirène. .•¦.. •.IRAS. Moi, j’étais une nymphe et j’éneensais la reine. Quel gracieux, tableau ! Je crois le voir encor Ce superbe vaisseau dont la poupe était d’or, Et ces voilés de pourpre, au soleil enflammées, Que gonflaient les soupirs des brises parfumées Ces rameurs à l’air fier, à l’œil intelligent, - Tenant dans leur main noire un aviron d’argent ; Ces guirlandes de fleurs aux vergues suspendues, Et partout sur le pont ces roses répandues, Et tous ces beaux enfants déguisés en Amours, Dont les grands yeux ravis la regardaient toujours , CLEOPATRE souriant. Et lui qui m’accusait, me traitait en rebelle ! IRAS. Comme il fut ébloui ! comme il te trouva belle ! a4 .CLÉOPÂTRE. i*¦ Je voyageais ainsi pour me justifier ;. Il voulait me punir et me sacrifier ; Il m’accusait tout haut d’avoir servi la haine a* Du farouche Brutus : l’excuse eût été vaine… Ce terrible soupçon à ma voix s’envola…

  • < —V 4 » …f

Il ne me parla point de Brutus ce jour-là. Oh ! je veux rappeler ce souvenir de joie, Et telle qu’il me vit je veux qu’il me revoie. Je veux mettre aujourd’hui ce collier éclatant Que je portais alors et qu’il admira tant. (À Charmion.) Va le chercher. (Clîarmion sort.)

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154, CLEOPATRE. Eh bien ! ce souvenir m’attriste… À l’absence, à l’ennui vainement je résiste. (Elle s’assied d’un air languissant.) . IRAS.. Pour t’amuser je sens ma science en défaut… Si j’essayais de lire… une.ode de Saplio ! CLÉOPÂTRE. Sapho !… ma pauvre enfant, j’admire ton adresse ! Pour guérir de l’amour des vers brûlants d’ivresse ! Pour calmer mon esprit ces délirants aveux ! Prends-les donc ces beaux vers, et lis—les, si tu veux. IRAS lisant comme une écolière. « Heureux qui près de toi pour toi seule soupire, D Qui jouit du plaisir de t’entendre parler, i5 Qui te voit quelquefois doucement lui sourire… » CLEOPATRE l’interrompant. Oh ! comme tu lis.mal ! Tu n’as donc rien aimé ? ’t¦ Tu ne comprends donc pas ce langage enflammé ? (Elle prend le livre et lit.)1 « Heureux qui près de toi pour toi seule soupire, » Qui jouit du plaisir de t’entendre parler, i* Qui te voit quelquefois doucement lui sourire ! iî Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l’égaler ? ii Je sens de veine en veine une subtile flamme « Courir par tout mon corps sitôt que je te vois, ii Et dans les doux transports.où s’égare mon âme, » Je ne saurais trouver de langue ni de voix. » Un nuage confus se répand sur ma vue, ii Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs » Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue, » Un frisson me saisit… je.tremble… je me meurs ! » Oh ! ces vers m’ont troublée !… Ainsi je suis émue… Tout à coup… à son nom, à sa voix, à sa vue, Et ce tourment n’est pas un aveu mensonger !

  • Traduction de Boileau.’

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ACTE lï,


Scène III.

155 i t• / ’ 1, •


Scène III.

I CLÉOPÂTRE, IRAS, DIOMÈDE, VENTIDIUS, ANTOINE enveloppé d’un manteau ; OFFICIERS DU PALAIS et SERVITEURS ; ensuite CHARMION. DIOMÈDE. Le divin triumvir t-’envoie un messager, Reine, pour t’annoncer une heureuse nouvelle VENTIDIUS à Antoine, qui reste au fond du théâtre. Ne te montre donc. pas. ANTOINE à Vcntidius. * Regarde qu’elle est belle ! DIOMÈDE. ; Ventidius vainqueur et vainqueur en son nom.. CLÉOPÂTRE vivement. Antoine viendra-t-il.ici, ce soir ? t ¦ DIOMÈDE. -Non. CLÉOPÂTRE. Non !… 11 ne vient pas !… DIOMÈDE. Il doit… Va-t’en. Il reviendra. CLÉOPÂTRE. Je 11e veux rien entendre… DIOMÈDE. CLÉOPÂTRE. Je suis lasse d’attendre Et de vivre sans lui ! Je pars… je le rejoins. » Où s’est-ilarrêté ? Puis-je savoir du moins Quel chemin il a pris ? DIOMÈDE. Quel chemin ? je l’ignore. .CLÉOPÂTRE. Par Isis, c’en est trop ! languir, attendre encore Après tous les ennuis que j’ai déjà soufferts ! Retourne d’où tu viens, messager des enfers ! Peut-iJ donc se jouer d’une telle souffrance ?

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156 / CLEOPATRE. Moi, qui ne vivais plus que par cette espérance !… Ah ! je ne croyais pas l’aimer si follement ! Que je voudrais le voir, le voir un seul moment ! Après il serait libre. Oui… pour le voir une heure Je donnerais mon sceptre ! ANTOINE à Ventidius. Elle pleure… elle pleure ! CHARMION rapportant le collier que la reine lui a demande. Voici ce beau collier, précieux souvenir ; Iras, viens l’attacher.. • CLÉOPÂTRE refusant le collier. Il ne doit pas venir !… Le voir un seul moment !… ANTOINE à Ventidius. Tu l’entends, elle m’aime ! CLÉOPÂTRE à Diomède. Dis-moi, le triumvir a-t-il donné lui-même Ce message ?… Comment ne m’a-t-il pas écrit ? Pour y manquer il faut qu’il ait perdu l’esprit. Etait-il inquiet ?… Il est blessé peut-être ?… Quel est ce messager ?… avait-il vu son maître ? Dis. DIOMÈDE. C’est un de ses gens que je ne connais pas. -*i CLÉOPÂTRE. Si ce n’est pas Eros, c’est un de ses soldats. Qu’on l’appelle.. . DIOMÈDE. ’..Il est là ! , CLÉOPÂTRE.. Qu’il vienne donc ! DIOMÈDE. I’ Il n’ose. CLÉOPÂTRE. Pourquoi cet embarras ? Va, j’en pressens la cause… Il tarde à m’annoncer quelque horrible malheur ; Il craint, il craint mes cris, l’excès de ma douleur. (À Antoine qui s’est approché d’elle, mais qui tourne la tête.) .Tu détournes les yeuxViens… parle… qui t’envoie ?.. a I

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1 1 r

ACTE II,


Scène III.

157

( Reconnaissant Antoine.)t Ali !… lui !… C’est imprudent… on peut mourir de joie. -’(Elle tombe dans les bras d’Antoine.) • ! .’ANTOINE. O ma reine adorée ! CLEOPATRE. m . Antoine ! ANTOINE. Æ. Parle bas..-. Je reviens malgré tout, mais ne me trahis pas. CLÉOPÂTRE..• Et pourquoi te cacher ? ’’ ANTOINE. Pour tenir ma promesse. Mes amis inquiets m’accusent de faiblesse. J’ai juré de passer ici secrètement, Sans te voir, et caché sous ce déguisement ; Je marchais vers le port, quand tu m’es apparue Sur la terrasse en fleur… belle, triste… À ta vue, Entraîné malgré moi, je n’ai plus résisté ; Par l’escalier des Sphinx, tremblant, je.suis monté. Tes gardes sont venus ; j’ai dit : C’est un message Du triumvir… Soudain ils m’ont livré passage.- Là, j’espérais rester dans la foule un moment Et fuir… mais tu pleurais… J’ai trahi mon serment. Pardonne-moi d’avoir excité tant d’alarmes, Reine… et d’avoir joui si longtemps de tes larmes. CLÉOPÂTRE. Mais pourquoi m’éviter ? que veulent tes amis ? Quel est donc leur dessein ? qué’lèur as-tu promis ? ANTOINE. Dans le port de Pharos ils veulent me conduire… Il s’agit d’alliance…... CLÉOPÂTRE.. ’’r 1( 1 Ils veulent te séduire ! ANTOINE souriant.* .. r C’est toi qui dis cela !… Je dois….., CLÉOPÂTRE., . , Tu n’iras pas….

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158 CLEOPATRE. ANTOINE. Reine, il faut cependant…’.• CLÉOPÂTRE. Je m’attache à tes pas ! VENTIDIUS s’approchant et montrant la rade. À bord de ces vaisseaux les envoyés l’attendent. CLEOPATRE reconnaissant Veniidius. (À part.) Ventidius !… Serait-ce un piège qu’ils me tendent ? ANTOINE montrant Veniidius.¦ i Voici l’heurenx vainqueur des Parthes. ’VENTIDIÜS. Non pas moi ! Je n’ai fait qu’obéir ; et leur vainqueur, c’est toi…. Reine, il va refuser de signer l’alliance…. Il comprend tes soupçons, ta juste défiance… Mais à ses vieux amis il doit quelques égards. Et n’est-ce pas le moins qu’il s’offre à leurs regards, Pour ranimer leur foi quand la guerre s’annonce ? Ne faut-il pas aussi, reine, que sa réponse ¦ Pour avoir plus d’effet, soit de lui sans détour, Et qu’on n’en puisse pas accuser son amour ? Rome le dit esclave, et le sénat l’accuse : Dissipe leurs soupçons par cette adroite ruse ;. Loin de toi, permets-lui d’agir en liberté… Laisse-le refuser de signer ce traité— Apprenant les motifs qui font sa résistance, Rome révoquera sa sévère sentence. Que Rome croie Antoine à ses devoirs rendu, Un seul jour, un moment… et César est perdu. Tu l’aimes, aide-nous à défendre sa cause. .CLEOPATRE à Antoine. Mais quel est ce traité que César te propose ? VENTIDIÜS. Tu le sauras bientôt, il ne doit être absent Que deux jours., CLEOPATRE. -’It. Oh ! partit encore !… Il y consent !.. Cruel !… c’est à ma voix, à ma voix qu’il résiste ! Vivre pendant deux jours seule, inquiète et triste ! l

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159

ACTE IL


Scène IV.

’À Comment les supprimer, hélas ! ces deux longs jours ? Donne-inoi des pavots pour les rendre plus courts. N’est-il pas quelques fleurs, quelque oublieuse essence Qui nous fasse dormir tout le temps d’une absence ? Ah ! tu ne m’aimes plus… et tu veux me quitter ! ANTOINE. Si j’envoyais au port ? . CLÉOPÂTRE à Venlidius. Jt’’ Tu vois qu’il peut rester. .. "VENTIDIUS... Je vois qu’il est pressé de reprendre sa chaîne. Je n’espère qu’en toi:sois généreuse, ô reine ! Sans lui tout est danger Toi-même sauve-nous._ (Bas à ^Antoine,)’* Viens, viens, l’Esclave est là ; tu n’es donc plus jaloux ? ANTOINE à part.’ L’Esclave !… ce seul mot a réveillé ma rage. (Haut,)’ Adieu donc… dans deux jours ..CLÉOPÂTRE. , Qu’il me faut de courage !… (Voyant la tristesse de Cléopâtre* Antoine est au moment de revenir vers elle ; Ventidius l’entraîne violemment, Diomède, les officiers et serviteurs sortent. Cléopâtre suit des yeux Antoine d’un air désolé ; dès qu’il est parti, elle relève la tête,)


Scène IV.

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION.

CLÉOPÂTRE bas à Charinion.’, Vite, mes espions !… qu’on les suive à l’instant ! Qu’on sache ce qu’ils font au port qui les attend Ils mentaient tous les deux… et cachaient mal leur trouble ; Ils se parlaient tout bas et jouaient un jeu double…. Je feins d’être leur dupe, et les laisse partir ; Pour mieux les rassurer et mieux les pressentir; ’ Mais dis à Séleucus qu’il tâche de surprendre Le secret de leur fuite et vienne me l’apprendre. (Cliarmion donne des ordres à plusieurs serviteurs, qui sortent de divers côtés.) ’IB AS conduisant la reine au bout de la terrasse.. Viens, d’ici les regards le suivront plus longtemps.• Voilà les grands vaisseaux aux pavillons flottants…

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160•CLÉOPÂTRE. t Et la barque d’Antoine !… Elle commence à poindre. À l’horizon brumeux… elle va les rejoindre.’ CLEOPATRE regardant la rade. Oui, le voilà qui monte à bord d’un des vaisseaux… Om dirait que la proue a sillonné les eaux… Que, libre tout à coup, la voile se déploie, Qu’elle s’enfle et s’agite… Oh ! mon cœur est en proie Au plus affreux soupçon, au plus, affreux tourment. ¦-IRAS ; Ne crains rien, vers le port ils voguent doucement. (L’Esclave traverse le théâtre avec un arc à la main.) CLÉOPÂTRE* • Ecoute… un pas furtif a glissé sur le marbre. ’IRAS. Non, c’est le vent du soir qui vole d’arbre en arbre : ¦ CLÉOPÂTRE.. On vient de ce côté. CHARMIOKf. Je n’ai rien entendu. rCLÉOPÂTRE. Là… ne voyez-vous pas l’ombre d’un arc tendu ? Sur le mur, près du sphinx… (Une flèche vient tomber aux pieds de la reine,) ; Une flèche !… Mes femmes César, je reconnais tes serviteurs infâmes… Cet archer t’appartient, sa flèche était pour moi. CHÀRMION ramassant la flèche, dont le bois est enveloppé d’une feuille ’de papyrus* Un billet…v CLÉOPÂTRE. Ce n’est rien… je ris de mon effroi.. ’Mais comment ce message a-t-il trompé ma garde ? • Donne, je vais l’ouvrir.’

CHAHMION.

Non, ce soin me regarde. (Lisant.)h. a Reine, Antoine te trompe et tu l’attends en vain…. CLEOPATRE prenant le billet et lisant* » Esclave indigne, il veut briser ton joug divin. « Sa vieille ambition est enfin assouvie ;

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i t ACTE II, SCÏiNE IV.161 n II s’unit à César, il épouse Octavie…. y> Pardonne à qui t’apprend ce perfide traité ; n À la reine d’Egypte on doit la vérité.’ » La sœur de César !… oui… le mystère s’explique. Il évita l’éclat d’une fête publique.. Bans mon propre palais entré furtivement, Il s’y tenait caché sous, un déguisement. Il venait racheter son âme prisonnière,. : Livrer à son amour cette lutte dernière. Oui, pour mieux s’éprouver, il a voulu me voir, * Et, content de sa force, il retourne au devoir.,. Mais avec quelle audace et quelle perfidie Il exaltait encor son ardeur refroidie ! , Faussement indécis, faussement attristé, : Qu’il jouait la faiblesse avec simplicité ! Comme il reste toujours fidèle à sa nature ! Toujours doublement fort d’une double imposture, Humble et fier, blanc et noir, histrion ou héros, Pleurant, pleurant César, en flattant ses bourreaux ! Oh ! je le reconnais, et c’est bien le même homme : Qui vola la maison du grand Pompée, à Rome, — Qui, lâche, a fait périr Cicéron lâchement, ¦ Et petit, misérable en son ressentiment, .Répliquant par la mort au flux d’une harangue, ¬ ’jusqu’au fond de la gorge a châtié la langue ! O honte !… et l’on osa croire que je l’aimais !, . Moi l’aimer comme un jour j’aimai César… jamais ! Non, je ne l’aime pasEh ! que dis-je, insensée ? Quand je me sens mourir à la seule pensée.. Qu’il vient de m’échapper, qu’une autre a son amour, Et que pour elle il veut me quitter sans retour ! Une autre !… Est-il donc vrai ? Folle, insolente audace,. Est-ce moi que l’on quitte ? est-ce moi qu’on remplacé ? Quelle est cette beauté qui du fond de son deuil Vient lutter avec moi de puissance et d’orgueil ? Diomède a passé la moitié de sa vie. À Rome… il doit connaître, il connaît Octavie… Qu’il vienne ! il me dira ce que je veux savoir… Belle ou laide ? Elle est belle !… oh ! je voudrais là voir ! Affreux tourment ! garder sa fureur incertaine ! il

!

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162CLÉOPÂTRE. — N’avoir pas une image à livrer à sa haine !,.. Frapper a l’aventure et maudire au hasard. ! Qu’il vienne donc ! .., (Diomède entre avec Charmion, qui est allée le chercher dès que la reine ~a dit la première fois ; * Qu il vienne, *} CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION, DIOMÈDE. CLÉOPÂTRE à Diomède. C’est toi… viens… Tu connais César ? reine. DIOMÈDE. CLÉOPÂTRE. Tu connais sa sœur ? DIOMÈDE a part.’ Est-ce une épreuve ? CLEOPATRE… . t¦ Dis, connais-tu sà sœur ? DIOMÈDE. > Octavie… une veuve ? Je l’ai vue une fois aux fêtés de Junon. CLÉOPÂTRE.. Est-elle belle ? DIOMÈDE. .Très-belle. ’’CLÉOPÂTRE.. >Elle est jeune ? (Iras et Charmion font des signes ; à Diomède.) DIOMÈDE. Non, non Une beauté sans grâce et qui ne saurait plaire. ’ ¦CLÉOPÂTRE à part ; Il cherche à me tromper, il pressent ma colère. Folle reine qui veut en croire ses sujets ! (Haut.)’. Ce que tu me dis là change tous mes projets. On veut la marier au jeune roi de Thrace… Mais puisqu’elle est ainsi sans jeunesse et sans grâce, Je vais rompre en son nom…

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DIOMÈDE.

Reine, n’en faites rien, Elle est belle et charmante

CLÉOPÂTRE. Ah ! je le savais bien ! Sois calme… j’oublierai ce rapport infidèle ; Mais obéis sur l’heure et conduis-moi près d’elle. Tiens-toi prêt à partir, et va savoir au port Quel vaisseau lève l’ancre et peut nous prendre à bord Ce soir. Ne nomme point la reine-, ta maîtresse… Tu diras… que je suis… une, esclave de Grèce… (Montrant Iras.), Comme elle… et tous les trois nous partirons sans bruit, Protégés par les dieux, le silence et la nuit. (Diomède sort.) CHARMION. Eh quoi ! tu veux partir, ô reine bien-aimée, Sans garde, sans amis, sans vaisseaux, sans armée, Seule, te confier à des dieux étrangers ? Songe, que de malheurs, de craintes, de dangers !../ ’CLÉOPÂTRE. l, . J’ai couru des dangers bien plus graves encore, Ne t’en souvient-il pas ? le jour qu’Apollodore Me menant chez César’, seule, dans un bateau, Me chargea sur son cou comme un léger fardeau : Dans ce coffre maudit je respirais à peine. k Que m’apportez-vous là ? — Général, c’est la reine, On ne te fit jamais de plus riches présents33 César se prit à rire, et moi… j’avais seize ans. Va, le plus grand danger pour moi, c’est cet outrage Qui me frappe aujourd’hui, qui détruit mon ouvrage. Il me faut retrouver Marc-Antoine à tout prix. ’ La grande Egypte et moi mourrons de son mépris. Mon plan est arrêté ; donne, je veux prescrire Des ordres à mes chefs… ¦ * ¦ ¦ „ (Charmion présente à la reine des tablettes et un stylet : elle écrit.) Ce que je vais écrire Leur sëra chaque jour remis fidèlement Comme un décret subit émané du moment. Nos voisins sont en paix et le peuple est tranquille, 41. /

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I 164CLÉOPÂTRE. Je puis sans imprudence abandonner la ville. ¦ Mais il faut qu’on nie croie ici, dans ce palais :. Les prêtres vont venir, loi-même reçois-les ; Dis-leür… que je me meurs… que la fièvre me tue… Que de tous’mes sujets je déteste la vue ;  ; Que ma faible raison commence à s’égarer… Frappe, meurtris ton sein, fais semblant de pleurer—’ 'T’’ CHARMION. Je suis sincère, liélas ! tu me quittes, je pleure. .CLEOPATRE. 11t-•_ Va, viens, et fais grand bruit, qu’on te voie à toute heure. Tu règnes au palais, et Cbârmion, c’est moi ; On ne croira jamais que je parte sans toi ; C’est le meilleur moyen de cacher mon absence, Tu resteras ( Cliarmion insiste.) Faut-il parler d’obéissance ? CHARMION. Reine, de tes dangers je dois avoir ma part.’ CLÉOPÂTRE. Non, reste, je le veux.* (À Iras.) , Pressons notre départ. CHARMION. À l’amour d’un Romain immoler ton royaume ! CLÉOPÂTRE. Eh ! l’Égypte sans lui n’est plus qu’un vain fantôme. Antoine seul lui rend l’éclat des anciens jours ! L’Égypte… a le secret de mes folles amours. CHARMION..V Mais on peut t’entraîner dans quelque horrible trame ! Songe à ta vie enfin CLÉOPÂTRE. Je veux voir cette femme ! , Un seul regard, un seul, jeté sur sa beauté, Me dira le pouvoir de son nom redouté. Tant de vertus, dit-on, lui donnent tant de charmes… Pour la combattre, il faut connaître au moins ses armes. Eh bien, nous lutterons ensemble devant lui. Suis-je donc un objet de dégoût et d’ennui, t (

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I t 1

’ACTE II,


Scène V.

165

Une triste Ariane, • une pâle matrone, Une laide Sapho, pour que l’on m’abandonne ? Mes flatteurs auraient-ils trop loué ma beauté ? Je suis reine, à quoi donc me sert la royauté, Le prestige, l’attrait, l’éclat du diadème,. Si je ne peux pas plaire à cet homme que j’aime ? Mais si sa beauté plaît, si son ordre fait loi, La moindre lavandière est plus reine que moi ! Je suis reine, je suis fille de Ptolémée, J’aime… je daigne aimer… et ne suis point aimée ! Et r on s’en va chercher un bonheur innocent, .. Après m’avoir donné quelques jours en passant ! C’est l’amour sérieux ; je suis l’amour folâtre… On ne peut pas rester fidèle à Cléopâtre ; Du nom de son amant on peut être jaloux, , Mais auprès d’Octavie on veut le nom d’époux ! Où règne la vertu mon influence expire !… Antoine, ce jeu-là te coûtera l’Empire…. Partons ! j’arriverai trop tard pour rien changer, J’arriverai toujours à temps pour me venger ! FIN DU DEUXIÈME ACTE.

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/ ACTE TROISIEME. Le jardin d’une villa aux environs de Tarente. —’A droite une statue ; . à gauche une colonnade.


Scène I.

ANTOINE, VENTIDIUS. ANTOINE. Je le Yeux ; dès ce soir Vous m’avez tous tromp Elle m’aime, m’appelle, etje veux la revoir.

  • .VENTIDIÜS.…

Et moi, je te retiens, etje fais mon devoir—, ANTOINE. ;

\

Tu nous as séparés par un cruel mensonge.. :. Ah ! je me sens rougir de rage quand j’y songe !… Cet esclave maudit, qu’a-t-il donc révélé ? Il vous a confondus sitôt qu’il a parlé… Du fourbe Diomède il connaissait la haine… Diomède voulait empoisonner la reine ; L’esclave a pressenti l’infâme trahison, , Et pour la déjouer, il a.bu le poison… Quelqu’un l’a secouru… Voilà toute l’histoire VENTIDIUS. <, C’est celle-là du moins qu’il te convient de croire…. Eh bien ! soit, je reprends mes avis superflus. À quoi bon t’éclairer quand tes yeux ne voient plus ?… Je ne lutterais pas contre un amour vulgaire ; Mais ce honteux amour, c’est la guerre… la guerre !… S’il s’agissait de toi, de tes seuls intérêts, De ton bonheur enfin, je me résignerais À voir ton nom éteint, ta valeur endormie ; Mais c’est l’amour fatal d’une reine ennemie, C’est l’Empire détruit, perdu, déshérité, , Au profit de sa haine et de sa royauté. Eh ! que me font ses pleurs et tes tendres alarmes ! Je vois ta perte, moi, dans tes menteuses larmes… je quitterai Tarente. é, Cléopâtre est mourante ;

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Je vois ton déshonneur dans ta folle pitié, < Et je te crie, au nom ; de ma vieille amitié, , Au nom de ton pays, de Rome qui te juge : Tu te crois uit amante et tu n’es qu’un transfuge ! .ANTOINE. Et moi je juge aussi, d’après cet entretien, Qu’Octave a des amis… et qu’ils le servent bien !…. VENTIDIUS.... Octave, penses-tu ?… Faut-il donc te le dire ?… Ce voyage honteux, Octave le désire. Pompée est mort… Ce nom le remplissait d’effroi : Il est mort, et César n’a plus besoin de toi. II t’a donné sa sœur, cette sœur bien-aimée, Pour avoir ton argent, ta flotte et ton armée : . Maintenant que le calme est rentré parmi nous, Qu’il n’est plus inquiet, il redevient jaloux. Aujourd’hui cet ami, cet allié, ce frère, , Ce n’est plus qu’un rival à tous tes plans contraire. Octave est trop prudent pour aimer les héros., . Il n’a point les vertus des vaillants généraux, Il est froid, patient, dans l’âge où l’on est brave ; ’ C’est pourquoi nous devons nous défier d’Octave.’- .ANTOINE. Octave est un enfant qui ne peut rien sans moi. . VENTIDIUS.-- Il rêve— la couronne, il nous fera la loi… . *’* *. ¦. Moins il a de valeur, plus il veut, plus il osp… Il lui faut le pouvoir pour être quelque chose. Son génie est douteux, il doit le compléter ;. Et le nom de César est bien lourd à porter. Je te le dis, ami, ta gloire l’importune, Toi seul tu peux encore arrêter sa fortune, Balancer ses efforts et défendre nos droits, > 9-, t’. Préserver notre front du joug honteux des rois, Nous détourner du but où ton rival nous mène. r « 1 *, * Seul tu peux soutenir la dignité romaine. Un semblant de vertu nous est au moins resté ;, Nous avons deux tyrans, c’est notre liberté. Romain, respectc-la dans son dernier vestige ; Laisse-nous notre erreur * laisse-lui son— prestige, %’ 1 \ k

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s* 168 CLEOPATRE. Tout sera dit pour elle, et l’on.prendra son deuil ’ Le jour où nous aurons l’unité dans l’orgueil. Voilà ce que prévoit, ma longue expérience. Crois-en ton vieil ami…* i1 ANTOINE.. J’aime ta confiance, .Mais je dis à mon tour que tu me juges mal En nommant trahison… VENTIDIUS. Quoi ! ton amour fatal ? Je le répète encor, ta gloire en est souillée. ANTOINE. Mais l’Égypte est à nous, elle est notre alliée ; J’ai sés blés, ses soldats, ses immenses trésors ; J’ai plus de cent vaisseaux à l’ancre dans ses ports. Tu veux me voir dompter la puissance d’Octave, Laisse^moi donc partir ; ici je suis esclave ; , II m’éteint par la honte, il m’éteint par l’ennui. C’est Cléopâtre enfin qui m’arme contre lui. L’Égypte est mon pays, c’est là que je suis maître. Là du moins je respire et je me sèns renaître. J’y peux mener grand train et vivre à ma façon, Et personne n’ÿ vient me faire la leçon ; J’y suis ce que je veux, j’y suis dieu, j’y suis homme ; C’est beau d’être Romain partout, mais pas dans Rome. Ici Ton joue un rôle, et toujours un frondeur Vient juger votre vie au nom de la pudeur. La brillante, gaieté comme un crime, est proscrite, Et pour être honorable on se fait hypocrite. Si vous êtes prodigue et si vous jetez l’or, On crie, on le ramasse, et puis on crie encor Mes goûts capricieux sont des mesures sages ; Pour dompter l’Orient j’adopte ses usages, Et je perdrais bientôt ma générosité, Mes fiers instincts de roi dans votre pauvreté. Mon, nouveau mariage à la froide réserve ’Me contraint… Octavie est craintive et m’observe ; Enfin, dans ce Forum j’ai peine à retenir La colère où me jette un sombre souvenir : C’est là.que je subis cette publique offense, 4

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>

ACTE III,


Scène I.

i69

C’est là que Cicéron m’attaquait sans défense ; Rome pour moi, c’est lui ; là, toujours je le vois, * Et dans tous ses échos j’entends toujours sa voix. VENTIDIUS. ê Sa mort… et quelle mort !… aussi, te vengea-t-elle ! ANTOINE. Se venge-t-on jamais d’une offense immortelle ? Tiens, ne réveillons pas ce souvenir sanglant. ventidids.. Oh ! tu me fais pitié, je t’écoute en tremblant, Honteux des vains motifs où tu te réfugies.1 Ce qui te manque ici, ce sont tes nuits d’orgies, Ce sont les voluptés de ton coupable amour.’ Pars donc. Mais César vient, n’attends pas son retour. ANTOINE. 1 Eh bien oui ! Cléopâtre a toutes mes pensées, . Je sens à son nom seul des fureurs insensées. Ne me retenez plus, je veux partir demain… Je ne suis plus soldat, je ne suis plus Romain !… Je suis un malheureux qu’un fol amour tourmente, Un amant séparé sans pitié d’une amante. J’entends ses cris, j’entends d’ici son désespoir… Je veux la consoler, je veux… je veux la voir… Et je hais, je maùdis ceux qui me l’ont ravie ! VENTIDIUS. 1y.* Es-tu donc insensible à l’amour d’Octavie ? ’r ¦ _’/ Pour sa noble douleur n’as-tu pas un regard ?’ Elle est jeune, elle est belle… ANTOINE. Elle est… sœur de César ! VENTIDIUS. Mais elle vient, Antoine… .ANTOINE. ’Elleaussi ? , VENTIDIUS. .. Je vous laisse. ’ANTOINE..

  • , ¦¦

Reste… je ne pourrais lui cacher ma tristesse.

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Scène II.

ANTOINE, VENTIDIUS, OCTAVIE, ÉROS ; suite d’Octavie.

OCTAVIE. Mon frère est arrivé, je l’apprends à l’instant ; Allons à sa rencontre, il ne peut…, ANTOINE. On m’attend. Je reviendrai ce soir. OCTAVIE.. Mais iL nous donne une heure À peine, et… •ANTOINE. •.

? Te faut-il une raison meilleure ?

Il ne me convient pas de le voir maintenant. OCTAVIE. Nous partirons demain… i

Je partirai seul. et César… apprenant… À. ANTOINE. OCTAVIE.- ¦.¦.k.^’¦*¦ Seul !… Les enfants de Fulvie, yJ-r Tes fils resteront donc ? ANTOINE. Oui, je te les confie… Près de toi je les mets sous la garde des dieux : Ils te nomment leur mèreA ce soir mes adieux. ..^ i- OCTAVIE. (Il sort.) Antoine ! d’un tel coup j’ai peine à me remettre Octave avait raison, il le dit dans sa lettre Mais courons vers César ; je crains de l’irriter : Ce peu d’empressement pourrait l’inquiéter. (Elle sort avec {{lié|Ventidius.)


Scène III.

EROSy DIOMEDE, CLEOPATRE^ IRAS, déguisées en esclaves.

EROS à Diomède qui est.dans là coulisse* La maîtresse est partie, àmëne les servantes ; Des Grecques., me dis-tuVoyons si tu les vantes,

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Car la sœur de César, femme du triumvir Antoine, est presque reine, il faut la bien servir. DIOMÈDE. Tu verras rarement une esclave pareille À celle que voici.. .ÉROS. .C’est donc une merveille ? .DIOMÈDE. Ah ! l’on se sent troublé sitôt qu’elle paraît. EROS apercevant Cléopâtre.• Elle !….. CLÉOPÂTRE.. i Avertis ton maître et garde mon secret. ÉROS. César va revenir, reine. ’CLÉOPÂTRE. Je veux l’attendre. Où mecacher ? .. -EROS remmenant sous la colonnade. ’ D’ici tu pourras tout entendre.. César !….


Scène IV.

OCTAVIE, CÉSAR ; suite de César et d’Octavie ; puis UN OFFICIER. tf’. rJ. CESAR entrant avec Octavie.’i Enfin, ma sœur, je te vois un moment… Toujours belle et… toujours heureuse ?’ octavie..., %Oui. : césar. ’Vraiment 1 Et toujours confiante aussi ? OCTAVIE. Pourquoi ce doute ? .CÉSAR. C’est que certains propos… OCTAVIE., Mon frère les écoute ? y i i

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I t 172CLÉOPÂTRE. CÉSAR. Mais à de tels propos on peut ajouter foi ; Et ne retrouvant pas Antoine près de toi, Sachant qu’il doit partir, et voyant qu’il m’évite, Je pourrais l’accuser…. OCTAVIE. b- C’est l’accuser trop. vite. CÉSAR. Va, ne te pare point d’une fausse fierté, Je suis ton seul ami, dis-moi la vérité ; Antoine nous trahit… Antoine t’abandonne… Tu le sais comme moi OCTAVIE. Eh bien, je lui pardonne. CÉSAR. Mais moi, je ne peux pas lui pardonner ainsi.. ’’i OCTAVIE. Il faut qu’un tel soupçon au moins soit éclairci. , -f césar’ On saura que ma sœur… -OCTAVIE. .Ali ! de « [race, mon frère, Ne prononce jamais mon nom dans ta colère ; Excite contre Aritoine et consuls et tribuns ; Fais-lui des ennemis, de vos amis communs, Di s-leur que tu prétends régner seul sur l’Empire, Que ton ambition au trône même aspire, Que tu veux écarter ton rival sans remords ; Mais ne leur parle pas d’Antoine et de ses torts, Mais ne leur parle point des chagrins de ma vie. Qu’importent aux Romains les larmes d’Octavie ? Oublie un droit sacré, romps un noble lién, Mais que dans ton courroux, moi, je n’entre pour rien. Sois— cruel, mais permets que je sois généreuse. J’aime Antoine, et je veux que l’on me croie heureuse ; Je l’aime… et nul de vous, arbitre en ces débats, N’a droit de l’accuser quand je ne me plains pas. CÉSAR. Mais il t’outrage… et moi !…

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OCTAVIE.

Je ne sens pas l’outrage, Non !… la vertu d’Antoine… elle est dans son courage ! Et l’amour d’un héros, si justement vanté, Par quelques pleurs amers peut bien être acheté. Qu’importe Cléopâtre ou toute autre maîtresse ? Il ne peut les aimer que dans ses jours d’ivresse… Mais c’est moi qu’il chérit dès qu’il a sa raison ; C’èst moi qu’il vient chercher dans sa chaste maison, C’est à moi qu’il promet l’avenir de sa vie, Et c’est moi qu’il respecte, et c’est moi qu’on envie. Seule, je puis le suivre et lui donner des soins Assidus, sans rougir, sans craindre des témoins ; Seule enfin, partageant sa grande renommée,. J’ai le droit d’annoncer ses succès à l’armée, D’envoyer au sénat ses drapeaux glorieux, Et d’offrir en son nom un sacrifice aux dieux. Mon frère, tu le vois, ma part est la plus belle ! , CÉSAR. Mais enfin le sénat l’a déclaré rebelle, Ennemi de l’Empire et du peuple romain ; Pour rejoindre la reine il doit partir demain. OCTAVIE. Oui, j’ai vu les apprêts’ CÉSAR. 1. ’J’en admire la pompe Il t’emmène ? ’ Non… Il m’écrira sitôt… OCTAVIE. « — CÉSAR. Non !… tu vois bien qu’il te trompe ? OCTAVIE. CÉSAR. CII ne t’écrira pas !…. Je sais tous ses projets et je suis tous ses pas. Il va la retrouver, ce n’est plus un mystère ; Ils arment contre moi tous les rois de la terre.’ Antoine, malgré nous, s’est assuré l’appui De ceux qu’il a vaincus ; tous combattront pour lui. *r

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174 CLEOPATRE. Par ses puissants voisins la reine est secondées.. Adallas, roi de Thrace, , Hérode de Judée, Amyntas et le roi des Mèdes Polémon, Déjà dans T archipel s’assemblent en son nom. Le roi de Comagène et le roi de Libye, , Milhridate et Bocebus, et le roi d’Arabie, Malchus, le roi de Pont, et vingt autres encor, Ont promis contre nous leurs soldats et leur or. Ce n’est pas tout : Antoine ose accuser ton frère, * Il se plaint hautement d’un partage arbitraire ; J’ai conquis la Sicile, il en veut la moitié ;, J’ai déposé Lèpide, et l’ài fait sans pitié,. Sans droit ; j’ai confisqué tous ses biens pour les prendre J’ai des vaisseaux à lui que je ne veux pas.rendre…. Et chaque jour j’apprends quelque insolent propos, Qui me prouve qu’Antoine est las de son repos— Il médite la guerre… eh bien, je m’y prépare ! > OCTAVIE.-’ Vont-ils donc m’immoler à leur orgueil barbare ! Mon frère, je t’en prie, avant de t’engager À jamais contre Antoine… avant de le juger, Attends, attends encore, Octave, si tu m’aimes— Antoine est mon mari, nos chagrins sont les mêmes. Je recevrai les coups que tu lui porteras. Peux-tu lui faire un mal que je ne sente pas ?  : Que deviendrai-je, moi, dans vos luttes guerrières ? Les dieux comprendront-ils mes changeantes prières ? Irai-je en ta faveur implorer leur appui ?. Hélas ! prier pour toi, c’est prier contre lui. Quel que soit le destin, le succès de vos armes, Nulle chance pour moi, rien que le choix des larmes ; Rien que me demander, pâle et tremblant pour vous : Lequel faut-il pleurer, mon frère ou mon époux ? CÉSAR. Eh bien donc, j’attendrai, puisque tu le demandes, Des griefs plus amers, des injures plus grandes. Je me laisse toucher, je cède à ta douceur, Mais’malheur à celui qui fait pleurer ma sœur… Le seul être que j’aime et le seul que j’honore ! r Ma noble sœur, pour toi je veux attendre encore.

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ACTE III,


Scène V.

175

(À part)... Oui, laissons-Ie partir encore cette fois. Plus il aura de torts et plus j’aurai de droits. Rome m’en saura gré… C’est la guerre civile ; Retardons-la d’un jour UN OFFICIER entrant.

;.

’*Les questeurs de la ville Sollicitent l’honneur….’ . CÉSAR. Je vais les recevoir. Je ne partirai pas, ma sœur, sans te revoir., Mes neveux, où sont-ils ? qu’au moins je les embrasse. .OCTAVIE., ’ Nous te suivons ensemble..,. O dieux ! je vous rends grâce. (César sort d’nn côté, Octavîe se dispose à sortir de l’autre,)


Scène V.

.J OCTAVIE, CLÉOPÂTRE, IRAS ; suite d’Octavie. CLÉOPÂTRE sortant précipitamment de l’endroit où elle est restée cachée pendant la scène précédente. Le supplice est trop long, et je me sens mourir IRAS effrayée. Ah ! (À ce cri, des femmes accourent et s’empressent autour de Cléopâtre, Octavîe revient sur ses_ pas.) OCTAVIE. Que se passe-t-il ? qui vous fait accourir ? IRAS troublée et soutenant Cléopâtre. C’est une jeune esclave… arrivée à Tarente, Aujourd’hui… Le voyage… OCTAVIE à Cléopâtre. , Elle est pâle et souffrante. Quel est ton nom ? Dis-moi, parle…, IRAS. Son embarras S’explique… elle est d’Athèiie… elle ne connaît pas La langue du pays… et loin de sa famille. Pour la première fois, tout l’émeut—’ OCTAVIE. Cette fille -1 i t

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176 CLEOPATRE. Maigre moi m’intéresse. Ah ! si la liberté Pouvait avec l’espoir lui rendre la santé, Moi, je T affranchirais.. iras.., , Pouf elle quelle joie ! OCTAVIE. Il faut que Philotas l’interroge et la voie. C’est un médecin grec, il est des plus savants, Et vous pouvez me croire, il soigne mes enfants. (À scs femmes.)(À Iras.) Faites-le demander. Et toi, reste auprès d’elle. (Octavie et sa suite sortent.)


Scène VI.

CLÉOPÂTRE, IRAS. CLÉOPÂTRE. Iras, il faut partir, Antoine est infidèle… Il l’aime… il doit l’aimer ! IRAS. Mais César l’accusait De t’adorer toujours CLÉOPÂTRE. Mais elle l’excusait ! IRAS. Mais, reine, le sénat l’a déclaré rebelle CLÉOPÂTRE. Mais tu n’as donc pas vu comme Octavie est belle ? f •i. IRAS. Belle… mais j’ai compris que sa beauté sans art Lui déplaît. CLÉOPÂTRE. J’ai compris qu’il déteste César. Il cherche à l’irriter… maïs elle, il la rassure.. Ah ! ta faible pitié soigne en vain ma blessure. Je devine Octavie, et je connais mon sort. Va trouver Diomède, il m’attend sur le port ; Dis-lui que nous partons, et que de son adresse Dépend notre salut. IRAS. / O ma belle maîtresse !

(Elle sort.)

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Scène VII.

CLÉOPÂTRE seule d’abord ; puis L’ESCLAVE. CLÉOPÂTRE. Il est donc vrai ! c’est moi, moi, la fille des rois ! . J’ai rougi, j’ai rougi pour la première fois ; Et d’un mot, d’un seul mot elle a su me confondre ! Elle m’interrogeait, je n’osais lui répondre, Ni jeter sur son front un regard curieux ; J’avais peur de ma voix, j’avais peur de mes yeux ; Je craignais cet accent que je ne puis contraindre, Je craignais ce regard que je ne puis éteindre ; — Car tout on moi, cet air, et ces traits contractés, Cette ardente pâleur, trace des voluptés,  ; Tout devait, racontant les heures de ma vie, Dénoncer Cléopâtre à la chaste Octavie…. Pour la première fois j’ai compris ce grand mot, Ce grand mot de vertu qu’on fait sonner si haut ; Oui, cette noble femme, oubliant sa vengeance, Apparaissait sublime à mon intelligence ; Mon esprit généreux comprenait sa grandeur ; J’aimais de son maintien l’orgueilleuse pudeur, . J’enviais son front calme et son regard austère.. Enfin… caprice étrange ! incroyable mystère ! Moi qui n’étais venue ici, sans consulter L’intérêt de mon rang, que pour mieux l’insulter, Moi qui la haïssais autant que dans son âme Une rivale en pleurs peut haïr une femme, Je l’admirais !… son droit valait plus que le mien ; Devant tant de fierté ma gloire n’était rien…. Je reconnaissais là cette vertu romaine, Ce superbe ennemi de la faiblesse humaine. O Brutus ! la vertu, ce n’est pas un vain nom, Ce n’est pas un mensonge> un faux prestige… Non ! C’est une autorité, c’est une force immense ! À ce premier degré la royauté commence ; C’est un don précieux, c’est un divin trésor, Une richesse au cœur qui. fait mépriser For ; C’est un droit personnel qui fait parler en maître ; tr

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y 178CLEOPATRE. C’est un orgueil enfin… que je voudrais connaître !… O soleil africain ! dieu du jour ! dieu du feu ! Des plus chastes efforts, toi qui te fais un jeu, Et sans pitié, riant de nos promesses vaines, Fais courir tes ardeurs dans le sang de nos veines, , Sois maudit pour m’avoir attiré cet affront ! Tu m’as souillé le cœur, tu m’as noirci le front ! Tes bienfaits sont menteurs, tes rayons sont des armes, Tu fécondes la terre en dévorant ses larmes ! ., Sois maudit !… Puisse un jour ta fatale clarté Disparaître… et manquer au monde épouvanté !… — Je voudrais assister à ta dernière aurore, ¦ Voir sombrer dans les flots ton sanglant météore, Et seule, au bord des mers, loin du monde et du bruit, Respirer la fraîcheur de l’éternelle nuit ! À mes yeux cache donc ta splendeur qui les blesse ; Je tiens tout de tes feux, ma honte et ma faiblesse ; Sans toi, * j’aurais connu l’amour dans sa candeur, Et l’âpre volupté de l’austère pudeur ; On ne m’eût point jeté des surnoms dérisoires ; J’aurais tous les orgueils avec toutes les gloires ; J’aurais sous la couronne un front pur et loyal ; Je n’aurais point de tache à mon manteau royal…. J’irais partout joyeuse, et de respect suivie, Je pourrais supporter le regard d’Octavie— Eh bien ! ne puis-je encor remonter à mon rang, À force de raison dénaturer mon sang,. Dompter dans ses transports ma fièvre impétueuse ; Et, pour séduire Antoine, être aussi vertueuse ?… Je saurais me montrer noble et fière à mon tour, J’aurais la dignité d’un légitime amour. Qu’Antoine répudie Octavie, et moi, reine, J’établis chez les rois la vertu souveraine ! J’aimai César, de même il voulut m’épouser ; Et de quel autre amour pourrait-on m’accuser ? (L’Esclave paraît au fond du théâtre.). Le passé… me serait jeté comme une injure ? Mes prêtres le nieront, et je deviendrai pure. Et quel j uge oserait évoquer contre moi Un souvenir honteux et criminel ?…•

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(Avec terreur, apercevant l'Esclave.) Toi !… toi !… Qui te force à quitter les funèbres abîmes ?… 1 Qui donc ouvre la tombe à mes froides victimes ?… Et moi qui me disais sans honte et sans remords !

l’esclave. Reine…

CLEOPATRE. Il me reconnaît !… Qui peut mentir aux morts ?…

l’esclave. La voilà !… CLÉOPÂTRE. Vil esclave, à mon heure suprême, Viens-tu donc te venger ?. l’esclave. Moi, me venger ?… Je t’aime !… CLÉOPÂTRE. M’insulter, en disant quel crime est entre nous ? l’esclave. ’ — T’insulter !… toi, la reine !… on te parle à genoux* Fuis… Tu sauras plus tard pourquoi l’on t’a trompée ; Qu’importe cette proie à la mort échappée ? CLÉOPÂTRE. Quoi ! j’ai voulu ta mort, et tu m’aimes toujours ? l’esclave. La mort ! c’était si peu pour de telles amours, Reine ! CLÉOPÂTRE.’ Mais cette mort était cruélle, affreuse !… ’l’esclave. Oui, mais je t’ai trouvée encore généreuse. CLÉOPÂTRE. Pauvre fou ! l’esclave. Va, j’ai bu le poison sans effroi ; C’est avec volupté que je mourais pour toi. Ma colère est pour ceux qui m’ont rendu la vie ; Avec eux jusqu’ici, reine, je t’ai suivie. Je veux te dévoiler leurs coupables projets. L’un est Ventidius ; l’autre, un de tes sujets, 12. t

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180CLEOPATRE. I j C’est Diomède’. Ils sont tons deux d’intelligence ; Ils ont compté sur moi pour servir leur vengeance : T’espionner partout, pour moi, c’était te voir ! Oh ! je m’acquittais bien de ce lâche devoir. C’est moi qui t’ai donné la fatale nouvelle ; Une flèche, un billet….. CLÉOPÂTRE..¦. Oui, je me le rappelle. l’esclave. Pour entraîner Antoine, ils l’ont rendu jaloux. Ils disaient que moi… moi… Reine, punis-les tous ! CLÉOPÂTRE., Et je dois mes tourments à cette horrible trame. Ils l’ont jeté jaloux aux bras d’une autre femme ! l’esclave. O reine, pour celui qui t’a vue un seul jour, Il n’est plus d’autre femme, il n’est plus d’autre amour. En vain quelque beauté veut le rendre infidèle Et cherche à l’attirer… il est à toi près d’elle. Ses yeux, que ton image habite incessamment, Sont frappés à jamais d’un chaste aveuglement.. Son amour t’appartient, fier, dédaigneux, austère ; Toi seule à ses regards es belle sur la terre, Et comme un feu divin dans le temple adoré, Il nourrit dans son cœur ton souvenir sacré... t .CLÉOPÂTRE. Mais par un autre amour Antoine m’humilie ! Mais il veut mJoublier !… ’l’esclave.¦ . Est-ce toi qu’on oublie ? Va, tu ne connàis pas la force d’un regret, Ni la ténacité d’un dévorant secret. J «  On peut vivre sans pain dans des murs qu’on assiège * On peut vivre sans feu dans des déserts de neige, On peut vivre sans eau dans le sable africain, On peut vivre sans air dans l’antre de Vulcain ; Mais dans cette démence où ma tête est bercée, On ne pourrait pas vivre un jour sans ta pensée !… Un jour sans t’évoquer, sans t’appeler vingt fois, Sans chercher à surprendre un accent de ta voix,

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ACTE III,


Scène VIII.

Sans aspirer Vair pur que ta bouche respire, Sans se courber joyeux et fier sous ton empire., O reine ! ne crains rien, il t’aime, et plus encor !… L’avare n’a jamais dédaigné son trésor ; Et celui qui t’aima n’a ni repos ni trêve : Il n’a plus qu’un espoir, il n’a plus qu’un seul rêve, C’est de.vivre pour toi, de te donner ses jours, Et s’il souffre, sa joie est de souffrir toujours. CLEOPATRE avec une joie triomphante. Il reviendra…. l’esclave. Tremblant, redemander sa chaîne, lit’aime, il t’aime encor, je le sens à ma haine. Tu peux me^croire, moi, son tourment est le mien ; Va, lis dans mon amour les promesses du sien. (Voix confuses dans la coulisse.) CLEOPATRE. Mais n’est-ce pas sa voix ? j’ai cru la reconnaître l’esclave. Esclave,’cache-foi, voici venir le maître ! -(Il sort.)


Scène VIII.

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, ÉROS ; puis IRAS. ANTOINE. Quoi ! chez des ennemis sans foi venir ainsi,

Seule !… Eros, dis-tu vrai ? la reine… elle est ici ! C’est elle !… CLÉOPÂTRE. Antoine !… liii !… ’ANTOINE. Viens, ma reine adorée… Comme elle est pâle ! ô dieux ! CLÉOPÂTRE. h. Si longtemps séparée De.toi… j’ai tant souffert ! mon courage : est à bout. Oh ! ne nous quittons plus… ANTOINE. Je te suivrai partout.

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182 CLEOPATRE. CLÉOPÂTRE. Tu n’es plus libre, toi » ANTOINE. . Ton amour me délivre… CLÉOPÂTRE. Tu le vois maintenant, sans toi je ne puis vivre. ANTOINE.’ , ( À mes pesants liens j’avais su m’arracher ; Je courais te rejoindre. CLÉOPÂTRE. Et je viens te chercher. ANTOINE. Mais quels dangers bravés avec tant de courage ! Seule et sans défenseur, , pendant ce long voyage, César et les Romains, leurs outrages amers, Les pirates partout répandus sur nos mers, L’Océan furieux, la tempête grondante ! Comment ne pas aimer cette noble imprudente ? Quel amour !… .CLEOPATRE apercevant Iras, C’est Iras, elle vient m’avertir. < w ¦IRAS.’ On n’attend plus que nous, le vaisseau va partir. CLÉOPÂTRE à Iras. Antoine ! » IRAS. Lui !… Ma reine est enfin consolée. CLÉOPÂTRE. h’’’. P Viens, quittons ce pays, ma flotte est rassemblée Dans le port d’Actium… Là… là, nous combattrons, Et César nous rendra compte de nos affronts. i ANTOINE.’ À toi tout mon amour, à toi toute ma vie !

..CLÉOPÂTRE… O folle que j’étais d’envier Octavie ! (Tons sortent » An môme instant entre Véntidiüfc suivi d¦Octavie.)*

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Scène IX.

VENTIDIUS, OCTAVIE.

VENTIDIUS. L’indigne, il est parti ! nous arrivons trop tard. Rejoignons-le, courons !

OCTAVIE. Moi, la sœur de César ! Moi, que j’aille troubler un bonheur qui m’offense ; Mon frère ne prendra que trop tôt ma défense. L’outrage était prévu, le châtiment est prêt, Et les dieux ont déjà prononcé leur arrêt… Viens, rejoignons ses fils ; je pourrai, je l’espère, Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père. VENTIDIUS. Je leur dirai combien… OCTAVIE. Non, je te le défends.. Gardons-lui toujours pur l’amour de ses enfants ; Antoine est un héros qui grandit pour l’histoire ; À ses fils ne parlons jamais que de sa gloire. VENTIDIUS, Sont-ce là les vertus qu’il ose dédaigner ! . OCTAVIE à part * sanglotant. Ah ! je succombe… en vain je veux me résigner. Je donnerais tout, rang, fortune, renommée, Pour le honteux bonheur d’une maîtresse aimée ! « 

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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ACTE QUATRIÈME. TJn misérable camp dans la plaine d’Alexandrie. — Au fond quelques soldats couverts de vêtements délabrés, assis et couchés par terre ; Faustus est auprès d’eux.


Scène I.

’L’ESCLAVE seul. Le monde est à César, Antoine n’est plus rien : L’Egypte en le perdant perd son dernier soutien. Le combat d’Actium finit sa destinée. — ¦ ¦ ; Antoine… faible et lâche ! O fatale journée ! Dieu des folles amours, ce sont là de tés jeux ! Tu choisis le plus fier et le plus courageux Pour le faire tomber tout à coup dans la lutte, Et tu vas en riant te vanter de sa chute. Puis, par un autre jeu plus barbare cent fois, Tu te plais à rougir d’un misérable choix ; Tu réveilles l’esclave endormi dans sa fange ; En un maître orgueilleux ton caprice le change. Ainsi dans le combat tu fais fuir le vainqueur, • Tu lui prends son courage et le mets dans mon cœur—, Cependant, nous aimons tous deux la même femme. Eh bien, ce même amour, né d’une même flammé, Qui fait d’un être abject un être noble et grand, Fait un lâche fuyard du divin conquérant La reine, sans espoir, veut changer de patrie : Elle laisse, à César la riche Alexandrie, Et va sur d’autres bords chercher d’autres sujets. Ventidius, lui seul, peut servir ses projets ; Dans ce morne désert je suis venu l’attendre. Oh ! cette fois du moins nous pourrons nous entendre.


Scène II.

L’ESCLAVE, VENTIDIUS. l’esclave. ! Maître, je te cherchais. VENTIDIUS. Traître, que me veux-tu ?

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ACTÉ IV,


Scène II.

, ¦.l’esclave. Je veux rendre la joie à ton front abattu/ . VENTIDIUS. Quel perfide dessein t’inspire cette envie ? Ingrat, tu m’as trompé, jë t’ai sauvé la vie ! l’esclave. Te demandais-jë à vivre encor quelques instants ? G1 est un si grand bonheur que de mourir à temps ! Va, je ne te dois rien. Quand, par une infamie, Tu voulus te venger d’une reine ennemie, Je me suis révolté contre ta dure loi ; Mais aujourd’hui tout change, et je reviens à toi. La reine veut partir, sa défaite est certaine ; Elle a fait transporter sur une mer lointaine Tous ses vaisseaux. Veux-tu protéger son départ ? Tu triomphas !… Tu sais qu’un vainqueur à son char Peut traîner les vaincus… Ah ! par ta renommée, Epargne cette honte au sang de Ptolémée. VENTIDIUS. Antoine ? %¦ ( l’esclave. Il est ici, dévorant son affront ; Au seul mot d’Actium, il se cache le front. Sitôt qu’il aperçoit son bouclier, ses armes, Il pâlit, dans ses yeux roulent de grosses larmes. VENTIDIUS. Sait-il queses soldats l’ont rejoint malgré lui, Et consentira-t-il à les voir aujourd’hui ? ¦ Ces nobles cœurs, toujours fidèles à sa cause, De lui, de son courage, obtiendront quelque chose. Sait-il qu’ils sont ici ? ^ l’esclave ; ’Non, il ne le sait pas. On compte sur l’aspect subit de ses soldats Pour ranimer Antoine et réveiller son âme… i Devant eux pourra-t-il pleurer comme une femme Il sera vivement ému de leur retour, / — Il comprendra sa force en voyant leur amour, Faustus vous aidera, son influence est grande.

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P 186CLÉOPÂTRE. i Souvent, dans sa douleur, Antoine le demande, Antoine aimait Faustus. VENTID1US. Faustus ? i l’esclave. C’est ce vieux chef Au front audacieux, à l’œil vif, au ton bref, Qui l’assista souvent d’un conseil salutaire ; . C’est lui qui l’engageait à combattre sur terre La veille d’Actium— Antoine rejeta Un conseil si prudent ; la reine l’emporta ; Mais aujourd’hui vaincu, ce soutenir le trouble ; Quand il pense à Faustus, son désespoir redouble. Peut-être qu’à sa vue il sera soulagé, Qu’il r écoutera, lui, lui que rien n’a changé,’ Et qui vient le rejoindre à traders tant d’obstacles. .VENTIDIUS.

  • ^ ¥’

Ali ! s’il avait toujours écouté ses oracles, Il serait aujourd’hui le premier des Romains ; Il aurait l’avenir du monde entre ses mains ! ’fi ’l’esclave. Faustus avait raison, ses avis étaient sages ; Mais il n’écouta rien. De sinistres présages Lui disaient cependant que, jaloux, irrités, Les dieux ne viendraient point combattre à ses côtés. Mais rien, rien n’annonçait sa fuite déplorable ; Plus de cinq cents vaisseaux, une flotte admirable ! Lui-même *il engagea la lutte hardiment ! On entendait sa voix tonner à tout moment : On le voyait toujours au fort de la mêlée Balançant sous les dards sa tête échevelée ^4- Tantôt à l’ennemi résistant comme un roc, , Tantôt lui répondant par un terrible choc ; Sublime !… et tout à coup, dérision amère ! Comme un timide enfant qu’abandonne sa mère, Il fuit… cherche la reine… il rejoint ses vaisseaux, Et César étonné reste maître des eaux La bataille gagnée est tout à coup perdue O destin !

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Elle ?

VENTIDIUS. À César la reine est donc rendue ?… l’esclave. non. 187 » .VENTIDIUS. , Et toujours il subit son pouvoir ? l’esclave. Mais, depuis Actium, il ne veut plus la voir, Il la hait, il maudit sa passion funeste.. VENTIDIUS.’ Antoine fuit la reine !… Antoine la déteste ! i Ah ! s’il en est ainsi, j’aime son déshonneur. Et ce jour misérable est un jour de bonheur ! Vite, servons sa haine et soufflons sa colère ! Marc-Antoine est sauvé si la honte1 l’éclairé J’entrevois l’avenir, pour nous l’espoir renaît Enfin il la déteste, enfin il là connaît. Ce seul mot va changer les destins de l’Empire. Contre la liberté César en vain conspire, Dans son élan superbe il sera retenu ; Rome va lui crier : Antoine est revenu ! ’' •. Mais la reine s’afflige et regrette sa proie. Oh ! ne permettons pas qu’Antoine la revoie., l’esclave. Iras est prévenue, elle veille sur eux. . VENTIDIUS.’1 Empêchons à tout prix un retour dangereux. Agis de ton côté, nous agirons du nôtre. l’esclave. Oui, sauvons-les tous deux. _j VENTIDIUS. Sauvons-les l’un de l’autre. Octavie est ici ; ses intérêts jaloux, En dépit de César, sont d’accord avec nous. Toi, cours et va presser le départ de la reine’ (Aux soldats.). Amis, Antoine est libre, il a brisé sa chaîne ; ~ Faisons qu’il se grandisse en effaçant ses torts, Et préparons pour lui de glorieux remords. La liberté prendra parti dans sa querelle, \

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/ 188CLEOPATRE. La liberté grandit ceux qui luttent pour elle.. Dieux de Rome, aidez-la dans ses efforts mourants, Et retardez d’un jour le règne des tyrans ! l’esclave.. Dieux des Grecs, parmi nous daignez encor, descendre ; Chassez ce faux César du trône d’Alexandre ! /VENTIDIUS. J’assemble mes soldats et reviens sans retard— (Apercevant Antoine.)- : Antoine !… est-ce bien lui ?… , ( À Faustus et aux soldats.) , Vous, restez à l’écart. (L’Esclave sort d’un côté, Venlidius de l’autre. Antoine s’avance, morne et abattu, dans un grand désordre.)


Scène III.

ANTOINE, ÉROS, FAUSTUS ; SOLDATS.

ANTOINE.

Actium !… Actium !… depuis ce jour je pleure…. Implacable Destin ! rends-moi, rends-moi cette heure !… Ce moment ne peut-il jamais être effacé ?… Ne pouvons-nous jamais rien reprendre au passé ?… Je donnerais ma vie et mes trente ans de gloire Pour arracher ce jour aux pages de l’histoire ! La gloire, c’était là mon rêve le plus beau, La gloire qui fait vivre au delà du tombeau. Etre pour l’avenir un immortel exemple, Avoir dans son pays une colonne, un temple, C’était là mon orgueil… et j’étais parvenu. À gravir dans la gloire un sommet inconnu. Tout jeune, je faisais admirer mon courage ; Comme un vaillaiit aiglon, j’aspirais à l’orage— Ma mère, il m’en souvient, j’étais encore enfant, Me contait les exploits d’Hercule triomphant— Au superbe récit de cette noble vie, Mes yeux brillaient d’orgueil, d’espérance et d’envie ; Et ma mère joyeuse, en me tendant les bras, Disait : « C’est ton aïeul, et tu l’égaleras. » Et moi, j’entrevoyais une sublime tâche !…. Qui t’aurait dit alors que tu couvais un lâche, \

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Ma mère, et que ce fils, objet de tant d’amour, Dans un combat fameux devait s’enfuir un jour ?… Il est heureux pour toi de dormir dans la tombe !… Mais lai, pour qu’il soit grand, il faut bien que je tombe ! Ma lâcheté d’un jour fait sa valeur, à lui, Et s’il a triomphé, c’est parce que j’ai fui. Quel guerrier ! il ne » sait pas tenir son épée Ni rallier d’un cri sa phalange échappée !… À Philippe il n’avait qu’un courage trompeur : 11 était, disait-il, malade… Il avait peur !. Et.c’est là le rival que j’avais à combattre ! C’est à lui que les dieux ont permis de’m’abattre ! Chose étrange… par lui vaincu, déshonoré, Au lieu de me venger sur l’heure, j’ai pleuré ! Je ne peux même plus recommencer la lutte… Oh !. que mes ennemis vont jouir de ma chute ! Et toi, fantôme !… toi, le plus cruel d’entre eux, Cicéron, Cicéron, que tu dois être heureux, • Si tu m’entends gémir de l’abîme où tu plonges !… J’ai fait des vérités de tes plus noirs mensonges ! À tes écrits j’ai su donner le sceau divin Tu n’étais qu’orateur, moi je t’ai fait devin ! Mais que dis-je ? jamais ta. sévère pensée N’alla jusqu’à prévoir cette fuite insensée Tu m’accusais d’orgueil, de plans ambitieux, D’infâmes cruautés, de vols audacieux, De crimes qui souillaient la majesté romaine ; Flatteur !… J’ai dépassé les rêves de ta haine !…• Tiens donc remercier Antoine… accusateur, Il a sauvé ton nom du surnom d’imposteur !… Avoir tant d’ennemis et les combler de joie ! • Se faire d’un seul-coup leur complice et leurproie !… Eh bien donc, c’est justice… Et leurs joyeux transports Ne devraient point trouver de place en mes remords. ; Que m’importe ma honte à l’envi proclamée ? Aies amis, mes soldats, ma triomphante armée i Voilà ce qui doit seul occuper ma douleur !… J’ai méprisé leur foi, j’ai trahi leur valeur !… C’est pendant qu’ils mouraient pour moi, leur chef indigne, Que je les ai quittés, sans un mot, sans un signe, /

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190 CLÉOPATBE. Sans les récompenser par un dernier adieu. Ils me nommaient leur père, ils me nommaient leur dieu ; Je les connaissais bien… Ah ! ces nobles victimes Ne me demandaient pas, dans leurs luttes sublimes, De combattre à leur front, ni de les secourir, Mais seulement d’aller les regarder mourir ! Qu’es-tu devenu, toi, mon vieux soldat rebelle, Toi qui m’as tout prédit ?… ô, Faustus !… (Pendant les deux derniers vers, Eros fait signe à Faustus de s’approcher.) FAUSTUS.’. Qui m’appelle ?.. Tu demandes Faustus, il accourt à ta voix. ¥, sf¦ ANTOINE « Smtf.* Mon vieux soldat !… Toujours joyeux, comme autrefois…. Où me cacher, Faustus ? La honte me dévore Pourtant je suis heureux de te revoir encore. Actium…. .FAUSTUS. Général, c’est un jour malheureux :. Tu vaincras demain, si… tu n’es plus amoureux. Les dieux ont envoyé sur la terre les femmes Pour arrêter l’essor des trop vaillantes âmes, Pour empêcher en tout les hommes d’étaler Un trop puissant génie et de les égaler. Elles font leur devoir ; les femmes ont des ailes !, On lâche son honneur pour courir après elles. Aussi, dorénavant, fais comme tes soldats : Nous n’emmenons jamais de femmes aux combats. ANTOINE. P Comment m’as-tu trouvé dans ce désert sauvage ?… , •FAUSTUS. J’ai cherché, j’ai couru de rivage en rivage. Ami ! ANTOINE. FAUSTUS. Je suis venu te rejoindre au hasard. ANTOINE. Mais César t’eût donné…. •FAUSTUS. Je n’aime pas César.

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Là-bas, nous attendions toujours ton arrivée ; - Ne te revoyant plus, la troupe s’est sauvée. Canidius partit pendant la nuit… l’ingrat !… . Moi, je me dis alors : Je ne suis plus soldat ; Donc, je peux voyager. Ma blessure est guérie ; Je m’en vais visiter le port d’Alexandrie. ’ANTOINE. Je ne mérite pas ce noble dévouement (Regardant la blessure de Faustus.) Blessé dans ce combat où j’ai fui lâchement ! Cache-moi ta blessure, elle offense ma vue.

  • FAUSTUS.

Vous étiez encor là lorsque je l’ai reçue. ANTOINE. Va, tu cherches en vain à calmer mes remords Ami, dis-moi le nom et le cbiffre des morts. FAUSTUS. Cinq mille, disait-on. Justéius est du nombre ! ANTOINE. Divinités du Styx, faites taire son ombre ! Et Straton ? FAUSTUS. Il périt en tombant dans la-mer. ¦1 i, ANTOINE. -i Il m’a sauvé la vie !… O souvenir amer ! Scarrus ? FAUSTUS. Est mort aussi. ANTOINE. Scarrus ! perte fatale ! C’est le dernier héros qui restât de Pharsale. Donatus ? faustus. Il mourait, et riant sous les coups, Disait : « Antoine vole à quelque rendez-vous. » ANTOINE. Comme des épis mûrs, la mort cruelle fauche Tous mes vieux compagnons. Cnéius à î’aile gauche Combattait vaillamment… lui, qu’est-il devenu ? /

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192 CLEOPATRE. .FADSTÜS. Contre nos ennemis longtemps il a tenu ; Mais après ton départ…. ANTOINE. Dis donc le mot, ma fuite. h. 4 FAUSTUS. Il a rejoint César, et s’est mis à sa suite. Je suis juste, Cnéius le dernier s’en alla. Toi ?… ANTOINE lui prenant les mains. . FAUSTUS.• Je ne suis pas seul, et mes amis sont là.,..

  • ¦. ^

(Erûs fait signe aux soldais ; Antoine se retourne, les soldats se lèvent tous ensemble et viennent tomber aux pieds d’Antoine*) LES SOLDATS, Antoine est notre chef, nous n’en voulons point d’autre ! ANTOINE. Non, j’ai perdu ma gloire ; amis, gardez la vôtre. Moi, je vous apprendrais à fuir…, . FAUSTUS. Mais, général, Cela ne compte pas, c’est un combat naval. À nous, soldats, il faut une base affermie ; La mer ne nous vaut rien, la terre est notre amie ; Elle aime à nous tenir pressés contre son flanc ; Elle nous connaît tous, chacun par notre sang ! Mène-nous donc combattre, et tu verras encore Comme un beau sang versé là pare et la colore. César a pris la mer, mais la terre est à nous. Viens…. TOUS LES SOLDATS. Vive Antoine !… ANTOINE.

  • Antoine est indigne de vous…

Un vaisseau chargé d’or est là-bas dans la rade, Emmenez-le, partez… tous… avec votre grade Octave vous prendra dans son armée… et moi… Je saurai, mes amis, dégager votre foi. Laissez-moi seul verser des larmes éternelles j¦*-, - Oh ! cela me fait mal de vous voir tous fidèles. ’’’J 1 ’ 1 * " ¦ — ^.

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i 1

ACTE IV,


Scène IV.

193

( Les soldats entourent Antoine et le supplient.) Laissez-moi ! ces adieux sont mes derniers adieux !, Allez, ne gênez point la vengeance des dieux ! % (Les soldats s’éloignent tristement ; Antoine s’assoit.) EROS regardant Antoine. Qui le consolera ?… Ventidius… peut-être IRAS entrant précipitamment, bas à Êros. La reine ! empêche-la de parler à ton maître !


Scène IV.

ANTOINE, ÉROS, CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION. CHARMION à Éros. Il a vu ses soldats ? > « ÉROS. Il les repousse aussi. CLÉOPÂTRE. O mes filles, pourquoi m’amenez-vous ici ? CHARMION à Antoine. C’est la reine, seigneur ; depuis deux jours errante, Elle vous cherche, hélas ! pâle, triste, mourante ANTOINE. Arrière ! arrière ! non… je ne veux pas la voir.. CHARMION. Ayez pitié, seigneur ; un si grand désespoir…. ANTOINE. (À part) Non Qui peut maintenant se vanter d’être brave ? Le brave Antoine a fui devant le lâche Octave !… CLÉOPÂTRE. N’espérons plus, Iras. EROS à Antoine.’ . > La reine….’ ANTOINE. Non… non, non ! Je t’avais défendu de prononcer son nom. IRAS entraînant la reine. Viens, viens…. CLEOPATRE s’éloigne, puis revient et sc jette aux genoux d’Antoine. Pardonne-moi, noble et chère victime…. 13

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19*. CLEOPATRE. 9 ANTOINE. Non, je veux té haïr pour expier mon crime. CLÉOPÂTRE. Je suis coupable, hélas ! sois juste, maudis-moi ; Mais permets-moi du moins de pleurer près de toi. i ANTOINE.. Tu m’as pris mon honneur, femme, cruelle femme ! J’étais grand, tu m’as fait vil, misérable, infâme ! Me trahir pour César… ce rival tant haï ! CLÉOPÂTRE pleurant. Je ne serais pas là si je t’avais trahi. ANTOINE. Pourquoi donc tes vaisseaux à la voile gonflée M’ont-ils fui lâchement au fort de la mêlée ? CLEOPATRE. À quoi bon m’excuser ? tu ne me croirais pas ! ANTOINE. Et pour la suivre, moi, j’ai quitté mes soldats ! Mon armée invincible, et malgré tout fidèle ! Pour elle, je l’ai fait… et j’en rougis près d’elle !… Mais enfin que dis-tu pour te justifier ? À qui veux-tu me vendre et me sacrifier ?… À César, à César ! tout le prouve et t’accable CLÉOPÂTRE. Oui, tout est contre moi ! délire inexplicable !… Moi-même je m’accuse, et j’ignore comment S’est fait dans mon esprit ce fatal changement. J’espérais tant d’éclat d’une telle journée, Et j’avais tant de foi dans notre destinée ! Des présages fâcheux me tourmentaient en vain… Je bravais les conseils de l’oracle divin ; t/ Ecartant, malgré tout, une crainte importune, J’aimais à confier mon sceptre à ta fortune. J’avais un noble rôle et voulais le remplir ; Au combat j’assistais en reine, sans pâlir… J’adorais un héros, de l’Empire heureux maître… Et par un coup du sort, sans exemple peut-être* De ses exploits guerriers, femme, j’étais témoin !…. Que j’étais fière alors… je t’entendais de loin,

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Ta voix nous arrivait en rugissant murmure… Que je te trouvais beau dans l’or de ton armure !… Je n’avais même pas le frisson du danger. Tu me senïblais un être à la terre étranger, Un de ces immortels que respecte la Parque… Je te suivais des yeux sur ta royale barque. Non, jamais fier guerrier, illustre conquérant, Ne fut dans un combat plus terrible et plus grand

ANTOINE vivement. Tu me voyais combattre ?, ’ CLÉOPÂTRE. Oui, j’admirais ta rage, Et j’avais tant d’orgueil que j’avais du courage. Mon corps était d’airain, mon âme était de feu, La guerre me semblait un magnifique jeu. Va, je ne tremblais pas !… au milieu de mes femmes, Sur le pont du vaisseau, recevant l’eau des lames, Livrant aux vents mon voile et mes cheveux flottants, Mêlant ma voix de reine aux cris des combattants, Jé m’enivrais, ainsi que d’une grande fête, De cet orage humain, plus beau que la tempête. Nous buvions à Neptune, à Jupiter Stator, À Mars, et nous jetions aux flots nos coupes d’or Joyeuses, nous allions de la proue à la poupe, Chaque libation voyait tomber sa coupe… Prodigues, nous cherchions par de riches présents, À nous faire des flots et des dieux complaisants. ANTOINE. Tu demandais aux dieux le succès de nos armes, Tu partageais nos vœux, nos dangers, nos alarmes. Tu m’admirais, dis-tu !… Pourquoi m’as-tu quitté ? Quel démon te poussait ? dis…. .CLÉOPÂTRE. La fatalité ! r Ecoute— Devant nous commençait le carnage… Des brandons enflammés nous suivaient à la nage : Une invisible main, les tenant sous les eaux, Tout à coup les lançait’à bord de nos vaisseaux. En vain on punissait d’un dard la main hardie, De tous côtés sur l’ondè éclatait l’incendie… 13.

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196CLEOPATRE. JT Et ce spectacle affreux, confus dans son horreur, Ces escadres, luttant sur la mer en fureur ; Sur la rive, ce camp, cette immobile armée, Suivant, jugeant nos coups à travers la fumée, Ces cris, ce sifflement des dards, des javelots, Ce sang qui rougissait l’azur mouvant des flots… Ce tumulte sans’fin brisa ma force vaine… Oh ! c’était trop d’orgueil, même pour une reine— Je ne te voyais plus combattre à l’horizon, Et déjà je sentais chanceler ma raison, Lorsqu’un hasard fatal vint combler ce délire : Un soldat fut blessé… sur le pont du navire Il tomba… tout son sang à gros bouillons coulait. Je m’approchai de luiDieux ! il te ressemblait ! Je ne sais quelle idée, un rêve, un vain présage !… Mais en voyant la mort sur ce noble visage, Tout à coup je pensai que, comme cesoldat, Tu pouvais à ton tour périr dans ce combat… Toi, mort !… Oh ! j’entrevis cette douleur immense… Toi, mourir pour César !… toi !… misère.. démence ! Quand on peut vivre aimé, mourir pour un vain nom !. Dans ce triste moment, je l’avoue, ô Junon ! Je ne compris plus rien à l’orgueil, à la gloire, À ce faux souvenir qu’on appelle l’histoire, À ce bruit enivrant des échos éternels… Tes ennemis pour moi c’étaient des criminels. Je maudissais ta gloire et ta fougue intrépide… La guerre… me semblait un jeu lâche et stupide !… Je n’apercevais plus dans ce devoir sacré Que des périls affreux pour un être adoré… J’oubliais tes exploits, tes destins de grand homme, Et César… et l’Empire… et mon Egypte… et Rome… Je ne voyais plus rien que ton sang répandu, Que sur toi, sur ta tête un glaive suspendu !… Et tout me sembla bon, dans cet horrible rêve, Pour arrêter ce sang et détourner ce glaive ! Tremblante, ivre de peur, je donnai le signal. Tu devais obéir à cet ordre fatal,’ Je le savais… Enfin, dans ma fuite si prompte, Je n’ai rien calculé, ta douleur.ni ta honte…

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Et quand je t’ai revu, quand je t’ai retrouvé, Je n’ai pas dit : J’ai fui… j’ai dit : Je t’ai sauvé ! Aujourd’hui je comprends, et le remords m’accable.

ANTOINE. Et moi qui t’accusais… c’est moi qui suis coupable !… Tu pleures ! toi, pleurer ?… CLÉOPÂTRE. .Je meurs, pardonne-moi. ANTOINE. L’Empire ne vaut pas une larme de toi. . (Il lui lend les bras, elle s’y jette*) O Reine, tu le sais, ma misère est profonde : J’ai fui devant Octave, il m’a repris le monde..’. Eh bien ! ce seul moment, ce moment m’a rendu Tout ce qu’il a conquis, tout ce que j’ai perdu. Qu’il vienne, ce vainqueur, à mon tour je le brave ! Tes succès de hasard, jeune et prudent Octave, Me rendent peu jaloux, j’aime mieux mes revers… Laisse-moi Cléopâtre et garde l’univers CLÉOPÂTRE. Tu ne me bais donc plus ? ANTOINE. Je t’aime pour tes larmes. Je redeviens AntoineÉros, rends-moi mes armes !

  • (À Cléopâtre.)

Gloire, force, raison, toi seule es tout pour moi, Et je ne crains plus rien quand je me fie à toi ; . Car voilà mon secret, ma Cléopâtre, écoute : Je n’ai qu’un ennemi, c’est le doute ; le doute, , C’est l’ennemi fatal dont rien ne me défend. Je crains plus celui-là que César triomphant : Quand je doute de toi, tout mon conragé expire— Pourquoi combattre alors ?… Je ne veux plus l’Empire !… J’oublie alors mon nom, mes devoirs les plus grands, Ma gloire, mes drapeaux, mes vieux soldats mourants, La chose la plus sainte et la plus respectable, Pour aller éclaircir ce doute insupportable. CLÉOPÂTRE. Je te forcerai bien à croire en moi toujours. 4*

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Scène V.

Les mêmes, , VENTIDIUS, ses soldats.

VENTIDIUS. O spectacle touchant ! nobles, dignes amours ! (À Antoine.). Pardonne à qui.t’enlève à ce doux esclavage ; Mais Octave vainqueur est maître du rivage. CLÉOPÂTRE.

Mes chefs ?…• VENTIDIUS. Se sont rendus sans combat et sans bruit Avec ceux de César ils soupent celte nuit. — CLÉOPÂTRE. Dieux !… ’VENTIDIUS à Antoine. On parle tout haut d’un traité que la reine À signé, d’un traité qui te livre et l’enchaîne. ANTOINE. Quoi ! reprendre sitôt un pardon usurpé !, CLÉOPÂTRE. Tu crois ?… ANTOINE. Ventidius ne m’a jamais trompé. Et voilà donc pourquoi tu te faisais si tendre ! Pour laisser à César le temps de me surprendre !… Le but de ce mensonge indigne… le voilà ! Combien t’a-t-il donné de cette tête-là ?… .CLÉOPÂTRE. Antoine !  : ANTOINE. Et j’écoutais cette incroyable histoire !… Ce fabuleux récit fleurissait ma mémoire : « Un blessé dont le sang à gros bouillons coulait, Dont le front était pâle et qui me ressemblait ! » Par Jupiter Stator ! c’en est trop, et je jure Que ce plaisant mensonge est ta dernière injure. Va signer le traité qui me livre aujourd’hui. ’CLÉOPÂTRE. . * * Je connais trop César.pour traiter avec lüi.’

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199

ACTE IV,


Scène VI.

ANTOINE. Tu prétends. ;.. VENT1DIUS. .C’est encore une nouvelle ruse ; La reine te trahit, César même l’accuse CLÉOPÂTRE. Ahl mon cœur indigné se révolte à son tour ! C’est bien là ta justice, aveugle et fol amour ! De l’éternelle erreur c’est l’éternelle proie : Il faut mentir toujours pour qu’un amant vous croie ; II ne trouve d’attrait que dans la trahison !… Eh bien oui !… j’en conviens… jadis, avec raison, On a pu m’accuserPour ce vain diadème, J’aurais trahi cent rois… mais toi, mais toi… je t’aime ! ’ANTOINE. Et moi, moi, je te liais pour mieux me défier ! . CLÉOPÂTRE.

  • pt

Oh ! la mort, si la mort peut me justifier !… Frappe, Antoine, je m’offre aux coups de ton épée, Tu m’aimeras peut-être après m’avoir frappée ! ANTOINE la repoussant, Pleure, gémis… je sais ce que valent tes pleurs. CLÉOPÂTRE. Adieu donc… sois cruel… mais crains d’autres malheurs. Va, je ne vivrai pas longtemps abandonnée. Et bientôt, malgré tpi, tu m’auras pardonnée !… Adieu !…


Scène VI.

ANTOINE, VENTIDIUS, FAUSTUS ; soldats ; puis L’ESCLAVE. . ANTOINE. Je l’ai brisé cet infâme lien, ¦t. Je suis libre !…’ .i VENTIDIUS vivement. Partons, mon camp sera le tien.. ANTOINE, César ne m’attend pas, sa déroute est certaine…, (À Ventidius.) Avec tes cavaliers, toi, descends dans la plaine. (AFaustus.) Toi, marche vers le port….

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200CLÉOPÂTRE. (Aux soldats.) .Et vous, braves archers, Tenez-vous embusqués derrière ces rochers…. Que tous ces mots guerriers me plaisent à redire ! Au seul bruit du clairon je renais, je respire !,… Le seul amour d’Antoine est l’amour des combats ; Antoine n’est heureux qu’avec ses vieux soldats ! Ah ! César, tu prétends que j’ai fui… Par Hercule ! Le lion semble fuir aussi lorsqu’il recule Pour prendre son élan ejt fondre avec la mort…. Moi, j’ai fui comme lui pour retomber plus fort… Dans mon antre, blessé, , comme lui je sommeille : Tremble, tremble,.César ! le lion se réveille !..,. Il se lève, il rugit, terrible et menaçant…. Viens, j’ai soif de laver ma honte dans ton sang ! (À Vcntidius.).- Nous nous retrouverons aux portes de la ville. (Vcntidius sort. Mouvement de troupes commandé par Antoine— Entre l’Esclave, qui parle bas à Faustus. Au moment de sortir, Antoine s’arrête et prend Faustus à part.) ANTOINE à Faustus. Un mot ! toi… tu n’es pas un confident servile… Tu sais comment… Straton… a délivré Brutus… J’ai son courage au moins, si je n’ai ses vertus… Ma valeur cette nuit peut être encor trompée : Jure alors de plonger dans ce cœur ton épée…, JureMais tu frémis, tu ne m’écoutes pas ! Quel est ce messager qui te parlait tout bas ? FAUSTUS. La reine— ANTOINE. S’est vendue à César ? peu m’importe ! Dis, je m’attends à tout. ;., L’ESCLAVE attachant sur Antoine un regard étrafigc., . Seigneur, la reine est morte. ANTOINE. Cléopâtre ! l’esclave. Nos soins n’ont pu la secourir. ( ANTOINE à l’Esclave, lui montrant scs soldats- Cours vers ces gens, dis-leur… qu’Antoine va.mourir ! r. (I/Esclave sort.)

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Morte ! elle m’aimait donc, et je l’ai méconnue ! Allons, fais ton devoir, Faustus, l’heure est venue… faustus. Qui, moi je percerais ce cœur plein de fierté Que les dards ennemis ont toujours respecté ! ANTOINE. Faustus, tu l’as juré ! FAXJSTUS tirant son épée. Tu le veux ? , ANTOINE. Je l’ordonne. FAUSTUS. Ne me regarde pas !… ANTOINE. Obéis. FAUSTUS jetant l’épée. Non. ANTOINE impérieusement en lui donnant la sienne. ’Tiens. FAUSTUS souriant. Donne. Adieu.* (Il prend l’épéc et se frappe.) Voilà comment j’échappe à la douleur De tuer Marc-AntoineAdieu. (Il tombe mort.) ANTOINE. Malheur ! malheur ! À son vieux général le vieux soldat s’immole ; C’est la première fois qu’il manque à sa parole. O Brutus ! ton vainqueur, indigne de ce nom, Ton vainqueur est réduit à t’envier Straton ! Courage ! n’ai-je pas l’exemple d’une femme ! (Il prend l’épée de Faustus et se jette dessus.) Quoi ! la cruelle mort ne veut pas de mon âme ! O mes amis, venez, venez donc m’achever ! Rome, pardonne-moi… j’aurais pu te sauver ! , (Les soldats viennent au secours d’Antoine.) FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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V ACTE CINQUIÈME. Une salle des tombeaux des Ptolémées, à Alexandrie. — Dans le fond, une grande porte donnant sur une plate-forme garnie de créneaux auxquels sont encore attachées des cordes et des chaînes. — Dans l’intérieur, des vases d’or, des tables de porphyre, la couronne, le manteau de reine ; objets précieux figurant le trésor royal. — À droite, un trône ; à gauche, un lit de repos en or.


Scène I.

ANTOINE mourant, étendu sur un lit de repos ; CLEOPATRE pâle. les cheveux épars ; CHARMION, IRAS, CLEOPATRE pleurant.

Lâche et fatal mensonge !  :.. ANTOINE. Injustice cruelle ! Grands dieux, qui permettez que j’expire auprès d’elle, Soyez bénis ! et vous, sombres divinités, Prolongez les instants que vous m’avez comptés. O Cléopâtre ! (Il l’embrasse.) À toi ma dernière pensée ! J’avais peur de mourir sans t’avoir embrassée. CLÉOPÂTRE. Sanglant… pâle… est-ce ainsi qu’Antoine m’est rendu ? Ali ! malheureux ! pour toi tout n’était pas perdu. ¦ Ton armée… elle était encor puissante et forte. Tu pouvais triompher.. ANTOINE. Mais je te croyais morte ! Toi-même m’as trompé par un faux bruit… pourquoi ? CLÉOPÂTRE.’ Pour t’apaiser… savoir si tu vivrais sans moi.. ANTOINE. Tu le sais maintenant… Cruelle ! es-tu contente ? Est-ce que ma douleur a trompé ton attente ? T’ai-je comprise au moins ?… À ces fausses rumeurs Je n’ai dit qu’un seul mot : Elle est morte, je meurs. Mais… viens plus près de moi… soutiens-moi… je frissonne… Hors à Procul éius, ne te fie à personne— i

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I

ACTE V,


Scène I.

203

Ji* .CLÉOPÂTRE. Oh ! comme le destin s’est acharné sur nous ! Va, nous nous aimions trop, les dieux étaient jaloux. ANTOINE. Moi, je n’accuse pas les dieux, la destinée Je choisirais encor la part qu’ils m’ont donnée : J’ai suivi sur la terre un glorieux chemin ; Romain, je n’eus jamais pour vainqueur qu’un Romain. J’ai vécu noble et fier, aimé de toi que j’aime…. J’ai de beaux souvenirs… enfin, dans la mort même, Je suis heureux encore… Heureux, ne me plains pas… C’est pour toi que je meurs, et je meurs dans tes bras (Il meurt. Cléopâtre reste immobile et contemple Antoine mort.)

CLÉOPÂTRE.

h Mort ! mort ! / IRAS à Charmion. , Regarde-la… qu’elle est calme ! je tremble ! CLÉOPÂTRE à Charmion. Dans le.même tombeau tu nous mettras ensemble. ( Charmion ferme les yeux d’Antoine.) Quoi ! ses yeux sont fermés… sont fermés pour jamais ! Jamais !… O mon Antoine ! oh ! comme je l’aimais ! Je vais le retrouver… dans sa sombre demeure, Avec lui je descends… et pourtant je le pleure ; C’est qu’en de tels moments le cœur est déchiré…, Voir, voir l’horrible mort sur un corps adoré, C’est affreux ! c’est affreux… Je ne suis qu’une femme… Se sentir arracher la moitié de son âme, Aimer qui ne vit plus, aimer avec ardeur Un être éteint $ glacé, dont on cherche le cœur !… Tenir froide une main qui vous brûlait vivante !… Ah ! c’est trop, ma raison se trouble, s’épouvante… Cette horrible douleur brisé ma force… Iras !… Oh !… comment se peut-il que je n’en meure pas ?… (Elle tombe dans les bras de ses femmes. Revenant à elle.) Isis, reine des cieux, écoute ma prière : Conduis-moi vers Antoine à mon heure dernière…. Autrefois comme moi tu pleuras ton époux, Isis, veille sur lui ! ^ * ¦ , 1(À ses femmes.) Vous, pleurez à genoux. f

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L 204CLEOPATRE. Et toi qui me l’as pris, sois fiëre dans ta joie, O Mort ! tu n’eus jamais une plus belle proie ! Jamais guerrier plus grand, plus illustre, * plus beau, Ne para de son nom les marbres d’un tombeau. Puissant dans le sénat, dans l’armée et dans Rome, Dans Rome où tout est grand, il sut être un grand homme. Les peuples attendris se levaient à sa voix, ïl marchait entouré d’un cortège de rois ; Car l’univers entier vivait de sa pensée. Eh bien ! cette grandeur que nul n’a dépassée, * Cet éclat, ce pouvoir n’étaient rien à ses yeux… Il cherchait dans la vie un bien plus précieux ; Et voilà ce qui rend si belle son Histoire : Dès qu’il comprit l’amour, il méprisa la gloire ; Vainqueur, il se laissa noblement désarmer, Fier que l’on dît un jour : Antoine sut aimer ! Et s’il voulut, régnant sur la terre et sur l’onde, Posséder et tenir entre ses mains le monde, César, ce n’était pas pour l’asservir un jour…, Non ! c’était pour en faire une offrande à l’amour ! (Elle plenre.) CHARMION. La pâleur de la mort s’étend sur son visage… Appelons-le trois fois : à Rome c’est l’usage. (S’approchant du corps d’Antoine et étendant la main.), Antoine ! ’ CLÉOPÂTRE étendant la main. i r’? Antoine !


Scène II.

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS, OCTAVIE ; sa suite : OCTAVIE au fond du théâtre* môme geste* Antoine ! (Moment de stupeur.) CLEOPATRE s’approchant d’Antoine. Elle arrive trop tard ! J’ai son dernier soupir et son dernier regard. OCTAVIE regardant Antoine* O malheureux !… il a voulu mourir près d’elle… Ainsi jusqu’à la mort infidèle… infidèle !…

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ACTE V,


Scène II.

Et je n’étais pas là pour lui fermer les yeux ; Il ne m’a point nommée au moment des adieux ! Il s’est frappé lui-même… oui, voilà sa blessure… Pour elle !… et cette mort est encore une injure ! CHARMION à Octavic, qu’elle veut emmener* Nous sommes chez la reine, et l’on n’y doit entrer… CLEOPATRE Tintcrrompant Elle l’aimait aussi, laissons-la le pleurer. Ma douleur suit sa plainte amère et déchirante. OCTAVIE. Mais… je te reconnais, je t’ai vue à Tarente… Une Grecque, une esclave… une esclave… mais… toi. Eh ! qui donc d’entre vous est Cléopâtre ?… CLÉOPÂTRE. Moi ! OCTAVIE. _ \ Ah ! tu te déguisais !… Vivant, tu vins le prendre Chez moi !… mais il est mort, et tu vas me le rendre. Ici, moi je n’ai pas besoin de me cacher… Il est mort, et je viens à mon tour le chercher !… Au nom de son pays, de ses fils, je te somme De rendre ta victime aux dieux vengeurs de Home. CLEOPATRE s’approchant d’Antoine. Me séparer de toi !… jamais ! tu m’appartiens. (À Ocïavic.)’ Tes droits ? OCTAVIE. Oserais-fu faire valoir les tiens ? CLÉOPÂTRE.’ OCTAVIE. Tu ne sais donc plus que moi, j’étais sa femme CLÉOPÂTRE. Je sais qu’il m’a donné sa vie avec son âme, Qu’il a voulu mourir sur mon cœur, dans mes bras, Qu’il m’aimait… qu’il m’aimait… et qu’il ne t’aimait p OCTAVIE. Tremble, car maintenant je n’ai plus rien à craindre ; Tout est fini pour moi, rien ne m’oblige à feindre,

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y 206CLÉOPATBE. Rien ne vient m’imposer des égards superflus : J’ose enfin te haïr : CLÉOPÂTRE.- Moi ; je ne te hais plus. À tes cris outrageants je reste indifférente,. Et comme toi je dis : Je t’ai vue à.Tarente.., Ce souvenir me calme, et tu peux m’insulter ; J’ai compris ta grandeur et je veux l’imiter. >¦9 0 CT À VIE. N’est-ce pas que je fus clémente en ma tendresse ? j’ai respecté l’époux jusque dans sa maîtresse. Ils m’outrageaient tous deux… j’ai supporté l’affront, J’ai caché saintement la rougeur de mon front, J’ai dévoré mes pleurs, et j’ai nié son crime, Et je n’ai pas voulu qu’on m’appelât victime !… C’est qu’un dernier espoir me soutenait toujours ; Je te laissais à toi sa gloire et ses beaux jours, Mais je me réservais, pardonnant sa faiblesse, L’honneur de consoler son auguste vieillesse. À toi ses pas vainqueurs, à moi ses pas tremblants ; À toi tous ses lauriers, à moi ses cheveux blancs ! Jeune, ardent, orgueilleux, il m’avait dédaignée ; Vieillard, il m’aimerait, pieuse et résignée ; On devient généreux à l’heure de mourir, On cherche avec amour ceux qu’on a fait souffrir, Et j’attendais le prix de ma longue souffrance ; Je supportais… ta joie… avec cette espérance… (Elle pleure.)_ Et tu m’as tout ravi, sans pudeur, sans, remord, Sa gloire, son amour, sa vieillesse et sa mort !… Eh ! pourquoi, malgré nous, partout t’a-t-il suivie ? CLÉOPÂTRE. 1 ^ Je l’aimais ! cet amour était toute ma vie. OCTAVIE. Quelle preuve, dis-moi,., de cet amour si beau ? 1i’ , CLÉŒATRE. Je lui donnai mon trône et je prends son tombeau. p¦ 1 OCTAVIE. > Je suis sa veuve, et moi seule je dois le suivre. **

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CLEOPATRE. Va, ne te flatte pas ; toi, tu pourras survivre, Et tu pleures trop haut pour mourir de ton deuil. Une douleur qui tue est moins folle d’orgueil, Tu vivras !… OCTAVIE. Je vivrai pour te voir notre esclave, Pour te voir attachée au char vainqueur d’Octave. CLEOPATRE saisissant son poignard. Jamais !… (Les officiers la désarment.) Oh ! fcCTAViE. ¦Tu ne peux échapper à César. César est maître ici… CLÉOPÂTRE. Mon poignard !… mon poignard !… OCTAVIE. Gardes, malheur à vous si la mort nous l’enlève Par le feu du poison ou par le fer du glaive !… Tous, hors de ce tombeau, de ce pays fatal,. Soldats, portez le corps de votre général ; Qu’il soit purifié, lavé de tous leurs crimes. Par des libations de larmes légitimes ! Rendez à ce Romain ses drapeaux triomphants ; Rendez… rendez ce père aux pleurs de ses enfants !… / (Les soldats font un dais de leurs drapeaux1 dont ils couvrent le corps d’Antoine, qu ils emportent ensuite hors du tombeau. Ôctavie suit le cortège en pleurant.) CLEOPATRE s’élançant vers Antoine.- HÉ Antoine ! Antoine !… adieu !… CHÀRMION la retenant. rLa résistance est vaine… i¦ CLÉOPÂTRE.* On vient me l’arracher !…* et je ne suis plus reine !…


Scène III.

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS ; officiers, GARDES. CHARMION bas à Cléopâtre. i, Il te reste un moment, il te reste un espoir. On annonce César, il faut le recevoir…¦ 1

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t 208 CLÉOPÂTRE. Morte !… CLÉOPÂTRE. CHARM103V. Hélas ! te voilà prisonnière et vivante ! Sans armes, sans secours ! CLÉOPÂTRE. Charmïon, cherche, invente Un moyen de franchir les murs de ma prison ; Il faut… Mais ton anneau toujours plein de poison ?… CH ARM 10N. Ils l’ont pris !. !. les cruels ont lu dans ta pensée. CLÉOPÂTRE. De me voir à son char Rome est donc bien pressée ! CHARMÏON. Le vaisseau qui t’emmène est déjà dans le port. CLÉOPÂTRE. Ainsi donc, rien ne peut me soustraire à mon sort. Je vais suivre César !… César, ce faux grand homme, Et derrière son char je vais rentrer dans Rome ! Pour escorte, j’aurai ses soldats triomphants ! Par le peuple grossier, les femmes, les enfants,. Tout le long des chemins je serai poursuivie ! Je passerai devant la maison d’Octavie,. Qui me suivra des yeux, et ses regards si froids Brilleront de plaisir pour la première fois !… Partir, partir ce soir, vaincue et désarmée !… Cache-moi sous ta pierre, ombre de Ptolémée !… Et pas un seul ami ne vient me secourir ! Pas un seul ne comprend que j’ai soif de mourir !…. Et pour fuir ces affronts où je suis réservée, Rien !…


Scène IV.

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS, L’ESCLAVE déguisé en prêtre égyptien, ÜN OFFICIER ; GARDES. ¦ ^ESCLAVE. Il tient une corbeille de ligues entourée de fleurs. La reine ! CLEOPATRE, reconnaissant l’Esclave f à part. C’est lui !… c’est lui, je suis sauvée !

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ACTE V, SCÈAE IV. L’OFFICIER à l’Esclave. Arrête. Que veux-tu, prêtre ? quel est ton nom ? l’esclave. Je suis un serviteur du saint temple d’Ammon. Tous les soirs, à la reine, après les sacrifices, Des fruits de la saison on offre les prémices : C’est l’usage du temple, et je viens aujourd’hui… L’OFFICIER à ses gardes. Cet hommè est attendu ; défiez-vous de lui (Les gardes s’approchent pour prendre la corbeille.) , tt L’ESCLAVE indigne. Toucher aux fruits sacrés ! • CHARMION devinant l’intention de l’Esclave. Ciel ! qu’Ammon le protège !… l’esclave. Quoi ! Romains, voulez-vous par un vain sacrilège Epouvanter l’Egypte et vous rendre odieux ? . Vous ne la soumettrez qu’en inspectant ses dieux. De ce respect César vous donnerait l’exemple ; Il sait qu’ici le trône est à l’abri du temple.’ L’OFFICIER à l’Esclave. Va donc ; mais hâte-toi de remplir ton devoir. I.* L ESCLAVE posant la corbeille aux pieds de la reine et se prosternant. Reine… (Bas.) Rome t’attend, tu partiras ce soir, À moins que, préférant une mort noble et prompte As-tu peur de la mort ? CLÉOPÂTRE. Moi !… j’ai peur de la honte. Un poignard ?… l’esclave. Un poignard !… ces insolents témoins, Te voyant te frapper, t’imposeraient leurs soins. CLÉOPÂTRE. Du poison ?… •l’esclave. Au poison l’âme est longtemps rebelle… Non, tu souffrirais trop et tu mourrais moins belle. .M t

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210CLÉOPÂTRE. Des serpents sont cachés entre ces fruits vermeils : Leur venin vous endort du dernier des sommeils, Sans altérer vos traits, sans horreur, sans souffrance. lllÂS. Quoi ! si grande et mourir !… JV’est-il plus d’espérance ?.. CLEOPATRE faisant signe à l’Esclave. » qui porte la corbeille près du trône. Là !… Donnons à ma mort un aspect triomphal, Charmion, la couronne et le manteau royal ! (Cléopâtre monte sur le trône, Iras et Charmion posent sur ses épaules le manteau royal ; elle met la couronne sur sa tête.) l’officier. César ! •l’esclave. Voilà César !.,.. .CLÉOPÂTRE. Oh ! maintenant.qu’il vienne ! ¦ Ma noble Charmion, ma mort sera la tienne. (À Iras.)’ Adieu, ne pleure pasEt toi, serpent du Ml, Délivre-moi— (Elle plonge sa main —dans la (corbeille et.se lait piquer par un aspic.) . » éjà !… le poison est subtil…. Je vais revoir Antoine !… oh ! je meurs avec joie…. Eh bien, César, viens donc, viens donc chercher la proie.. Elle est prête… et tu peux l’enchaîner à ton char…. Je te rejoins, Antoine— (À César, qui entre.) Et je t’attends, César ! (En apercevant César, Cléopâtre mourante se soulève avec effort, elle lui tend la main, lui sourit, et retombe morte.) CÉSAR. Elle riVa trompé !… morte !… Elle et lui !… je respire ! À ces deux orgueilleux la tombe… à moi l’Empire ! FIN DE CLÉOPÂTRE.

ï V

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NOTES DE CLÉOPÂTRE.

  • i

ACTE PREMIER. Vrai, comme un jour je dois régner au Capitole. Cléopâtre se voyait en rêve maîtresse absolue à Rome ; son serment habituel était : « Comme j’espère de donner la loi au Capitole. » Diox Cassius. Il voulut Vépouscr, épouser celte femme* La passion que César conçut pour cette princesse fut.la véritable cause de cette guerre si.dangereuse. Son attachement pour Cléo¬ pâtre le retint en Egypte plus longtemps que les affaires ne le permettaient ; quoique tout fût réglé dans ce pays et dès la fin de janvier, il n’en partit que vers la fin du mois d’avril, passant tout son temps en festins avec Cléopâtre. S’étant embarqué avec elle sur le Nil dans une grande galère appelée Thalamégos} il parcourut tout ce pays ayant* à sa suite une flotte de quatre cents vaisseaux ; il avait résolu de pénétrer jusque dans l’Ethiopie, mais son armée refusa de le suivre. Il aurait même mené Cléopâtre à Rome pour l’y épouser, après avoir fait passer dans l’assemblée du peuple une loi par laquelle il serait permis aux citoyens romains d’épouser telles et autant de femmes qu’il leur plairait. Marius Cinna, tribun du peuple, avoua après la mort de César qu’il avait eu une harangue toute prête pour proposer cette loi.Suétone. r¦ +, Pour nourrir ses bouffons il impose trois Tilles* Plutarque, Vie d’Antoine. H’l Quand le souper est bon, Au cuisinier il fait présent d’une maison. Il donna à un de ses cuisiniers la maison d’un habitant de Magnésie, parce qu’il lui avait apprêté un excellent repas. .vPlutarque, Vie d’Antoine* Et le corps de César portait vingt-trois blessures. Il fut percé de vingt-trois coups, et plusieurs des conjurés se blessèrent eux-mêmes en frappant tous à la fois sur un seul homme..Plutarque, Vie de César.

; ’Et deux mille Romains périrent pour un chai.

r, Les Egyptiens souffraient toutes ces violences sans. murmuré., 14.

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4 212NOTES DE CLEOPATRE. tenus en respect par la garnison romaine ; mais un soldat romain ayant tué un chat, qui était un des dieux du pays ; le prétendu sacrilège n’eut pas plutôt été su, que les Alexandrins se soulevèrent et mirent en pièces l’auteur de cet attentat commis par mégarde. ’Aristék et Merkus, Histoire universelle depuis le commencement du monde. Les Égyptiens ont pour quelques animaux une vénération extra¬ ordinaire ; de ce nombre sont les chats, les icbneumons, les chiens, les éperviers, et les oiseaux auxquels ils donnent le nom d’ibis ; à ceux-ci il faut ajouter les loups, les crocodiles, etc. Lorsqu’un de ces animaux vient à mourir, ils l’enveloppent dans un linceul, et, se frappant la poitrine et poussant des gémissements, ils le portent chez les embaumeurs. Ayant été ensuite traité par l’huile de cèdre et d’autres substances odoriférantes prôpres à con¬ server longtemps le corps, ils le déposent dans des caisses sacrées. Quiconque tue volontairement un de ces animaux sacrés est puni de mort : si c’est un chat ou un ibis, le meurtrier, qu’il ait agi volontairement ou involontairement, est condamné.à mourir ; le peuple se précipite sur lui et lui fait subir les plus mauvais traite¬ ments, sans jugement préalable. Tout cela inspire tant de crainte, que celui qui rencontre un de ces animaux mort se tient à distance en poussant de grandes lamentations et en protestant de son inno¬ cence. Le respect et le culte pour ces animaux était tellement en*- raciné, qu’à l’époque où le roi Ptolémée’n’était pas encore l’allié des Romains, et que les habitants recevaient avec le plus grand empressement les voyageurs d’Italie, de crainte de s’attirer la guerre, un Romain qui avait tué un chat fut assailli par la popu¬ lace bravant la vengeance de Rome, et ne put être soustrait à la punition, bien que son action eût été involontaire On raconte que les habitants de l’Egypte étant un jour en proie à la disette, se dévorèrent entré eux sans toucher aucunement aux animaux sacrés.Diodore se Sicile. ACTE DEUXIEME. Athyr, c’est le chaos, l’obscurité profonde* Mythologie égyptienne. ». Mais déjà sur la terre on peut juger les rois.

  • r, *

Chaque jour on lisait au roi d’Egypte un passage du livre d’Hermès.’Champolliox-Figeac, Egypte. /

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NOTES DE CLEOPATRE. 213 J’ai hâlc qu’on achève Ce temple d’Hermônlhis ; presse donc les travaux. Le mammisi d’Hermontliis fut construit sous le règne de la dernière Cléopâtre, en commémoration de la naissance de son fils, Ptolémée Césarion, fils de. Jules César.

  • ,

Champûlliün-Figeac, Egypte. ’Si nous avions les trésors de Pergame ! Des ouvrages sans prix… ¦ ^. Calvisius, ami de César, fit connaître le tort qu1 Antoine s’était donné pour faire plaisir à cette reine (Cléopâtre) en lui donnant la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes. ..•Plutarque, Vie d’Antoine. Vous les aurez… il doit réparer les dommages Que nous a faits César… t Le premier danger auquel il se vit exposé pendant la guerré d’Egypte fut la disette d’eau ; les ennemis avaient bouché tous les aqueducs qui pouvaient lui en fournir. Il courut un second péril lorsque les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour la sauver il fut obligé de la brûler lui-même. Lé feu prit à_l’ar¬ senal du palais, et consuma la grande bibliothèque que les rois d’Egypte avaient formée.Plutarque, Vie de César. Et le nome insurge refuse obéissance.

L’Egypte fut divisée par Sésoslris en trente-six nomes ou pré- fectu res. Peut-être il a voulu passer par l’Hcptaslade.. Levée ou môle qui avait sept stades de longueur et qui joignait l’île de Pbaros au continent, près d’Alexandrie. C’est que le froid Cydnus a détrôné le Nil.. Fleuve qui traverse la Cilicie, dont l’eau est extrêmement froidè. O le charmant voyage ! Iras, t’en souvient-ilî Antoine envoya dire h Cléopâtre de venir le joindre en Cilicie pour s’y justifier des imputations qu’on lui faisait d’avoir puis¬ samment aidé Brutus et Cassius dans leur guerre contre Antoine. Cléopâtre recevait coup sur coup des lettres d’Antoine et de ses amis, qui l’engageaient à presser son voyage ; mais elle n’en tint aucun compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu’elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les avirons d’argent, et le mouvement des rames cadencé au son des —flûtes qui se mariaient à celui des lyres et des chalumeaux. Elle-même, magnifiquement

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214NOTES DE CLEOPATRE. parée, et telle qu’on peint la déesse Vénus, était couchée sur un pavillon brodé en or ; de jeunes enfants, habillés comme les pein¬ tres peignent les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir : ses femmes, toutes parfaitement belles, vêtues en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve étaient embaumées de par¬ fums.qu’on brûlait dans le vaisseau, et couvertes d’une foule im¬ mense qui accompagnait Cléopâtre, et l’on accourait de toute la ville pour jouir d’un spectacle si extraordinaire. Le peuple qui était sur la place s’était précipité au-devant d’elle. Antoine resta seul dans le tribunal où il donnait audience, et le bruit courut partout que c’était Vénus qui, pour le bonheur de l’Asie, venait en masque chez Bacchus.’¦ Ah ! lui !… c’est imprudent » on peut mourir de joie. Mais voyez la légèreté de l’homme ! arrivé aux Roches-Rouges, vers la dixième heure du jour, il se cacha dans une misérable taverne où il but jusqu’au soir. De là il se rendit à Rome, dans une voiture légère, et descendit à sa porte, la tête enveloppée. Le portier demande qui il est ? « Courrier de Marc-Antoine, » répond-il. On le conduit aussitôt à la maîtresse de la maison, et il lui remet une lettre ; elle la lit en pleurant, car la lettre est pleine de ten¬ dresse. Elle portait en substance qu’il renonçait à la comédienne, et que désormais sa femme serait Tunique objet de ses affections. Elle fondait en larmes. Cet homme sensible ne put résister, il se découvrit et se jeta dans ses bras. Le misérable ! comment piiis-je autrement l’appeler ? Ainsi donc pour faire le galant, pour causer une surprise à sa femme qui ne l’attendait pas, il a répandu la terreur dans Rome pendant la nuit, et alarmé l’Italie pendant plu¬ sieurs jours ! Cependant l’amour n’était pas votre seul motif ; vous en aviez un autre plus honteux ! Il fallait empêcher que L. Plaucus ne vendît les biens de vos cautions. Mais lorsque traduit dans l’assemblée par un tribun, vous eûtes répondu que vous étiez venu pour mettre ordre à vos affaires, le peuple se mit à rire et ne vous épargna pas les railleries. ¦Cicéron, Phïlippique II, xxxi, 393. 1 L’auteur a pensé qu’Antoine avait pu recommencer pour Cléo¬ pâtre cette plaisanterie imaginée pour Fulvie, surtout dans un moment où il avait intérêt à se cacher. ¦, ¦1i

Voici Theurcux vainqueur des Par thés. 14 ’’Non pas moi ! Je n’ai fait qu’obéir, et leur vainqueur, c’est 1oî. -Plutarque, Vie drAntoi ? ie. /

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NOTES DE GLÉOPATRE. 215 Qui, lâche, a fait périr Cicéron lâchement. Antoine exigea que celui qui tuerait Cicéron lui coupât la tête ¦et la main droite, dont il avait écrit les Philippiques. Quand on les lui apporta, il les considéra longtemps avec plaisir, et dans les transports de sa joie il fit plusieurs fois de grands éclats de rire. Après s’être rassasié de ce spectacle horrible, il ordonna qu’on l’attachât au haut de la tribune sur la place publique. Fulvie, s’associant aux ressentiments de son mari, perça la langue de Cicéron avec des aiguilles. Tu diras que je suis une esclave de Grèce. .i ¦ Pour Cléopâtre, elle lit voir que l’art de la flatterie, qui, suivant Platon, ne s’exerce que de quatre manières différentes, est sus¬ ceptible d’une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses et dans les amusements qui partageaient le temps d’Antoine, elle, imaginait toujours quelque nouveau plaisir, quelque nouveau genre d’attraits pour le divertir ; elle ne le quittait ni jour ni nuit ; elle jouait, buvait, chassait avec lui, et assistait même à ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et qu’il s’arrêtait aux portes et aux fenêtres des simples particuliers, pour les plaisanter, elle l’accompagnait habillée en servante, étant lui-même déguisé en valet, ce qui lui attirait souvent des injures et quelquefois des coups. J’ai couru des dangers bien plus graves encore. Elle partit sur-le-champ, et ne prit de tous ses amis que le seul Apollodore de Sicile ; elle se mit dans un petit bateau, et arriva de nuit devant le palais d’Alexandrie. Comme elle ne pouvait y entrer sans être reconnue, elle s’enveloppa dans un paquet de hardes (d’autres disent dans une malle), qu’Apollodore lia avec une cour¬ roie, et qu’il fit entrer chez César par la porte même du palais. Plutarque, Vie de César. ACTE TROISIEME. Vous m’avez tous trompé, Cléopâtre est mourante. Cléopâtre, qui sentit qu’Octavie venait lui disputer le cœur d’Antoine, craignant qu’une femme si estimable par la dignité de ses mœurs, et soutenue de toute la puissance de César, n’employât pas longtemps auprès de son mari les charmes de sa conversation et l’attrait de ses caresses sans prendre sur lui un ascendant in¬ vincible et s’en rendre entièrement maîtresse, feignit d’avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d’atténuer son corps en prenant peu de nourriture.Plutarque, Vie d’Antoine.

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316 NOTES DE CLEOPATRE. ACTE QUATRIÈME. Elle laisse à César la riche Alexandrie, Et va sur d’autres bords chercher d’autres sujets. Au seul mot d’Actium il se cache le front ; De sinistres présages Lui disaient cependant que jaloux, irrilcs, Les dieux ne viendraient point combattre à ses côtés. Ma mère, il m’en souvient, j’étais encore enfant. Antoine, après la mort de son père, fut élevé par sa mère Julie, de la maison de César, qui ne le cédait à aucune Romaine de son temps en sagesse et en vertu, Plutarque, Vie d’Antoine. La mer ne nous vaut rien, la terre est notre amie. Un chef de bandes d’infanterie, qui avait combattu plusieurs fois sous les ordres d’Antoine, et dont le corps était criblé de bles¬ sures, le voyant passer, lui dit d’une voix douloureuse : « Eh ! mon général, pourquoi, vous défiant de ces blessures et de cette épée, mettez-vous vos espérances dans un bois pourri ? Laissez les hom¬ mes d’Égypte et de Phénicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle, accoutumés à tenir ferme, nous savons ou vaincre ou mourir. » Plutarque, Vie d’Antoine. Alil cela me fait mal de vous voir tous fidèles. Les soldats, qui désiraient fort son retour, et qui s’attendaient à chaque instant à le voir reparaître, montrèrent tant de fidélité et de courage, qu’après même qu’ils ne purent plus douter de sa fuite, ils restèrent sept jours sans se séparer, n’ayant aucun égard aux ambassades que César leur envoyait pour les attirer h son parti. Plutarque, Vie d’Antoine.

FIN DES NOTES DE CLÉOPÂTRE.

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I, t C’EST LA FAUTE DU MARI, U’. COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS. Représentée pour la première fois, sur le Théâtre — Français, .le Ier mai 1851. I 4 t

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PERSONNAGES. ACTEURS. LE COMTE D’HAUTERIVE M. Maillart. FERNAND, pupille du comte. … M. Delaunay. JUSTIN, valet du comte.. M. TMonrose. LA MARQUISE D’ARCUEIL………….. M™ Allan. LAURENCE, femme du comteMIle Favart. ’J¦ ! JENNY, femme de chambre de la marquise Mlle Bon val. / La scène se passe en 1847.

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C’EST LA FAUTE DU MARI. Le petit salon d’un château, — Au fond, une galerie. À droite et à gauche, portes. Une porte-fenêtre donnant sur le jardin.


Scène I.

LE COMTE seul. (Scène muette.) (Il est en veste de chasse * et se promène dans la galerie d’un air soucieux. De temps en temps, il entre dans le salon, il écoute et regarde. — Il pousse un fauteuil avec impatience, donne un coup de pied à un tabouret qu’il fait rouler au loin ; puis il recommence à se promener et disparait un instant.)


Scène II.

LAURENCE seule, en négligé de matin.

(Elle entre lentement ; ellé tient à la main un énorme dahlia qu’elle \*a poser dans un vase.) LAURENCE. Oh ! le beau dahlia !… les brillantes couleurs ! Quel écrin ! quel trésor pour un peintre de fleurs !… S’il n’était pas si tard, je le copierais vite. (Le comte traverse la.galerie.) Mon mari va me dire… (Elle se tourne vers lui et rappelle.) Edgar !… Mais il m’évite ; Il est plus que jamais maussade maintenant. (Elle se lève et range ses dessins. Elle aperçoit un portecrayon sur la table.). Ah ! le portecrayon de Fernand… — de Fernand !…

*

(Elle reste un moment rêveuse à regarder le portecrayon, puis le met dans sa, poche. — On entend sonner une cloche.).. Le déjeuner !… Adieu, pinceaux, fleurs et palette. À peine ai-je le temps d’achever ma toilette. Je vais être grondée. (Elle sort en courant.)

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Scène III.

LE COMTE seul. Elle n’est plus ici… Est-ce donc un bonheur qu’un soupçon éclairci ? Pourquoi donc tant chercher la clarté qu’on redoute ?… (Apercevantle dahlia.) Que fait là cette fleur ?… C’est un signal, sans doute ! Cela m’éclaire— Eh bien ! en suis-je plus heureux ?… Je sais !… Oui, cette fleur est un langage éntre eux… Cela veut dire : « Ici, ce soir, venez m’attendre… «  Mais non, non.., , c’est trop tôt… ils ne peuvent s’entendre Fernand* qui me doit tout !… Oh ! ce serait bien mal !… En tout cas, mes amis, cherchez votre signal* (Il met le dahlia dans la poche de sa veslc, et sort par la galerie. Pendant que le comte s’éloigne, Justin ouvre à deux battants la porte de droite.)


Scène IV.

JUSTIN, ensuite LA MARQUISE. JUSTIN annonçant à haute voix. Madame la comtesse est servieAh !… t v (Il fait une pirouette.) LÀ MARQUISE regardant autour d’elle. Personne (À Justin.) Mais c’est le déjeuner, n’est-ce pas, que l’on sonne ? JUSTIN. Oui, madame. LÀ MARQUISE. Je suis exacte par hasard… Et moi qui, bonnement, me croyais en retard ! (À Justin.)„ Madame d’Hauterive est souffrante, peut-être ?

  1. JUSTIN désignant la fenêtre.

On l’aperçoit d’ici. LA MARQUISE regardant du côté du jardin. Rêveuse, à sa fenêtre.’ Oui…. (À Justin.) Monsieur d’Hauterive est parti pour Vernon ?

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JUSTIN. Mais… je viens de le voir aussi dans, ce salon. (Justin sort.) LA MARQUISE. Cette absence est étrangé ; et cache quelque chose Leur trouble est évident ; j’en connaîtrai la cause. Edgar n’est pas heureux… Ah ! je méritais bien Son bonheur… son bonheur… hélas ! pour prix du mien. Mais qui peut donc troubler ce ménage modèle ? Edgar est-il jaloux… ou plutôt infidèle ? . Est-ce un chagrin d’amour ? est-ce un chagrin d’argent ? (Elle s’assied à la place où était Laurence.)


Scène V.

LA MARQUISE, FERNAND.

FERNAND— prenant la marquise pour Laurence. Il pose son chapeau sur la table, il ôte ses gants. J’ai brusqué mon retourMessager diligent, J’ai vu tous vos amisN’accusez pas mon zèle, Mais je mourais d’ennui.’. LA MARQUISE. Fernand ! FERNAND à part. .Ce n’est pas elle ! (La marquise lui tend la main.) Et ce qui m’a trompé, c’est sa petite" main. « , LA MARQUISE. % On ne vous attendait au château que demain ? FERNAND. On ne m’attend jamais au château, j’y demeure. LA MARQUISE. Ah ! vous y demeurez !… ’(À part.)

  • Il disait tout à l’heure

Qu’il se mourait d’ennui… C’est juste, et j’aurais dû Deviner à sa phrase un esclave assidu.

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Scène VI.

LA MARQUISE, FERNAND, LAURENCE ; ensuite LE COMTE.

LAURENCE. Madame, que je suis désolée et confuse De descendre si tard ! mais j’avais une excuse. Une pauvre malade à soigner… (Apercevant Fernand.) .Ah ! c’est vous !…

LA MARQUISE à pari. Dieu ! comme ils-sont troublés !… Bien ! Edgar est jaloux ! LE COMTE entrant <Tun air dégagé. Je demande pardon… seulement pour la forme… Vous faire attendre, vous !… serait un crime énorme… Mais je suis innocent ; j’étais accaparé’ Par notre révérend, notre excellent curé. (Il aperçoit Fernand ; d’abord il paraît contrarié, pois il lui tend la main.) LA MARQUISE à part.¦ Ils mentent bien toiis deux !… J’aime cette manière »

  • ’— —

LE COMTE à la marquise*1 Dites, n’avez-vous pas rêvé, là nuit dernière, Des pâles revenants de notre vieux manoir ? LA MARQUISE. Non… non… •, F**1 ’« LAURENCE à la marquise. : Vous paraissiez fatiguée hier, soir ?. : LA MARQUISE ; Je me suis réveillée, étonnée et ravie, ’. En voyant ce beau lac. Comme je vous F envie., Moi qu’on a ruinée en aqueducs romains ! LE COMTE. Mais vous avez de l’eau chez vous !…• —,… LA MARQUISE. .¦’—v., — ! Dans nos chemins.

LAURENCE ». Puisque ce lieu vous plaît, pourquoi partir si vite ?. Ce lac que vous aimez, ce ciel, tout vous invite À rester…, ’-i.¦ t

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LA MARQUISE. Et ma fille !…

LAURENCE. Eh bien ! écrivez-lui, Et le dernier convoi nous l’amène aujourd’hui. FERNAND. -P Par le chemin de fer !… Elle est beaucoup trop belle. Et…’ LE COMTE à la marquise, Je vous le dénonce, il est amoureux d’elle ! ’ à( •FERNAND. Et ce débarcadère immense à traverser Sans vous, sans vous !... • LA MARQUISE. Ma sœur pourrait me remplacer. .FERNAND. Une tante !… c’est peu… (Justin ouvre la porte de la salle à manger.) LE COMTE. Vous causerez à table, - Le déjeuner attend, il sera détestable. ¦(Il offre le bras à la marquise,) Elle a raison, restez… Demandez à Justin… (Justin s’approche, on l’interroge.) JUSTIN. Oui, ces dames seraient ici demain matin. (La marquise parle à Justin ; pendant ce temps, Fernand et Laurence causent ensemble ; le comte les observe.) FERNAND bas à Laurence. Ah ! j’ai fait tout à l’heure une lourde bêtise ; Quand je suis arrivé, là… : je l’ai vue assise,. J’ai cru que c’était vous… et, sans penser à rien, J’ai dit ce que j’aurais dit à vous-même… LAURENCE. Eh bien ? (Fernand baisse les yeux tristement comme quelqu’un qui vient de se trahir.) T" (Bas à Fernand, désignant la marquise.).* Vous la connaissez ?….., .. r

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i 224C’EST LA FAUTE DU MARI. FERNAND. ¦.Oui… sa fille est bien jolie. (Laurence lire de sa poche le portecrayon de Fernand et le lui monlrc ; il s’empresse de le prendre et la remercie.) LE COMTE à part, les observant, Elle trouve toujours ce que Fernand oublie !


Scène VII.

JUSTIN j JENNY un chapeau de paille à la main.

  • . * — ¦ ¦

JUSTIN allant chercher Jenny qui entre par la porte du jardin. Venez vous reposer ici quelques moments,’ Madame et visitons les grands appartements. JENNY hésitant à entrer dans le salon.. Plus tard… le déjeuner ne doit pas vous permettre… T

  • JUSTIN.

Si fait… je suis en course et je porte une lettre…. (Il conduit Jenny à droite et à gauche,) Ceci c’est le billard, et çà c’est le salon. JENNY se moquant de lui. Ceci c’est la montagne, et ça c’est le vallon. Est-ce que, par hasard, vous me croiriez novice ? JUSTIN avec respect. Non… seulement je veux mettre à votre service Quelques renseignements. JENNY. Ah ! c’est trop de bonté ! Vous faîtes trop d’honneur à ma naïveté. Je puis me diriger ici tout comme un autre, Et ce château superbe est moins grand que le nôtre. Mais qu’on a de plaisir à vous interroger ! Cette pièce où l’on dîne ?… —¦ Est la salle à manger. Voilà de beaux chevaux !… —— Oui, c’est là l’écurie. Voilà d’excellent lait !… — Oui, c’est la laiterie. Vous m’apprenez encore, avec le même soin, Que c’est dans le grenier que l’on rentre le foin. Cet étang ?,.. C’est un lac. — Cet oiseau ?… C’est un cygne. Et ce pont ?, ,.. C’est, un pont d’où l’on pêche à la ligne. Les légumes sont là tous dans le potager ; Les fleurs, dans le jardin ; les fruits, dans le verger !

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On me fait visiter.toute la métairie, Grange, moulin, pressoir, étable, bergerie. Il me faut caresser les agneaux et leur chien. Vous êtes sans pitié, vous ne m’épargnez rien. Eh ! depuis quqnd a-t-on, sans domaine, sans terre, Le droit d’être ennuyeux comme, un propriétaire ?

JUSTIN. Ma foi, depuis vingt ans je suis dans la maison, Je m’en crois à peu près le maître, et j’ai raison. Monsieur le comte et moi n’avons qu’une pensée. À son destin changeant ma vie est enlacée. Quand il souffre, je souffre, et quand il rit, je ris ; Je marche de travers chaque fois qu’il est gris ; Dans tous ses sentiments je me mets à sa place : Quand il est en fureur contre moi, je me chasse ! À ses moindres succès je prends un air flatté. Sa femme, qu’il adore, est ma divinité. Faut-il vous dire, enfin, à quel point je suis bêle ? Quand je le vois jaloux, je me tâte la tête !… JENNY. Mais il est donc jaloux ? JUSTIN. Je le crains franchement. Il boit peu, mange mal, il gronde à tout moment ; Il ne dort presque plus ; dès la naissante aurore, Il erre dans les champs ; le soir, il erre encore : Il traîne au bord du lac ses pas lents et distraits ; Il s’enfonce en rêvant dans l’ombre des forêts… .si Et tout cela trahit quelque secrète peine !… JENNY. Comment ? JUSTIN. Je n’aime pas qu’un mari se promène. JENNY. Eh ! contre quel rival se… promènerait-il ? Qui poursuit la comtesse et vous met en péril ? Point d’ami, point de tiers, dans ce jeune ménage. Ici je ne vois rien. JUSTIN. Un nouveau personnage 1 15

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226G’EST LA FAUTE DU MARI. Sur la scène bientôt va paraître à son tour ; Il roucoule en ramier, mais il plane en vautour ! Fernand de Ckarlesval… JENNY. Le pupille du comte Ose… Mais cet amour est un crime, une honte ! JUSTIN. Sans doute, il nous doit tant !… JENNY., C’est une indignité ! Le duc de Charlesval l’avait déshérité… ’JUSTIN., En notre faveur, oui… Loyauté peu commune, Nous lui rendîmes tout, son titre et sa fortune. L’ingrat ! Un tel oubli ne peut se pardonner. Ouoi ! nous l’avons fait duc et lui nous fait damner ! Fi T JENNY. Je ne reviens pas encor de ma surprise. JUSTIN. Nous étions plus heureux du temps de la marquise… JENNY., Eh mon Dieu ! que dit-il ? JUSTIN. Son règne était si doux ! Jamais dans ce temps-là nous ne fûmes jaloux !… JENNY. H Madame, ma maîtresse… et le comte ?… JUSTIN. Mon maître. Chut ! c’est un grand secret. ¦JENNY. Je suis depuis trois ans… / Je devrais le connaître ; JUSTIN. C’est ancien. JENNY. Très-ancien.

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JUSTIN. Le bel amour ! Tenez… {Montrant sa main*) Que voyez-vous là ? JENNY. .Rien." • JUSTIN.

Cette blessure… là… c’est la dent d’une louve. Voilà du dévouement]… JENNY. Et qu’est-ce que ça prouve ? JUSTIN. Ça prouve ?… que mon maître aimait bien cette fois, Et que, pendant l’hiver, les loups sortent des bois. Un soir que je portais sa lettre parfumée, J’ai failli régaler une louve… JE NSI Y le regardant avec un dédain’moqueur. Affamée ! JUSTIN. Oui… C’était chaque jour quelques dangers nouveaux. Il me faisait courir et par monts et par vaux, Dans la neige, la nuit, par des temps effroyables: Le propre des amants c’est d’être impitoyables; Aussi, je m’y connais, et je. juge toujours, Au cas qu’il fait de moi, du feu de ses amours Naguère, il s’avisa d’aimer dans la province,’ Une assez belle femme, œil vif et taille mince… Il écrit un billet « Tiens, porte-le ce soir. » Puis, regardant le ciel:« Je crois qu’il va pleuvoir; Tu n’iras que demain. » O symptôme ! pensai-je, Toi qui m’as fait trotter tant de fois dans la neige, Tpi qui fus de ma peau toujours si généreux, Tu me ménages !… Va, tu n’es pas amoureux ! JENNY. Ah ! madame elle-même a sa petite histoire !… Et moi qui la croyais {Attitude superbe : pose de ïa Vertu.) JUSTIN imitant cette pose. ..Oh ! vous pouvez la croire. •.JENNY. —• -Qu’en savez-vous ? .• 15.

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I 228C’EST LA FAUTE DU MARI. JUSTIN. L’amour cache mal ses revers ; On voit mieux le tissu d’une étoffe à l’envers ; Et de ma place on voit le vrai côté des choses. Par les-petits effets j’apprends lés. grandes causes.

  • Jugez-en. — On nous donue un soir un rendez-vous.

Nous partons au galop, joyeux comme des fous… Ah ! dans un pavillon on attendait le comte ; Sur le perron fleuri la porte s’ouvre ; il monte. Moi, je reste à la grille à guetter les rivaux. Comme un vieux philosophe, avec mes deux chevaux J’étais tout résigné ; mais, au bout d’un quart d’heure, La marquise paraît… elle est pâle, elle pleure… Le comte est furieux… il me crie : « Animal ! Viendras-tu donc !… » Et puis il repart… Ça va mal, Me dis-je en gravissant la route tortueuse ; Il m’appelle animal… donc… elle est vertueuse !…

Mais depuis ?… JENNY. JUSTIN. Rien… Le comte, en s’avouant battu, À fièrement porté ce guignon de vertu. Et maintenant elle aime ?… JENNY. Elle aime… JUSTIN. JENNY. Sa fille. ’JUSTIN. Elle est gentille ? JENNY., Ab ! , JUSTIN. Non ? JENNY. Elle est : plus que gentille ; Mais c’est une merveille, un astre de beauté… Quand un peintre la voit, il en reste hébété. Des traits nobles et purs, un sourire céleste..

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On dirait une reine, une reine modeste… Des grands yeux de gazelle et des dents de souris…. JUSTIN. Et puis riche ?…

JENNY. On n’est pas en peine de maris. Chacun vient l’admirer comme une belle idole. JUSTIN. C’est doux pour une mère ! JENNY.• Ah ! madame en est folle ; Elle ne pourrait vivre un seul jour sans la voir, Et, malgré tous vos vœux, nous partirons ce soir. 1’JUSTIN.’ Mais je cours la chercher, cette fille adorée, Et vous allez un mois embellir la contrée. 229 JENNY. Ah î JUSTIN. 4 Je compte sur vous, sur ce coup d’œil si fin, Pour m’aider à mener mon œuvre à bonne fin ; Pour m’aider à calmer, à consoler mon maître… ’JENNY indignée. Monsieur… voüs me prenez pour une… autre ! JUSTIN. ’Peut-être. Mais je ne voulais pas vous faire cet affront, Et je trouve en cela votre esprit un peu prompt. On ne vous force point d’être si charitable, Il s’agit seulement… (On entend un bruit de chaises dans la salle à manger.) Mais vite ! on sort de table i (Ils sortent précipitamment*)


Scène VIII.

1 LA MARQUISE, LE COMTE. LE COMTE. Eh bien, c’est convenu, vous nous donnez un mois, Et je vais retrouver mes beaux jours d’autrefois. i t

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C’EST LA FAUTE DU MARI. 230 Car vous me les rendrez, mes heureuses années, Ces fleurs de mon passé que jè croyais fanées. La MARQUISE. Ah ! ne me parlez pas, s’il vous plaît, du passé ! ’ LE COMTE. +. Il est donc mort pour vous ? , LA MARQUISE. Plus : il est effacé. LE COMTE. Je ne puis l’oublier, quand tout me le rappelle ; Lorsque je vous revois plus brillante et plus belle Que jamais… LA MARQUISE. Oli ! je pars pour ne plus revenir. LE COMTE. Quoi ! pas même un regret, l’ombre d’un souvenir ? LA MARQUISE. Avez-vous parié de me mettre en colère ? LE COMTE. On a le droit d’aimer tant qu’on a l’art de plaire. LA MARQUISE. On a le droit d’aimer, monsieur, tant qu’on se croit Divine, ravissante… et j’ai perdu ce droit. Non, non, j’ai de l’amour une trop haute idée Pour n’offrir à ses feux qu’une beauté ridée. Je m’arme contre lui d’un courage moqueur, Je mets tout mon orgueil à défendre mon cœur ; Car tout est sérieux, hors l’amour, à mon âge, Et comme je ne puis en faire un badinage, Comme je rougirais du caprice d’un jour, Je ne veux plus aimer, par respect pour l’amour. ¦LE COMTE. ’A_ Vous êtes sans pitié pour vous. LA MARQUISE. C’est ma nature’. ’LE COMTE. Mais expliquez-moi donc… notre… propre aventure. Oui… ce cruel affront que je n’ai point vengé… Me donner rendez-vous… pour me donner congé !…

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Scène VIII.

C’est un trait des plus noirs, un tour impardonnable ; Le matin exaltée… et le soir raisonnable !… Dire : Venez ! et puis me chasser commé un sot ! Quel grand événement vous a changée ? Et de qui ? LA MARQUISE. LE COMTE.’ Un mot. LA MARQUISE. De ma fille… Ah ! qu’elle a de puissance, La voix d’un pauvre enfant ! . LE COMTE avec ironie. La voix de l’innocence.. i LA MARQUISE. Ne riez pas— Souvent, messieurs, sans le savoir, Vous êtes détrônés par ce faible pouvoir ; Et plus d’un Richelieu, dans ses bonnes fortunes, À maudit d’un marmot les frasques importunes. L’ennemi naturel du héros triomphant, Ce n’est pas le rival, le mari… c’est l’enfant.. Le séducteur attaque ;.. il minaude, il cajole… L’enfant, pour nous sauver, attrape la rougeole — le comte.’ Peste !.. -LA MARQUISE. Le séducteur s’enfuit, épouvanté. Grâce à nos soins, l’enfant recouvre la santé…. Le séducteur revient… il tend une autre embûche… L’enfant nous sauve encore avec la coqueluche : Il tousse bravement et la nuit et le jour ; Son effroyable toux effarouche l’amour. En vain le séducteur s’enivre d’espérance, L’enfant le bat toujours avec quelque souffrance… Tant qu’il voit le danger, il souffre sans repos… Ses cris savent couvrir les plus charmants propos ; Et lorsque après quinze ans il cesse de se plaindre, C’est qu’il comprend que nous… n’avons plus rien à craindre. , * LE COMTE. s Je n’avais pas prévu cet ennemi sournois. Ainsi, le fameux jour ? i

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t 232C’EST LA FAUTE DU MARI. LA MARQUISE avec émotion. : En entrant dans le bois Qui touche au pavillon, comme j’ouvrais la grille, Vous savez… j’aperçus Marguerite, ma fille, Avec sa gouvernante… et je pressai le pas « Où va-t-elle, maman, qu’elle ne me voit pas ? » S’écria-t-elleEdgar, ce mot voulait tout dire… Comme un souffle de mort il glaça mon délire… Il fit sur moi l’effet d’un divin talisman. Que répondre à ce mot : « Où va-t-elle, maman ? » Moi, pour oublier tout, il faut que je m’oublie Voilà comment un mot, guérissant ma folie, À changé notre amour en un crime odieux Et nos premiers serments en éternels adieux…. LE COMTE à part. Nous n’avons pas d’enfants, qui sauvera Laurence ? (Haut.) C’est donc là le secret de votre indifférence ? LA MARQUISE. Oui, c’est là l’ennemi qui vous a désarmé… Allez, mon pauvre Edgar, je vous ai bien aimé— LE COMTE. Vous m’avez bien aimé ?… Donc, l’amour, cela passe ? LA MARQUISE.’ Eh ! dans quelle Arcadie habitez-vous, de grâce ? Oui, l’amour passe. On dit qu’il ne dure qu’un jour. LE COMTE. P Bien ; mais de quelle espèce était-il, votre amour ? Peignez-moi vos ennuis et l’état de votre âme. (La marquise le regarde d’un air étonné.) Avec des yeux jaloux, vous voyiez toute femme ? LA MARQUISE. Je voyais toute femme avec des yeux jaloux. LE COMTE. Vous ne pensiez qu’à moi ? LA MARQUISE. .Je ne pensais qu’à vous. LE COMTE. Moi parti, vous tombiez dans des langueurs profondes ? J

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Scène VIII.

233 LA MARQUISE. Vous parti, je voyais disparaître les mondes ! LE COMTE. Vous étiez très-émue à mon nom, à ma voix ? f7’^ LA MARQUISE. On me voyait rougir et pâlir à la fois. ( LE COMTE. Et vous reconnaissiez de très-loin sur la route Le pas de mon cheval ? LA MARQUISE. De Kadidjah ? Sans doute. LE COMTE., Vous preniez en horreur ceux qui me donnaient tort ? LA MARQUISE. Moi !… je les détestais ! je les déteste encor., LE COMTE. Et quand j’étais malade, inquiète, en prières, Vous restiez à genoux pendant des nuits entières ? LA MARQUISE.

  • ¦

Quand vous étiez malade !… ah ! quelle angoisseMais, Si je m’en souviens bien, vous ne l’étiez jamais. LE COMTE d’un air triomphant. Et vous ne m’aimez plus ? LA MARQUISE. Plus du tout. LE COMTE. Je respire. LA MARQUISE. L’amour le plus puissant voit tomber son empire. c Cette fièvre de feu finit par se calmer. LE COMTE. Comment avez-vous fait pour, cesser de m’aimer ? LA MARQUISE riant. Ah ! ah ! ah !… L’insolent ! LE COMTE. Dites, hein ? LA MARQUISE. Patience, . Je vais vous révéler cette belle science. D’abord j’ai tant souffert que j’ai failli mourir.

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254C’EST LA FAUTE DU MARI. Oh ! moi, quand je m’y mets, jê sais si bien souffrir ! Tout ce que j’ai d’ardeur, d’esprit et de pensée, Sert à mieux déchirer ma pauvre âme blessée. Et comme on y voit mieux avec un œil perçant,. De même on souffre plus avec un cœur puissant. Bref, je vous ai pleuré pendant toute une année. LE COMTE. C’est long ! LA MARQUISE.. Très-long. LE COMTE. Mais vous, vous êtes obstinée. LA MARQUISE.’ Mon cœur dans son chagrin s’abîmait tout entier. Chaque jour, mon humeur, mon caractère altier, Devenaient plus amers, plus âpres, plus sauvages ; J’aimais de ma douleur jusques à ses ravages, Paraître pâle, maigre, était mon seul désir ; Quand on me trouvait laide on me faisait plaisir. LE COMTE. Oh ! non, ça c’est trop fort. Je veux qu’on reste belle. LA MARQUISE. Rien ne pouvait calmer ce désespoir rebelle. Quelquefois envers vous je me croyais des torts… J’avais de ma vertu de coupables remords… Dieu sait où m’entraînait cette pensée affreuse, ’ Si, par un coup du sort, une influence heureuse N’était, fort à propos, venue à mon secours.

  • LE COMTE.

Et sans cet à-propos vous m’aimeriez toujours ? LA MARQUISE. Peut-être bien. LE COMTE. Quelle est cette prudente amie Par qui votre raison fut sitôt raffermie ?… LA MARQUISE. Une amie ?… Ah ! vraiment vous me faites pitié : L’amour fut-il jamais guéri par l’amitié ? LE COMTE. Un enfant ?… un vieillard ?…

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Scène VIII.

235 LA MARQUISE. Non, c’était un jeune homme. LE COMTE. Je n’ose demander… LA MARQUISE.* Quoi ?… . LE COMTE. -Comment il se nomme : J’ai peur d’être indiscret, je crains votre courroux. LA MARQUISE. Bah ! demandez toujours..-.. .LE COMTE. ..— Ce jeune homme ? LA MARQUISE. „C’est vous. ..LE COMTE. Moi !… mais qu’ai-je donc fait ? LA MARQUISE. Rien, rien, très-peu de chose. Vous avez compromis une danseuse… LE COMTE. Ah ! Rose… Une petite blonde avec de grands yeux noirs. LA MARQUISE. Vous alliez sans façon l’applaudir tous les soirs ; Et moi, pendant ce temps— O folles que nous sommes ! Mais c’est toujours ainsi, tel est l’amour des hommes : Ils s’amusent, pendant que nous mourons pour eux. LE COMTE. Il faut me pardonner… j’étais si malheureux ! LA MARQUISE. Mais parlons d’aujourd’hui. D’où vous vient cette crainte ? Car tout, en vous trahit l’angoisse et la contrainte. Pourquoi tant rechercher ce que j’ai pu souffrir… Auriez-vous, par hasard, quelque amour à guérir ? LE COMTE, cherchant.. Juste !… j’ai… nous avons une nièce… charmante, Eprise d’un Anglais Cet amour nous tourmente… LA MARQUISE. Un Anglais !…. i »

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236 C’EST LA FAUTE DU MARI. LE COMTE. Cet amour change tous nos projets… C’est pourquoi sur l’amour je vous interrogeais., LA MARQUISE. Je comprends très-bien. LE COMTE. Mais… c’est encore un mystère. LA MARQUISE. • Vous roulez, l’empêcher d’aller en Angleterre… LE COMTE. C’est cela… nous voulons la garder près de nous. -LA MARQUISE.. Dieu ! qu’on devient.., naïf… sitôt qu’on est jaloux !… Il croit que je le crois !… Jaloux ! moi ? LE COMTE. Que dites-vous, madame ? LA MARQUISE. Vous..

LE COMTE. Jaloux !… de qui ? LA MARQUISE. De votre femme. LE COMTE. Ca se voit donc ? ,

LA MARQUISE. Sans doute, et… vous avez raison. LE COMTE. Raison ! Connaissez-vous déjà leur trahison ? LA MARQUISE. Non, non, rassurez-vous, je respecte mon hôte, Mais je gagerais bien… LE COMTE. Quoi ? LA MARQUISE. Que c’est votre faute. LE COMTE. Peut-êtreJ’aurais dû l’éloigner prudemment…. Comment le trouvez-vous… lui ?… LA MARQUISE. . Charmant.

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Scène IX.

237

LE COMTE. Ah !.*.. t LA MARQUISE. .Charmant. LE COMTE. Alors, tous comprenez tout de suite qu’on l’aime ?… LA MARQUISE. Je comprendrais bien mieux qu’on vous aimât vous-même : Et je voudrais savoir comment vous avez fait Pour ne pas lui sembler noble, divin, parfait Qu’on ne vous aime pas, pour moi, c’est un prodige ; Et vous avez commis quelque crime, vous dis-je…. Laurence a de l’esprit, elle a dû vous aimer. LE COMTE. Son amour s’est éteint. LA MARQUISE. On peut le rallumer. -. LE COMTE avec joie. Vous croyez ?…’ LA MARQUISE., , ¦La voici. Bien, je reste près d’elle ; Allez, je vous rendrai votre chère infidèle LE COMTE.. Ce bonheur….. LA MARQUISE. J’y mettrai pour vous tous mes efforts. Ah ! je puis vous donner celui-là sans remords.


Scène IX.

LA MARQUISE seule. Elle ne l’aime pas !… Oh ! là petite sotté ! Non, le coupable ici, c’est lui, tout le dénote ;… Je le trouve pourtant plus charmant que jamais. Comme il est bien, jaloux !… Hélas ! quand je l’aimais ;… Eh ! ne réveillons pas ma tendresse endormie : Je l’admire un peu trop pour une vieille amie. • Mais c’est qu’aussi… cela me paraît révoltant Qu’elle l’aime si peu quand moi je l’aimais tant. Allons vite, chassons ce démon de mon âme Et d’ailleurs, puisqu’il est amoureux de sa femme !

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Scène X.

LA MARQUISE, LAURENCE.

LAURENCE. Madame, hâtez-vous, Justin part à l’instant Pour Arcueil, et ce sont vos ordres qu’il attend Vous hésitez encor ?… Pourquoi ? qui vous arrête ?

LA MARQUISE. Ma fille

LAURENCE. Écrivez-lui ; je me fais une fête De voir cette beauté, cet astre sans pareil ; Comme elle enchantera demain votre réveil ! . LA MARQUISE. Demain, à mon réveil, je la verrai sans doute, Mais pas ici ; ce soir, je me remets en routé LAURENCE. Oh ! que c’est raal !..l Déjà vous voulez repartir ? ’LA MARQUISE. Je crains d’être indiscrète… et de me ressentir Un jour…. ’LAURENCE. Vous ne pouvez jamais être indiscrète ; De grâce, écrivez-lui ; sa chambre est toute prête ;.. Une vue admirable, un immense horizon ; Le site le plus beau de toute la maison. Croyez… LA MARQUISE. LAURENCE. Pardonnez-moi, madame, si j’insiste ; Mais déjà, grâce à vous, notre vie est moins triste. La gêne se dissipe à votre douce voix, , Et j’ai ri ce matin pour la première fois. Soyez bonne, envoyez Justin et son message À votre fille. LA MARQUISE. Non ; je pars, et c’est plus sage. LAURENCE. Mais pourquoi ? quel motif ?…

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LA MARQUISE. Vous me poussez à bout. Prenez garde… je suis femme à vous dire tout… Et vous vous fâcherez LAURENCE. Fâchez-moi donc, qu’importe ? .LA MARQUISE. Je m’en vais… pour… ne pas être mise à la porte. LAURENCE. Vous vous moquez ?… LA MARQUISE. Hélas ! je suis de bonne foi. Je dois fuir ce château ; l’air n’y vaut rien pour moi… Par mille souvenirs je m’y sens poursuivie…. Vous me demandez là le secret de ma vie… Un amour sans espoir, bravement combattu La fuite, je l’avoue, est toute ma vertu. Je veux partir… l’honneur a dicté ma conduite ; Excusez ces aveux où vous m’avez réduite. . ¦ > À ce danger mon cœur ne s’est point aguerri Madame, laissez-moi fuir. Je l’aime !… LAURENCE. Qui ? LA MARQUISE. Votre mari. LAURENCE. Mon mari ! LA MARQUISE. Je l’aimais. \ V 11 est si séduisant ! LAURENCE. LA MARQUISE. LAURENCE. C’est étrange. Mon mari ? {À part) Comme on change ! •LA MARQUISE à part, observant Laurence, Pas le moindre dépit, pas le moindre embarras ! Elle n’est point jalouse, elle ne l’aime pas.

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, i ¦i I h 240C’EST LA FAUTE DU MARI. (Haut.) Son esprit merveilleux, son élégance extrême, Que chacun admirait, me frappèrent moi-même : Les plus fières vertus subissaient son pouvoir ; Moi, je n’ai triomphé qu’en cessant de le voir… Et pour moi sa présence est toujours dangereuse. Adieu, ma chère enfant. Vous êtes bien heureuse De pouvoir le chérir à la face du jour. Il est beau le devoir qui commande l’amour…. LAURENCE. Heureuse ! Ah ! dans mon cœur que ne savez-vous lire Mais, madame, avec vous je puis bien en médire, Puisque vous l’aimez.* LA MARQUISE. ’ \ Soit, contez-moi vos chagrins. Pour lui vous me semblez presque injuste… et je crains… LAURENCE.. Comme vous, son esprit m’avait d’abord frappée, Et j’espérais l’aimer… Mais je me suis trompée. Mon rêve de bonheur s’est bientôt défleuri, Car déjà tout enfant j’adorais mon mari ; Le brillant avenir qui me montait la tête, C’était l’amour permis et le roman honnête ; C’était de vivre seuls ensemble, au coin du feu ; C’était’d’aimer beaucoup et d’être aimée… un peu. Je ne demandais point une passion folle, Mais cet accent du cœur dans la moindre parole, Ce sourire attendri, ce regard fier et doux Qu’un amour protecteur laisse tomber sur vous ; Cette précaution inquiète, empressée, Ce transparent souci d’une ardente pensée Qui vous révèle tout en ne vous disant rien LA MARQUISE à part. C’est l’amour de Fernand qu’elle dépeint si bien. LAURENCE. Et monsieur d’Hauterive est loin de cette image. Moi… j’aurais tant aimé mon mari. Quel dommage ! Mais… LA MARQUISE. ’Mais ?…’

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LAURENCE. LA MARQUISE. ’Lui ? LAURENCE.., Madame LA MARQUISE.’_ Eh bien, commencez donc ! Dites tous ses défauts, ce ne sera pas long. Vous n’osez !… C’est à moi de rompre le silence….. On l’accuse à bon droit d’un peu de violence : Il est d’un caractère irritable, emporté…. LAURENCE. Mon mari !… LA MARQUISE. J’en conviens !… Mais sans méchanceté. Oh ! pour être méchant, il aime trop à plaire, Et le moindre sourire apaise sa colère. Il est, dans ses propos, léger et trop hardi ; Il est capricieux, vain, moqueur, étourdi LAURENCE. Mon mari !… C’est de lui que vous parlez, madame ?… Mais alors il s’est fait tout autre pour sa femme. Ce n’est plus son portrait LA MARQUISE. : .Cela devient plaisant ! S’il est ainsi changé, tout s’explique à présent. LAURENCE. Lui, s’emporter ?… Mais c’est l’indifférence même ; C’est un esprit posé, c’est un homme à système. LA MARQUISE. Edgar ?… LAURENCE. Ces beaux dandys, ces fameux séducteurs, Ne sont plus, mariés, que d’ennuyeux tuteurs. Ils méprisent l’amour, ils font les bons apôtres, Ils ne savaient aimer que les femmes des autres ; Et pour nous ils n’ont plus, pour nous qui les aimons, Que de pédants conseils, que d’éternels sermons. 16

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242C’EST LA FAUTE DU MABI. Ils nous vantent toujours les devoirs du ménage !… On peut bien s’occuper de toilette à mon âge. Eh bien, pour ma parure il n’a pas.un regard ; Il dit qu’il n’aime pas les longs cheveux !… r. LA MARQUISE.’ .Edgar ?… LAURENCE. Quand je parle d’amour, il se révolte presque, Il me gronde, il me dit que je suis romanesque, Qu’il faut se défier d’un cœur trop exalté, Et que la passion nuit, à la dignité. LA MARQUISE. Edgar ?… Laurence : Il me fait peur, et près de lui je tremble ; Et puis ; il est si froid quand nous sommes ensemble !… LA MARQUISE. JJ J* Edgar ?… Ah ! mon enfant, je n’y comprends plus rien, Et cet affreux portrait n’a pas un trait du mien. < LAURENCE riant. ’H\À- Mais voyez donc un peu, voyez ce qu’il arrive, Que nous avons chacune un monsieur d’Hauterive ! LA MARQUISE. ; Je déteste le vôtre… il est très-ennuyeux.. : LAURENCE. Vous avez bien raison ; le vôtre me plaît mieux. LA MARQUISE. Je vous le cèdeAllons, tâchez de le reprendre. Tous ces charmants défauts, tâchez de les.lui rendré., Ah 1 si vous le voyiez, ému comme autrefois ! Quel feu dans ses regards ! quel trouble dans sa voix ! ’LAURENCE. Il vous a donc aimée ? ’ LA MARQUISE. Aimée à la folie ! •. Mon mari ! LAURENCE. ..LA MARQUISE. . Dans ce temps, j’étais assez5jolie.

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Scène X.

LAURENCE avec émotion. "Vous l’ètes encor trop ! LA MARQUISE à part. Enfin, nous y voilà !… (Haut* — Laurence lui tourne le dos et ne peut cacher son impatience.) De nos tristes adieux rien ne me consola…. H¦- LAURENCE. Mais… LA’MARQUISE. Quatre ans j’ai vécu de ma douleur secrète. Quatre ans son souvenir a peuplé ma retraite, Et j’éprouve à sa voix, malgré vous et ses torts, Le même enchantement que j’éprouvais alors. J’ai voulu l’oublier pour d’autres, je l’avoue Ah ! de nos vains efforts comme l’amour se joue ! Les autres… m’ennuyaient, et, pour mon désespoir, Ses rivaux ne servaient qu’à le faire valoir. Ils avaient cet esprit railleur du Faux artiste, Ce rire d’envieux que je trouve si triste, Ce regard malveillant, prompt à tout dénigrer, Qui louche de dépit dès qu’il faut admirer. Aucun ne possédait ce caractère étrange, De contrastes heureux incroyable mélange ; Ce vif enthousiasme, avec cette gaieté, Cette forte raison dans ce cœur agité, .¦ Cette ardeur, ce sang-froid dans la même nature ; Et puis, tant de finesse avec tant de droiture ! Même ses détracteurs, et les plus acharnés, Attestent sa franchise… LAURENCE. Oh !.. LA MARQUISE.’ Vous en convenez ! Il ne professe pas l’honneur, il le pratique ; Il est de même en tout ; voyez en politique, Il ne déclame pas de mots à grands effets, II tient tous les serments que les autres ont faits. Il est brave !… LAURENCE avec émotion. Ah ! c’est vrai, très-brave ! ,

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I 244C’EST LA FAUTE DU MARI. LA MARQUISE. Et sans fanfare ; C’est une qualité qui devient assez rare. Il est bon !… Que de bien il fait tout en riant, Car il est généreux comme un roi… d’Orient. Et quand il daigne aimer, quelle noble tristesse ! Quel silence éloquent dans sa délicatesse !… Lui, lui, pour s’expliquer, ne disait rien non plus : Avec de tels regards les mots sont superflus— Cet amour pur était si plein de poésie ! Mais moi, je n’excitai jamais sa jalousie… Tandis que vous déjà… LAURENCE vivement. Moi ! moi !… que dites-vous ? Rien… rien. LA MARQUISE. (Laurence la prie avec instance.} Je dis qu’il est horriblement jaloux, Qu’il a complètement renié son système ; Ou’il est très-malheureux… LAURENCE avec joie. Malheureux ! Malheureux ! LA MARQUISE. LAURENCE très-contente. Ou’il vous aime ! LA MARQUISE. Sa tristesse aurait dû vous saisir. LAURENCE. Bah ! vous dites cela pour me faire plaisir. LA MARQUISE. Non, il est inquiet, chagrin, sans flatterie..’.. Quelqu’un vient de passer dans cette galerie— LAURENCE. Oui, monsieur d’Hauterive— -i LA MARQUISE. Il est avec Fernand. LAURENCE. C’est de lui… n’est-ce pas ? «  (La marquise fait signe que ouï.)

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LA MARQUISE. Regardez maintenant, Quelle pâleur ! quel air découragé ! LAURENCE. Je tremble ! • Madame, est-il prudent de les laisser ensemble ?… On les dirait tous deux prêts à se quereller. LA MARQUISE. Venez, il ne faut pas encor nous en mêler. D’ici nous entendrons leurs voix par la. fenêtçe, Et nous jugerons bien quand il faudra paraître. ( Elles sortent d’un air inquiet.)


Scène XI.

LE COMTE, FERNAND. FERNAND. Ce sera ridicule et laid… c’est mon avis. LE COMTE. Vois, en rétablissant là-bas le pont-levis, Je rends à ce côté son aspect moyen âge ; Et d’ailleurs les voleurs… FERNAND. Ils viendront à la nage ; Des murs et des fossés ils ont toujours raison ; Les voleurs, mieux que nous, connaissent la maison. Et puis, un pont-levis n’est plus de notre époque. LE COMTE. Bah ! FERNAND.’ C’est un vieux joujou dont le peuple se moque. LE COMTE. Fort bien ! monsieur le duc veut faire le tribun ! FERNAND. Duc !… ça n’empêche pas d’avoir le sens commun ; Mais ce titre de duc, ce mot dans votre bouche Semble un reproche !… Eh bien, ce reproche me touch Je le dis franchement… ; Vous l’ai—je demandé, Ce litre ?… Alors pourquoi ne l’avoir pas gardé ?

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246 C’EST LA FAUTE DU MARI. Rien pour moi, rien ne vaut une parole amère — Vous héritiez aussi de l’oncle de ma mère ; , Pourquoi m’avoir cédé ce titre et ses profits ? , LE COMTE.. Parce que je t’aimais, Fernand, comme mon fils. Allons, ne vas-tu pas déposer ta couronne ? Tu n’es pas doux, ce soirMais je, te le pardonne ;. Car je suis, comme toi, très-maussade aujourd’hui. Ali !’c’est que nous avons tous deux le même ennui !… FERNAND.1• Quoi ? LE COMTE. Le même tourment nous dévore dans l’àme. Nous sommes tous les deux amoureux… de… ma femme.. Oh ! ne t’alarme pas, Fernand de Charlesva.1, Mon cousin, mon pupille est un digne rival. , FERNAND.. Pouvez-vous donc penser….. LE COMTE. Ce qui gâte l’affaire C’est que… ce n’est pas moi que ma femme préfère. FERNAND. La malice est plaisante, et vous vous moquez bien. LE COMTE. Non, ma foi, notre lot est meilleur que le mien. FERNAND.’ Elle m’aime !…. LE COMTE.’ Oh ! calmez ce transport un peu tendre !. Je ne vous ai pas dit cela pour vous l’apprendre, Mais pour que vous sachiez, monsieur, que je le sais. FERNAND. J’ai compris. Par ce mot cruel, vous me chassez ; • Je partirai ce soir LE COMTE. C’est ce qu’on vous demande. FERNAND., i. Mais bientôt vous verrez que votre erreur est grande ; Sa bienveillance, hélas ! n’est qu’un triste retour ; Elle ne m’aime pas… elle aime mon amour.

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LE COMTE. Noble amour, en effet, qui parle avec courage !… .FERNAND.. Vous pouvez l’admirer, car il est votre ouvrage ; Vous seul’. • * LE COMTE. De tant d’audace, à la fin, je suis las ; C’est trop…... (II marche vers lui pour l’insulter.) ?’¦ ’ FERNAND prêt à éclater. Je vous dois tout… mais ne l’oubliez pas LE COMTE. Eh ! n’est-ce pas ta faute, ingrat, si je l’oublie ? FERNAND. Par ce cher souvenir qui nous réconcilie, De grâce, écoutez-moi, quittez cet air moqueur, Et laissez vos regards pénétrer dans mon cœur. Comment aurais-je osé jamais m’occuper d’elle, Quand vous, des élégants le type, le modèle,. Vous l’aimez, vous !…• LE COMTE. Ici, je dois vous arrêter : Vous pouvez me* trahir, mais non pas me flatter. FERNAND. Je ne relève pas cette pauvre épigramme. Bref, ne m’attendant guère à plaindre votre femme, Ce fut, je le confesse, avec étonnement Que je la vis, chez vous, vivre si tristement ; Je la trouvais là, seule, en larmes, à toute heure : Comment ne pas aimer une femme qui pleure ? Je souffrais de sa peine, et, pour là consoler, Je ne lui disais rien ; mais souffrir, c’est parler. De cet accord muet n’accusez que vous-même. Toute femme oubliée appartient à qui l’aime. C’est l’instinct du secours, c’est la commune loi. L’ardeur de ma pitié l’attirait malgré moi. Mais je le dis encor… Permettez que j’achève : Elle ne m’aime pas, et c’est vous qu’elle rêve. Oui, c’êst ainsi toujours. Le rêve favori. D’ùne fille bien née est— d’aimer son mari : ’

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I I 248C’EST LA FAUTE DU MARI. Son cœur loyal et fier par le devoir s’attaché. Vivre en femme d’honneur, laisser un nom sans tache, C’est l’idéal orgueil de son jeune avenir. Les serments qu’elle fait lui plaisent à tenir. Y manquer la première !… elle en est incapable. Accuser le mari quand la femme est coupable, C’est qu’elle a respiré l’air de la trahison, C’est que la jalousie a troublé sa raison, C’est qu’elle a dépehsé ses forces dans la lutte, C’est qu’on a préparé l’abîme pour sa chute : Les lis brisés sont ceux que l’on voit se flétrir ; Les cœurs pervers sont ceux qu’on a fait trop souffrir ! Bravo ! LE COMTE avec ironie. — FERNAND. Je sais qu’il est de méchantes natures, Des femmes sans pudeur, friandes d’impostures, Qui trouvent dans la fraude un assaisonnement, Et qui s’ennuieraient fort d’aimer honnêtement. Mais Laurence n’a rien de ces âmes vulgaires, Le prestige du mal ne la fascine guères. Pour moi, je n’ai jamais compris l’instinct du mal, Cet invincible attrait de l’amour immoral… Je hais ces embarras où la fraude nous plonge ; J’ai déjà trop d’orgueil pour goûter le mensonge. Ce sont les faux amours qu’excite le péché, Et jamais, par plaisir, vrai joueur n’a triché ! Ces goûts si dépravés cachent quelques misères ; Ce n’est point là le fait des passions sincères. Non ; le fruit défendu, comme vous le nommez, N’est jamais, croyez-moi, le fruit des affamés. Tous les sentiments forts sont purs de leur essence, Et la corruption, c’est toujours l’impuissance. LE COMTE. Ah çà ! mais vous parlez comme un petit docteur. Depuis quand, mon pupille, êtes-vous mon tuteur ? Si jeune, vous savez mieux que moi toute chose Déjà…’ FERNAND. C’est que le temps jamais ne se repose.

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Nous sommes jeunes, nous, mais notre siècle est vieux, Nous vivons des secrets qu’ont trouvés nos aïeux ; Leurs découvertes sont une lourde conquête ; Six mille ans de savoir pèsent’sur notre tête, Et si l’esprit des morts fait l’esprit des vivants, Les plus jeunes seront toujours les plus savants. Puis un ardent souci que chaque jour augmente, La fièvre d’avenir, comme un.mal, nous tourmente. Déjà, nous préparant aux orages-prédits, Nous n’avons pas le temps d’être des étourdis… Nous vivrons moins que vous, et peu de jours peut-être ; Mais déjà nous avons le secret de notre être. Nous prenons en pitié vos jeux d’enfants gâtés ; Nous marchons droit au but, libres de vanités. Vos succès de roués n’ont rien qui nous amuse : Nous ne révérons pas l’Ecole de la Ruse. Nous ne comprenons pas qu’on mette son honneur À mentir, et qu’on aime à voler son bonheur… Tout jeunes, nous savons le vrai mot de la vie, Nous savons qu’ici-bas rien ne vaut notre envie Que trois choses, — splendeurs du terrestre séjour ! — Que trois choses : les arts, la nature et l’amour ! Et nous ne voulons pas perdre une heure féconde À chercher d’autres biens dans les trésors du monde. LE COMTE.* Mon cher, tu fais honneur à mon enseignement, Et tu m’as rassuré, ma foi ! complètement.- J’accepte la leçon, que je trouve hardie. FERNAND. Je vous écoute peu, mais je vous étudie, Et lorsque je vous vois, Si bon, si généreux, Si grand, je vous en veux de n’être pas heureux. Ce sont vos préjugés d’élégant que j’accuse. LE COMTE.

J’ai retenu le mot : l’École de la Ruse ! Oui, tu m’as converti, je vois que mes chagrins Viennent d’un naturel trop bon que je contrains ; Mais pour bien gouverner, pour gouverner en maître, Il faut être sévère, ou du moins le paraître.

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250 : è C’EST LA FAUTE DU MARI. -¦.. ’FERNAND.... Vous voulez gouverner’?… Aimez donc franchement ; L’amour est le secret d’un bon gouvernement. Mais, vous autres maris, — l’amour vous épouvante ; L’idéal de la femme’est « pour vous la servante !… ¦ ¦ Si le vin est bien frais et le dîner bien chaud, Vous vous dites heureux..’c’est tout ce qu’il vous faut. Ce que vous appelez une.excellente femme,. C’est une ménagère ennuyeuse et sans âme.. Elle rêvait amour, vous parlez amitié ; Vous glacez son esprit et son cœur sans pitié. Vous vous sacrifiez à votre faux système. Vous la désenchantez vous-même de vous-même ; Puis, vous vous étonnez si votre femme, un jour, Reprend chez vous, sans vous, ses doux rêves d’amour. LE COMTE. Vas-tu recommencer encor notre querelle ? FERNAND sourianl. Non… Vous aimez Laurence… Alors pourquoi contre elle Vous armez-vous toujours dé ce sang-froid trompeur ? O—, i’’.1, LE COMTE. C’est qu’elle est ravissante… FERNAND. Eh bien ? fi, -¦„ LE COMTE. Ça me fait peur. C’est qu’elle a de l’esprit à tourner une tête. FERNAND. Eh bien ? LE COMTE. Eh bien ! mon cher, j’ai peur d’avoir l’air bête. Un mari troubadour a cet air est enclin.

  • ¦ — f ¦ ¦ * *,

FERNAND. i Eh ! les maris trompés ont donc l’air bien malin ?

LE COMTE. Quelquefois. ;. Je le.sens, je n’étais qu’un faux brave ; Je me faisais tyran pour m’être pas esclave. ;. Je change de système ; au fait, il pst plus doux D’être l’esclave aimé.q ; ue le tyran jaloux. ; .

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FERNAND. Vous ne m’en voulez plus ?

LE COMTE. Non, de ce mauvais rêve — Je m’éveille ; et je suis très-fier de mon élève. C’est en me surpassant qu’il reconnaît mes soins ; Ce que je voulais être, il le sera* du moins. On peut en le louant me rendre cet hommage : Je l’ai fait à mon goût, et non à mon ; image. Fernand !…’ FERNAND. 4 Vous voir heureux est mon plus cher désir. LE COMTE. Va-t’en donc vite et loin, tu me feras plaisir. FERNAND... Je pars ; mais, loin de vous et dans la solitude, Qui me consolera ? . LE COMTE. La nature et l’étude : j + *—— ¦ En attendant l’amour, qui reviendra pour toi. FERNAND avec tristesse** ".J ^. t Oh ! qui peut m’assister par un hon. conseil ?


Scène XII.

LE COMTE, FERNAND, LA MARQUISE, LAURENCE.

(Laurence et la marquise paraissent à la porte-fenêtre du jardin.)

LAURENCE.• T.Moi !… LE COMTE à Ja marquise.’ '— 1*.rx..¦¦.¦ Vous étiez là, madame ? -** F.^ , LA MARQUISE.... Oui, dans la grande allée. Le vent nous apportait sa voix… un peu troublée… Sans vouloir écouter, nous.avons entendu.. ; Je n’en suis pas fâché. FERNAND à part. i

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252 C’EST LA FAUTE DU MARI. LE COMTE. , Mon cher, je suis perdu. FERNAND à Laurence. Oh Dieu ! ce bon conseil, donnez-le, je vous prie. Que vais-je devenir ? LAURENCE. Fernand, je vous marie. LE COMTE. Je goûte ce projet, je le trouve moral. — LAURENCE. Il est jeune, il est riche, et duc de Charlesval. FERNAND. Par vous. ’LAURENCE. Chacun déjà proclame son mérite. LE COMTE. Oui !… LAURENCE. Je veux lui donner pour femme… Marguerite LE COMTE. Sa fille !… c’est parfait. ç- LAURENCE à Fernand, montrant la marquise.’ J’ai son consentement. • i* LE COMTE à la marquise qui semble dire : « Pas tout à fait. Tant pis !… Vous m’avez dit qu’il était si charmant !. ’LAURENCE au comte. Cette idée est de moi, la trouvez-vous mauvaise ? LE COMTE tendrement Non !…• LA MARQUISE. Mais encor faut-il que ma fille lui plaise. FERNAND. Je la connais. LA MARQUISE bas à Laurence. Voyez quel est mon embarras… C’est un parti superbe, et vous n’y pensez pas ! LAURENCE lui tendant là main.’ Si fait, et c’est bien là le fond de ma pensée.

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Scène XII.

253

’LECOMTE. Ainsi donc la vertu sera récompensée. ( À Laurence.} Le crime sera-t-il puni sévèrement ? LAURENCE.. f Non, on vous laissera le choix du châtiment. Ah ! vousêtes aimable… etje rapprends par d’autres ! .LECOMTE. Je reconnaismestorts…. LAURENCE. Edgar, dites les nôtres. Vous n’aviez pas pour moi l’amour qui m’était dû ; Mais par un sot dépit je vous ai répondu, Et nous sommes tombés dans le piège ordinaire, Vous vieux maître d’école, et moi pensionnaire. Reprenons donc chacun notre rôle chéri, Moi femme raisonnable, et vous jeune mari. (Fernand vient dire adieu à Laurence. Le comte et la marquise causent ensemble.) LAURENCE. Adieu, Fernand. .FERNAND. Adieu. Je vous quitte, Laurence, Le cœur plein de regrets, mais aussi d’espérance. Je puis me pardonner mon audace d’un jour, Puisqu’à mon fol amour vous devez son amour. LE COMTE à la marquise. À leurs touchants adieux permettez que j’assiste ; Voyez comme elle est pâle ;., et lui, comme il est triste !… Ouais ! nos soins, nos efforts, seraient-ils superflus ? Madame… est-ce bien vrai que vous ne m’aimez plus ? Plus ! D’honneur ? LA MARQUISE riant. t LAURENCE. S LA MARQUISE. Je le jure en mère de famille. LE COMTE. Quèl gage donnez-vous ? v

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254C’EST LA FAUTE DU MARI. LA’. MARQUISE. Le bonheur de ma fille.. (Montrant le comte.) Fernand, que son erreur ; tous serve de leçon ; Je vous donne ma fille, aimez-la sans façon. I7 « S. ¦, .* » Retenez bien ceci, messieurs, et.vous, mesdames : « Ce sont les bons, maris qui font, les Donnes femmes. » M ¦* Z * • * * — ^ b

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i.’L I FIN DE, C’EST LA FAUTE DU MARI. I I I I / + % I e J i r »

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/ / t i LADY TARTUFFE, k.¦.* COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN PROSE. Représentée pour |a première fois, sur le Théâtre — Français, le 10 février 1853. f

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t PERSO NNA G ES.ACTE U RS. L LE MARÉCHAL D’ESTIGNYM.Samson. HECTOR DE RENNEVILLE M.Maillart. LE BARON DES TOURBIÈRES… M.Régnier. M. DE SAINT-IRIEX, président d’une œuvredecharité.M.Anselme. LÉONARD, jardinier de la comtessedeClairmont...M.Maübant. VIRGINIE DE BLOSSACM « cRachel. LA COMTESSE DE CLAIRMONT, niècedumaréchal.MmeAllan. JEANNE, fdle de la comtesse MUeE. Dubois. MADAME BERTHOLLET, femme de chambre de mademoiselle de Blossac.. MmcThénard. MADAME DUVERNOIS… Jouassain. MADAME COURTIN UN ARCHITECTEM.Deloris. I’M.Mathieu. • M. Montet. M. Bertin. Un Secrétaire.. j La scène se passe à Paris, en 1851. C’ Les indications de droite et de gauche sont prises de la salle ; les personnages sont inscrits en tête de chaque scène dans l’ordre qu’ils occupent : le premier inscrit, ou n° 1, tient la première place à gauche.